Flammarion (p. 57-63).


VI

Le conseil des bêtes


Après avoir trotté quelque temps, elle mit son cheval au pas, prise par le charme de la saison autour d’elle et par le rêve, en elle, de sa naissante jeunesse. L’année, plus âgée qu’elle, avait déjà une ardeur grande, mais la journée était adolescente comme la fille. La première heure matinale, l’enfance du jour, s’en allait, avec ses insouciantes gaîtés d’oiseaux, ses souffles très frais, odorants, à peine imprégnés du parfum des fleurs éveillées à peine. Un cadran solaire, au mur d’une cabane en ruines, marquait sept heures. Zanette rêvait. Et de quoi, sinon d’amour ? Devant elle se levait de temps en temps une cochevis, « l’alouette de pays », la tête fière sous sa huppe dressée, et qui siffle un trille moqueur, car jamais ne l’approchent que les gens inoffensifs ; les chasseurs ne sauraient la joindre. Elles fuyaient, les cochevis, devant Zanette et se posaient à portée du regard, toujours sur quelque motte de terre, sur quelque pierre un peu haute d’où elles pouvaient surveiller un horizon nécessaire, par-dessus les touffes des saladelles. On les sentait inquiètes, songeant à leur nid où déjà sans doute dormaient les œufs, leur espérance d’avenir…. Dans les groupes d’arbres qui bordent le Rhône, les rossignols, depuis l’avril, chantaient à tue-tête leur bonheur de vivre, irréfléchi et pourtant convaincu. Les agaces, plus prudentes encore que les cochevis, se tenaient toujours à deux portées de fusil, et regardaient la petite Zanette avec leur œil vif, plein de moquerie noire. Elles faisaient semblant aussi de regarder à terre, parce que leur nid fait de brindilles sèches était bien haut, là-bas au sommet de quelque peuplier…. Elles affectaient l’insouciance, mais leur pensée d’agace était tourmentée…. « Que veut-elle, cette fillette ? elle est petite, l’enfant ; elle ressemble encore, par la taille, à ces êtres malfaisants qui grimpent aux peupliers, jusqu’aux cîmes, pour prendre nos nids…. Jacassons, mes sœurs, jacassons comme si nous n’avions rien à faire, pas même chasser le grillon ou guetter, à leur sortie de terre, les cigales encore dépourvues d’ailes et qui, après avoir quitté leur fourreau terreux de larves, nous apparaîtront vertes comme un blé d’hiver, toutes tendres et succulentes, inhabiles à se servir de leurs ailes humides, toutes repliées ! » À ces discours des agaces prudentes, des cailles répondaient, saccadant leur appel, qui disait des choses semblables. Des petits lapins tout jeunets, montrant leur derrière blanc sous leur queue naïvement relevée, étonnés d’être pour la première fois hors des terriers rembourrés avec le poil arraché de la poitrine des mères, se passaient gauchement la patte sur leur longue oreille, pour apprendre à faire leur toilette avec la rosée que secouent sur eux les bonnes herbes. Des libellules, attachées par deux, voletaient, s’embarrassant parfois dans les roseaux où se débattaient leurs ailes de mica, avec un bruit métallique…. Leurs yeux immenses, bombés sur leur tête en boule, réfléchissaient la jeune lumière, attentifs au vol des hirondelles voraces et des moineaux plus voraces encore. L’amour partout espérait, craignait, vivait, se défendait…. Et si elle ne voyait pas toutes ces choses, Zanette pourtant les sentait palpiter autour d’elle, et sa jeunesse rêvait un rêve confus, plein d’un désir de vol, de causerie à deux, de frôlements tendres, d’infinie espérance, d’amour enfin, d’amour toujours.

Elle n’avait plus sa mère, et contre les pièges d’amour, son brave père, maître Augias, pechère ! n’aurait pas su la mettre en garde. Il n’aurait pas osé, le brave homme ! Eût-il osé, non, il n’aurait pas su. Ayant toujours eu trop de travail pour penser aux belles filles, il n’avait aimé qu’une fois, et cette fois unique l’avait conduit au mariage, d’où était née cette chère petite qui était la joie de ses yeux et de son cœur, bien que jamais il ne lui eût montré combien elle lui était douce au cœur et aux yeux. Sa pudeur native de paysan un peu épais avait tous les dehors de l’indifférence pour son enfant. Il lui parlait tout sec et ne l’embrassait jamais. Les paysans ne s’occupent guère de se dire, sinon peut-être à l’heure première de l’amour adolescent, des câlineries, ni même des bontés. Ils travaillent l’un pour l’autre, c’est leur meilleure manière de se marquer de l’amour. Ainsi le soir, au moment de gagner sa chambre, Zanette n’embrassait jamais son père. Sa vïore à la main : « Bien le bonsoir, père ! » disait-elle. — « Bonsoir, bonsoir ! » répétait-il sourdement, sans quitter la menue besogne quelconque à laquelle il était tardivement occupé.

Qui donc pourra la défendre, Zanette, des pièges qu’elle ignore et que lui prépare un Martégas ? que comprendra-t-elle, quand ce loup dévorant viendra vers la pauvre agnelle ? oh ! quelle abomination si elle allait l’écouter ! il sera le premier à lui parler d’amour ; et le premier qui parle aux fillettes si petites, a bien des chances de leur sembler l’amour en personne ! Elles ne savent pas, les pauvres, que bien des loups se déguisent en bergers.

On exige beaucoup de force, vraiment, des filles sans soutien ni conseil, à qui la nature, — par mille et mille voix insinuantes, qui parlent en elles et hors d’elles, — conseille justement tout le contraire de ce que veulent les gens, la religion et la vérité….

Les oiseaux volètent et caquètent ; le vent du matin murmure ; l’air frais se fait tiède ; l’heure marche ; une langueur d’été commencera bientôt. Au dedans de son cœur, elle sent, Zanette, un trouble doux, un mouvement d’ailes qui veulent se déployer, un élan vers la vie ouverte, vers l’horizon immense qui ne s’arrête pas à la mer ! Le premier qui viendra ne lui plaira-t-il pas trop vite ? Hélas, mon Dieu ! elle ne sait pas elle-même combien elle a raison de prier la Vierge, chaque matin….

Notre-Dame-d’Amour, protégez-la !

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