Édition du Centenaire (p. 170-173).

Les ministres

La Constitution de 1875 ne fixe pas le nombre des ministres et se borne à les déclarer responsables ; ils le sont individuellement de leurs administrations et collectivement de leur politique. Un ministre français, en effet, est le chef d’un des principaux départements de l’État : affaires étrangères, guerre, marine, instruction publique, justice, finances, commerce, etc.[1] et, en même temps, il fait partie du conseil du gouvernement formé par le premier ministre. Celui-ci a été désigné par le président de la République. En cas de crise ministérielle, c’est-à-dire à la suite d’un ou plusieurs votes indiquant que le cabinet en fonctions a perdu la confiance du Parlement ou se trouve en désaccord essentiel avec lui, le chef de l’État, après avoir accepté la démission des ministres et les avoir priés de « veiller à l’expédition des affaires courantes », fait appeler l’homme politique qu’il croit devoir charger de former le nouveau cabinet ; généralement, il ne le fait pas sans avoir consulté les présidents du Sénat et de la Chambre et certaines personnalités propres à l’éclairer sur les dispositions du Parlement. Lorsque le mandat a été accepté, celui qui s’en trouve investi s’occupe de grouper ses collaborateurs. Il n’est pas obligé de limiter son choix aux sénateurs et aux députés. Pratiquement, les ministres de la Guerre ou de la Marine ont été souvent des généraux ou des amiraux. Mais les autres portefeuilles ont toujours été donnés, à une seule exception près, à des membres du Parlement. Le cabinet une fois formé, il est procédé à la rédaction de la Déclaration ministérielle dont le premier ministre et un de ses collaborateurs donnent lecture à la tribune du Sénat et à celle de la Chambre. La Déclaration contient l’exposé de la ligne politique que compte suivre le cabinet et l’énumération des réformes dont il désire poursuivre la réalisation et des projets de lois qu’il veut faire aboutir. Souvent une demande d’interpellation permet un débat immédiat et le vote de l’ordre du jour qui clôture ce débat donne des indications sur l’importance numérique de la majorité par laquelle le nouveau cabinet paraît devoir être soutenu[2]. Tout ce mécanisme s’est établi et a été maintenu par l’usage ; aucun texte ne le rendait obligatoire.

Les cabinets de la République ont été de deux sortes ; les uns homogènes, les autres dits de « concentration ». Les seconds ont été plus nombreux que les premiers, ce qui est naturel, étant issus d’assemblées politiques où l’homogénéité complète n’était pas de règle. La concentration s’est faite en général entre républicains et radicaux. À partir de l’entrée d’A. Millerand dans le cabinet Waldeck-Rousseau en 1899, les socialistes y ont parfois participé. Le cabinet dit du 16 mai (1877), présidé par le duc de Broglie, fut le dernier qui ait tenté de s’appuyer exclusivement sur la droite réactionnaire. À plusieurs reprises, la droite libérale fut conviée à appuyer des cabinets modérés, tels les cabinets Rouvier (1887) et Casimir-Périer (1893) et surtout le cabinet Méline (1896-1898). Ch. Floquet, fut, en 1888, le premier président du Conseil radical ; la plupart de ses collègues appartenaient à ce parti. À dater de ce moment, les radicaux dominèrent fréquemment dans la composition des cabinets.

L’instabilité ministérielle a paru excessive et elle l’a été évidemment ; il faut noter toutefois que certains portefeuilles sont demeurés longtemps dans les mêmes mains et que d’autres s’y sont retrouves à différentes reprises. Le duc Decazes a passé quatre années consécutives aux Affaires étrangères, A. Ribot trois, G. Hanotaux quatre, Th. Delcassé sept, S. Pichon cinq ; Ch de Freycinet a été cinq fois ministre de la Guerre ; Jules Ferry est revenu trois fois à l’instruction Publique, M. Bouvier et J. Méline plusieurs fois aux Finances et à l’Agriculture dont ils étaient en quelque sorte des spécialistes. Des cabinets entiers ont eu de longues durées. Les cabinets Jules Ferry, Méline, Waldeck-Rousseau, Combes, Clemenceau ont atteint leur troisième année. Il est arrivé aussi que le cabinet renversé par une hostilité qui semblait devoir être passagère s’est reformé plus ou moins complètement sous un autre chef. En prenant le pouvoir, Jules Simon conserva tous les collaborateurs de son prédécesseur Dufaure. Si l’on examine la liste des titulaires des différents portefeuilles depuis 1875, on note que souvent les portefeuilles secondaires, c’est-à-dire autres que ceux de la guerre, de la marine, des affaires étrangères et des finances — et quelquefois ceux-là même — ont été sacrifiés au besoin de satisfaire à l’ambition de tel ou tel groupe qui prétendaient être représentés dans le gouvernement. Mais il faut ajouter que la présence à la tête d’un département ministériel d’un chef improvisé ne signifie pas que le désordre y doive s’introduire. Certains de ces improvisés, du reste, se révélèrent administrateurs remarquables. En tous cas, les départements en question sont divisés en « Directions » à la tête desquels se trouvent des fonctionnaires parfois routiniers mais presque toujours compétents et stabilisés dans leur emploi.

En considérant la fréquence des crises ministérielles du point de vue de la politique générale, certains ont vu là une « soupape de sûreté » qui avait manœuvré au profit de la république en deshabituant peu à peu le peuple français de crises plus graves qui eussent abouti à des changements de régime.

  1. Trois départements nouveaux ont été crées depuis 1875 : l’Agriculture par Gambetta, les Colonies par Casimir-Périer, en 1894, le Travail par Clemenceau, en 1906. Il n’y a pas eu de ministres d’État ou ministres sans portefeuille avant la guerre de 1914.
  2. Il n’est arrivé que deux fois à la Chambre de refuser sa confiance au cabinet dès le premier contact : en 1877, au cabinet de Rochebouët, en 1914 au cabinet Ribot.