Édition du Centenaire (p. 189-197).

La politique extérieure

La politique extérieure de la République a évolué à travers cinq phases distinctes. Au début, les circonstances la condamnaient au recueillement. L’effort essentiel était à l’intérieur, et du reste, la guerre de 1870 avait laissé la France isolée dans le monde sans qu’elle pût compter sur un appui solide de la part d’aucune chancellerie étrangère. La sagesse de son attitude et plus encore les menaces et les préparatifs agressifs de l’Allemagne en 1875 commencèrent de modifier ces dispositions. La Russie et l’Angleterre intervinrent énergiquement à Berlin auprès de l’empereur Guillaume ier qui semble avoir été étranger, à cette époque, aux plans ourdis par son chancelier. Le prince de Bismarck ayant échoué dans son dessein de réduire la France au rang de petite puissance et de lui retirer sa place dans les conseils de l’Europe en prit brusquement son parti. À partir du Congrès de Berlin (1879), il vit sans ombrage le gouvernement français faire preuve d’une plus grande activité au dehors. Le rôle des représentants de la République à ce congrès avait été conforme aux traditions et aux intérêts du pays. L’Europe y avant été informée des projets d’installation en Tunisie et en avait dû admettre le bien-fondé. Dès lors, et jusqu’en 1891, la diplomatie française participa à tous les échanges de vues et négociations internationales, mais sans se lier à aucune puissance en particulier. Toutefois, il y avait une visible tendance à se rapprocher de la Russie[1] et, par contre, cette seconde phase vit s’envenimer les rapports avec l’Angleterre par suite de son intervention armée en Égypte. L’action de Gambetta, resté grand partisan de l’alliance anglaise comme il l’indiquait dans son discours du 18 juillet 1882, ne pouvait empêcher que sur beaucoup de points du globe, à Madagascar, en Océanie, à Terre-Neuve… les intérêts français et anglais ne se trouvassent en contact et souvent en opposition. En 1883, la convention proposée au gouvernement ottoman par Sir H. Drummond Wolf et par laquelle eût été en quelque sorte légalisée la présence des troupes anglaises sur les bords du Nil, provoqua une protestation énergique du ministre français des Affaires étrangères, Flourens. Le comte de Montebello, ambassadeur de France à Constantinople, déposa une sorte d’ultimatum et la convention fut rejetée par le sultan.

Il y eut, en Angleterre, un premier revirement en faveur de la France après l’Exposition de 1889. La défaite du boulangisme coïncidant avec le succès de l’Exposition avait frappé vivement l’opinion outre-Manche. L’année suivante un accord consacrant l’existence de l’Afrique Occidentale française ouvrit la série des grands accords internationaux concernant l’empire colonial de la République. Les Anglais apprécièrent fort l’aide apportée par la banque de France en 1891 à la banque d’Angleterre à qui le prêt de 75 millions en or rendit grand service au moment de la crise provoquée par une débâcle financière argentine. Ce sentiment se traduisit par l’invitation adressée à la flotte française de visiter Portsmouth où des fêtes brillantes l’attendaient.

L’escadre qui s’y rendit arrivait de Cronstadt. Là s’était scellée l’alliance franco-russe. Elle ne devait être proclamée que six ans plus tard, en 1897, mais dès ce moment le fait en fut considéré comme acquis et, aux grandes manœuvres d’été, le premier ministre français, Ch. de Freycinet, fit allusion à la « situation nouvelle » créée au pays par ce grand événement : une troisième phase commençait pour la diplomatie française.

Cette même année 1891 qui voyait ainsi cesser définitivement l’isolement de la République fut marquée par un incident allemand et un incident italien. Depuis son avènement en 1888, Guillaume ii avait eu divers gestes aimables pour la France. Le voyage que fit à Paris sa mère, l’impératrice Frédéric, dans des conditions mal préparées et mal comprises, aigrit les relations et suscita un malentendu nouveau entre les deux pays. On en tira en Europe cette conclusion que tout projet de rapprochement franco-allemand devait être considéré comme chimérique. À Rome, ce fut une véritable crise de francophobie qui éclata par suite d’une simple étourderie commise au cours d’un pélerinage d’étudiants français. Depuis les événements de 1870, et bien que dès 1874 le duc Decazes eût précisé en termes impeccables l’attitude dont la France entendait ne point se départir dans cette question, les manifestations en faveur du pouvoir temporel du pape avaient été trop répétées et trop virulentes pour que le gouvernement italien n’en prit point ombrage. Le parti républicain une fois au pouvoir, ces revendications avaient cessé, mais il en était resté des germes de mésentente que la politique crispienne avait plutôt cherché à cultiver qu’à détruire.

L’action commune exercée en Extrême-Orient (1895) par la France, l’Allemagne et la Russie au profit de la Chine à laquelle le Japon vainqueur venait d’imposer le traité de Simonoseki, dérouta quelque peu l’opinion. La diplomatie de Guillaume ii qui faisait des efforts marqués et pas toujours infructueux pour se concilier l’Angleterre, avait-elle donc réussi à s’inféoder la Russie ?… Mais bientôt la venue à Paris de l’empereur Nicolas suivie de la visite du président Faure en Russie et de la proclamation solennelle de l’alliance (1897) établit nettement la position des deux groupements européens l’un en face de l’autre : d’un côté l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie ; de l’autre la France et la Russie.

Les choses ne pourraient en rester là. Qu’allait faire l’Angleterre ? En vain chercherait-elle à maintenir son « splendide isolement ». Celui-là même qui avait lancé cette formule sonore, le ministre Chamberlain, travaillait à la démentir et multipliait ses avances à l’Allemagne ainsi qu’aux États-Unis. D’autre part, Cecil Rhodes n’avait pas craint d’exprimer à un ministre français ses vues favorables à une triple entente anglo-franco-russe.

Pour le moment, la chose semblait impossible. Des duels de presse avaient repris entre journaux français et anglais. Le conflit de Fachoda n’était point fait pour apaiser les esprits. Il y eut alors telles manifestations oratoires qui semblèrent présager la rupture fatale.

Delcassé qui venait d’inaugurer au quai d’Orsay son séjour de sept années, mit à l’éviter tout le doigté et toute la mesure dont il était capable. Mais ce danger passé, d’autres surgirent. La guerre avait éclaté entre les États-Unis et l’Espagne. Le sentiment public en France s’était prononcé assez violemment pour ce dernier pays. L’amitié franco-américaine demeurée très affaiblie depuis l’intervention de Napoléon iii au Mexique risquait d’y sombrer. L’Angleterre, elle, inclinait résolument du côté de son ancienne colonie. Une médiation habile parvint à se faire agréer et le traité de Paris scella, sous le patronage de la France, la reprise des relations hispano-américaines (1898). Une terrible cause de dissentiments devait bientôt se présenter ; la guerre anglo-boer. Et de nouveau la presse entra en jeu. On s’injuria des deux côtés du détroit. Si, en cet instant l’Allemagne avait su se ranger aux côtés de l’Angleterre, elle l’eût probablement attirée à elle pour longtemps. Fort heureusement la chancellerie allemande commit assez de maladresses pour atteindre un résultat tout inverse. Il y eut une sorte de détente franco-anglaise et Delcassé, dès l’avènement du roi Édouard vii, s’appliqua à réaliser le grand dessein qu’il nourrissait.

Entre temps, la diplomatie française n’avait point chômé. Elle avait obtenu en Orient et en Extrême-Orient de signalés succès : la convention franco-chinoise de 1898 qui concédait à la France de solides avantages, le décret confirmant le protectorat sur les missions, l’adhésion complète du gouvernement ottoman aux conditions de l’ultimatum présenté à Constantinople[2]. Il y avait eu encore une énergique intervention au Maroc, et puis, surtout, le rapprochement franco-italien esquissé par la visite du duc de Gênes au président Loubet à Toulon (1901), bientôt complété par la venue à Paris du roi et de la reine d’Italie. La situation de la France grandissait dans le monde de façon évidente ; elle eût grandi plus complètement encore sans certaines incohérences de sa politique intérieure et comme une sorte de tendance à laisser se relâcher les ressorts de sa défense armée.

Le but désiré n’en fut pas moins obtenu. La quatrième phase se clôtura en 1904. L’année précédente, le roi Édouard vii, était venu officiellement à Paris ; le président Loubet avait été accueilli à Londres avec enthousiasme ; un traité d’arbitrage avait été signé. Les accords du 8 avril 1904, concernant le Maroc et l’Égypte d’une part, Terre-Neuve et l’Afrique Occidentale de l’autre, établirent l’entente franco-anglaise sur une base très solide. Il était certain désormais, que l’Angleterre ne se joindrait jamais à la triplice et probable qu’elle inclinerait peu à peu vers le groupement définitif formé par la France et son alliée.

L’Allemagne s’interposa aussitôt. Ce plan, à la possibilité duquel elle n’avait point cru, gênait ses propres desseins. Au printemps de 1905, Guillaume ii débarqua à Tanger. Il est superflu de rappeler le détail des neuf années qui suivirent (1905-1914). Dominées de façon continue par l’affaire du Maroc et les manifestations en Allemagne d’une francophobie croissante, elles conduisirent à la guerre générale.

Il est superflu également de dresser un relevé des difficultés en présence desquelles s’est trouvée placée la diplomatie républicaine et, partant, des mérites qu’elle s’est acquis en y faisant face. Tout le monde comprend que si une république encastrée entre les grandes monarchies européennes éprouve quelque peine à accorder son principe avec le leur, la, tâche n’est nullement simplifiée du fait que ladite république a récemment succédé dans son propre pays à des régimee monarchiques. Un triple équilibre s’impose alors en ce qui concerne la politique, en ce qui concerne les procédés, enfin en ce qui concerne le personnel. La politique doit être d’autant plus continue que le gouvernement est davantage soumis aux fluctuations de l’opinion ; les procédés doivent être appropriés aux origines contradictoires des mandats confiés aux plénipotentiaires qui négocient ensemble puisque les uns émanent du souverain héréditaire, les autres de la délégation nationale ; mais ces précautions seraient vaines si le personnel employé n’était pas à même de se placer tour à tour pour les accorder, aux points de vue souvent opposés et toujours divergents de ceux qu’il représente et de ceux avec qui il traite.

On doit reconnaître que, sur ces trois points essentiels, la diplomatie républicaine s’est montrée à la hauteur de sa tâche. D’inévitables tâtonnements se sont produits, des fautes ont été commises — plus souvent, semble-t-il, par la crainte des responsabilités qui hante tant d’agents français que par des initiatives imprudentes ; mais ce furent là des cas exceptionnels. Quant à la ligne politique suivie, elle s’est déroulée avec une étonnante régularité. Quiconque comparera à cet égard la France avec les autres grands pays constatera que les dirigeants de la diplomatie ont donné, plus qu’ailleurs, l’impression de savoir ce qu’ils désiraient[3]et, remarquablement tenaces dans leurs desseins, ont su allier la patience à la persévérance.

  1. Dès 1877, époque de la guerre russo-turque, les instructions données par le duc Decazes à nos agents, les incitaient au russophilisme dans la mesure compatible avec les devoirs de la neutralité.
  2. Cet ultimatum fut accompagné de la saisie en gage de l’île de Mitylène par l’escadre française. Il s’agissait de liquider une série de griefs, créances en retard, satisfactions promises, etc…, ce coup de force rétablit le prestige français en Orient.
  3. Ils y furent largement aidés par la réserve patriotique dont le Parlement a le plus souvent fait preuve en matière de relations extérieures, s’abstenant de gêner par une intervention indiscrète, l’action du ministre des Affaires Étrangères.