Bibliothèque de l’Action française (p. 53-60).

Un Concours d’histoire



J’avais demande à Thérèse, une petite nièce à moi qui a bien huit ans : « Lequel est le plus grand, de Dollard ou de Madeleine de Verchères ? » Et voyez ce que peut faire le féminisme ! Thérèse m’a répondu avec une petite moue, très vexée : « Mais Madeleine de Verchères, Monsieur l’abbé ! » Thérèse m’appelle « M. l’abbé » quand elle n’est pas contente. Là-dessus l’impitoyable enfant s’apprêtait à me servir un plaidoyer écrasant : je le voyais au frémissement de ses lèvres, à ses yeux montés au front, tournés vers sa mémoire. Hélas ! la pauvre Thérèse avait compté sans l’intervention du sexe fort qui parla par la bouche de Paul, son petit frère. Le gamin qui faisait son thème à l’autre bout de la table en se tenant les oreilles bien ouvertes, s’exclama avec assez peu de galanterie : « Je vous demande pardon, mademoiselle, ce n’est ni Madeleine de Verchères, ni monsieur Dollard qui est le plus grand, c’est François Hertel, si vous voulez le savoir ». À vrai dire, le sexe fort déplaçait légèrement la question. Thérèse laissa faire pour si peu et se mit sur la défensive.

J’aime mieux vous le dire tout de suite : mon neveu Paul n’est point de l’école de Fustel de Coulanges en histoire. Il en prend à son aise avec le réalisme objectif. C’est plutôt un historien romantique. Son cahier de thèmes ouvert devant lui, il parcourut des yeux une lettre de François Hertel au Père Lemoine, que le maître, justement la veille, a dictée à toute la classe. Et alors nous avons entendu, Thérèse et moi, une leçon d’histoire pleine de pittoresque, de fantaisie, de légende, dans le goût de M. Augustin Thierry et de M. Michelet, leçon coupée çà et là, par Thérèse, de quelques digressions classiques.

« Il y a bien longtemps que cela s’est passé », commence le jeune historien. « C’était dans le temps des grands bateaux à voiles et des canaux d’écorce. M. le curé n’était pas encore arrivé dans la paroisse ; grand-père, à ce que je pense, devait être tout petit comme moi. »

— « Et grand’mère aussi », fait Thérèse qui ne veut pas s’en laisser imposer par tant de science.

— « Beau dommage ! » acquiesce Paul qui continue. « M. Hertel, le papa de François, demeurait dans une ville bien loin, bien loin d’ici, qui s’appelle Trois-Rivières, dans ma géographie ; tenez, voyez. »

Thérèse et moi nous vérifions.

« Dans ce temps-là ce n’étaient pas des maisons et des villages partout ; c’était presque rien que du bois, et dans ce bois il y avait des Iroquois, de grands sauvages, oh ! mais pas des sauvages comme ceux qui viennent nous vendre des paniers… »

— « Des paniers comme celui de tante Rose ? » interroge Thérèse.

— « Oui, oui. »

« Des paniers de foin de senteur où elle met ses mouchoirs ? »

— « Mais oui, mais oui. »

« Et c’étaient de grands Iroquois qui portaient des plumes sur la tête, avaient le visage tout peinturé en rouge, en noir, en jaune et qui étaient laids pour la peine, je vous assure. Ces Iroquois tuaient le monde et le mangeaient. La maman de François Hertel lui avait défendu de s’éloigner de la maison à cause des sauvages qui pourraient l’emporter. Un jour François Hertel désobéit… »

Paul fait cette admission, un peu gêné, mais repart avec toute sa contenance :

« Il allait, je suppose, chercher les vaches, ou aux framboises, aux mûres… »

— « Ou bien, interjette Thérèse, il désertait pour fumer !… »

Paul méprise l’allusion.

« Toujours est-il que le pauvre petit François fut pris. Un de ces grands diables d’Iroquois lui mit la main sur la bouche et l’emporta comme un oiseau dans le creux de sa main, en riant d’une façon méchante. Puis ils mirent, au fond d’un canot, le petit Hertel qui pleurait bien fort, et, en avant les avirons ! Marche, marche, marche… Vous pensez qu’il était joliment triste pendant ce temps-là, le pauvre François, seul avec ces sauvages, si loin de sa maman. Le soir on tirait les canots sur la grève, au bord d’un bois, on dansait autour de grands feux, on brûlait des blancs attachés à des poteaux et le lendemain encore en canot, marche, marche, marche… On passa des rivières, des lacs grands comme la mer, si loin qu’enfin on arriva au village des Iroquois. »

— « Comment s’appelait ce village ? » risque Thérèse, très curieuse.

— « Est-ce que je sais, mademoiselle ? » riposte l’historien d’assez méchante humeur.

« Toujours est-il qu’un soir ce fut le tour de François Hertel de se faire brûler. Un grand chef iroquois aurait voulu l’adopter pour en faire un païen. Et vous savez qu’il n’avait que quatorze ans, le pauvre petit », appuie Paul.

— « Comme Madeleine de Verchères », complète Thérèse, décidément très à l’affût.

— « Et pourtant François Hertel dit au grand chef : « Non, monsieur l’Iroquois, les Pères et maman en auraient trop de peine. J’aime mieux le Bon Dieu que tous vos manitous. »

« Alors le grand chef iroquois prit la main de François et mit un des doigts du petit Hertel dans sa grande pipe allumée. Et il tint la main de François jusqu’à ce que le doigt fut tout brûlé, tout brûlé. Ensuite le grand chef ou un autre, je ne sais pas, prit l’autre main de François et en coupa le pouce. Allez ! ça fait mal pour la peine un doigt brûlé comme cela et un pouce coupé. »

— « Oh oui ! » soupire Thérèse sincèrement émue.

Et Paul, tout heureux de cette concession d’ajouter :

« Ce n’est pas votre Madeleine de Verchères, mademoiselle, qui en aurait enduré tant que cela. Et vous pouvez croire que je n’invente rien. François Hertel, quelques jours plus tard, sur un morceau de bouleau, envoyait au Père Lemoine cette belle lettre. Écoutez bien :


« Mon cher Père… le jour même que vous partîtes des Trois-Rivières, je fus pris sur les trois heures du soir par quatre Iroquois d’en bas ; la cause pour laquelle je ne mis fis pas tuer, à mon malheur, c’est que je craignais de n’être pas en bon état… Mon Père, je vous prie de bénir la main qui vous écrit et qui a un doigt brûlé dans un calumet pour amende honorable à la majesté de Dieu que j’ai offensé ; l’autre a un pouce coupé. Mais ne le dites pas à ma pauvre mère. »


— « Les Iroquois étaient-ils quarante dans le bois des Trois-Rivières ? » demande Thérèse, quand Paul a fini.

Et Paul avec brusquerie :

« En tout cas, mademoiselle, François Hertel n’était pas derrière un fort, avec du canon. »…


C’était au tour de Thérèse. Elle commença très simplement, presque sur le ton négligé, en ajustant la boucle noire de ses cheveux, comme si elle dédaignait ce concours et cet adversaire.

« Il faut savoir d’abord, appuya-t-elle, que Madeleine était une petite fille et qu’une petite fille n’est pas un petit garçon. Elle aussi s’était éloignée de la maison, un beau manoir, souligne Thérèse, qui veut faire observer en passant la noblesse de l’héroïne. Mais au moins elle fut plus fine que M. Hertel et quand elle vit les Iroquois, elle prit sa course et elle qui n’était pas un petit garçon, courut si fort que les Iroquois ne purent pas l’attraper. Non, mon beau monsieur, on ne put pas la rejoindre. Un de ces grands diables essaya bien de la saisir par le bout du mouchoir qu’elle portait au cou. Mais, bernicle ! pas si sotte que cela, la petite Madeleine. En un tour de doigts elle détacha le mouchoir et M. l’Iroquois restait avec ce beau chiffon au bout de la main, pendant que Madeleine passait la porte du fort et la verrouillait derrière elle. Un, deux, trois, ce fut fait. Et les Iroquois se butèrent le nez sur la pierre. Là, dans ce grand manoir, monsieur, elle n’avait que ses petits frères pour l’aider ».

— « Elle s’est fait aider par ses petits frères ? » interrogea Paul qui ne manquait pas son tour de lancer des grenades.

— « Ces grands Iroquois étaient bien quarante. N’importe. Madeleine appelle ses petits frères et elle leur dit — écoutez bien, monsieur Paul, vous allez voir ! c’est bien aussi beau que votre lettre sur papier de bouleau : « Combattons jusqu’à la mort, les gentilshommes ne sont nés que pour verser leur sang au service de Dieu et du roi. » Et Madeleine court de tous les côtés, allumant elle-même la mèche des canons, tirant ici, tirant là. On aurait dit, à la voir se trémousser, la petite Madeleine, qu’il y avait cent hommes dans le fort. Et cela dura huit jours, vous m’entendez, huit jours. C’était bien long huit jours pour une petite fille comme Madeleine et qui fut obligée de faire la guerre le jour et la nuit. Et quand enfin arrive le secours, voyez : ne parle-t-elle pas comme un homme la petite fille de Verchères ? À Monnerie qui arrive, elle dit : « Monsieur, je vous rends les armes ». — « Mademoiselle, reprend l’autre, elles sont en bonnes mains ». — « Meilleures que vous ne croyez », reprend Madeleine.


Thérèse et Paul se tournèrent de mon côté. C’était au juge de parler. Et j’ai dit à Paul et à Thérèse : « Vous avez mérité beaucoup mieux qu’une image, monsieur et mademoiselle. Et, ce soir, à de grands historiens comme vous je raconterai une belle histoire. — « Oui, une histoire de trappeur », suggéra Paul. — « Vous avez bien plaidé votre cause, et toi, Paul, et toi aussi, ma Thérèse. Et j’envie votre bonheur à vous, mes chéris, qui pouvez apprendre, si jeunes, l’histoire de votre pays. En vérité je n’ai qu’un reproche à vous faire. Pourquoi cette mauvaise tactique de grandir votre héros favori en rapetissant les autres ? Mes enfants, ayez peur du parti-pris qui fait les esprits aveugles et injustes. La gloire de nos héros est notre héritage à tous et il n’en faut rien perdre, lors même qu’entre eux il faut mettre des degrés. Il faut aimer grandement Madeleine de Verchères, François Hertel et aussi ce grand Dollard que vous avez trop lestement écarté. Toi, Paul, garde bien à la première page de ton cahier de thèmes, cette lettre au Père Lemoine. Faire de l’héroïsme, c’était pour les enfants de la Nouvelle-France, le thème, le devoir à faire de tous les jours. Non, jamais main d’enfant, et, en cela, tu as bien dit, mon cher Paul, n’a écrit en notre pays, choses plus simples, ni plus sublimes que ce petit Hertel. C’est le langage d’un héros emprunté à la légende des martyrs. »

« Toi, Thérèse, fixe bien dans ton souvenir les vaillantes sentences de Madeleine de Verchères, une autre enfant sublime, celle-là ! Ces sentences, tu le verras plus tard, tracent tout un programme de vie à la jeune fille de qualité. Qu’est-ce que veulent dire, par exemple, des phrases comme celles-ci : « Les gentilshommes ne sont nés que pour verser leur sang au service de Dieu et du roi » ; et, « Je vous rends les armes, Monsieur ? » Cela veut dire, Thérèse, qu’ici-bas on ne reçoit de la noblesse que pour accepter plus de devoirs. On doit suppléer quelquefois les hommes, mais leur rendre les armes pour les batailles qui leur reviennent. Comme Madeleine encore, il n’est pas mauvais de mettre à son âme, avec la pointe de l’héroïsme, un petit panache d’audace souriante, bien française. Nous sommes un peuple qui a le devoir de toutes les fiertés. »

« Mais souvenez-vous que ni Madeleine ni même François Hertel ne sont peut-être aussi grands que Dollard. Eux n’ont combattu que pour eux-mêmes ; Dollard s’est sacrifié pour son pays. Dollard n’a pas été surpris par l’ennemi ; froidement, délibérément, après s’être engagé à ne jamais demander quartier, il a risqué la mort ; pour la Nouvelle-France, comme un chevalier de jadis, il est allé offrir la bataille à l’Iroquois. Avec ses seize compagnons qu’il avait élevés jusqu’à son sacrifice, il s’est battu pendant huit jours, lui aussi, dans un misérable fortin de pieux où l’on manquait de canon, d’eau et de pain. Enfin il meurt, Dollard, haché, brûlé comme un martyr par ces barbares qui en veulent aux hommes de France et à leur foi. Celui-là, mes enfants, c’est le vrai héros de notre histoire. Et c’est pourquoi je rêve quelquefois d’une génération d’enfants de notre race qui, pour composer leur âme, auraient emprunté un peu à l’âme de François Hertel et à celle de Madeleine de Verchères, mais beaucoup à l’âme de Dollard. »