Flammarion (p. 64-78).


VI

La cocarde de Zanette


La petite amazone était sortie des endroits sauvages. Les approches de la ville se faisaient sentir déjà. Elle avait dépassé la moitié du chemin ; autour d’elle maintenant c’est partout des vignes bien cultivées, en pleine sève, les grappes déjà bien formées sous le pampre d’un vert intense. Elle prit un chemin de traverse qui aboutissait à la route, et se trouva bientôt près des Plaines de Meyran où ont lieu souvent les courses et les ferrades chères aux habitants de tout le pays arlésien.

Zanette eut envie de revoir les Plaines. Son rêve vague venait de prendre une figure précise. Voici qu’il avait des moustaches et s’appelait Jean Pastorel. C’est ce beau Pastorel qui, il y a quelques semaines, lui avait, en plein cirque, fait les honneurs d’une ferrade et d’une course de taureaux…. Elle ne put passer si près des fameuses plaines, sans y courir un instant, pour rien — pour les revoir, — pour se mieux rappeler l’instant de triomphe où ce gardian, inconnu d’elle, lui avait offert ce qu’on offre à la mieux aimée, — ou du moins à la plus jolie….

Ce n’était que dix minutes de retard. Elle les rattraperait facilement. Elle mit donc Griset au galop et tout à coup s’arrêta. Elle était devant les Plaines, vaste espace de terrain nu, ferme, souvent battu par les immenses foules des fêtes populaires, par les chevaux, les chariots de toutes sortes et par les taureaux de course.

Elle s’arrêta. Au beau milieu des Plaines de Meyran, la tribune d’honneur était encore debout, et à la pointe des mâts élancés, flottaient encore deux longues flammes tricolores ondulantes, minces, pareilles à des serpents ailés….

Elle se rappela tous les détails de ce grand jour.

Vers midi, elle était arrivée sur la carriole, avec son père. Déjà les innombrables chariots et charrettes de toutes formes, dételés, rapprochés bout à bout, leurs brancards entrant dans les caisses, ou passant par-dessous, formaient au milieu de la plaine l’enceinte d’un cirque plus grand peut-être que les arènes d’Arles. Zanette était arrivée tard, mais juste en face de la tribune d’honneur, une place inattendue se fit. Un paysan, forcé par un incident quelconque de rentrer chez lui, avait repris sa charrette, et donné sa place au char à bancs de maître Augias. Elle était donc aux premières places, et le joli char à quatre roues, peint de frais, paraissait tout fier au milieu des lourdes charrettes à fumier et des tombereaux de travail, qu’il dominait un peu….

Elle avait été bien contente de trouver cette place en face de la tribune devant laquelle allaient se passer les principales péripéties des courses et des jeux.

Les taureaux étaient là-bas, à l’une des extrémités du cirque ovale, ils étaient pris encore entre les hautes parois de ces enceintes de bois, sans plancher, posées sur des roues, dans lesquelles ils sont forcés de marcher…. La foule était énorme, car on avait annoncé des fêtes exceptionnelles, juste au lendemain de la fête annuelle des Saintes-Maries de la Mer. On avait espéré attirer aux Plaines une partie des pèlerins qui, tous les ans, le 24 mai, accourent aux Saintes pour voir des miracles.

Il y avait des gens de tous les environs, toute la jeune population de la ville d’Arles, et celle d’Avignon ; beaucoup de gens d’Aigues-Mortes, et de Marseille, et de Martigues et d’Aix ! Et les fils des paysans de Camargue et de Crau arrivaient à cheval, chacun ayant en croupe sa fiancée, ou sa maîtresse ou sa femme. Ils arrivaient, farauds, la cravate de couleur vive flottante au vent, le petit feutre un peu penché sur l’oreille, le pied bien assuré dans l’étrier fermé, contents de sentir autour de leur taille le bras de la fille ou de la jeune femme qui, si le cheval s’anime, les presse un peu, comme pour dire : Garde-moi bien. Et tous ces couples étaient souriants. On sentait que le bonheur, au moins pour ce jour-là, trottait et galopait avec eux. Elles riaient parfois aux éclats, les filles, pour rien, pour un bond de joie du cheval, pour un mot que chuchotait leur cavalier ou pour le bonjour sonore et gai d’un passant.

Et Zanette se rappelait bien que de les voir, ces heureux, cela lui avait fait envie…. Pourquoi n’était-elle pas, elle aussi, prise en croupe par un jeune homme ? voilà ce qu’elle avait pensé….

Puis, on avait aperçu au large là-bas sur la route, la caravane qui, tous les ans, dès qu’aux Saintes la fête est finie, part en longue procession, longue de plus d’un quart de lieue, charrettes, chars, carrioles, cabriolets même et calèches. Les voitures qui traînaient des malades tristement avaient continué leur route vers Arles ; celles qui n’emportaient que des curieux avaient tourné vers les plaines de Meyran, et c’était, dans les plaines, un grouillement bariolé, un bourdonnement de mer joyeuse, les appels, les cris, les éclats de rire voltigeant, s’entre-croisant par-dessus les têtes, les cavaliers fendant les groupes qui s’écartent, les marchands de boisson fraîche, de foulards pour les filles, de bagues de laiton et d’argent, jetant, plus haut que les rires et les cris de joie, l’offre engageante de leur marchandise, avec des plaisanteries de peuple heureux. Et que de chevaux, bon Dieu ! en comptant ceux qu’on avait dételés et qui sont attachés à des piquets comme à la foire, cela semblait la cavalerie de toute une armée !

— Aux charrettes ! aux charrettes ! La ferrade va commencer.

Quand tout le monde fut en place, et Zanette sur son char, près de son père, en face de la belle tribune où trônaient M. le maire et M. le sous-préfet d’Arles, — le milieu de l’arène commença de se vider, mais lentement. De hardis curieux attendaient pour se retirer l’entrée du premier taureau. Des gardians à cheval, la pique à l’étrier, trottaient dans le cirque, demandant qu’on leur laissât le champ libre.

— A vos places ! bonnes gens ! à vos places, donc !… Veux-tu que je t’y mène, gamin ! Et toi, ma belle, attendras-tu que je t’y porte ou faut-il que je descende de mon cheval pour te faire peur d’un baiser ?…

Et c’est alors qu’elle avait vu, Zanette, apparaître ce Jean Pastorel qu’elle croyait bien n’avoir jamais vu encore. Il était, bien sûr, de tous les gardians, le plus beau, le mieux fait, le mieux à l’aise sur sa selle, comme dans un fauteuil, ma belle ! et maniant son cheval si facilement, d’un si léger mouvement de la main, le faisant tourner sur place, dans un rond grand comme une assiette, — un beau cheval blanc, un vrai camarguais.

Quand le cirque avait été presque libre, — ce Pastorel en avait fait le tour au pas, frôlant les roues des charrettes qui formaient l’enceinte, et pour sûr, ayant l’air de chercher quelque chose ou quelqu’un.

Et en passant près du char de Zanette, peint de si fraîches couleurs, son attention avait été attirée. Elle croyait bien lui avoir entendu dire : — La plus jolie, celle que voilà !

Elle avait suivi d’un regard tendu, tous les détails de la ferrade en se disant : « Il ne travaillera donc pas, lui ? »

Et enfin il s’était montré, après que deux autres eurent tenté inutilement de renverser l’un des taureaux qu’il fallait marquer. Au milieu de l’arène, le fer rougissait dans le brasero. On eût dit vraiment que le taureau le connaissait, ce feu ; il n’en voulait pas approcher… il avait vu lutter les autres, et se refusait.

Alors, oui, Jean parut, il s’avança d’une démarche souple, mais très ferme ; il était mince, sec, pas trop grand, joli homme, l’air brave, il était allé droit à la bête qui le regardait venir en renâclant, et comme elle le chargeait, il l’avait prise par les cornes, cédant d’abord au choc, porté presque par elle, puis, traînant ses pieds pour lui résister, s’arc-boutant enfin sur ses jambes tendues, et l’arrêtant…. A ce moment (elle s’en souvenait bien !) Zanette ne respirait plus… serait-il forcé, comme le premier qui avait lutté, de lâcher et de fuir, ou bien tomberait-il, secoué, piétiné par l’animal ? L’homme et la bête se mesuraient, se pesaient. De toute sa force l’homme s’efforçait, serrant à plein poing les cornes, de tourner sur elle-même la tête du taureau et le taureau s’efforçait de la retourner en sens inverse.

Brusquement, l’homme adroit, déplaçant sa force, renversant sa pesée, cédant à la résistance du taureau afin de s’en servir pour le faire tomber, l’avait en effet couché sur le flanc ! Et dix mille mains l’applaudissaient. Deux hommes aussitôt, s’appuyant sur la croupe et sur le cou de la bête la maintenaient à terre et Jean se dirigeait, tout courant, vers Zanette, oui, vers elle, vers Zanette !… et lui tendant la main :

— Venez marquer le taureau, demoiselle ! c’est le droit de la plus jolie !

Elle avait regardé son père. Le vieil Augias, fier au fond, avait murmuré :

— Vas-y !

Elle avait sauté, du haut du char, entre les bras de Jean. Jean l’avait déposée à terre, comme une enfant, et conduite à travers cette immense arène, sous les yeux de tout un peuple, vers le taureau. Il avait ramassé le fer et le lui avait tendu. Et c’est elle qui, de son petit bras, sur le flanc grésillant et fumant de l’animal qui se débattait, avait appliqué le fer rougi au feu, — confiante dans l’adresse et la force de l’inconnu contre lequel elle se pressait, un peu émue, même beaucoup.

Puis, il l’avait ramenée à son père, et tous ceux qui étaient assez près pour la voir avaient dit :

— Il a eu raison, le gardian ; il a bien choisi !

Toute étonnée et confuse, elle s’était assise à sa place, attendant la suite des jeux.

Alors on avait lâché les taureaux. Les taureaux portaient au milieu du front, attachée à une cordelette tendue d’une corne à l’autre, une cocarde blanche et bleue qu’il fallait leur arracher sans se faire découdre. Et deux ou trois jeunes hommes avaient été renversés par une taure plus hardie et plus adroite que les autres. Alors, de nouveau, Jean Pastorel s’était avancé, et, sans avoir dans sa main, comme les autres, un crochet de fer pour couper la cordelette, il avait cueilli la cocarde au front terrible de la bête, comme une rose sur un rosier.

…………………

Et cette jolie cocarde, il était venu la lui offrir avec un joli compliment.

…Et revoyant en elle-même toutes ces choses, Zanette, du haut de son cheval, regardait maintenant la vaste plaine vide où elles s’étaient passées ; cela lui semblait un songe…. C’était bien là, pourtant… oui, là. La tribune d’honneur était là encore, comme un témoin debout et parlant…. Hélas ! le reverrait-elle jamais, ce Pastorel ? N’avait-il eu qu’un caprice, une idée du moment ? l’avait-il ainsi appelée pour l’oublier ensuite ? Pourquoi lui avait-il, par deux fois, rendu un si grand honneur, au risque de faire parler les gens ? Elle avait interrogé, sans avoir l’air de rien, plusieurs personnes sur le compte du vainqueur dont tout le monde s’entretenait ce jour-là. On ne lui en avait dit que du bien. Dans la voiture voisine du char d’Augias, des paysannes causaient. Zanette avait prêté l’oreille. Une vieille femme disait :

— Depuis sa naissance, je le connais, c’est aussi franc que beau, cet enfant-là. Tel que vous le voyez, avec son air hardi, tout l’argent qu’il gagne, il le porte à sa mère, à Silve-Réal, il est tout pour la vieille qui le traite toujours comme s’il avait douze ans. Elle est un peu grognon et mauvaise, étant malade. Elle le gronde et le menace. Jamais il ne lui répond méchamment, jamais il ne s’emporte. C’est un agneau, ce grand diable-là !

C’est tout ce que savait Zanette. Est-ce que le songe est fini vraiment ! Le plaisir qu’elle a eu n’aura-t-il eu qu’un jour ? ou même est-il bien vrai ? n’a-t-elle pas rêvé ?

Alors, mettant la bride dans sa main droite, Zanette porte à sa tête sa main gauche, et dans le pli de sa coiffe arlèse, entre la dentelle blanche et le velours noir, elle prend doucement la cocarde bleue et blanche que depuis trois semaines elle porte cachée. Elle la regarde un peu de temps, puis de nouveau elle jette les yeux sur les plaines de Meyran, croit revoir toute la fête, les ferrades et les courses, la foule et le beau gardian, — et lentement elle met sur ses lèvres cette petite cocarde blanche et bleue, qui semble une fleur écrasée, et qui sent bon, étant tiède du parfum de ses beaux cheveux.

Puis, brusquement, elle la cache encore à la même place ; et, au galop, la petite Arlèse amoureuse s’en va vers Arles ; vite, elle galope pour regagner le temps perdu, se reprochant maintenant comme un crime de faire attendre le pauvre Augias.

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Les filles, — c’est ainsi — facilement oublient père et mère pour l’amour de l’inconnu.

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