NOTRE-DAME DE NOYON.

ESSAI ARCHÉOLOGIQUE.[1]

I.

L’ancienne cathédrale de Noyon n’a pas la célébrité qu’elle mérite. Elle ne peut lutter, il est vrai, ni en étendue, ni en élévation, avec ces immenses églises qui font la gloire de Chartres, de Reims ou d’Amiens ; mais la beauté de son plan, la sévérité de ses formes, l’harmonie de ses proportions, lui donnent droit à être comptée parmi nos monumens religieux du premier ordre. Ajoutons qu’il y a dans sa construction certaines particularités qui en font des types les mieux caractérisés de cette époque de transition, où l’arcade à plein cintre, dépossédée de sa vieille suprématie, et près de disparaître pendant trois siècles de notre sol, se mariait encore à l’ogive victorieuse et envahissante.

C’est surtout à ce titre, c’est comme objet d’étude, comme document utile à la solution de problèmes encore obscurs, que ce monument aussi important que peu connu mérite une sérieuse attention.

Plus son architecture présente de remarquables anomalies, plus il importerait de pouvoir fixer avec certitude les dates auxquelles se rapporte chaque partie de sa construction.

Malheureusement c’est là une utopie qu’il n’est guère permis de réaliser. Des traditions incertaines, des documens contestables, des archives presque muettes, des historiens peu clairvoyans, voilà les ressources dont nous pouvons disposer.

Ce n’est pas une raison pour nous abstenir.

Nous chercherons d’abord s’il est réellement impossible de découvrir des renseignemens clairs et certains.

Si nous n’en trouvons pas, nous nous adresserons à des faits en apparence étrangers à notre sujet, mais d’une certitude incontestable, et nous verrons s’ils ne pourraient pas nous servir de jalons pour déterminer d’une manière générale les dates dont nous avons besoin.

Enfin nous interrogerons le monument ; nous lui demanderons d’achever lui-même son histoire, après avoir essayé toutefois de démontrer que ce mode d’investigation n’a rien d’arbitraire ni de chimérique, et qu’il constitue une science, encore à son début, il est vrai, mais qu’une saine méthode peut asseoir sur les bases les plus solides.

Nous aurons atteint notre but si nous prouvons par un exemple, quelque imparfait qu’il soit, qu’il ne faut pas désespérer d’établir approximativement l’âge de nos anciens monumens, lors même que les documens écrits semblent muets sur leur compte, ou, ce qui est encore pis, n’en parlent que pour accréditer de fausses et ridicules traditions.

II.

Avant tout, il faut jeter un coup d’œil sur le monument tel qu’il est aujourd’hui.

Du haut des anciens remparts de Noyon, remparts dont il n’existe plus que d’informes débris, on voit s’élever au-dessus des toits et des fumées de la ville deux puissantes tours carrées, flanquées chacune à leurs quatre angles d’épais et robustes contreforts. Ces tours ne s’élancent pas en pyramides, elles sont presque aussi larges au sommet qu’à la base ; elles ne sont pas couronnées par des flèches légères, leur toiture en ardoise est courte et ramassée. Tout en elles est sombre et sévère comme la couleur des pierres dont elles sont construites ; elles semblent placées là plutôt pour défendre la ville contre l’ennemi que pour renfermer les cloches qui appellent les fidèles à la prière.

Cependant, derrière ces tours, on voit se prolonger un noble et gracieux édifice, vaste corps d’église terminé par un chevet d’où rayonnent de nombreux arcs-boutans, et interrompu vers le milieu de sa longueur par deux bras ou transsepts arrondis à leur extrémité. La forme de ces transsepts produit une succession de lignes courbes et serpentantes que l’œil se plaît à suivre, et communique à tout le corps de l’église une apparence de souplesse et de grace qui constraste admirablement avec le mâle aspect des deux clochers. Les proportions élancées du monument, la forme aiguë du toit, la riche dentelle qui se découpe en festons sur sa crête, tout concourt à vous persuader que c’est là une de ces brillantes églises créées dans un des siècles où le style à ogive unissait l’élégance à la fermeté ; mais bientôt vos yeux, se portant de l’ensemble sur les détails, vous font percevoir que toutes les ouvertures de la nef sont à plein cintre, et que, sauf dans deux étages des transsepts, dans quelques parties de l’apside, dans les deux tours et dans la façade, l’ogive n’apparaît pas sur l’extérieur du monument. Il est vrai que ces pleins cintres sont plus sveltes, plus élancés que ceux qui appartiennent à l’époque exclusivement romane ou bysantine. Aussi cette cathédrale de Noyon, quoique presque entièrement percée d’arcades semi-circulaires, ne produit extérieurement ni par l’ensemble de ses formes, ni par les détails de sa construction la même impression qu’un monument à plein cintre proprement dit.

Avant d’entrer dans l’intérieur de l’église, examinons de plus près ses parties extérieures, et d’abord ce vaste porche qui s’avance en terrasse et qui abrite sous son triple berceau de voûtes les trois portes de la nef. Bien qu’il nuise à l’unité de la façade en la coupant et en la masquant en partie sous certains aspects, il est d’un effet imposant ; c’est un noble péristyle qui ajoute à la profondeur de l’église, et qui prépare dignement à entrer dans le temple.

À gauche du porche, ce vieux bâtiment éclairé par cinq grandes ogives si richement encadrées et divisées par des moulures si nettes et d’un profil si pur, c’est l’ancienne salle du chapitre. Vis-à-vis, autour de la place, vous voyez huit lourdes et grandes portes cochères rangées symétriquement en demi-cercle, derniers et tristes témoignages de l’opulence des chanoines : c’est dans ces hôtels nouvellement bâtis que la révolution est venue les surprendre.

Derrière la salle du chapitre, il existe un ancien cloître, dont cinq travées seulement sont encore debout. Chacune de ces travées se compose d’une grande ogive subdivisée en quatre compartimens et ornée de trèfles rayonnans finement découpés dans la pierre. Au fond de la cour de ce cloître les arcades sont ruinées, mais le mur qui les soutenait subsiste encore : c’est un beau mur crénelé, d’une conservation parfaite et sur lequel on voit courir une frise de feuillages admirablement sculptés et refouillés. Si nous cherchions les effets pittoresques, nous nous arrêterions dans les ruines de ce cloître au milieu de ces beaux débris de sculptures et en face de ces créneaux qui donnent à cette sainte demeure comme un dernier reflet de son ancienne domination temporelle et féodale.

Au sortir du cloître, on aperçoit la sacristie, percée de quatre grandes ogives moins riches que celles de la salle du chapitre, mais d’une courbe élégante et d’un heureux dessin ; puis enfin, nous voici devant le chevet de l’église ; il se compose de deux rangs de terrasses, s’élevant comme de vastes gradins autour de l’apside et se reliant à elle par deux séries d’arcs-boutans superposés. Cet ensemble produirait un admirable effet, s’il n’avait été déshonoré par les barbaries du dernier siècle. Au lieu de restaurer les anciens arcs-boutans, on leur a substitué des contre-forts concaves et chantournés, surmontés de vases à parfums d’où s’échappent de soi-disant flammes dont l’agitation immobile produit la sensation la plus désagréable. Ce sont là les folies où tombe la sculpture toutes les fois qu’elle oublie que son domaine a des limites qu’elle ne peut impunément franchir.

Des deux côtés du chevet, en se dirigeant vers les transsepts, on aperçoit deux portes dont les sculptures ont subi de grandes mutilations ; l’une, celle du côté du nord, connue sous le nom de porte Saint-Pierre, est précédée d’un porche qui l’a en partie protégée contre les injures du temps et des hommes. Les statues et les ornemens du soubassement ont seuls complètement disparu : les chapiteaux et les archivoltes, au contraire, sont en assez bon état ; mais les sculptures dont on les a brodées affectent un goût tourmenté, tournoyant et indécis, dont on ne voit pas d’exemple dans la belle époque romano-bysantine, et qu’on rencontre rarement même dans sa décadence. C’est un luxe de rinceaux et de volutes qui, à force de se contourner, passent subitement de la maigreur à l’enflure : de telles sculptures ont l’air d’être estampées plutôt que taillées et ciselées ; elles donnent à la pierre l’aspect du plâtre et du carton, et semblent appartenir à la famille de ces ornemens que les raffinemens de la mode firent éclore il y a un siècle environ. L’autre porte, qu’on nomme la porte Sainte-Eutrope, quoique beaucoup plus mutilée, conserve les traces d’un goût plus sobre et plus pur. On remarque à droite et à gauche deux petits groupes sculptés en saillie sur la pierre, dont il est difficile de bien distinguer les sujets, tant ils sont dégradés, mais dont le mouvement général est heureux et dont l’exécution dut être ferme et hardie. Enfin, en levant les yeux du côté du chœur, on aperçoit un pan de muraille se distinguant de toutes les autres parties de la construction qui lui sont adhérentes, soit par la vigueur de son appareil, soit par l’aspect noirâtre de ses pierres frustes et rongées, soit [illisible] par une corniche dont les détails sont plus robustes et plus largement dessinés que dans toutes les autres parties de l’édifice. En un mot, ce pan de muraille a toutes les apparences d’une assez grande vétusté ; aussi, sans rien préjuger sur ce que nous pourrons ultérieurement découvrir ou conjecturer, il y a toute probabilité que ce doit être là une des parties les plus anciennes de l’église.

Retournons maintenant à l’autre extrémité de l’édifice : entrons sous le grand porche, et pénétrons dans la nef. Un spectacle imposant et harmonieux s’offre à nous. Ce ne sont pas des dimensions gigantesques ; mais telle est la justesse des proportions, que l’œil ne demande à pénétrer ni plus loin ni plus haut. La largeur, la profondeur et l’élévation du vaisseau sont combinées dans des rapports de parfaite concordance. Ce n’est pas cet élancement vertical et aigu, cette apparence presque aérienne et fragile des constructions dont l’ogive est le principe unique ; ce n’est pas non plus cet air de force et de majesté, cette solidité puissante dont l’arcade semi-circulaire est l’élément générateur : c’est vraiment un mélange, une fusion des effets de ces deux sortes de style ; le génie de la transition semble planer sous ces voûtes, aussi robustes que hardies, mais, avant tout, harmonieuses.

Et pourtant, au premier aspect, vous croyez entrer dans un monument où l’ogive seule est admise : les arcades, les voûtes se terminent en pointe ; les nervures et l’ensemble de la décoration semblent empruntées à une église entièrement à ogive. Ce n’est qu’au bout d’un instant, en levant la tête, que vous vous apercevez que les grandes fenêtres qui éclairent le sommet du vaisseau sont à plein cintre ; que le plein cintre règne également dans la petite galerie placée au-dessous de ces fenêtres ; que, dans le chœur, les trois premières travées reposent sur des arcades semi-circulaires, et que la décoration des chapelles groupées autour de l’apside se compose aussi de petits arcs à plein cintre. Enfin, si vous montez dans les vastes galeries ou tribunes qui s’étendent sur tous les collatéraux de la nef et du chœur, là encore vous trouvez des fenêtres semi-circulaires, que, du sol de la grande nef, vous ne pouviez apercevoir. En un mot, cet intérieur d’église, dont la construction vous semblait d’abord ne dériver que du principe de l’ogive, se trouve en réalité contenir au moins autant d’arcs à plein cintre que d’arcs aigus.

Ce n’est pas tout : en descendant dans les détails, vous trouvez certaines dispositions du plan qui semblent n’appartenir qu’aux constructions de l’époque romane ; ainsi, par exemple, les arcades de la grande nef reposent alternativement sur un pilier carré, flanqué de colonnes engagées et sur une colonne cylindrique complètement isolée. Cet emploi alternatif de deux genres de supports différens se rencontre fréquemment dans les monumens à plein cintre ; il disparaît complètement dès qu’on entre dans l’époque à ogive proprement dite. Il en est de même de ces anneaux saillans dont sont coupés, de distance en distance, les faisceaux de longues colonnettes qui séparent les dernières travées du chœur et la première de la nef : ce mode de décoration ne se rencontre plus, dès que le style vertical a pris son complet développement. Enfin, dans quel édifice purement à ogive trouvons-nous ces transsepts terminés en hémicycles ? N’est-ce pas dans les constructions romanes, dans celles-là surtout qui sont empreintes du caractère byzantin, qu’il faut chercher des exemples de cette belle disposition ?

Ainsi de tous côtés, dans cette cathédrale de Noyon, on retrouve la trace de traditions antérieures à l’époque où elle semble avoir été construite. Elle a beau porter le cachet du style à ogive, les souvenirs du style à plein cintre l’enveloppent et la dominent.

Plus on regarde de près, plus le problème se complique. Dans la plupart des monumens que nous a laissés l’époque de transition, on voit la construction se modifier, se transformer pour ainsi dire couche par couche : le monument change d’aspect à mesure qu’il s’élève, à mesure que le temps a marché. Ce sont d’abord de larges piliers ou d’épaisses colonnes supportant de lourds arceaux ; puis au-dessus commence un système plus léger, qui enfin se termine en ogives. Ici, au contraire, l’ogive apparaît près du sol, et c’est le plein cintre qui couronne l’édifice. Le mélange des deux élémens s’est donc opéré d’un seul jet : ils semblent avoir été confondus ou plutôt mariés avec intention. On dirait une sorte d’accord et comme une transaction pacifique entre deux principes rivaux.

De telles exceptions peuvent-elles être l’effet du hasard ? Évidemment non ; elles ont une apparence trop régulière et trop systématique pour n’être que des accidens. Quelles sont donc les causes qui les expliquent ? C’est à l’histoire qu’il faut les demander.

Notre premier soin devait être de caractériser le monument : nous venons d’en indiquer les principaux traits distinctifs. Il nous reste maintenant à déterminer, s’il est possible, l’époque de sa construction et les circonstances au milieu desquelles il dut être élevé.

Voyons d’abord si, parmi les documens écrits que nous pouvons consulter, il en est qui nous aideront à résoudre ce problème.

III.

Un doyen du chapitre de Noyon, Jacques Levasseur, publia en 1633 un volume in-4o de 1,400 pages, intitulé : Annales de l’église cathédrale de Noyon. C’est l’œuvre d’un bon religieux, plein d’amour pour son église, mais mieux instruit des devoirs du chanoine que de ceux de l’historien. Il discute très-sérieusement la question de savoir si le nom de Noyon ne vient pas de celui de Noé, lequel descendit en personne en notre Gaule. Cette crédulité en fait d’étymologie donne la mesure du discernement de l’auteur. C’est partout la même bonhomie, le même défaut de critique. S’il a puisé aux sources originales, s’il a connu, comme tout porte à le croire, des manuscrits qui n’existent plus aujourd’hui, ces trésors se sont tellement altérés dans ses mains, qu’il est presque impossible maintenant d’en dégager l’alliage, et c’est là pourtant la seule histoire que nous puissions consulter sur les origines de la ville et de l’église de Noyon.

Jean Cousin, dans ses Chroniques et Annales de l’évêché de Tournay, qui parurent en 1619, raconte la vie des évêques de Noyon pendant l’époque où les deux diocèses de Noyon et de Tournay ne formèrent qu’un seul siége épiscopal, c’est-à-dire jusqu’en 1146 ; mais il ne parle pas de la cathédrale de Noyon. Il est vrai que le peu de mots qui lui échappent au sujet de celle de Tournay ne sont pas faits pour que son silence nous inspire beaucoup de regrets.

Dans le siècle précédent, un chanoine et pénitencier de l’église de Noyon publia de nombreux écrits sous le nom de Democharès ; son véritable nom était Antoine de Mouchy. Confident et familier du cardinal de Guise, il l’accompagna au concile de Trente, en 1562. C’était un ardent catholique, un des commissaires du procès d’Anne Dubourg, s’attribuant le titre d’inquisiteur de la foi de France, et en exerçant les fonctions. Malgré son zèle violent, il avait du sens, de la pénétration ; ses écrits servent à rectifier plusieurs dates et à établir certains faits historiques relatifs au diocèse de Noyon. Malheureusement, il ne s’est pas non plus occupé de notre église.

Il existe à la Bibliothèque du roi un assez grand nombre de cartons pleins de pièces manuscrites relatives à la ville et à l’évêché de Noyon. Nous avons parcouru et examiné toutes ces pièces ; elles contiennent d’abondans matériaux pour l’histoire locale, beaucoup de particularités et de détails plus ou moins curieux sur le bailliage, l’échevinage, les élections et les corps de métier, sur les congrégations religieuses, les paroisses et les hôpitaux, sur les droits, statuts et règlemens du chapitre, sur les prérogatives et revenus de l’évêché, en un mot, à peu près sur tout, excepté sur l’église Notre-Dame. Pas une quittance, pas un mémoire, pas une note concernant les travaux qui ont dû être exécutés dans ce grand édifice à tant d’époques différentes, si ce n’est toutefois quelques mots sur les restaurations de 1743 et de 1757 qui défigurèrent le chœur[2], et sur le badigeonnage de 1771[3] dont les tristes effets se font encore sentir. Est-il besoin de dire que ce n’est pas là ce que nous cherchons ?

Nos investigations sur les lieux, à Noyon même, n’ont pas été plus heureuses. On n’y a pas conservé une seule tradition de quelque valeur au sujet de l’ancienne cathédrale, pas un papier important qui ait échappé, soit aux nombreux incendies qui ravagèrent successivement la ville, soit aux dévastations révolutionnaires, soit à l’insouciance des habitans[4].

Enfin, si, pour dernière ressource, nous nous adressons aux historiens qui ont traité, non plus de Noyon ou du Noyonnais en particulier, mais de la Picardie, et notamment des villes, monastères et églises situés aux environs de Noyon, dans l’espoir d’y découvrir par aventure quelques révélations au sujet de notre église, nous ne tardons pas à reconnaître combien cette espérance est vaine. Il n’y a rien à attendre ni de Guibert de Nogent-sous-Coucy, ni d’Herman, le moine de Saint-Vincent de Laon. Leurs écrits sont pleins de détails sur l’établissement tumultueux de la commune de Laon, sur l’incendie de cette ville, sur la restauration de sa cathédrale, mais ni l’un ni l’autre ne disent un mot de cette église de Noyon dont ils étaient cependant si voisins.

Un tel silence ne doit pas nous étonner. Ce qui est rare, ce qui est merveilleux, c’est une église que ses contemporains aient regardé bâtir et sur laquelle ils aient bien voulu nous laisser des notions exactes et précises. Ces chroniqueurs du moyen-âge, qui enregistrent tout ce qu’ils voient, tout ce qu’ils entendent raconter, qui ne nous font pas grace de l’anecdote la plus insignifiante, jamais ils n’ont rien à nous dire de ces monumens qui de toutes parts grandissaient autour d’eux, et que le respect, la piété, l’enthousiasme des populations, signalaient à leurs regards. Survient-il le moindre trouble dans la paix du cloître, les revenus de l’abbaye sont-ils menacés par un procès, ses priviléges reçoivent-ils la moindre atteinte, nous en sommes instruits de cent façons ; mais si nous voulons savoir l’origine de ces murailles qui abritent la communauté, de cette église qui retentit de ses prières, si nous cherchons quels changemens sont survenus dans le plan primitif de ces constructions, par qui ces changemens furent exécutés, les contemporains sont muets : ils n’ont rien vu, rien su, ou si par hasard il leur échappe quelques paroles, elles sont si brèves, si insouciantes, si incomplètes, que souvent elles ne servent qu’à nous égarer. Il y a tels monumens sur le compte desquels les données les plus fausses ne se sont accréditées que parce qu’une fois par hasard un contemporain leur a rendu le mauvais service d’en dire quelques mots.

Qu’on juge donc de notre embarras. S’il s’agissait de l’histoire de la ville de Noyon, les matériaux ne nous manqueraient pas. Fallût-il remonter jusqu’à Jules-César, nous trouverions des témoins oculaires, des pièces originales, des autorités dignes de foi. Nous n’en manquerions pas davantage, soit pour décrire l’établissement de la commune, soit pour assister à la formation de la bourgeoisie et à ses rapports avec l’évêque ; nous pourrions dépeindre dans tous leurs détails les dévastations dont les armées anglaises et espagnoles affligèrent pendant trois siècles cette triste contrée, le siége de la ville, sa prise et sa reprise durant la ligue ; puis nous pourrions raconter encore, et jour par jour, en quelque sorte, les premières années de ce Jean Calvin, qui, tout en devenant pour sa ville maternelle, un si grand sujet de scandale, devait faire rejaillir sur elle une part de sa célébrité ; mais ce n’est pas là notre tâche. C’est l’histoire de la cathédrale elle-même, de ses murailles, de ses pierres qu’il s’agit de tracer, et celle-là, encore une fois, nous ne pouvons invoquer le secours d’aucune pièce contemporaine, d’aucun témoignage authentique.

Il faut donc, bon gré mal gré, que nous consultions les Annales de Levasseur. Lui, du moins, il ne pèche pas par indifférence, il a pour sa cathédrale un véritable amour. Il la décrit, il la mesure, il cherche à l’expliquer dans toutes ses parties. Ce n’est pas sa faute, si, n’ayant jamais voyagé, il n’a pas vu d’autres églises, et n’a pu rectifier ses idée au moyen des comparaisons. Qui d’ailleurs, à cette époque, pensait à voir et à comparer des églises ? Il a recueilli pêle-mêle toutes les traditions qui se colportaient, il y a deux cents ans, sous les voûtes du cloître et dans la salle capitulaire de Noyon. Acceptons-le donc comme un écho de ces traditions, et laissons-le parler, sauf à nous tenir sur nos gardes et à chercher ensuite les meilleurs moyens de démêler le faux du vrai.

IV.

Selon Levasseur, c’est à saint Médard, premier évêque de Noyon, qu’il faut attribuer la construction de l’église cathédrale. Avant lui, il n’avait existé dans la ville que de petits oratoires, tels qu’en bâtissaient les premiers chrétiens. La seule église de la province, l’église épiscopale, était celle de Vermand, Augusta Vermanduorum, aujourd’hui Saint-Quentin. À la vérité, Levasseur ne veut pas admettre que Saint-Quentin ait jamais eu l’honneur d’être la capitale de la province et le siége de l’évêché : il consacre d’immenses dissertations à prouver que l’ancien Vermand n’est autre que le village de Vermand situé aux environs de Noyon. Peut-être a-t-il raison, mais cela n’a pas la moindre importance. Ce qu’il suffit de constater, c’est que, vers l’an 470, la ville de Vermand fut saccagée et renversée de fond en comble par les Huns, et que saint Médard, évêque de Vermand, se retira, avec son troupeau, dans la ville ou plutôt dans le château de Noyon, castrum Noviomense ; que là, grace à de fortes murailles de construction romaine, il échappa aux fureurs des barbares, et qu’enfin, lorsque ce terrible orage fut passé, ne pouvant faire renaître de ses ruines la ville de Vermand, il se fixa définitivement à Noyon et en fit le siége de son évêché.

Cette tradition est confirmée par tant d’écrivains, que nous ne faisons aucune difficulté d’y ajouter foi. Il est donc probable que la première église bâtie à Noyon fut l’œuvre de saint Médard ; il y a même lieu de croire qu’elle occupait une partie de l’emplacement sur lequel s’élève l’église actuelle ; mais qu’il subsiste aujourd’hui un fragment quelconque, un seul pan de mur, une seule pierre de l’église de Saint-Médard c’est ce qu’il n’est pas même permis de supposer.

Levasseur n’en est pas moins convaincu qu’il a devant les yeux l’église du Ve siècle ; seulement il se demande si le saint prélat construisit l’édifice tout entier, ou s’il n’en acheva qu’une partie. Se conformant à l’opinion qui lui semble la plus générale, il n’attribue à saint Médard que le chœur seulement. Quant à la nef, elle lui paraît être d’une autre main et d’un autre temps. Il suppose que sa construction tira en longueur, et que les premiers fondemens en furent jetés seulement vers le temps de Charlemagne, environ deux cents ans après la mort de saint Médard. Toutefois il n’est pas éloigné d’admettre que le saint évêque, pour accomplir son œuvre, avait bien pu construire quelque forme de nef ; mais il pense que cette partie du bâtiment, moins solide que le chœur, ayant menacé ruine assez promptement, il fallut la reconstruire, et que ce fut Charlemagne lui-même par qui ce grand travail fut entrepris.

Il ne faut pas oublier, dit-il, que Charlemagne fut sacré roi à Noyon, ainsi que le rapportent et Sigebert, dans ses chroniques, et plusieurs autres historiens. Or, peut-on croire que ce grand homme qui mit sa gloire à bâtir tant d’églises et de monastères eût laissé inachevée ou près de s’écrouler la nef d’une cathédrale qui avait eu l’insigne honneur de le voir prendre la couronne et prêter son serment de roi. À l’appui de son opinion, Levasseur invoque une tradition que son grand oncle, chanoine comme lui, tenait des plus vieux chanoines de son temps, tradition qui attribuerait à Charlemagne non-seulement la construction de la nef, mais celle des deux clochers qui la précèdent. C’est en vertu de cette tradition, dit-il, que fut peint le vieux tableau que nous voyons en la croisée septentrionale de notre église, vis-à-vis du vestiaire, et qui représente la cérémonie du sacre de Charlemagne. Le monarque n’y est-il pas figuré tenant d’une main la boule du monde chrétien, et de l’autre portant puissamment cette lourde masse de la nef et de ses clochers ? Cela ne veut-il pas dire qu’il est le fondateur des clochers aussi bien que de la nef ? Cette peinture, aux yeux de Levasseur, était, sinon du temps de Charlemagne, au moins de la plus haute antiquité, et, pour preuve, il raconte que le roi Louis XI, se rendant à Péronne en l’année 1468, s’arrêta quelques instans à Noyon, visita l’église cathédrale, et fut si touché à la vue de ce tableau, le trouva si ancien et si vénérable, qu’il voulut en avoir une copie. Il demanda, dit-il, un pourtraict de ce pourtraict ; ce que le chapitre s’empressa de lui accorder, comme le constataient les registres capitulaires.

Telle est donc l’opinion bien arrêtée de notre chanoine : le chœur a été bâti par saint Médard, la nef et les clochers sont l’œuvre de Charlemagne.

Toutefois, il lui vient quelques scrupules. Il se demande si ce vieux tableau est aussi vieux qu’il en a l’air ; si, quoique d’un travail très ancien, il n’aurait pas été renouvelé postérieurement à la construction des clochers, et si le copiste, en plaçant l’église dans la main du monarque, ne se serait pas permis la licence de la peindre, non telle qu’elle avait été, mais telle qu’il la voyait.

Sans nous arrêter à cette explication, et tout en croyant, ce qui n’a rien d’impossible, ce qui est même assez probable, que Charlemagne ait fait ajouter à la cathédrale de Noyon une nef et deux tours, en admettant par conséquent que le vieux tableau, quel que soit son âge, ait dit la vérité, faut-il en conclure que les clochers bâtis par Charlemagne soient identiquement les mêmes que les clochers actuels ? C’est là qu’est tout le problème.

Levasseur ne l’aperçoit pas : il se borne à confesser qu’il a fait de vaines tentatives pour percer la nuit épaisse qui enveloppe ces questions. Il nous met dans la confidence de ses efforts infructueux, et se plaint amèrement des religieux et gens de plume des anciens temps, qui, en prenant quelques notes qui leur auraient coûté si peu, lui auraient épargné tant de doutes et de recherches inutiles.

Il reconnaît néanmoins, dans un autre passage, que, selon l’avis des personnes savantes en ces matières, la plus grande partie de la cathédrale devait avoir été renouvelée et rebâtie après l’an 1000 de Jésus-Christ, et que par conséquent l’ouvrage de ses illustres fondateurs ne subsiste plus que par fragmens. Cet aveu lui coûte, mais il ne peut disconvenir que pendant le siècle qui précéda l’an 1000, une fausse terreur, semée par toute la chrétienté, avait fait croire à la venue de l’antéchrist et à la fin du monde, et que les populations découragées avaient laissé se délabrer et tomber en ruines la plupart des édifices religieux. Il reconnaît que l’église de Noyon, comme toutes les autres, fut tellement négligée et abandonnée, que sa chute était imminente. Mais lorsque l’an 1000 eut sonné et que la prédiction fut trouvée fausse, chacun reprit courage et se mit en devoir de réparer le temps perdu. « Voilà pourquoi, dit-il, on se porta avec une allégresse non pareille à bastir, restaurer ou amplifier les églises, qui devaient encore durer long-temps jusques à la consommation du monde, laquelle fut jugée n’être si proche. Ce fut lors que nostre chœur fut rafraischy, nostre nef parachevée, nos clochers adjoustez pour accomplissement de l’œuvre. Au moins les experts jugent que ces ouvrages et manufactures sont de ce temps-là. »

Tel est le dernier mot de notre auteur : il ne renonce pas, comme on voit, au chœur bâti par saint Médard, il admet seulement que ce chœur a été rafraîchi immédiatement après l’an 1000, et même, pour plus de précision, après l’an 1003[5]. Quant à la nef et aux clochers, en disant que l’une fut parachevée et que les autres furent ajoutés, il les dépouille, il est vrai, de l’honneur d’avoir été bâtis par Charlemagne, mais il ne va pas au-delà de cette concession. Dans tout le reste de son livre, et il ne lui vient même pas à la pensée de chercher si des restaurations ou des reconstructions plus ou moins importantes sont devenues nécessaires et ont été entreprises. À l’exception de certaines chapelles, que son grand-oncle a vu bâtir, il ne paraît pas supposer que depuis l’an 1003 il y ait eu rien de changé dans la cathédrale. Il avertit même son lecteur de ne pas lui en demander davantage. Ce sont les traditions, dit-il, je m’y tiens.

Et cependant, en racontant la vie de tous les évêques les uns après les autres, il entre dans des détails que les registres capitulaires ont pu seuls lui apprendre. Ces registres étaient donc à sa disposition. Comment n’y a-t-il pas trouvé de temps en temps la trace des travaux exécutés pour le compte du chapitre et payés par lui ? S’il était, comme tant d’autres, d’une complète froideur pour ces questions, on supposerait qu’il n’a pas voulu lire ou qu’il n’a pas daigné parler de ce qu’il avait lu ; mais nous savons que ce n’est pas là son défaut, et qu’il parle volontiers de tels sujets. Ajoutez qu’indépendamment des délibérations du chapitre, il avait entre les mains, de son propre aveu, le nécrologe de l’évêché, c’est-à-dire une des sources où se puisent ordinairement les meilleurs enseignemens sur les édifices du moyen-âge. Il est rare en effet, quand un évêque a de son vivant fondé non-seulement une église, mais un simple autel, enrichi le trésor de précieux ornemens, restauré ou embelli la moindre chapelle, il est rare que le nécrologe n’en dise pas quelques mots. Comment donc expliquer qu’avec de telles ressources Levasseur garde un silence si absolu ? Ce qui l’absout en partie, c’est qu’il n’avait en réalité que des fragmens, des débris, des lambeaux de ces registres capitulaires, de ce nécrologe, et de tous les titres et papiers de l’évêché. Par une étrange fatalité, sept fois pendant l’espace de quatre cents ans, le feu prit dans les bâtimens qui renfermaient ces précieuses archives. Tout ne fut pas dévoré, mais il se fit des lacunes irréparables, et ce que la flamme avait épargné devint la proie d’un autre fléau. En effet, dans les XVe et XVIe siècles, le Noyonnais fut le théâtre de guerres si acharnées, que plus d’une fois les chanoines ne durent leur salut qu’à la fuite, et restèrent errans et dispersés pendant plusieurs années. Est-il donc étonnant que ces archives, dont une partie n’était qu’un monceau de cendres, dont l’autre partie avait été colportée de ville en ville par des fugitifs, se trouvassent, au temps de Levasseur, dans un tel état de désordre et d’incohérence, qu’un homme aussi peu expérimenté n’ait pu y recueillir que des indications incomplètes et insignifiantes ?

Toutefois, à défaut d’autres témoignages, c’est à ces incendies eux-mêmes, causes premières de notre ignorance, que nous allons demander d’utiles révélations. S’ils nous ont enlevé les moyens d’obtenir des notions complètes et certaines, ils vont nous fournir au moins des données indirectes, qui nous permettront d’établir approximativement l’âge des principales constructions dont se compose la cathédrale.

En effet, grace à un heureux hasard, les dates de ces divers incendies nous ont été conservées par des autorités nombreuses et sûres. Nous ne parlons pas de celui qui détruisit, dit-on, presque toute la ville du temps de saint Éloi, et qui ne put être éteint que par un signe de croix de sainte Godeberte ; nous nous transportons dans une époque moins merveilleuse, et nous voyons, en 1131, la ville, l’église Notre-Dame, l’évêché et tous les monumens publics dévorés subitement par les flammes au milieu de la nuit, et sans qu’il soit possible d’arrêter l’embrasement. Le pape Innocent II était alors en France ; il venait de sacrer Louis-le-Jeune à Reims, et, après la cérémonie, le nouveau roi et le pontife s’étaient rendus à Crépy, dans le château de Raoul, comte de Vermandois. On avait fait de magnifiques préparatifs pour les recevoir, mais à peine étaient-ils arrivés, qu’ils virent accourir, plein de trouble et de tristesse, l’évêque de Noyon, Simon, frère du comte de Vermandois. Il apportait la fatale nouvelle de l’incendie de son église, et venait implorer le saint-père pour qu’il l’aidât à réparer un si grand désastre. Innocent II se rendit à sa prière, et, dans une lettre qui nous a été conservée, il exhorte les archevêques de Rouen, et de Sens à venir au secours de l’église de Noyon, et à lui procurer l’assistance de tous les évêques, abbés, clercs, barons et autres fidèles de leurs provinces.

Cet incendie de 1131 produisit une grande sensation. Guillaume de Nangis en fait ainsi mention dans sa Chronique générale : « Anno MCXXXII, tota ferè civitas Noviomensium cum ecclesia Sanctae-Mariae et episcopio incendio flagravit. » Il n’est pas une chronique contemporaine, pas une histoire de Picardie, écrite postérieurement, qui ne parle de ce désastre. Il faut que les effets en aient été bien terribles pour avoir fait une si vive impression à une époque où de tels évènemens se renouvelaient, pour ainsi dire, chaque jour.

Vingt-un ans après ce premier incendie, en 1152, la ville devint de nouveau la proie des flammes : « Quo præsidente anno 1152 fuit incendium generale totius civitatis. » Ce sont les expressions de Democharès. Un autre écrivain, Desrues, dans ses Antiquités des villes de France, prétend que cette fois les églises ne furent pas atteintes par les flammes ; mais cette allégation n’est appuyée par aucune autorité.

En 1238, le feu dévasta, pour la troisième fois, une grande partie de la ville. La cathédrale fut-elle épargnée ? Rien ne le prouve ; mais le désastre paraît avoir été moins grand qu’en 1131, et même qu’en 1152.

En 1293, au contraire, on vit éclater, le 21 juillet, jour de sainte Praxède, un incendie plus furieux que les deux précédens, et, s’il faut en croire les écrits qui sont parvenus jusqu’à nous, sa violence fut telle, qu’une grande partie de la ville et presque toutes les églises, y compris la cathédrale, furent réduites en cendres. Voici en quels termes les archives du monastère de Longpont parlent de ce quatrième incendie : « [texte latin] » Ainsi, le feu dura depuis le lundi matin au point du jour jusqu’au mardi vers le milieu de la journée, et de tous les monumens religieux il n’y eut que les maisons des templiers et la petite église de Saint-Pierre qui échappèrent aux flammes.

Pendant le XIVe et le Xve siècle, on n’entend plus parler d’incendie ; mais dans le XVIe nous en trouvons trois coup sur coup : d’abord le 4 juillet 1516, le feu prit à la cathédrale ; les désastres furent considérables, mais on se rendit maître des flammes au bout de quelques heures.

En 1552, le lundi 17 octobre, les Espagnols, s’étant emparés de la ville, la mirent à feu et à sang. Néanmoins l’église Notre-Dame fut sauvée par le courage et la présence d’esprit d’un serviteur de l’œuvre, nommé Markets, qui s’étant enfermé dans une des petites tours, armé d’une hallebarde, précipita trois soldats qui montaient vers la charpente du comble avec le charbon et la paille pour l’embraser.

Enfin, en 1557, à la fin de septembre, un mois après la fatale journée de Saint-Quentin, les Espagnols pénètrent de nouveau dans Noyon, après avoir fait mettre bas les armes à la garnison écossaise, qui s’était vaillamment défendue. L’ennemi pilla et incendia la ville, et cette fois l’église Notre-Dame ne fut pas épargnée.

Toutefois, aucun de ces incendies du XVIe siècle ne dut altérer la solidité de l’édifice. Beaucoup de pierres furent calcinées, elles portent même encore aujourd’hui la trace du feu ; mais l’ensemble de la construction ne fut pas compromis.

Les seuls incendies qui, par leur violence et par leur durée, doivent avoir mis en péril le monument, et peuvent avoir rendu sa reconstruction nécessaire, sont ceux de 1131 et de 1293. Les témoignages sont nombreux, précis, et unanimes : ce ne sont pas des feux partiels, éteints presque aussitôt qu’allumés, dont les dégâts aient donné lieu à quelques réparations de détail ; ce sont des incendies de la ville entière, de ces incendies auxquels rien ne résiste, et qui ne s’éteignent que faute d’alimens, lorsqu’ils ne trouvent plus rien debout sur leur passage.

Nous nous figurons difficilement de tels désastres, aujourd’hui que le jeu régulier des pompes et les mille moyens de secours dont une ville dispose triomphent, presque à coup sûr, des feux les plus violens ; mais, dans ces petites cités du moyen-âge, aux rues étroites, aux maisons de bois si souvent recouvertes de planches ou de paille, la moindre étincelle avait, en quelques heures, embrasé tout un quartier, et le foyer devenait si ardent, que les murailles même les plus épaisses ne pouvaient résister à l’action des flammes. De nos jours, il est presque sans exemple qu’une église s’écroule par l’effet d’un incendie ; la charpente du comble prend feu, les murs résistent presque toujours. Ainsi, nous avons vu la toiture de la cathédrale de Chartres incendiée, et le monument est resté debout ; mais, si la ville tout entière eût été en feu, et si les secours, au lieu d’être distribués avec habileté et prévoyance, n’avaient consisté qu’en efforts désordonnés et confus, les pierres n’auraient pas tardé à se fendre, à se détacher, et l’édifice n’eût été bientôt qu’un monceau de ruines.

Il existait d’ailleurs, au temps de nos pères, certains usages qui rendaient les églises bien plus exposées qu’aujourd’hui au danger du feu : les murailles étaient, en grande partie, recouvertes de tapisseries, d’étoffes, de tentures de toute espèce : de nombreux ex-voto étaient suspendus aux voûtes ; en un mot, les églises étaient alors aussi meublées qu’elles sont nues aujourd’hui. D’un autre côté, le nombre des cierges toujours allumés, même pendant la nuit, était considérable, ainsi que l’attestent ces innombrables testamens dans lesquels il est pourvu par le mourant à l’entretien d’un cierge brûlant à perpétuité dans telle ou telle chapelle. Est-il donc étonnant que les clercs qui faisaient la garde s’endormissent quelquefois, et que souvent au lever du jour, la flamme se fût emparée de tout l’intérieur d’une église.

Ces accidens étaient si fréquens, que, dans cette seule année 1131, où la cathédrale de Noyon fut incendiée, le feu détruisit l’église Saint-Riquier et le bourg qui en dépendait, ainsi que plusieurs autres paroisses moins importantes des diocèses d’Amiens et de Beauvais. L’année précédente, en 1130, l’église Saint-Furcy de Péronne avait été la proie des flammes, et enfin, en 1136, nous voyons l’église Saint-Vaast d’Arras, avec son cloître, ses dépendances et une grande partie de la ville, presque entièrement détruite par le feu.

Mais aucun de ces incendies ne causa autant d’émotion et ne fit autant de bruit que celui de Noyon. Il est donc à présumer que ce désastre avait eu des conséquences encore plus terribles que de coutume, et il est impossible, par exemple, de ne pas supposer que la cathédrale avait dû être complètement ruinée, ou du moins qu’elle s’était trouvée, après l’incendie, dans un tel état, que de simples réparations eussent été insuffisantes. L’intervention du pape Innocent II, son appel aux archevêques de Rouen et de Sens, suffiraient, à défaut d’autres indices, pour attester qu’il ne s’agissait pas d’une simple restauration, et que l’édifice était à reconstruire de fond en comble.

Nous nous croyons donc autorisés à affirmer, sauf à en donner encore d’autres preuves, que l’église actuelle ne peut, dans aucun cas, être antérieure à l’année 1131. Nous verrons plus tard si la reconstruction fut immédiate, ou si elle ne dut pas traîner en longueur ; mais une chose est certaine, c’est que cette reconstruction dut être complète ; car l’édifice est bâti évidemment d’un jet, et c’est à peine, comme on l’a déjà vu, s’il s’y trouve un seul pan de muraille qui puisse être attribué à une époque plus ancienne.

Ainsi, ni le chœur de saint Médard, ni la nef de Charlemagne, ni les clochers de 1003 ne doivent avoir la prétention d’être parvenus jusqu’à nous, et cette date de 1131 est la plus ancienne à laquelle il soit permis de faire remonter le monument qui est devant nos yeux.

Mais une autre question se présente. L’incendie de 1293 ne paraît avoir été ni moins violent ni moins destructeur que celui de 1131. Ses ravages sont même attestés avec plus de précision, nous en connaissons mieux toutes les circonstances : nous savons qu’à l’exception des maisons des templiers et de la petite église Saint-Pierre, tous les monumens religieux de la ville furent réduits en cendres. Comment donc supposer que l’église du XIIe siècle ait survécu à cette catastrophe ? La même raison qui nous fait affirmer que l’ancien édifice a été détruit en 1131, et que, dans le monument actuel, tout est postérieur à cette époque, ne doit-elle pas nous forcer de croire qu’après 1293 une reconstruction complète fut également nécessaire, et qu’en conséquence l’église Notre-Dame ne date ni du milieu ni de la fin du XIIe siècle, mais bien des dernières années du XIIIe, ou même du commencement du XIVe ?

La conclusion paraît rigoureuse, et cependant elle est inadmissible : pourquoi ? Parce qu’il est un témoin qui nous défend d’y croire, témoin plus véridique et que les archives de Longpont et que toutes les traditions écrites, c’est à savoir le monument lui-même. Il nous dit clairement qu’il n’est pas d’origine aussi récente : ce plan, ces profils, ces détails de sculpture, vous ne les retrouverez dans aucun monument construit soit au commencement du XIVe siècle, soit même vers la fin du XIIIe. Il faudrait supposer que ceux qui bâtirent cette église se seraient amusés à oublier les usages de leur temps pour ressusciter ceux d’un siècle passé. Comme si cette façon d’emprunter les modes d’une autre époque, ce goût rétrospectif, comme on dit aujourd’hui, n’étaient pas d’invention toute moderne, comme si jamais nos pères avaient connu pareils raffinemens.

Ainsi, malgré le témoignage de toutes les chroniques, la cathédrale de Noyon ne peut pas être postérieure à 1293. L’incendie de cette année, quelle qu’ait été sa violence, n’a endommagé que partiellement l’édifice ; la masse a résisté aux flammes : c’est chose prouvée pour nous, sous peine de nier toutes les observations, d’abolir toutes les règles aujourd’hui consacrées par la science.

Mais que parlons-nous de science ? existe-t-il réellement une science en pareille matière ? ne voyons-nous pas des hommes, qui passent à bon droit pour doctes et profonds, sourire de pitié à l’idée qu’on puisse découvrir une règle, une loi quelconque pour classer chronologiquement les monumens du moyen-âge ?

Ce dédain est-il fondé ? S’il est vrai que les œuvres de certains siècles soient encore entourées d’une grande obscurité, n’y a-t-il pas d’autres époques du moyen-âge où la clarté est déjà vive et complète ? Les hommes qui se livrent à ces études nouvelles ne se nourrissent-ils que de chimères, ou bien ont-ils obtenu des résultats sérieux ? Qu’ont-ils trouvé jusqu’ici ? Qu’ont-ils encore à faire ? Ces questions valent la peine d’être éclaircies.

Qu’il nous soit donc permis de les examiner avec quelque détail.

V.

Pour déterminer approximativement l’âge d’un monument antique, il suffit, tout le monde le reconnaît, d’examiner le monument lui-même. Vous découvrez sur le sol de la Grèce ou de l’Italie les débris d’un édifice dont Pausanias ni Pline n’ont jamais fait mention, dans un lieu dont aucune tradition n’a conservé le souvenir, et à la seule inspection de ces fragmens, selon que les moulures et les profils affectent telle ou telle forme, selon que la pierre et le marbre sont taillés ou appareillés de telle ou telle façon, vous prononcez avec une sorte de certitude que l’édifice est du siècle de Périclès ou de celui d’Alexandre, qu’il appartient au temps de la république ou à l’époque des empereurs.

En peut-il être de même pour les monumens du moyen-âge ? portent-ils aussi sur leur front la date de leur naissance ?

On commence à le croire aujourd’hui ; mais l’époque n’est pas éloignée où l’opinion contraire était, chez nous, universelle et incontestée. Il était passé en force de chose jugée que jamais aucune règle, aucune méthode n’avait présidé à la construction des monumens du moyen-âge ; que depuis la chute de l’empire romain jusqu’à la renaissance, depuis Clovis jusqu’à François Ier, le hasard seul avait, en France, dirigé l’art de bâtir, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre ; que, par conséquent, le même lieu, la même année, avaient dû voir souvent s’élever des monumens entièrement différens, tandis que des monumens identiques pouvaient avoir été construits à plusieurs siècles d’intervalle et aux deux extrémités du royaume ; que dès-lors on ne devait attribuer spécialement à aucune époque aucun caractère déterminé, et qu’il fallait se garder de jamais chercher à classer dans un ordre chronologique les monumens du moyen-âge.

Cette opinion n’était pas seulement une tradition, une routine d’atelier, elle était professée par les maîtres de la science ; le critique éminent qui, dans l’étude de la sculpture antique, a complété l’œuvre de Winckelmann, qui a développé les principes théoriques et pratiques de l’architecture des anciens avec une si savante précision, M. Quatremère de Quincy, n’a laissé échapper aucune occasion de proclamer dans ses écrits que l’architecture du moyen-âge n’est pas une architecture, que ce n’est pas un art, mais seulement une compilation, un composé d’élémens disparates et hétérogènes rassemblés par une fantaisie ignorante et désordonnée[6].

Qui aurait osé dans l’école élever la voix contre cet anathème ? qui se serait permis d’étudier cette soi-disant architecture ? La vue de tels monumens ne passait pas seulement pour inutile, on la croyait pernicieuse, et si par hasard quelque artiste moins timoré que ses confrères, trouvant une vieille église sur son chemin, s’avisait de ne pas détourner les yeux, s’il en admirait certaines parties, s’il osait même en crayonner quelques souvenirs, sa foi n’en était pas ébranlée, car ce n’était pas l’examen d’un monument isolé, c’était la comparaison laborieuse et réfléchie d’un grand nombre de monumens qui seule aurait pu l’éclairer et lui faire apercevoir dans ce prétendu chaos un principe d’ordre et de classification. Or, les plus téméraires n’auraient jamais alors entrepris pareil travail. Il est donc probable que, pendant long-temps encore, nos architectes auraient jugé les monumens du moyen-âge sans les connaître, et que l’impossibilité de les classer fût demeurée proverbiale, si quelques hommes étrangers à la pratique de l’art, de simples amateurs, sans préjugés d’école, sans doctrines traditionnelles, n’obéissant qu’à leur propre sentiment, à l’amour des belles choses et à un certain attrait de curiosité, ne s’étaient mis à la recherche de ces monumens, et après en avoir beaucoup contemplé, beaucoup comparé, n’avaient senti le besoin de se rendre compte de leurs impressions et d’analyser ce qu’ils avaient vu.

Ils ne tardèrent pas à reconnaître que, dans les innombrables élémens dont cette architecture se compose, la confusion et l’irrégularité sont surtout apparentes, et que, pour peu qu’on les regarde avec attention, il est impossible de n’être pas frappé de certaines analogies et de certaines différences qui se reproduisent d’une manière constante et régulière. À force de réunir les analogies et d’abstraire les différences, ils parvinrent à établir des divisions générales susceptibles d’être ultérieurement subdivisées et de devenir les cadres d’une classification méthodique. La plus large, la plus complexe de ces divisions, résulta naturellement d’une différence fondamentale dans la forme d’un des membres principaux de l’architecture. Comment ne pas remarquer, en effet, que, parmi tous ces édifices auxquels on applique sans distinction cette dénomination de monumens du moyen-âge, il en est dont toutes les arcades, toutes les ouvertures, se terminent en pointe, en ogive, tandis que, dans d’autres, le plein cintre règne exclusivement, et que, chez quelques-uns enfin, on remarque simultanément le plein cintre et l’ogive ?

Ces distinctions n’étaient-elles que fortuites, ou bien constituaient-elles des différences essentielles dans l’origine et la nature de ces trois sortes de monumens ? les uns et les autres pouvaient-ils être contemporains, ou bien devait-on nécessairement les attribuer à des époques distinctes ? Pour résoudre ces questions, il fallut recourir au témoignage des monumens écrits, et lorsque, après des expériences maintes fois répétées, après des vérifications sans nombre, il fut toujours reconnu que les monumens à plein cintre n’apparaissaient plus au-delà d’une certaine époque, que les monumens à ogive, au contraire, ne commençaient à paraître qu’à partir d’une autre époque, et que les monumens mixtes semblaient appartenir aux années intermédiaires, il fut permis sans doute de constater ce premier résultat comme une preuve évidente qu’il y avait là une science possible.

Ce n’était qu’un premier pas ; mais bientôt, en faisant pénétrer l’analyse dans ces trois grandes classes de monumens, on reconnut que chacune d’elles, prise à part, pouvait être subdivisée, et que les signes indicateurs de ces subdivisions, bien qu’ils fussent plus ou moins distincts, n’avaient rien d’arbitraire ni d’accidentel. En un mot, ces premiers essais, quelque incomplets qu’ils fussent, posèrent les bases d’une classification générale : on commença à voir clair dans ces dix siècles de ténèbres ; les monumens de chaque espèce se trouvèrent groupés à peu près à leur rang dans l’ordre chronologique, et enfin, ce qui n’est pas moins nécessaire, on entreprit de fixer leurs rapports géographiques, c’est-à-dire les différences qui les distinguent, non plus de siècle à siècle dans le même lieu, mais de pays à pays dans le même moment.

En effet, pour connaître l’histoire d’un art, ce n’est pas assez de déterminer les diverses périodes qu’il a parcourues dans un lieu donné, il faut suivre sa marche dans tous les lieux où il s’est produit, indiquer les variétés de forme qu’il y a successivement revêtues, et dresser le tableau comparatif de toutes ces variétés, en mettant en regard, non-seulement chaque nation, mais chaque province d’un même pays. Ainsi, par exemple, on ne connaît pas l’architecture grecque, si l’on se borne à étudier les différens styles qui successivement brillèrent à Athènes : il faut se transporter à Égine, à Sycione, en Ionie, en Sicile, partout où l’art fut florissant, et chercher, à côté des caractères généraux sous lesquels il apparaît à chaque siècle, les influences diverses qu’il subit dans chaque lieu.

C’est vers ce double but, c’est dans cet esprit qu’ont été dirigées presque toutes les recherches entreprises depuis vingt ans parmi nous au sujet des monumens du moyen-âge. Déjà, vers le commencement du siècle, quelques savans d’Angleterre et d’Allemagne nous avaient donné l’exemple par des essais spécialement appliqués aux édifices de ces deux pays. Leurs travaux n’eurent pas plus tôt pénétré en France, et particulièrement en Normandie, qu’ils y excitèrent une vive émulation. En Alsace, en Lorraine, en Languedoc, en Poitou, dans toutes nos provinces, l’amour de ces sortes d’études se propagea rapidement, et maintenant partout on travaille, partout on cherche, on prépare, on amasse des matériaux. La mode, qui se glisse et se mêle aux choses nouvelles, pour les gâter bien souvent, n’a malheureusement pas respecté cette science naissante et en a peut-être un peu compromis les progrès. Les gens du monde sont pressés de jouir ; ils ont demandé des méthodes expéditives pour apprendre à donner sa date à chaque monument qu’ils voyaient. D’un autre côté, quelques hommes d’étude, emportés par trop de zèle, sont tombés dans un dogmatisme dépourvu de preuves et hérissé d’assertions tranchantes, moyen certain de rendre incrédules ceux qu’on prétend convertir. Malgré ces obstacles, inhérens à toute tentative nouvelle, les vrais travailleurs continuent leur œuvre avec patience et modération. Les vérités fondamentales sont acquises ; la science existe, il ne s’agit plus que de la consolider et de l’étendre en dégageant quelques notions encore embarrassées, en achevant quelques démonstrations incomplètes. Il reste beaucoup à faire ; mais les résultats obtenus sont tels qu’à coup sûr le but doit être un jour définitivement atteint.

Essayons d’indiquer avec toute franchise quels sont ces résultats, c’est-à-dire quels sont les points qu’une méthode vraiment scientifique a constatés, quels sont ceux qui restent encore incertains et contestables.

La période des monumens à plein cintre n’est pas également bien éclaircie dans toutes ses phases. Sa durée est très longue, et, sous une apparente uniformité, elle renferme les variétés les plus nombreuses. On peut bien tracer, même assez nettement, les divisions principales dont elle se compose ; mais les caractères permanens de chacune de ces divisions ne se déterminent pas encore avec une précision suffisante ; il est plus facile de les sentir que de les expliquer. Ainsi, pour qui a beaucoup vu de monumens de ce genre, il existe de notables différences entre les constructions encore gallo-romaines des VIe et VIIe siècles et les monumens carlovingiens, et, parmi ces derniers, ceux qui appartiennent au règne de Charlemagne lui-même se distinguent aisément de tout ce qui a été construit dans la seconde moiti du IXe siècle et dans le Xe tout entier ; mais les signes de ces différences ne sont pas toujours exactement les mêmes : il faut les chercher, tantôt dans certain mode de construction, tantôt dans certaine nature d’ornemens, et quelquefois seulement dans la façon plus ou moins grossière dont l’artiste a travaillé. Pour conserver l’espoir d’obtenir des données plus positives, il faudrait que les monumens de cette époque ne fussent pas d’une aussi grande rareté. Comment, sur un si petit nombre d’exemples, parvenir à établir des règles sûres et constantes ? Nous ne doutons pas que de sérieuses études, de patientes comparaisons ne dissipent en grande partie cette obscurité ; mais il restera toujours, quoi qu’on fasse, quelque chose de vague et d’incomplet dans la classification des monumens antérieurs à l’an 1000. Une clarté plus grande apparaît dès le début du XIe siècle. Là ce n’est plus la rareté des exemples, c’est plutôt leur trop grand nombre qui augmente les difficultés. Si l’on se contente de généralités, point d’embarras. Cette grande renaissance du XIe siècle se manifeste par deux styles fortement caractérisés : le premier, robuste et massif, le second, riche, élégant, et aspirant presque à la légèreté. Mais à quelle époque précise celui-ci succède-t-il à l’autre ? Combien de nuances, combien de degrés entre ces deux points extrêmes ! Quelle variété dans les plans, dans les modes de construction, dans l’ornementation surtout ! Et si l’on passe d’une province dans une autre, quel spectacle différent ! quel changement de formes et de caractères ! Une si grande diversité donne à cette architecture beaucoup d’attrait ; mais elle est un immense obstacle à la découverte des lois essentielles, des principes fondamentaux qui la gouvernent. Il faut néanmoins reconnaître qu’on a déjà beaucoup avancé cette œuvre difficile. Nous avons des données exactes non-seulement sur la chronologie générale des constructions à plein cintre du XIe siècle et de la première moitié du XIIe, mais sur les principales particularités qui les distinguent dans la plupart de nos provinces. Lorsque les nombreux monumens de cette époque qui survivent encore auront tous été relevés, mesurés, étudiés et comparés avec intelligence, bien peu de questions resteront encore douteuses ; mais parviendra-t-on sur tous les points à la certitude scientifique ? Nous n’oserions l’affirmer. Cette architecture, quoique complètement distincte et de l’architecture romaine et de tous ses dérivés, n’est cependant pas entièrement originale. Les élémens qui la constituent sont presque tous empruntés ; les uns viennent directement d’Orient, les autres sont comme détachés pour ainsi dire des monumens romains existant sur notre sol, quelques-uns enfin sont le produit de traditions purement locales. Ce n’est pas un tout homogène, vivant de sa propre vie, conséquent avec lui-même dans toutes ses parties, depuis la racine jusqu’au sommet ; c’est un composé, c’est une compilation, pour employer ce mot que l’illustre critique cité plus haut applique à tort, selon nous, à toutes les architectures du moyen-âge sans distinction, mais qui ne manque pas de justesse, si l’on s’en sert pour qualifier l’architecture à plein cintre, principalement pendant les siècles de sa complète décadence. Or, comme il est impossible de faire l’analyse méthodique d’une compilation, il ne faut pas s’étonner que toute classification rigoureuse et complète des monumens à plein cintre nous semble un problème presque insoluble, et que, tout en constatant les règles générales auxquelles ils sont soumis, nous devions probablement nous résigner toujours à laisser fléchir ces règles devant un certain nombre d’exceptions.

La même observation s’applique aux monumens mixtes, c’est-à-dire à ceux qui participent à la fois et de l’architecture à plein cintre et de l’architecture à ogive, soit que ces deux formes d’arcade y figurent simultanément, soit que, composés exclusivement d’ogives, ils conservent néanmoins tous les autres caractères des constructions à plein cintre. C’est peut-être autour de ces monumens mi-partis que s’est amassé le plus d’incertitude et d’obscurité. Bien qu’ils appartiennent à une époque où les documens historiques commencent à devenir abondans, on ne trouve dans les témoignages écrits que bien peu de paroles qui les concernent, et quelques-unes de ces paroles prêtent à des équivoques et servent à accréditer des erreurs. Vieillir ce qui est ancien est un plaisir auquel bien peu d’esprits savent résister. C’est là ce qui explique l’empressement avec lequel on s’est armé de textes ambigus ou mal interprétés pour attribuer à quelques monumens de cette catégorie une antiquité exceptionnelle et merveilleuse. Ces hérésies ont beau être victorieusement combattues, elles n’en renaissent pas moins à tout propos, et contribuent à entretenir le scepticisme chez ceux qui sont portés à ne pas admettre la possibilité de classer scientifiquement les monumens du moyen-âge. Au fond, toutes les incertitudes sur cette époque de transition se réduisent à un seul point litigieux, l’origine de l’ogive ; question complexe, question insoluble, quand on l’aborde isolément, quand on veut y voir une énigme dont un mot unique peut donner la clé. Nous chercherons plus loin sous combien d’aspects divers il faut l’envisager, à quelles autres questions il faut la rattacher, pour qu’il y ait quelque chance d’en poursuivre utilement la solution. Nous verrons les points qu’on peut espérer d’éclaircir, la direction qu’il convient d’imprimer aux recherches qui seront désormais entreprises ; quant à présent, il n’est pas besoin d’insister pour prouver que cette seconde classe de monumens est encore imparfaitement étudiée, et que presque tout est à faire pour la soumettre à une classification régulière et méthodique.

Il n’en est pas ainsi de la troisième. Quelle que soit l’origine de l’ogive, que son apparition soit plus ou moins ancienne, qu’elle nous vienne de l’Orient ou des régions septentrionales, qu’elle soit sacerdotale ou laïque, qu’elle résulte d’une production spontanée et nécessaire, ou de combinaisons accidentelles et capricieuses, il est un fait certain, incontestable, c’est qu’à partir du commencement du XIIIe siècle (à quelques années près, selon les pays), on voit toutes les constructions religieuses, civiles, militaires, sans exception, exécutées d’après un système uniforme et régulier, système dont les élémens sont, les uns entièrement neufs, les autres combinés dans un ordre tout nouveau, système enfin dont on peut déterminer exactement le but, les conditions et la durée.

Ce n’est pas là un paradoxe. Nous n’avons pas hésité tout à l’heure à reconnaître ce qu’il y avait d’incomplet, au point de vue de la science, dans les époques précédentes ; nous n’avons pas caché que du VIe au XIIe siècle, l’imagination et le hasard semblaient se mêler parfois aux règles qui gouvernent les divers styles à plein cintre, que l’histoire du style de transition était encore pleine de vague et d’incertitude ; mais maintenant que nous sommes dans le XIIIe siècle, maintenant que l’ogive a définitivement remplacé le plein cintre, un spectacle tout différent s’offre à nous : nous voyons cette régularité, cet enchaînement, cette conséquence, cette série de rapports, à la fois fixes dans leur principe et variables dans leur application, qui constituent un système, et malgré tous les livres d’architecture, malgré les doctes arrêts de leurs auteurs, il faut bien qu’on nous permette de constater ce que nous voyons.

Si les érudits qui ont jugé l’art du moyen-âge sans le connaître et d’après quelques observations isolées et passagères, l’avaient regardé d’un œil moins distrait ; si, au lieu de confondre et de condamner en bloc tout ce que nos pères ont construit pendant huit ou neuf cents ans, ils avaient seulement examiné les principaux monumens qui, d’après des témoignages authentiques et irrécusables, ont été bâtis en France depuis l’an 1200 jusqu’aux premières années du XVIe siècle, il n’est pas douteux que nous serions bien près de nous entendre ; car s’ils connaissaient ces monumens, s’ils les avaient étudiés, il n’échapperait pas à leur perspicacité que pendant ces trois siècles un principe commun préside à l’art de bâtir, principe aussi neuf que fécond, aussi régulier que hardi, et que ce principe subit successivement trois grandes modifications qui correspondent à peu près à chacun de ces trois siècles.

C’est, je le répète, faute d’avoir ouvert les yeux qu’on traite toutes ces vérités de chimères et qu’on se renferme dans une incrédulité dédaigneuse.

Au lieu d’examiner les monumens, on proclame, sous forme d’axiome, qu’il n’a jamais existé et qu’il ne peut exister qu’une seule architecture proprement dite, l’architecture classique, attendu qu’elle seule est conforme aux grandes lois de l’intelligence, qu’elle seule possède un système de proportions régulières et de combinaisons constantes, qu’elle seule, en un, mot, repose sur un principe d’ordre[7], tandis que « le genre de bâtisse auquel on donne le nom de gothique, est né de tant d’élémens hétérogènes et dans des temps d’une telle confusion, d’une telle ignorance, que l’extrême diversité de formes qui le constitue, inspirée par le seul caprice, n’exprime réellement à l’esprit que l’idée du désordre[8]. »

Vérifions sur-le-champ l’exactitude de cette assertion ; entrons dans une de ces bâtisses gothiques : ne choisissons pas, si l’on veut, les plus belles et les plus grandes cathédrales ; n’allons ni à Reims, ni à Chartres, ni à Beauvais ; une simple église de second ou de troisième ordre nous suffira, pourvu qu’elle ait été construite soit au XIIIe, soit au XIVe siècle, et que le caractère de la construction primitive ne soit pas trop altéré par des mutilations ou par des restaurations. Nous voici dans la nef : quelles sont nos impressions ? est-ce l’idée du désordre qui vient nous assaillir ? ne sommes-nous pas frappés, au contraire, de la régularité de l’ordonnance, et, quelles que soient la multiplicité et la variété des détails, ne sentons-nous pas qu’une grande unité de pensée se révèle dans tout le monument ? Cette profonde perspective, la disposition de ces piliers, la manière dont ils se multiplient et se ramifient au sortir d’un tronc commun, leur épanouissement pour former et soutenir le couronnement de l’édifice, tout cela n’est-il qu’un jeu du hasard, un effet accidentel et imprévu ? Dites à qui vous voudrez que c’est sans intention et par un caprice irréfléchi que ces voûtes ont été portées si haut et que l’élévation du monument est si grande par rapport à sa largeur, personne ne vous croira. Les uns, si leur esprit est tourné vers l’utile, admireront ce moyen sage et prévoyant de répandre à profusion l’air respirable dans des vaisseaux où de si grandes réunions d’hommes doivent être entassées ; d’autres, portant les yeux hors de ce monde, et s’inquiétant d’autres lois que de celles de la physique, verront dans cette extrême élévation l’intention d’abaisser l’orgueil de l’homme par la comparaison de son infime petitesse avec l’immensité de la maison du Seigneur. Personne ne supposera que ce soit sans but, sans calcul, sans préméditation, que ces hardis travaux aient été exécutés.

Le critique auquel nous répondons, tout en refusant d’admettre qu’à une époque quelconque du moyen-âge il ait existé une architecture, ne peut s’empêcher de reconnaître que quelques-uns des monumens que nous ont laissés ces siècles d’ignorance ont un certain air de grandeur et produisent, surtout à l’intérieur, une assez vive impression[9] mais ce sont là, dit-il, des effets que l’instinct seul peut créer : rien ne prouve qu’ils soient le résultat de combinaisons savantes et réfléchies. Selon lui, les architectes du moyen-âge, aussi bien ceux du XIIIe que ceux du IXe siècle, lors même qu’ils font de belles choses, ne savent pas ce qu’ils font : ils tâtonnent sans règle, sans méthode. Si par fortune ils rencontrent une heureuse disposition, ils sont hors d’état de la reproduire à coup sûr, soit dans un autre édifice, soit même dans les différentes parties du même monument. En un mot, pour réduire à des termes précis l’opinion de l’illustre écrivain, il regarde comme radicalement impossible de découvrir dans cette soi-disant architecture la base, soit d’un système de proportion, soit d’un système de construction, soit d’un système d’ornementation, trois choses sans lesquelles une architecture n’existe pas.

Voilà la question nettement posée ; nous l’acceptons dans ces termes. À notre avis, l’architecture des XIIIe et XIVe siècles possède un système de proportion, un système de construction, un système d’ornementation, systèmes qui lui sont propres, qui constituent son originalité, et qui la rendent profondément distincte non-seulement de l’architecture antique, mais de tous les modes de bâtir employés successivement à d’autres époques du moyen-âge.

Voyons d’abord ce qui regarde les proportions.

Point d’architecture sans un système de proportion : nous en tombons d’accord. Il faut qu’un certain rhythme, une certaine mesure, un certain ordre détermine les rapports du tout avec les parties. Si ces rapports sont harmonieux, l’esprit est satisfait, et l’art a rempli sa mission. Mais pourquoi supposer qu’un procédé unique et invariable puisse seul créer cette harmonie ? Il y a de l’ordre dans une architecture dès qu’elle produit l’effet qu’elle a pour but de produire. Peu importe si les moyens qu’elle emploie sont plus ou moins conformes à ceux dont on s’est déjà servi pour produire d’autres effets ; c’est en elle-même qu’il faut la juger, abstraction faite des modèles consacrés.

Le système de l’antiquité repose, comme on sait, sur certains rapports de mesure entre la colonne et l’entablement, entre le support et la chose supportée. Or, il n’y a pas d’entablement dans l’architecture du XIIIe siècle : faut-il en conclure que tout système de proportion lui est interdit, et que ses productions sont nécessairement arbitraires et désordonnées ? Sans doute le mode suivi par les anciens est admirablement simple et régulier. L’esprit humain a peut-être eu tort de l’abandonner ; peut-être, au contraire, comme quelques-uns le pensent, a-t-il fait preuve, en s’en écartant momentanément, d’une heureuse témérité : ce n’est pas là qu’est la question. À tort ou à raison, nos pères, pendant le moyen-âge, sont sortis des voies de l’antiquité, et le chemin qu’ils ont pris les a conduits dans des régions nouvelles, dans un monde inconnu des anciens. Ce monde n’a-t-il pas ses lois, son rhythme, son harmonie ? Cherchez d’abord à le comprendre, et voyez ensuite si ces artistes, que vous croyez barbares, n’en ont pas connu le secret et ne l’ont pas fidèlement exprimé.

N’est-il pas évident, en effet, que c’est volontairement et systématiquement qu’ils ont abandonné, ou plutôt qu’ils ont exclu de leurs constructions la ligne horizontale, si fortement accentuée dans l’entablement antique ? À peine si de légers filets permettent à l’œil de suivre horizontalement la division des divers étages dont ces constructions sont composées, tandis que de fortes saillies verticales, à l’extérieur sous forme de contreforts, à l’intérieur sous forme de longues colonnes s’élançant d’un seul jet de la base au sommet de l’édifice, traversent toutes les lignes horizontales, les interrompent et les font oublier.

Le système de proportions de l’architecture à ogive peut donc se résumer en ces mots : déguiser les lignes horizontales, accentuer les lignes perpendiculaires. Mais ce n’est là, dira-t-on, qu’un principe abstrait, une loi générale, dont l’application peut être faite de diverses manières ; un véritable système s’explique plus catégoriquement ; il ne laisse rien à l’arbitraire, il donne des préceptes, ou plutôt des commandemens. C’est ainsi que les ordres, dans l’architecture antique, tracent, jusque dans leurs moindres détails, toutes les proportions de chaque nature d’édifices. Prouvez-nous que l’architecture à ogive obéit à quelque chose d’analogue aux ordres grecs et romains, et nous reconnaîtrons qu’elle repose sur un système, nous ne contesterons plus qu’elle soit une véritable architecture.

Avant de répondre, il faut s’entendre sur l’idée qu’on se fait des ordres antiques. Prétend-on qu’ils consistent dans des prescriptions tellement absolues, dans des combinaisons mathématiques tellement exactes, qu’il en résulte un moyen pour ainsi dire mécanique de construire des édifices toujours parfaitement semblables, à un millimètre près. Dans ce cas, nous confesserons franchement qu’à aucune époque du moyen-âge, même aux XIIIe et XIVe siècles, l’architecture n’est tombée dans cet état d’asservissement ; si, au contraire, comme il est facile de le prouver, la théorie des ordres repose, non sur la reproduction servile de patrons taillés d’avance, mais sur certaines grandes lois d’harmonie générale qui n’excluent pas certaine liberté dans les moyens d’exécution, nous n’hésitons pas à le dire, il existe de semblables lois dans l’architecture à ogive, et ces lois la gouvernent aussi bien que les ordres régissent l’architecture grecque et romaine.

Il ne faut pas croire en effet, comme on le suppose assez généralement, qu’une fois donné le diamètre de la colonne antique, on connaisse exactement sa hauteur, et que cette hauteur détermine invariablement la dimension de toutes les autres parties de la construction. Si cela était vrai, les édifices appartenant à un même ordre seraient tous absolument semblables, leur échelle seule pourrait différer : il y aurait de grands et de petits temples doriques, de grands et de petits temples corinthiens ; mais les petits seraient trait pour trait la miniature des grands ; proportion gardée, ils seraient identiques, et, comme il n’existe que trois ordres, il n’y aurait également que trois types de chaque nature d’édifices, types dont les innombrables reproductions seraient autant d’épreuves sorties d’un même moule.

Consultez les faits : voyez, non dans Vitruve, mais dans les monumens eux-mêmes, si vous trouvez cette prétendue identité. D’abord vous verrez qu’en traversant les siècles, et surtout en passant de Grèce en Italie, ces ordres, qu’on suppose immuables, ont subi de nombreux changemens, ou plutôt de véritables transformations. Mais laissons de côté cet élément de diversité ; ne comparons que des monumens dans les mêmes conditions, c’est-à-dire construits d’après un même ordre, dans un même pays, dans la même époque, et pour nous adresser au plus pur, au plus noble de tous les ordres, au dorique grec, mesurons le Parthénon et les Propylées. Ces deux monumens, qui se touchent, sont-ils calqués l’un sur l’autre ? leurs colonnes sont-elles de même hauteur relativement à leur diamètre ? Non, la différence est de près d’un demi-diamètre. Et si vous sortez d’Athènes, pour comparer à ce même Parthénon un autre chef-d’œuvre d’Ictinus, le temple de Bassœ près Phygalie, par exemple, ne vous présente-t-il pas aussi des mesures différentes et des anomalies bien autrement remarquables ? Ainsi, partout la liberté se fait jour ; les règles n’en subsistent pas moins, mais elles ne sont ni despotiques ni tracassières : elles se contentent de caractériser le style du monument par de grands traits généraux ; elles lui donnent un cachet d’unité, tout en laissant la carrière ouverte à la variété. Et qu’on ne dise pas que les diversités qu’elle tolère sont imperceptibles : les colonnes doriques ont, dans tel édifice, une hauteur à peine égale à quatre diamètres ; dans tel autre, elles en atteignent presque six, ce qui n’empêche pas que ces deux genres d’édifices soient également doriques. Leur stature, leur physionomie, diffèrent, mais leurs proportions générales sont les mêmes ; on reconnaît sur-le-champ qu’ils sont de même famille.

Il en est ainsi de l’architecture à ogive. Prenez toutes les églises bâties en France dans le XIIIe siècle, et, pour mieux déterminer l’époque, depuis 1220 jusqu’à 1280 ; restez en-deçà de la Loire, car au-delà vous trouverez un sol où le style vertical ne s’est jamais complètement acclimaté ; surtout ne confondez pas dans votre examen les parties de ces églises qui peuvent appartenir à des temps plus reculés, ou que des restaurations postérieures auront modifiées. C’est faute de ces précautions qu’on a si vite prononcé qu’il n’y avait là qu’un inextricable chaos. Si vous avez soin de ne comparer que des productions d’une même époque, d’un même pays, d’un même style, il est impossible que vous ne reconnaissiez pas que tous ces monumens ont le même aspect général, que toutes leurs parties essentielles sont conçues dans le même esprit et affectent les mêmes formes, que tous, enfin, ils ont cet air de famille qui distingue les édifices antiques appartenant à un même ordre.

Maintenant, si vous procédez le compas à la main, vous trouverez assurément des différences de mesure ; mais ces différences n’ont jamais rien d’excessif, elles ne sortent pas d’un certain terme moyen, et, tout en modifiant les dimensions des édifices, elles n’en altèrent pas les proportions. Les proportions dans les œuvres de l’art, comme dans celles de la nature, sont des lois générales ; les dimensions sont des accidens particuliers. Voyez si la nature soumet jamais ses créations à des mesures invariables. Donne-t-elle la même taille à tous les animaux de même espèce ? Donne-t-elle même à leurs membres une grandeur toujours relativement égale ? Non, il n’existe pas deux êtres de même famille qui se ressemblent exactement, et cependant tous les individus de cette famille sont semblables par certains rapports généraux, rapports constans, immuables, nécessaires. Ce sont ces rapports qui constituent les proportions.

Ne vous récriez donc pas si le plan de la cathédrale d’Amiens n’est pas absolument le même que celui de Notre-Dame de Reims, si la nef de l’une est moins longue que celle de l’autre relativement à la longueur du chœur, si les piliers de ces deux temples ne sont pas exactement de même épaisseur en comparaison de leur hauteur. Ce ne sont là que des diversités de dimension, diversités inévitables, et dont les monumens classiques, comme nous venons de le voir, ne sont pas plus exempts que les autres. Pourvu que dans une certaine mesure les rapports du tout avec les parties restent les mêmes, peu importe ces variations des parties entre elles. Ce qui constitue un système de proportions, ce n’est pas l’absence de ces apparentes anomalies, c’est la présence de certaines grandes lois générales supérieures à toutes les dissemblances individuelles : d’où il suit que si l’architecture du XIIIe siècle repose, comme nous le prétendons, sur un système de proportions qui lui est propre, nous devons trouver dans toutes ses œuvres, quelles que soient les particularités qui les distinguent, certaines ressemblances fondamentales et nécessaires, indices certains d’un principe commun duquel elles émanent.

Or, rien n’est plus facile à constater. Commençons par examiner les plans ; nous allons distinguer à des signes infaillibles ceux du XIIIe siècle de tous ceux des âges précédens. Le plan du temple chrétien se trouve modifié, à cette époque, d’abord par l’addition d’un collatéral autour du chœur, addition nécessaire dans toutes les églises à plusieurs nefs ; en second lieu par le changement de la forme du chœur lui-même dont l’extrémité, jusque-là semi-circulaire, devient toujours et nécessairement polygonale. Mais, quelle que soit l’universalité de ses modifications dans les plans, elles peuvent ne paraître que d’une importance secondaire. Ce n’est pas sur le sol des églises, c’est sur leurs parois qu’il faut jeter les yeux pour apercevoir aussitôt les caractères généraux et invariables dont on voudrait en vain contester la présence.

D’abord toutes les ouvertures, tous les vides se terminent en arc brisé, en ogive. C’est là une règle absolue. Que si une fois entre mille, comme à Notre-Dame de Metz par exemple, on voit un arc à plein cintre se glisser au milieu d’innombrables ogives, c’est une de ces exceptions imperceptibles qui sanctionnent les règles au lieu de les infirmer. Ce qui est certain, c’est qu’avec le XIIIe siècle l’emploi de l’ogive devient exclusif non-seulement dans les églises, mais dans tous les autres édifices. On n’ouvre plus une fenêtre, on ne pratique plus une porte dans une construction quelconque, sans leur donner la forme aiguë. Un fait aussi universel peut-il n’être qu’un accident et un caprice ? S’il était question de ces monumens qu’on rencontre en d’autres temps et en d’autres pays, monumens où quelques arcades à ogives apparaissent comme par hasard et égarées, pour ainsi dire, au milieu d’arcs à plein cintre ou d’ouvertures à angles droits, il serait juste et raisonnable de ne voir dans l’emploi de cette forme qu’une fantaisie capricieuse ; mais ici ce sont toutes les ouvertures sans exceptions qui se terminent en pointe, et non-seulement les portes, les arcades et les fenêtres mais les voûtes et jusqu’aux fondations elles-mêmes. L’édifice tout entier est moulé sur cette forme ; elle lui est inhérente ; elle compose sa structure, son organisation, son ossatura. Sans elle il ne serait pas.

Ainsi voilà déjà une première loi générale qui caractérise l’architecture du XIIIe siècle. Il en est une seconde non moins importante. L’ogive n’est pas seulement employée exclusivement dans toutes les productions de cette architecture ; elle y affecte une forme déterminée ; sa base, c’est-à-dire son ouverture inférieure, est égale à chacun de ses deux côtés latéraux, ou, en d’autres termes, elle procède du triangle équilatéral. Cette forme est évidemment la perfection de l’ogive, comme la figure géométrique qui l’a produit est la plus parfaite des figures triangulaires. Au XIIe siècle, lorsque l’ogive est à sa naissance, et commence à se substituer au plein cintre, sa base est généralement plus large que chacun de ses côtés ; en conséquence, son angle supérieur est plus obtus que les deux autres, ce qui donne à l’ensemble de l’ogive un aspect un peu lourd, un peu écrasé. Au XIVe siècle, au contraire, lorsque le style ascensionnel tend à l’exagération de son principe, la base de l’ogive devient plus étroite, et ses branches latérales sont de plus en plus allongées. Entre ces deux extrêmes, le XIIIe siècle nous donne le vrai type de l’ogive, c’est-à-dire cette forme dont l’angle supérieur résulte de l’intersection de deux courbes égales tirées des deux extrémités d’une ligne droite. C’est à l’usage presque exclusif de ce type que les chefs-d’œuvre du XIIIe siècle doivent ce caractère à la fois élancé et vigoureux qui les distingue. Ils ont beau s’élever à perte de vue, on est sans crainte sur leur solidité. Ce triangle équilatéral, qui se retrouve inscrit dans l’extrémité supérieure de toutes les ouvertures, donne à l’ensemble de la construction quelque chose de bien assis, un air d’aplomb, une consistance, qui font oublier tout ce qu’il y a de téméraire dans sa légèreté presque aérienne.

Est-il besoin de dire qu’en assignant ainsi à chaque période du style vertical une forme d’ogive déterminée, nous ne prétendons pas poser des règles absolues. Encore une fois, il n’existe pour aucune architecture des mesures invariables ; ce n’est jamais que sur des moyennes qu’on peut raisonner. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si, même au temps de saint Louis, on trouve quelques ogives soit trop larges, soit trop étroites à leur base, en proportion de leur hauteur ; si, d’un autre côté, on aperçoit dès le XIIe siècle des exemples du type équilatéral ou si, dans le XIVe, il s’en présente encore. Des circonstances locales, des difficultés d’emplacement suffisent presque toujours pour motiver ces exceptions, et, lors même qu’elles proviendraient parfois du caprice des artistes, elles sont trop rares pour altérer l’autorité et le mérite d’observations mille fois répétées. Nous nous croyons en droit de regarder comme vrai et comme acquis à la science tout fait qui n’est presque jamais démenti ; voilà dans quel sens nous disons que, pendant le XIIIe siècle, l’ogive procède du triangle équilatéral, ou du moins qu’elle se rapproche, autant qu’il est possible, de ce type ; qu’au XIIe elle ne l’atteint pas encore, et qu’au XIVe elle tend à le dépasser. Quant au XVe siècle, nous n’oserions pas désigner quelle est exactement la forme de ses ogives : tantôt il les élargit outre mesure, tantôt il les rétrécit. Dans cet âge de recherches et de raffinemens, l’empire de la règle s’affaiblit, l’imagination semble gouverner seule : aussi cette époque n’est-elle fortement caractérisée que par son ornementation, tandis que ses proportions sont vagues, changeantes et difficiles à généraliser.

C’est donc dans les deux siècles précédens, et surtout dans le XIIIe, qu’il faut étudier le système de proportions du style vertical ; c’est là qu’il apparaît dans sa pureté, soumis à la discipline de la raison et aux lois d’une sévère harmonie. La forme systématique et régulière des ogives n’en est pas l’unique preuve ; elle n’est qu’une révélation partielle de l’ordre qui règne dans toutes les parties de l’édifice. Interrogez-les toutes, vous les trouverez également conséquentes et dérivant de principes communs. Nous n’avons pas la prétention toutefois de remonter jusqu’à la loi unique et souveraine qui doit résumer tous ces principes : nous sommes persuadés qu’elle existe ; mais faut-il la chercher, comme quelques-uns le supposent, dans le point central du monument, c’est-à-dire, quand il s’agit d’une église, dans l’intersection de la nef et des transsepts ? Est-ce le carré de cette partie centrale qui sert de base, de racine géométrique à toutes les autres parties de l’édifice, de telle sorte qu’on puisse en déduire non-seulement la hauteur des quatre grands piliers qui soutiennent les quatre ogives maîtresses, mais la forme de ces ogives elles-mêmes, et enfin les proportions relatives de tous les autres piliers et de toutes les autres ogives dont se compose le monument ? Ce sont là des solutions qui, toutes vraisemblables qu’elles puissent être ; n’ont pas encore acquis un degré suffisant de certitude pour être scientifiquement admises. Nous n’en avons pas éprouvé personnellement la valeur par des expériences assez multipliées pour nous en porter garant.

Mais, sans nous élever jusqu’à ces problèmes, sans entrer dans ces régions encore mal explorées, contentons-nous de constater, preuves en main et sur la foi des expériences les plus incontestables, qu’il existe dans tous les monumens, soit du XIIIe, soit du XIVe siècle, une répétition constante des mêmes dispositions générales, et une certaine mesure moyenne applicable à toutes les parties principales de l’édifice. Cette démonstration doit suffire, car c’est là ce qui constitue et ce qui a toujours constitué un système de proportions.

Voyons maintenant s’il est vraiment impossible, comme on le prétend, de découvrir dans cette architecture la moindre trace d’un système de construction.

Sans doute, on peut trouver dans le moyen-âge une longue période, la période du style à plein cintre, pendant laquelle l’art de construire devient un métier plutôt qu’un système. Mélange confus et barbare de méthodes antiques mal comprises, de traditions à demi perdues et de maladroites innovations, il mérite bien alors qu’on le prenne en pitié. C’est à peine si, vers le XIe siècle, on le voit commencer à suivre quelques règles fixes, à observer quelques principes constans. Mais lorsqu’apparaît l’ogive, et surtout lorsque son règne est devenu universel et exclusif, les vieilles méthodes, les procédés bâtards, disparaissent ; l’art de la construction se transforme, se régularise et adopte systématiquement des méthodes inconnues jusque-là. À des effets nouveaux, il faut de nouvelles causes. Ces formes verticales, sveltes, aiguës, ne peuvent être produites que par des combinaisons qui leur soient spécialement applicables. La coupe des pierres exige des calculs tout nouveaux : partout des angles saillans et rentrans, partout des formes mixtilignes ; de là des difficultés sans nombre pour évider, pour ajuster, pour appareiller les matériaux ; puis, à côté de ces nouveautés de détail, des principes généraux de statique et d’équilibre, également tout nouveaux, soit à cause de l’extrême élévation des édifices, eu égard à leur épaisseur, soit à cause de la délicatesse de leur support et de l’envahissement des parties vides sur les parties pleines. Une telle révolution dans la théorie pouvait-elle manquer d’en produire une dans la pratique ? À défaut de preuves, le simple raisonnement défendrait d’en douter.

Qu’importe que les Romains aient employé des voûtes d’arête dans quelques-uns de leurs monumens, dans leurs thermes, par exemple ? faut-il en conclure que les constructeurs des XIIe et XIIIe siècles n’ont fait que copier les Romains, qu’ils ne sont que des compilateurs, et que, s’ils ont un système, ce système ne leur appartient pas ? Comme si le mérite de l’invention était ici de la moindre conséquence. Oui, sans doute, les Romains ont fait des voûtes, d’autres peuples en ont fait avant eux, on en a probablement fait dès les temps les plus reculés ; mais qu’on nous cite une époque, qu’on nous montre un pays où tous les édifices, sans exception, aient été surmontés de voûtes, où ces voûtes aient été toutes supportées non-seulement par des arêtes croisées, mais par des nervures saillantes, proéminentes et profondément évidées à leur base, où la maçonnerie, suspendue sur ces nervures, ait été aussi mince, aussi légère, et disposée avec une telle hardiesse : c’est dans ces détails d’exécution que consiste l’originalité ; c’est dans l’universalité de l’application que consiste le système. Nous n’insisterons pas plus long-temps sur ce point. Que ceux qui ont étudié sérieusement la manière dont sont bâties les églises à ogive nous disent si elles sont l’œuvre du hasard et de la routine. C’est là une de ces questions pratiques dont les hommes du métier sont les meilleurs juges. Qu’on les interroge ; nous nous en rapporterons aux tailleurs de pierre et aux moindres maçons. Demandez à ceux qui vont encore aujourd’hui, à l’issue de leur apprentissage, visiter la vis de Saint-Gilles en Provence ; demandez-leur si ce célèbre ouvrage n’est pas construit d’après des règles et par des procédés complètement distincts de ceux qui ont fait élever et la maison carrée et les autres chefs-d’œuvre antiques du voisinage ? Leur réponse vaudra mieux que toutes les dissertations.

Il ne reste donc plus à résoudre que ce dernier problème : existe-t-il dans l’architecture à ogive un système de décoration ?

Sur ce point, comme sur les deux autres, le savant auteur du Dictionnaire d’Architecture n’admet pas même la controverse. Il y a, selon lui, chez tous les décorateurs du moyen-âge, manque absolu d’originalité et incapacité complète de rien imaginer qui leur appartienne[10]. « L’ornement gothique, dit-il, n’est qu’une dégénération de l’ornement antique, tradition confuse et transposition incohérente de tous les élémens décoratifs des trois ordres grecs, où les feuilles du corinthien, les volutes de l’ionique, les torses du dorique se trouvent compilés sans intention, sans choix, et exécutés sans art[11]. » Et plus loin, en parlant de la décoration extérieure des églises : « Aucune sorte de goût ni de raison ne peut ni se rendre compte de cette décoration, ni même tenter de s’en définir l’idée. Tout ce qui en fait partie peut y être ou n’y être pas, peut occuper une place ou une autre place, sans qu’on sache ou qu’on puisse dire pourquoi : tout y indique ce manque absolu de raison qui, ainsi que dans les objets de mode et de fantaisie, ne peut s’expliquer que par le hasard, qui n’explique rien[12]. »

Nous comprenons jusqu’à un certain point que, lorsqu’il s’agit des proportions ou même de la construction, on se refuse à reconnaître un caractère régulier et systématique non-seulement dans les œuvres du moyen-âge en général, mais même dans celles des trois siècles où domine l’ogive. Pour distinguer les règles géométriques qui appartiennent exclusivement à ce style, de celles qui sont communes à toutes les architectures, pour apprécier les procédés pratiques que lui seul met en usage, il est nécessaire d’avoir étudié et comparé des monumens qu’on regardait à peine il y a vingt ans ; mais pour ce qui concerne l’ornementation, celle du style à ogive est tellement spéciale, tellement unique en son genre, qu’il semble impossible, même quand on n’a fait que l’entrevoir, d’en méconnaître l’originalité. Pour nous, loin d’être un plagiat et une œuvre de déraison, l’ornementation du XIIIe siècle est une des créations les plus originales, les plus spontanées, les plus imprévues de l’esprit humain, en même temps qu’une de ses œuvres les plus raisonnables et les plus méthodiques. Sans doute il est une époque du moyen-âge, celle qui s’écoule entre la chute du style antique et le triomphe du style à ogive, où la décoration architecturale n’est, en grande partie, qu’une imitation dégénérée de l’ornementation grecque et romaine. Bien que, pour être juste, il fallût au moins lui tenir compte des trésors d’imagination qu’elle mêle si souvent aux choses qu’elle imite, et de cet air de jeunesse et de nouveauté qu’elle répand sur les débris qu’elle emprunte, on peut reprocher, si l’on veut, à cette époque sa stérilité et ses compilations ; mais une fois l’ogive devenue maîtresse de l’art de bâtir, où trouver, dans ces ornemens tout nouveaux qu’elle fait éclore, la moindre trace d’imitation ? Dans quel lieu, dans quel temps aurait-elle pris ses exemples ? Nous n’hésitons pas à le dire, ces ornemens apparaissent alors pour la première fois dans le domaine de l’art. Non-seulement ils ne reproduisent, ni de loin ni de près, les ornemens antiques ; mais ils sont faits, avec intention, dans un sentiment tout contraire. L’originalité, chez eux, va presque jusqu’à l’affectation. Quelques mots seulement pour en donner la preuve.

Les ornemens dont se sert l’architecture peuvent être de deux sortes : tantôt ils consistent en figures purement abstraites et géométriques, tantôt dans une imitation plus ou moins exacte d’objets naturels, tels que végétaux, pierreries, perles, galons ou broderies. Dans l’un et l’autre cas, nous voyons le style à ogive, une fois parvenu à sa maturité, c’est-à-dire vers le commencement du XIIIe siècle, affecter de s’écarter et des traditions antiques et des exemples plus récens soit de l’époque à plein cintre, soit de l’époque de transition. Prenez tous les filets, toutes les moulures creuses ou saillantes, plates ou arrondies, qui décorent une construction du XIIIe siècle ; examinez la forme des arcs doubleaux, celle des nervures qui tapissent les piliers et les voûtes, vous trouverez partout des profils entièrement nouveaux. Dans les siècles précédens, les moulures, même les plus imparfaites et les plus grossières, vous laissent toujours apercevoir, comme à travers un verre trouble, le profil romain qu’on s’est proposé pour modèle : ici, au contraire, l’intention de chercher un type nouveau est manifeste. On ne se borne pas à modifier les formes anciennes, on en choisit qui n’ont jamais été employées, et on les exprime sans hésitation, sans mollesse, avec un accent hardi et novateur.

Ce genre d’innovation, il est vrai, ne saurait être parfaitement senti que par un œil exercé, tandis que tout le monde, au premier coup d’œil, appréciera ce qu’il y a de neuf dans les imitations d’objets naturels que le style à ogives emploie comme ornement. D’abord il n’imite presque exclusivement que des végétaux : plus d’oves, plus de perles, plus de rais-de-cœur, comme dans l’antique, plus de têtes de clous, plus de pointes de diamans, plus de galons ni de broderies, comme au temps du plein cintre bysantin ou roman : l’ornementation devient essentiellement végétale. Ce n’est pas tout : au lieu d’idéaliser les végétaux, comme on l’avait fait jusque-là, au lieu de leur prêter une forme conventionnelle, en harmonie avec le caractère des monumens antiques, on les copie purement et simplement, on les calque d’après nature ; c’est la représentation exacte de certaines plantes, de certains feuillages qu’on fait exprimer à la pierre ; enfin, on ne se contente pas d’adopter une nouvelle manière d’imiter les plantes et les feuillages, on en cherche les modèles, non plus en Orient ni sous le beau ciel de la Grèce ou de l’Italie, mais dans nos forêts et dans nos champs : c’est la feuille de chêne, la feuille de hêtre, c’est le lierre, le fraisier, la vigne vierge, la mauve, le houx, le chardon, la chicorée et tant d’autres plantes, toutes de notre sol et de notre climat, qui viennent couvrir les archivoltes et composer les chapiteaux. Jamais ces végétaux modestes n’avaient reçu tant d’honneur ; jamais architectes, avant le XIIIe siècle, n’avaient daigné chercher en eux un motif d’ornement. Le style antique les eut trouvés trop prosaïques. Il ne s’adressait au règne végétal que pour orner les édifices les plus pompeux. L’ordre dorique n’en admettait pas l’emploi ; l’ionique les tolérait à peine et seulement dans la frise ; le corinthien seul en faisait un abondant usage, mais comme tout, dans cet ordre, devait affecter un air de majesté, c’eût été un contre-sens que d’y introduire des feuillages sous leur forme simple et naturelle ; quelque riche, quelque noble que fût, par elle-même, la feuille d’acanthe, il fallait la rendre plus riche et plus noble encore ; ajouter à la fermeté et à la fierté de ses formes, l’idéaliser, en un mot, pour la rendre digne de servir de support à ces somptueuses corniches et de couronnement à ces brillantes colonnes. Le même principe s’appliquait aux rinceaux et aux enroulemens aussi bien qu’aux chapiteaux. L’artiste, en les composant, s’inspirait du souvenir de certaines plantes, mais ce n’étaient pas ces plantes elles-mêmes qui sortaient de son ciseau. En un mot, l’antiquité, et après elle l’époque bysantine et romane, quand elles ont appliqué la botanique à l’architecture, n’ont jamais connu qu’une botanique de convention, dont les modèles n’existent pas dans la nature.

C’est donc un changement complet, une véritable révolution que le système adopté par le XIIIe siècle. Non-seulement il reproduit avec une naïve fidélité les plantes sous leurs formes naturelles, mais il s’impose la loi de ne choisir ses modèles que dans la flore indigène. Ce dernier fait est de tous le plus significatif : il suffirait pour imprimer au style à ogive son véritable caractère, ce caractère essentiellement national qu’on chercherait vainement à lui contester. Quelle que soit l’origine de l’ogive elle-même, l’architecture qu’elle a fait naître chez nous est fille de nos climats et n’appartient qu’à eux : tous les autres styles que nous avons tour à tour adoptés, soit avant elle, soit après elle, ne sont que des fruits étrangers transplantés avec plus ou moins de succès ; elle seule est sortie de notre propre sève, elle seule porte la marque de notre propre création. Ce n’est pas ici le lieu d’insister sur cette idée : peut-être essaierons-nous ailleurs d’entrer dans les développemens qu’elle comporte : il nous suffit en ce moment d’avoir établi que l’ornementation du style à ogive n’a rien emprunté ni aux ornemens antiques, ni à aucun autre genre d’ornemens préexistans, et que ceux qui ne la connaissent pas peuvent seuls l’accuser de plagiat.

Quant au reproche de déraison ; a-t-il plus de fondement ? Évidemment il ne provient que d’une méprise entre deux époques. Il est bien vrai que, dans certaines sculptures bysantines ou romanes, le caprice et la fantaisie dominent tellement, qu’il n’est pas toujours très facile de leur trouver un sens raisonnable ; peut-être est-il permis de dire de ces sculptures que « tout ce qui en fait partie peut y être ou n’y être pas, occuper une place ou une autre place, sans qu’on puisse dire pourquoi. » Mais existe-t-il la moindre analogie entre ces sculptures et celles du XIIIe siècle ? Autant les unes sont capricieuses et variées, autant les autres sont régulières, nous oserions presque dire uniformes. Voyez les chapiteaux d’une église à plein cintre, il n’y en a pas deux qui se ressemblent : ils diffèrent non-seulement par la décoration, mais par la forme et par les dimensions ; dans une église à ogives, au contraire, dans une église du XIIIe siècle, tous les chapiteaux sont conçus d’après un même type, dans un même esprit. Suivez des yeux ces longues files de piliers, vous les trouvez tous couronnés de même ; les feuillages qui serpentent à l’entour des chapiteaux peuvent varier quelquefois, ce n’est là qu’un détail accessoire ; mais la hauteur, la largeur, la forme générale, ne changent pas ; vous retrouvez le même caractère, le même accent, le même profil dans le chapiteau, non-seulement de chaque pilier, mais même de chaque colonne, de chaque colonnette, ou du moindre fuseau.

Il en est de même des bases ; leur régularité répond à celle des chapiteaux. Les voûtes elles-mêmes, quelle que soit la variété de leurs décorations, ne présentent jamais que des combinaisons qui se répètent avec ordre et symétrie. Quoi de plus raisonnable et de mieux motivé que les nervures croisées des XIIIe et XIVe siècles ? Si, vers la fin du XVe, l’amour des tours de force engendre des complications presque inintelligibles, ce n’est pas au système à ogives, alors expirant, qu’il est juste de les imputer.

Enfin, quant aux façades et aux extérieurs d’église, est-il vrai qu’aucune « espèce de goût ni de raison ne puisse s’en rendre compte ? » Ces contreforts et ces arcs-boutans, qu’on veut nous donner comme d’informes échafaudages, produisent-ils donc un effet si confus et si désordonné, n’ajoutent-ils pas au monument une ampleur pyramidale qui contraste merveilleusement avec la légèreté purement verticale de la décoration intérieure ? Le chevet de Notre-Dame de Paris aurait-il cet aspect grandiose, s’élèverait-il si noblement à l’extrémité de cette île ; ne semblerait-il pas maigre, étroit et fragile, sans les majestueux supports qui l’entourent de toutes parts. Ces prétendues aberrations ne sont donc que d’habiles et ingénieux calculs. Ce qui est vrai du chevet de Notre-Dame de Paris l’est également du portail de Notre-Dame de Reims. Cette richesse somptueuse des façades, où l’on dit que la raison se perd, cesse d’être une énigme quand on sait en pénétrer le sens, quand, au lieu de s’arrêter à quelques défauts de symétrie matérielle, on s’élève jusqu’à la signification symbolique de ces grandes compositions, quand on cherche l’harmonie générale cachée sous leur brillante variété.

Enfin, ce n’est pas assez d’être originale, méthodique et régulière, l’ornementation du style à ogive revêt à chacune de ses phases une physionomie tellement tranchée, qu’avec une étude, même légère, on peut, à la vue des monumens, reconnaître, presque à coup sûr, à laquelle de ces phases ils appartiennent, et constater ainsi approximativement leur âge. Les caractères distinctifs de ces diverses phases, bien qu’ils ne consistent que dans des nuances, sont cependant plus facilement appréciables que dans toutes les autres architectures, y compris, nous le disons sans hésiter, l’architecture classique elle-même. L’ornementation du XIIIe siècle se distingue de celle du XIVe ou du XVe au moyen d’indications plus précises que celles qui servent à classer chronologiquement la décoration des édifices antiques : aussi est-on moins exposé à prendre pour une œuvre de saint Louis un monument sculpté sous Charles V qu’à confondre une construction du temps d’Auguste avec un édifice de l’époque des Antonins.

Mais nous ne saurions le dire trop haut, tout ce qu’on vient de lire ne s’applique à l’architecture à ogive que dans le nord de l’Europe, depuis la Loire jusqu’au Danube. Si vous sortez de ce terrain, les règles s’évanouissent, vous marchez d’exception en exception. C’est faute de s’être prémuni contre cette cause d’erreur que l’illustre critique dont nous avons cité les paroles, et beaucoup d’autres savans esprits, ont méconnu les faits les plus incontestables, et, qu’on nous permette de le dire, nié jusqu’à l’évidence. C’est le gothique du Midi, le gothique d’Italie surtout, qui leur a fait prendre le change, qui a troublé leur jugement. Sans doute ils ont raison, jamais en Italie, à aucune époque du moyen-âge, il ne s’est formé un art de bâtir qui reposât sur des principes, qui se gouvernât avec la rigoureuse précision d’un système. L’antique abâtardi n’a pas cessé d’y régner un seul jour, et n’a cédé la place qu’à l’antique régénéré. Ouverte à toutes les importations étrangères, l’Italie ne s’en est jamais approprié systématiquement aucune. L’Orient lui a transmis ses brillantes fantaisies, le Nord son ogive ; mais ces semences exotiques ont changé de nature en germant dans un sol tout sillonné de fondations romaines. Aussi qu’est-ce que l’ogive en Italie ? qu’est-ce que l’architecture qui emprunte cette forme ? Une compilation, le nom est juste, un composé des élémens les plus divers et les plus hétérogènes. Grace à la beauté des matériaux, à la poésie du climat et à un reste du génie de l’antiquité, ces œuvres bâtardes ont quelquefois l’aspect le plus séduisant. Les églises de Sienne et d’Orvieto nous éblouissent par l’élégance et l’éclat des détails ; mais l’œil a beau s’y plaire, l’esprit n’y trouve rien qui le satisfasse entièrement : il cherche vainement le principe, le régulateur qui a dirigé l’artiste, il ne voit qu’un amalgame de traditions antiques mal comprises et d’innovations avortées. Cette indécision, ce tâtonnement, excluent toute idée de système. Peu importe donc la grandeur et le charme de quelques-unes de ses œuvres, l’architecture du moyen-âge en Italie ne fut jamais qu’un art de décadence, un art sans lois, sans règle, sans méthode.

Aussi, quand Brunelleschi vint fouiller les ruines de Rome antique pour en exhumer un système d’architecture, il accomplissait une œuvre nécessaire, il comblait une place laissée vide depuis mille ans. Sa patrie n’avait pas de système d’architecture, il lui en donnait un. Chez nous, au contraire, florissait, vers la même époque, un système déjà dans sa puissance, et qui ne demandait qu’à croître et à prospérer. Nous n’avions pas besoin d’un Brunelleschi en France ; il ne nous fallait que la paix et la richesse, point d’Anglais, point de Bourguignons ! Sans ces deux siècles d’oppression, de destruction et de misères, le système national aurait paisiblement et glorieusement accompli ses destinées, au lieu de tomber brusquement dans une décadence anticipée, suivie d’une renaissance dont les gracieux chefs-d’œuvre ne sauraient faire oublier l’origine étrangère et la dangereuse influence.

N’abordons pas ici des idées que nous ne pouvons tout au plus qu’indiquer, et qu’il nous suffise d’avoir montré comment les hommes du plus haut savoir, habitués à n’étudier l’art qu’en Italie, ne connaissant la France que pour l’avoir traversée, s’occupant encore moins de l’Angleterre et de l’Allemagne, sont nécessairement conduits, par de fausses analogies, aux erreurs que nous avons signalées. Pour eux, le moyen-âge est partout ce qu’il est au-delà des Alpes, c’est-à-dire une époque de décadence qui se continue sans interruption jusqu’au jour de la renaissance classique, et comme l’introduction de l’ogive en Italie ne fit qu’augmenter la confusion, le pêle-mêle de tous les styles qui s’y heurtaient en désordre depuis plusieurs siècles, ils en concluent que partout comme en Italie l’époque dite gothique fut l’apogée de la décadence[13].

Nous avons répondu d’avance à cette conclusion. Non, l’architecture du XIIIe siècle, dans le nord de l’Europe, n’est pas la continuation de la décadence ; elle en est le terme. Sa seule ressemblance avec la décadence consiste à s’affranchir comme elle des règles de l’antiquité ; mais pourquoi s’en affranchit-elle ? Pour obéir à des règles nouvelles. Dans ces siècles profanes, au contraire, qui brisèrent l’entablement antique et firent asseoir à sa place, sur le tailloir de la colonne, l’arcade, qui jusque-là s’était respectueusement abritée sous l’architrave, pourquoi violait-on le noble et harmonieux système inventé par les Grecs ? Était-ce pour substituer à son principe fondamental un principe différent ? Non, c’était pour le plaisir brutal d’altérer ce qu’on ne pouvait plus ni comprendre ni reproduire. Et vous voudriez comparer cet acte de décrépitude et d’ignorance avec l’œuvre de résurrection, de jeunesse et d’enthousiasme qui s’accomplit chez nous au XIIIe siècle !

Nous terminerons ici cette digression déjà trop longue ; résumons-la seulement en quelques mots.

Une classification chronologique des monumens du moyen-âge, en France, n’est pas une œuvre chimérique.

Les bases de cette classification sont jetées, il ne s’agit que d’achever ce qui est commencé. Seulement, toutes les époques ne se sont pas jusqu’ici également bien prêtées aux investigations de la science.

Ainsi, depuis la chute de l’empire romain jusqu’à l’apparition des premières ogives, la classification semble à peine ébauchée, tant elle est vague et générale ; les deux derniers siècles de cette longue période présentent seuls un peu de précision et de clarté.

Depuis la naissance de l’ogive jusqu’à la fin de l’époque de transition, l’obscurité redouble, la science hésite, et l’hypothèse et le roman se donnent libre carrière.

Mais, à partir du jour où l’ogive devient souveraine, une ère nouvelle commence : l’ordre et la régularité d’un système donnent à la classification chronologique des fondemens solides et sûrs ; l’observation scientifique suit des jalons certains ; des indications précises ne permettent plus de se méprendre sur la moindre nuance, sur le moindre détail ; chaque édifice nous raconte lui-même son histoire, et, eût-il été bâti à dix reprises différentes pendant ces trois siècles, il nous laisserait clairement apercevoir où commence et où finit chacune des phases de sa construction.

C’est là ce que nous voulions établir. C’est pour obtenir cette démonstration que nous avions un moment quitté notre sujet. Retournons maintenant à Notre-Dame de Noyon.


L. Vitet.

  1. Cette étude sur l’architecture du moyen-âge doit servir d’introduction à un travail sur l’église Notre-Dame de Noyon, destiné à faire partie de la collection des documens historiques publiés par le ministère de l’instruction publique.
  2. Elles avaient pour but de mettre les chanoines à l’abri du froid. Pour mieux se garantir, ils avaient fait élever outre mesure la cloison contre laquelle étaient adossées leurs stalles. Ce changement n’était pas heureux : les habitans de Noyon se permirent d’en médire, et il courut par la ville force quolibets et chansons contre les chanoines ; en voici un couplet, rapporté dans les cahiers manuscrits relatifs au chapitre :

    Et puis notre usage estant,
    Faut-il donc qu’on vous le dise ?
    De causer à chaque instant
    Et de rire dans l’église,
    N’est-il pas de notre honneur
    Que le public, dans le chœur,
    Ne puisse voir goutte,
    Goutte, goutte, goutte.

  3. Ce badigeonnage n’était pas le premier, car, en écaillant les murs, on retrouve plusieurs couches de badigeon. Du temps de Levasseur, il y avait encore quelques parties de l’église couvertes d’anciennes peintures. Il dit qu’on voyait « des pourtraits arrangez par dedans, au-dessous de la clef de la voûte du chœur, qui sont les représentations d’autant de personnages de l’ancien Testament, jointe l’image de la très sainte Marie, mère de Dieu, et l’histoire des trois roys. »
  4. Il existe bien à l’hôtel-de-ville un manuscrit, le seul peut-être qui se soit conservé : c’est un document précieux, mais qui n’a aucun rapport avec l’objet de nos recherches. Il est intitulé : « Registre de tous les bourgeois faits et créés en la ville de Noyon depuis l’an mil trois cent vingt-quatre, et des serments que les maires et échevins prêtent quand ils sont faits et renouvelés. »

    Nous ignorons si, dans les archives du département, à Beauvais, on pourrait obtenir de plus utiles découvertes. Ce dépôt est assez riche pour qu’il soit permis de l’espérer ; mais il faudrait faire des recherches toutes spéciales, qui ne paraissent pas avoir encore été entreprises.

    Nous devons joindre à la liste des ouvrages que nous avons consultés inutilement, d’abord celui de Colliette, intitulé : Mémoires sur le Vermandois, en trois volumes in-4o : c’est une histoire ecclésiastique qui ne dit pas un mot des églises ; ensuite les Antiquités de Noyon, par Duchesnes ; l’Ancien Noyon, par Desrues, et enfin deux ouvrages modernes composés de citations, extraites soit de pièces manuscrites, soit des différens auteurs que nous venons de citer. Ils ont été publiés par M. de la Fons, baron de Mélicocq. L’un de ces ouvrages a pour titre Recherches historiques sur Noyon et le Noyonnais, 1 vol. in-8o, 1837 ; l’autre est intitulé Une Cité picarde au moyen-âge, ou Noyon et le Noyonnais aux quatorzième et quinzième siècles, 1 vol. in-8o, 1841. Ces deux recueils sont pleins de faits intéressans ; mais l’auteur paraît n’avoir rien trouvé qui se rapporte à la construction de la cathédrale. Il se borne à citer les dates données par Levasseur, en exprimant cependant quelque doute sur leur exactitude.

  5. « On attendit jusqu’à l’an 1003, d’autant qu’il est escrit que l’antechrist régnera deux ans et demi, « tempus et tempora et dimidium temporis. Daniel, 7. ». (Annales de Noyon, p. 131.)
  6. Dictionnaire historique d’architecture, tome Ier, au mot gothique, p. 670 ; tome II, aux mots ordre, p. 173 ; proportion, p. 317 ; voûte, p. 690.
  7. Dictionnaire historique d’architecture (in-4o, 1833), t. II, p. 175, 2e col. au mot ordre.
  8. id., t. II, p. 175, 1re col. 
  9. Dictionnaire historique d’architecture, t. II, p. 175, 1re col. 
  10. Dictionnaire historique d’architecture, t. Ier, p. 679, 2e col. 
  11. Ibid., p. 674, 2e col. 
  12. Ibid., p. 677, 2e col. 
  13. « Héritière de tous les abus, de tous les mélanges dont les siècles de barbarie furent témoins, l’architecture gothique ne fait qu’achever l’œuvre de destruction avec un surcroît de désordre et d’insignifiance. » (Dict. hist. d’arch., t. II, p. 675.)