Édition du Centenaire (p. 197-200).

La défense

On n’attend pas de nous, dans le cadre restreint de cet ouvrage une appréciation sur la technique de la défense. Nous nous bornerons à rappeler quelques dates qui jalonnent l’évolution de la France républicaine sous ce rapport. La guerre de 1870, comme nous l’avons déjà dit, coupa court à l’espoir utopique de la suppression des années permanentes que les républicains s’étaient jusqu’alors flattés de pouvoir réaliser. La préoccupation de réorganiser l’armée nationale s’affirma dès 1872 et Gambetta ne fut pas le moins ardent à la réclamer. Il ne se laissait pas effrayer par la prédiction de Tocqueville affirmant l’impossibilité pour une république démocratique d’entretenir une puissante armée. Le prince de Bismarck, au contraire, en était convaincu[1]. Les pronostics fâcheux semblaient d’autant plus justifiés qu’il s’agissait avant tout de substituer la « nation armée » à l’armée de métier si l’on voulait avoir des effectifs suffisamment nombreux pour tenir tête à une agression allemande éventuelle. Cette substitution s’opèra on 1889 ; on l’étudiait depuis longtemps ; elle supposait la réduction du service jusque-là inégalement réparti. La loi établissant le service de trois uns égalise les charges militaires et suscita, bien entendu, beaucoup d’oppositions dont le temps seul pouvait avoir raison. Mais la préparation technique n’en fut aucunement ralentie. En 1887, on avait tenté un essai de mobilisation d’un corps d’armée ; en 1891, les grandes manœuvres réunirent pour la première fois quatre corps d’armée. Dans l’intervalle, Ch. de Freycinet, ministre de la Guerre, réalisant une pensée qu’avait eue déjà Gambetta, avait confié le poste de chef d’État-Major général à un officier supérieur connu à la fois pour sa compétence exceptionnelle et pour ses préférences monarchiques. Par là s’affirmait l’aspect exclusivement patriotique sous lequel le gouvernement désirait continuer à envisager les questions militaires.

Une crise n’en était pas moins infaillible. Des raisons matérielles, sociales, intelectuelles concouraient à y acheminer le pays. L’affaire Dreyfus ne fit que donner corps à de sourdes querelles longtemps contenues et dans ce champ clos inattendu, se rencontrèrent, si l’on peut dire, tout le passé et tout l’avenir : tout ce que le préjugé et l’utopie, l’esprit de tradition et l’esprit de nouveauté, l’idéal et l’intérêt peuvent accumuler d’éléments hostiles les uns aux autres. Quels que soient les dommages qu’aient produits ces heurts, on put constater qu’en fin de compte, ils n’avaient pas laissé de traces profondes. À la façon dont l’union se fit en 1914 à l’appel de la patrie en danger, il devint clair que les fondements de l’institution militaire n’avaient pas été entamés. Les historiens en analysant un jour cette période seront peut-être amenés à prononcer les mots de crise salutaire. Quoi qu’il en soit, le crise a passé sans détendre le ressort essentiel de l’indépendance nationale. Les tragiques événements qui allaient suivre devaient apporter à la nouvelle armée la consécration suprême et en sceller la magnifique homogénéité.

Un des problèmes les plus angoissante pour une démocratie qui doit s’attendre à l’attaque ennemie sur de vastes frontières est, à coup sûr, le règlement anticipé des rapports qui existeront pendant la durée des hostilités entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire d’une part et, de l’autre, entre le ministre de la Guerre et le Commandant en chef des armées. Sur le premier point, on n’avait pu se résoudre à légiférer par crainte d’enchaîner le destin. Sur le second, une solution d’apparence illogique s’était imposée peu à peu. Le généralissime désigné serait le vice-président du Conseil supérieur de la guerre, officiellement présidé par le ministre. Ainsi, en temps de paix, ce grand chef éventuel n’exercerait point de commandement mais, en ayant naturellement exercé de forts importants auparavant, il se trouverait à même dans une atmosphère de calme utile à sa tâche, de se livrer à la fois à l’inspection et au travail de façon silencieuse et continue.

Ce doit être un sujet d’étonnement au dehors que le peu d’attention longtemps donné par la plupart des Français aux choses de la marine alors que leurs frontières maritimes égalent leurs frontières terrestres et que de si nombreuses populations cotières vivent de la mer. Il faut, sans doute, en accuser les événements du xixe siècle qui ont fait prédominer les préoccupations continentales. En tous cas l’effort maritime de la République n’a pas été à la hauteur de ce qu’il eut fallu. La valeur professionnelle des équipages et de leurs officiers est demeurée grande mais les constructions ont été insuffisamment poussées, on a trop négligé le perfectionnement des arsenaux, l’agrandissement et l’outillage des ports ; et la navigation marchande n’a reçu que des encouragements illusoires ou incomplets.

  1. On en a eu la preuve entr’autres par la publication ultérieure de sa correspondance avec le comte d’Arnim, alors ambassadeur à Puris. Par contre, le prince de Bismarck qui s’est tant de fois trompé en ce qui concerne la France, se montra au début favorable à la politique d’expansion coloniale, cherchant même à pousser le pays dans cette voie. Or cette politique servit puissamment l’armée à laquelle elle procura d’excellents terrains et d’excellentes occasions d’entraînement.