VIII

LA PRIÈRE


— Venez ce soir sur le grand Canal. Vous m’y rencontrerez avec grand’père. Nous causerons d’avenir… Telle avait été sa prière. Et Jacques se souvenait par ce lendemain clair, par ce matin ensoleillé de l’heure passée la veille, en muette union, en caresses d’extase. Il se souvenait de l’heure et de son silence, de l’histoire interrompue par le passage des barques, de la nuit sur tout cela. Une fois de plus il n’avait pas osé. Sa jeunesse comme honteuse n’avait pas voulu s’offrir. Et puis il sentait naitre en lui une pensée mauvaise et dont brûlait sa chair, toute. Se marier avec une aveugle, à son âge, s’unir a la nuit pour l’éternité vivante… D’ailleurs sa mère ne voudrait pas et lui non plus. Lendemain d’amour, lendemain de fête, il éprouvait une lassitude, un vague besoin d’oublier, de se reprendre. Et pourtant il aimait Contarinetta et, comme son esprit était flexible, par cela même contradictoire, la beauté d’être fiancé à Juliette sans regards, à Juliette privée du ciel, la beauté de cette innocence et de ce malheur le charma. Ce désir et la pensée mauvaise qu’il avait eue, communément, se mêlèrent. Et il en devint soucieux et triste. Malgré la ville lumineuse il rêva de mélancolie. Il ouvrit sa fenêtre, il aperçut le Palais-Royal et ses jardins dont les feuilles étaient rousses. Tout près de Saint-Ceorges-Majeur, les arbres étaient complètement défeuillés. Une odeur amère et douce de chrysanthèmes flottait, unie au parfum acre de la vie. Jacques de nouveau pensait à l’automne. L’automne agonisante. L’année dernière, en France, à pareille époque, il allait souvent se promener dans les forêts. soit à Compiègne, soit à Fontainebleau, quelquefois aussi plus près de Paris, dans les bois et dans les anciens parcs royaux, à Saint-Cloud qui garde un souvenir d’incendie et de douleur, à Versailles qui forme un écrin à la mort. Oh, les bonnes courses silencieuses où il parcourait les sentiers, hardiment les matins, fouetté au passage par les branches, le visage caressé par les fils de la vierge qui flottaient, tout cela dans une craquelure de feuilles, de feuilles jonchant la terre. Sa poitrine respirait l’air froid, dilatée elle même au coucher du soleil. Des feux flambaient a l’horizon, dans les champs et dans les plaines on allumait des herbes mortes. Un train sifflait du côté de Paris. Parfois aussi de sonores clameurs, des clameurs distinguées à peine. C’était Paris, pourtant il était si loin Paris !… Oh, les bonnes courses dans la forêt…

Ici les seuls feuillages d’or montraient la langueur de l’automne. Venise, fermentation sublime, gardait son ciel bleu, sa lumière, sa joie. Le regret caché qui naît en France avec octobre n’existait pas. La vie demeurait calme, enveloppante et facile. La lagune pailletée de soleil avait l’air de jouer avec des perles. Jacques subit la fascination de l’eau. Le souvenir des barques, des voiles apparues la nuit lui revint, et son ancien désir de visiter les mers mortes. Torcello Burano, Saint-François-du-Désert l’attiraient. S’il prenait une gondole pour y aller ? Quel dommage de ne pas être avec Ninette… Et pourquoi pas… Le Marquis della Spezzia voudrait bien peut-être ? Le temps resplendissait. Jacques prit une plume, bâcla deux lignes, descendit et trouva un facchino pour aller porter sa lettre ; puis il se mit à la recherche d’une jolie gondole, le cœur vibrant d’espoir, comme la lagune qui vibrait de soleil…

Une demi-heure après le facchino revint, rapportant la réponse. Le vieux marquis était souffrant mais confiait à Jacques sa nièce…Vous êtes top jeune et trop sincère pour que je n’ai pas confiance en vous, disait-il dans sa lettre… Voici Ninette.

Jacques crut sauter de joie. Il riait tout seul, et d’une voix enfantine appela son gondolier.

— À la Frezzeria, commanda-t-il, tâchez de vous en approcher le plus près possible.

— Subito, signor, subito.

— Et deux gondoliers, pour aller plus vite !…

Alors sous l’impulsion vigoureuse, la petite barque fila comme un duvet léger. Elle glissait agilement et tournait les canaux en courbes gracieuses. Jacques tout à son bonheur — l’avoir elle seule, quel joli rêve — ne distinguait des palais entrevus que des éclats de lumière. À la Frezzeria il descendit, entra chez un fleuriste.

— Quanto ? Il tenait dans ses bras une énorme gerbe d’œillets pourpres. — La bonne femme, devinant un amoureux se disputa avec lui, pas mal, avant d’établir un prix convenable. Jacques revînt en courant vers la gondole, avec les fleurs.

— Au Palais Labia, dit-il. Il s’assit sur les coussins noirs et son cœur fut dans un berceau. Tout un rêve en baiser chantait a ses oreilles, un rêve idéal et latin avec un décor de mer bleue, d’oliviers, de lumière et de musique. Un instant, sa gondole fut croisée par une autre gondole où une femme souriait du rire énigmatique et vague de la Joconde. Comme il tournait la tête il vit l’entrée du palais Barbarigo ancienne demeure de Browning, et sur la façade aérienne, entre les colonnes de marbre. des bouquets de lauriers. Ces lauriers et ce marbre se reflétaient sur l’eau. Et la femme souriante avait souri dans ce reflet. Jacques songea à la gloire du poète anglais, à cet exalté d’amour et de soleil que l’amour et que le soleil avaient enlevé à son pays. Que restait-il de lui en plus de ces chaumes ? De la pierre, des lauriers. Et jusque dans la nuit, ces lauriers fleurissaient d’un sourire. Sa passion pour Contarinetta se dessina pareille, utile à son bonheur, nécessaire à sa gloire future. Et mentalement, il se donna à elle pour jamais, en une offrande. Lorsqu’il fut arrivé au Palais Labia et que Ninette vint vers lui toute blanche, il l’accueillit comme l’étoile du matin.

— Je me suis mise au blanc pour que vous me voyez de plus loin, dit-elle. En descendant dans la barque, elle effleura de la main la jonchée des œillets. Oh ! les jolies fleurs continua-t-elle de sa voix chantante… Jacques avait jeté dans la barque son bouquet pareil à des gouttes de sang, il l’avait semé comme un tapis odorant sur les coussins, sur le tapis.

— Oh, les jolies fleurs…

— Comme vos lèvres et comme mon cœur… Ils avaient dépassé le Ponte dei Mendianti. San Giovanni i Paolo, l’Hôpital dressaient derrière eux leurs silhouettes fines. La lagune s’étendait grise et fluide. Tout près, en face, tranche par le fer aigu de la gondole, le cimetière mettait sa tache rose ; et des oiseaux blancs, ces mouettes de Venise plus légères et plus lentes que les autres, volaient au-dessus des murs pourpres. A l’horizon s’étendaient des bandes étroites et longues. Le clocher de Torcello se penchait sur la mer. Saint-Francois caché par les cyprès s’éclairait de soleil. La lagune calme, unie comme un miroir, reflétait le ciel doux d’octobre et, comme la gondole glissait sur ce reflet et sur ce calme, il leur semblait monter au ciel. Jacques assis à côté de Ninette la regarda au moment où ils dépassaient le cimetière. Il unit par la pensée ces yeux bleus et ces murs clairs, tous deux des tombeaux. Et se soulevant jusqu’à elle il lui baisa les paupières d’une façon si délicate et si divine que Contarinetta frémit brusquement.

— Vous avez promis à grand-père d’être sage, mon chevalier, dit-elle.. C’est joli n’est-ce pas, les endroits que nous traversons. Autrefois je les ai connus et j’en ai été heureuse. Maintenant je les devine à leurs caresses, à la tiédeur de leurs parfums…

Jacques à son tour frissonna car l’aveugle se trompait à cause de son infirmité. Ce n’était pas joli, les endroits traversés et ils ne pouvaient rendre heureux. Et leur caresse était sauvage, et leurs parfums ceux de la mer… Murano avait disparu en cachant le cimetière dont la vue obsédait Liéven. Murano et ses verreries, ile et fumées étaient loin derrière la barque le désert d’eau, presque marais, presque pleine merles enserrait de ses eaux livides, de ses herbes courtes et brûlées, de ses pieux. Elle avec ses regards éteints, avec ses prunelles vides ne savait pas, ne comprenait pas. Pour elle les parfums flottaient mélangés au soleil. Elle ne voyait pas la tristesse funèbre, la déroute de ces plaines qu’un souffle de temps à autre faisait miroiter comme sous un lointain rayon de soleil. De lents oiseaux volaient encore, et parfois, se posaient sur les pieux avec un cri aigu. Jacques se souvint d’un décor pareil dans une gravure représentant les énervés de Jumièges, ces amants qu’un roi jaloux avait écorchés vifs et qui descendaient sanglants une rivière abandonnée… Jacques se souvint et de nouveau caressa Ninette, et il n’eut pas la force de la contredire. Il s’était mis à ses pieds, son jeune corps étendu au fond de la gondole, la tête entre les genoux de la bien-aimée. Par intervalles, la main de Ninette frôlait son visage, jouait dans ses cheveux. La cadence mouillée des rames bruissait comme de la soie. Les herbes que l’on traversait frôlaient la barque longuement. Et le silence, ce dominateur des poèmes, descendait sur eux tel qu’une rosée…

…Nos pas nous mènerons jusqu’au bord du rivage Nous y regarderons mourir la grande mer Et moi, j’écouterai en rythmes doux et clairs Monter jusqu’à mon cœur l’amour de ton visage !..

Ces vers, Jacques les entendait vibrer encore lorsqu’ils atterrirent à San Francesco del Déserto. De loin Jacques en avait deviné la sérénité intense, la douceur plus qu’humaine. Une passe où se reflétaient les hauts cyprès, sveltes comme des cierges, ouvrait à la lagune un golfe dans le gazon vert. Le mur du cloître, avec une vieille croix de fer venait un peu plus loin descendre jusqu’à l’eau. En face d’eux un pré. Dans ce pré un long sentier qui tournait l’ile, un sentier bordé toujours de ces cyprès hauts et bleus. Un crucifix à l’entrée semblait protéger à la fois la terre et la mer de ses bras pardonnants. Le sentier, coupé à sa moitié par une haie de mimosa, se prolongeait plus loin, dans le jardin des moines. Un pauvre petit clocher bas, en briques décolorées mais si joli près de ces arbres, était à genoux par terre comme un pénitent en capuce. L’entrée, sous un atrium blanc s’ouvrait à côté du clocher. Jacques et Ninette, émus par la solitude et la tranquillité de l’ile marchèrent un instant sur le gazon. Un son à peine distinct leur fit tendre l’oreille et ils se rapprochèrent instinctivement ils s’unirent d’amour, car ils reconnaissaient la voix dont s’était ému leur premier baiser…

— L’orgue, murmura Jacques…

Alors, venant du monastère si blanc, si calme, un Miserere retentit, apporté par la brise qui le transformait par son extase. Le soleil brillait maintenant dans l’azur, un azur pâle, un azur de pastel. Miserere ! Ce n’était plus l’hymne désespéré, l’hymne de la douleur ardente, l’hymne de la douleur fervente, psalmodie par une âme dégagée des maux de la terre. Malgré tout, la sérénité du paysage, la douceur du jour, le silence de la lagune en créaient un chaut d’amour.

— Peut-on pénétrer dans le cloitre, demanda Ninette calmement. Ils s’approchèrent, laissant le sentier d’ombre et de paix. Et ils sonnèrent à la porte au-dessus de laquelle une image de Saint-François, souriait encore entre les paroles consacrées :

O beata solitudo
O Sola beatitudo !

Liéven tourna la tête et vit pareil à un rêve innocent le pré de gazon, la haie de mimosa, le crucifix, les cyprès entre lesquels, comme derrière un autel en verdure la lagune luisait.

Un loquet levé, la porte ouverte, un frère en robe de bure dont le chapelet tinta. Et d’un geste, très simplement, ils furent accueillis.

Oh ! le misérable et pauvre endroit au premier abord, la désespérance de cette petite cour aux murs crépis, aux colonettes blanches. Au milieu du pavé un puits et penchés sur ce puits deux novices, deux enfants de quinze ans à peine, grands yeux clairs, un peu mélancoliques comme des yeux qu’une mère n’embrasse plus. Tête rasée, montrant davantage leur jeunesse et leur fragilité, car ces moinillons sont pâles et n’ont pas l’enveloppe rugueuse du paysan.

— Quels sont ces petits ? demanda Jacques, d’une voix pleine de pitié.

— Je ne sais pas, leur répondit le guide, un frère convers, je ne connais que leurs numéros. Ici, la règle de Saint-François détend de connaitre les noms… Si vous voulez visiter la chapelle…

Jacques et Ninette montèrent quelque marches. La chapelle, comme la cour, était exiguë et blanche. Nul ornement, nulle dorure. La Vierge en robe bleue étendait les bras au-dessus d’un ciboire. Pour ces morts à la vie, aucun mysticisme, aucune de ces caresses d’âme dont on se sent remué à l’entrée des églises. Seule, une ombre grise jetait ses voiles sur les choses. Et Jacques comprit que dans cette ombre la prière devait être étoilée. Le guide qui s’était agenouillé devant l’autel se releva, et leur montra dans la profondeur du mur une niche grillée où une statue de plâtre peinte joignait les mains.

— La statue de Saint-François, expliqua le moine… C’est là qu’il venait prier, et c’est là qu’il est venu remercier la Vierge pour le miracle…

— Quel miracle ? dit Jacques.

— Le miracle des oiseaux ; le jardin du couvent a été le témoin de ce miracle. Du reste vous voyez : tout autour du saint on a peint des colombes…

Le miracle des oiseaux ! La plus jolie des interventions divines, des mystères de Marie. Saint-François d’Assise entoure d’ailes, charmant par sa parole les hirondelles et les pinsons des haies. Jacques évoqua l’ile pleine de frissons et d’appels.

Et comme il se relevait après avoir décrit le reliquaire à Contarinetta — n’était-ce pas un reliquaire que cette tombe froide et pâle pour l’enchanteur du ciel bleu et des plumes frêles, — et comme il se relevait, l’orgue reprit plus proche sa plainte. À travers la fenêtre grillée d’où le jardin apparaissait dans la lumière, Jacques vit passer, deux par deux, le long du sentier bordé de cyprès, les moines absorbés, égrenant leur rosaire. Le murmure voilé des voix se mêlait à l’orgue, avec un cliquetis de chapelets, un bruissement de bure. Liéven reconnut les petits du puits, les moinillons qui fermaient la marche. Ils semblaient moins absorbés que les autres. Sans savoir qu’on le voyait, l’un d’eux en cachette cueillit une fleur. Jacques de Liéven était ému jusqu’aux larmes.

— Ils passent… Tu entends, Ninette, ils passent et ils oublient tout…

Ninette serrée contre lui se taisait.

— Allons-nous-en, dit-elle, c’est trop calme ici.

Et Jacques sentait vaguement aussi que le cloitre leur pesait. Les moines étaient passés ils sortirent de la chapelle, traversèrent la sacristie nette comme un réfectoire avec ses armoires luisantes, son seul crucifix noir et blanc traversé d’un rameau de buis, et sur une pancarte, en belle écriture : Silentium. — Si nous allions revoir le jardin, veux-tu…

— On ne peut pas visiter le jardin maintenant, mes frères y prient leurs vêpres, dit le moine qui avait compris, mais, si vous voulez, le cimetière…

— Vas-y seul, Jacques, je n’aime pas les cimetières, moi. Tu comprends. Il me semble que dans tous maman m’appelle…

Jacques de Liéven hésitait.

— Vas-y seul…

Il laissa Contarinetta assise sur le rebord de pierre d’où partaient les colonnes blanches pareilles à des tiges de lys mystiques. Le moine poussa une grille.

— C’est ici…

Dans un champ de gazon vert, de ce même vert, de ce même calme que le pré où ils avaient abordé, des files de petites pierres blanches avec des numéros. Pas de noms, pas de lettres, pas de signe, pas de dates. Des numéros. Jacques eut l’impression du néant sublime, du renoncement qui s’élève jusqu’à Dieu. Et c’était à côté, dans le jardin voisin qu’avaient chanté des oiseaux, qu’avait prié François d’Assise. C’était dans le jardin voisin que chaque jour des théories lentes de moines passaient, murmurantes, absorbées. Des novices, peut-être au commencement, y regardaient les fleurs. Puis l’oubli du monde, la solitude, l’anéantissement personnel. Le bonheur ! Et la mort. Jacques remarqua que les numéros même ne différaient pas tous. Il y avait au couvent place pour une trentaine. Au cimetière trente files s’alignaient. On venait remplacer le trentième ou le premier et les dates de la vie se distinguaient au nombre des pierres blanches… Obeata solitude… Jacques de Liéven n’avait rencontré cette impression infinie qu’à Vérone, une fois, à Saint-Jérôme. Les mêmes arcades, les mêmes murs, les mêmes tombes. Seulement à Vérone, on n’avait pas autour de soi, la lagune, le désert, les mers mortes. Il y avait des fresques et puis des roses et des images bienheureuses entourées de bouquets. Ici la mer morte, la lagune grise, sans profondeur comme le sable, enlisante comme le sable. Jamais de tempête, jamais de vagues, toujours cet aspect de désolation tranquille et funèbre. Et Jacques, parmi le silence, évoquait la bien-aimée. Les paroles qu’elle avait dites, et celles dont frémissaient ses lèvres, et les gestes qu’elle avait fait, et ceux dont elle retiendrait son âme prisonnière : Contarinetta. Oh ! ses yeux, ses pauvres jolis yeux, eux aussi dans le désert ! Eloignés des astres, cloîtrés loin des lumières. Oh ! pour elle, un miracle des oiseaux, un miracle pour ses beaux yeux ! Et s’ils n’allaient jamais guérir ? S’ils demeuraient pareils aux pierres de ce cimetière, des tombes sans dates, des regards sans souvenirs ? Que faire, que dire ? On ne peut pas toujours aimer la mort. Lorsqu’on aime, il est doux de voir un reflet de soi-même trembler dans les prunelles de l’amante. Il semble que les baisers à la longue y impriment les lèvres, et que, sur les lèvres, l’âme même est contenue. Et s’ils n’allaient jamais guérir ?

Jacques comprit le néant intime de sa passion, l’agonie de son désir sans espoir. Une aventure, une legende. Il y a des aventures et des legendes dont on peut mourir. Pour la première fois son cœur avait battu au rythme d’un autre cœur. Ses pensées avaient communié d’instinct avec les pensées d’une jeune fille, de l’Élue. On ne se relève jamais d’un premier amour. Tel que dans le mythe de Ganymède, les ailes en demeurent éternellement meurtries, et le regret subsiste. Mieux encore que de la première illusion, on se souvient de la première désillusion… Oh ! si les yeux de Ninette n’allaient jamais guérir, comme il serait doux, comme il serait beau de venir dans un cloitre et de dire : « Mes frères, accueillez-moi, » de terminer une vie en évoquant le seul bonheur suprême, de terminer une vie au murmure des rosaires aux psalmodies d’un orgue, dans le lointain.

Et, lorsque Jacques de Liéven et Ninette eurent quitté le cloitre et que l’île dans le soleil couchant n’apparut au ras des mers qu’avec ses arbres gris et son clocher rose, un désir immense et mystique l’étreignit, un désir de tendresse et d’amour. Comme pour defier l’avenir, comme pour appeler le miracle, il prit Ninette et lui baisa les yeux, d’une façon si tendre, si fraternelle et si fervente, que si la Vierge les avait vus, elle aurait exaucé et pardonné.

Le soir tombait maintenant, rapide. Une brume froide errait au-dessus des lagunes. Et soit par le souvenir de ce qu’elle avait entendu, soit par l’humidité de l’heure, Contarinetta, malgré les plaids et les couvertures, frissonnait toute. Les gondoliers, sur l’ordre de Jacques, ramaient vigoureusement. Mais la route qui avait semblé courte avec le soleil, avec le jour, se montrait longue et lente. Venise devant eux, découpait au crépuscule une silhouette verte, on eut dit ciselée dans une vivante émeraude. Des fumées d’usines l’ensevelissaient et, malgré cette émotion moderne, aucun bruit, aucun murmure. Un instant, l’appel strident d’une sirène déchira l’espace, lugubrement. Un peu après, des cloches sonnèrent.

— J’ai froid, Jacques, dis-leur d’aller vite.

Sa petite main tremblait dans celle de Liéven. Et les yeux morts brillaient, brillaient comme s’ils eussent regardé. L’effort se crispa, les rames mordaient l’eau, la gondole, légère comme une guitare, glissait sur l’eau en bourdonnant.

— Grand-Père va être inquiet…

Lorsqu’ils arrivèrent au palais Labia et qu’ils eurent gravi les premières marches, la tête blanche du marquis apparut. Il était en colère et tapait les dalles de sa canne à béquille.

— En voilà une heure pour revenir ! Je vous rends des grâces, Monsieur de Liéven, mais vous êtes un étourdi.

— Comme réponse, murmura Jacques à Contarinetta, je sais bien ce que je vais lui dire, à Grand-Père, je vais lui parler, chérie, je vais lui dire que je t’aime, que je t’aime pour toujours, que je désire ta main, que je t’offre mon nom…

Mais Ninette, très pâle, se raidit.

— Une prière encore, dit-elle, ne lui parlez de rien. Je ne veux pas…