Flammarion (p. 17-33).


III

Le remords de Martégas


Ses soirées, il les passait en des bouges qu’on trouve, à Arles, le long du Rhône, dans les ruelles douteuses, en contre-bas de la digue du Rhône. Sinistres le soir, ces ruelles pavées en galets roulés de Crau, dressés sur leurs pointes. Elles aboutissent à la digue de pierre qui semble les barrer d’une muraille de forteresse, en fait des culs-de-sac, leur donne des airs de coupe-gorge profonds, où le bruit du Rhône et la voix du mistral seraient chargés d’étouffer le cri des victimes. Les maisons basses, blanchies à la chaux, en ces ruelles-là paraissent livides. Les unes se ferment avec des discrétions louches. Les autres s’ouvrent avec des effronteries repoussantes. Et, au bout de la rue, le quai, exhaussé sur une muraille déclive, et surmonté d’un parapet massif, attire et blesse l’œil, comme un mur de prison….

Et derrière ce mur coule le plus brutal des fleuves, le Rhône dangereux, qui grogne et se lamente et qui menace….

Martégas, au rez-de-chaussée d’une maison ouverte sur la rue, est là, buvant un gros vin avec des bateliers pauvres, de ceux à qui le Rhône n’apprend que les duretés, les violences, à qui il conte ses secrets horribles ou puants ; à qui il montre les cadavres d’assassinés ou les charognes de bêtes, de chats, de chiens, de chevaux, dont se débarrassent avec dégoût les villes du haut fleuve.

Il faut voir l’endroit où est en ribote celui qui prétend devenir le futur de Zanette ! O Notre-Dame-d’Amour !… Les murs sont peints d’images obscènes et grotesques, sujets mythologiques que l’imagination d’un peintre de bas étage, ayant fait assurément des études classiques et tombé dans toutes les déchéances, a bizarrement compliqués. C’est une débauche de déesses et de dieux, fresque pompéienne, destinée à attirer, du fond de la rue, le regard du passant égaré, et s’il se peut le passant lui-même.

Cinq ou six hommes sont attablés, dans ce décor, avec Martégas, et boivent, les coudes sur la table, les têtes rapprochées, causant bas, puis criant parfois et jurant très fort, serrant des pipes courtes dans leurs dents rageuses, — faces congestionnées, barbes sales, mains spongieuses et sèches, cous gonflés et rougeâtres, formes d’hommes en qui sont des âmes de bêtes. Parmi eux s’ennuie la maîtresse du logis, jeune femme qui paraît vieille, drôlesse édentée, mal coiffée, dépenaillée, la voix rauque et fumant des cigarettes, beaucoup, toujours, en crachant. On ne sait si on est dans une salle de cabaret ou dans une chambre à coucher ; il y a, au fond, une alcôve ouverte, mais, au-dessus du lit, des étagères avec des verres ; il y a une commode, mais chargée des bouteilles à étiquettes variées….

Les langues des hommes sont devenues épaisses. Martégas pérore depuis deux heures, il commence, maintenant, à s’embrouiller dans ses récits, il est saoul. Et tout à coup il devient muet. Ses yeux plus troubles que jamais demeurent fixes.

— Eh bien, Martégas, qu’as-tu ?

On le secoue, il répond enfin :

— Jamais je n’oublierai ce remords !… ce remords-là, non, je ne l’oublierai jamais !… non, non, jamais ! je vivrais cent ans, qu’il me rongera encore !

— Martégas a un remords !

— Et tu n’en as qu’un, Martégas ?

— Je n’en ai qu’un ! gémit Martégas en prenant à pleins poings ses cheveux noirs et drus comme pour les arracher, et il secoue sa tête avec ses deux mains comme pour la briser contre une muraille…. Je n’en ai qu’un, mais il me travaille jour et nuit ! il me revient surtout en des moments comme celui-ci, quand j’ai bu un peu avec les camarades. Alors le souvenir me revient et je revois les choses comme si elles étaient là…. Pauvre de moi ! quel remords, mon homme ! quel abominable remords, mes amis ! non jamais je ne m’en consolerai….

Les autres gaillards se mirent à rire grossement.

— Il faut qu’il en ait fait une ! dit l’un d’eux, vrai, une grosse ! une qui compte ! une fameuse ! pour qu’il soit ainsi tourmenté jusque dans les bons moments, quand il est avec les amis et les belles filles….

Sur ce mot, le marinier se retourna vers la fille aux yeux mornes qui lui sourit avec une espèce de reconnaissance.

Elle profita du compliment pour verser à la ronde. Et tous levèrent le coude en disant :

— A la vôtre !… Que cela dure ! et longuement !

Il y eut un lourd silence.

Enfin, frappant sur la cuisse de Martégas qui, accoudé, oubliait les camarades, l’œil sur sa vision, un des hommes dit :

— As-tu donc tombé un chrétien, dis, mon homme ? l’as-tu tombé ? en as-tu démoli un ? as-tu démoli quelqu’un, homme ou femme ?

— Coquin de bon sort ! fit un autre. S’il est permis, je vous demande un peu, d’être plus bête que vous autres ! non ! ce n’est rien de le dire ! Si Martégas a des remords, pourquoi l’interrogez-vous ? Pourquoi vous ferait-il des confidences ? il y a des choses qu’on se garde. Qui dit un secret lui donne des ailes. Une fois qu’il peut voler, cours après !… Un jour viendrait où, ayant bu comme ce soir, l’un ou l’autre de nous conterait au cabaret l’histoire de Martégas…. Pourquoi se croirait-il plus obligé que Martégas lui-même à garder le silence, celui qui pourrait parler sans risque pour soi ? Je suis saoul, comme on ne peut pas l’être plus !… Être saoul ne m’empêche pas de voir clair, bien au contraire, et ce que je dis est juste, n’est-ce pas, Gueït ? n’est-ce pas, Cabasse ?… Pas un mot de plus, Martégas ; ne l’excite pas, toi, Cabrol !

Martégas releva sa tête farouche, sa face velue. L’œil injecté, le poil hérissé, le colosse grogna :

— Et si je veux parler, moi ! tonnerre de tonnerre de bon Dieu !

Il donnait du front dans son idée fixe avec une obstination aveugle de taureau collant.

Son gros poing tomba sur la table qui tressaillit. Les verres sales s’entre-choquèrent, tintant. Une bouteille se renversa, inondant les jupes de la fille d’un liquide rougeâtre et douteux.

Et se tournant tout d’une pièce vers ce Cabrol qui avait parlé :

— C’est ta faute à toi, ô âne que tu es ! gros animal, c’est ta faute, si aujourd’hui et toujours je regrette ça en moi-même. La nuit, bien des fois, j’y pense et de rage je ne peux pas dormir, je me mords les poings. Le jour, je m’arrête de travailler, des fois, pour y penser, et rien, je te dis, rien ne me console. Et quand je cours à cheval, d’autres fois, le remords me revient et si rudement m’attrape que, de colère, je pique mon cheval et je lui travaille la bouche avec le fer, comme s’il y était pour quelque chose…. Ce n’est pas à lui, pourtant, pas à lui la faute, pauvre bête ! C’est à toi, Cabrol, à toi, je te dis, ta faute à toi, mauvais conseil, fainéant, gueusas ! Pourquoi t’ai-je écouté ! Sainte Vierge ! oui, pourquoi ! Je serais heureux, maintenant…. Nous boirions heureux !

— N’y pense plus ! dit l’autre.

— Que je n’y pense plus ! hurla l’ivrogne. Comme si c’était possible ! soyez témoins, vous autres, jugez un peu ! Écoutez, je vais vous dire.

Les têtes se rapprochèrent. Les curiosités s’allumèrent dans les yeux. Les intelligences des brutes se tendirent et, dans leur regard, rayonnèrent, prêtes à jouir du mal… il y eut un gros silence.

— Eh bien quoi ? dit un des buveurs. Dis-le ou ne le dis pas, — mais tu es un niais si tu le dis…. Je suis, pas moins, curieux de le savoir !

Martégas s’essuya le front d’un revers de main.

— Voilà, dit-il, c’est abominable. Ah ! comme j’en ai un, de remords !… Nous étions, figurez-vous, à la guerre, voilà sept ans, si je compte bien, si Barême n’est pas un âne, on s’était battu depuis le jour levé, contre ces Prussiens qui sont des hommes comme vous et moi, n’est-ce pas ? Vous dire où nous étions, par exemple, ça, je ne le peux pas ; c’était par là-haut, dans le nord, près de Dijon, nous avions reçu des coups de fusil de ces Prussiens, et nous leur en avions rendu tout le matin. Nous étions, Cabrol qui est là et moi, soldats de la même compagnie et nous avions tiré ensemble, que je dis, des coups de fusil tout le matin…. A présent, tout s’en allait, de tous côtés, à la débandade, va comme tu voudras, chacun pour soi ; on filait, comprenez, comme une manade folle qui s’éparpille de peur, on ne sait pas pourquoi, — parce que le bateau à vapeur siffle sur le Rhône… pour rien, on filait, voilà tout, on détalait, on se levait de devant. Ce fainéant qui maintenant boit là, bien tranquille à mon côté, comme si rien n’était, ce Cabrol que vous voyez était avec moi, oui, près de moi, et nous filions, nous ne voulions pas nous quitter, mais il traînait la jambe, et moi aussi, fatigués tous deux, oh ! oui, un peu trop, à moitié crevés de fatigue… et voilà que nous nous arrêtons dans un petit bois, où les arbres étaient serrés, serrés comme des soldats à l’exercice ; nous étions bien cachés là, dans ce fourré, au beau milieu d’une plaine, au bord d’une route, où, de temps en temps passaient les derniers traînards. Tous avaient défilé ou à peu près, car il n’en passait plus guère. On allait au hasard, devant soi, vers Dijon je pense, et voilà que nous étions seuls tous deux, ce Cabrol et moi, tous deux seuls, maîtres de nous, maîtres, vous comprenez, de rester là ou de partir, de déserter…. Et nous y pensions. Tout à coup, sur la route qui était découverte, en plaine, passent quatre soldats et un officier de notre régiment. Un des soldats et l’officier étaient blessés, vous entendez bien, blessés, un des soldats et l’officier. Cinq en tout, et je dis à cette bête brute qui est là ; je dis à Cabrol :

— Regarde !

Il regarda et vit comme moi, la caisse, comprenez-vous ? la caisse de bois, la caisse ferrée où était l’argent, l’argent de la solde pour tout notre régiment. Elle était lourde, allez ! ils la portaient sur un brancard de malade et, à leur démarche, on voyait bien qu’elle était lourde… oh lourde ! lourde bougrement !

Martégas, bourrelé de remords, essuya de nouveau son front en sueur ; il y eut un silence embarrassé.

— Tu es à temps de ne rien dire, Martégas ! Tu y es à temps !

Pourtant, les têtes des auditeurs se rapprochèrent encore…. La convoitise fit reluire tous les yeux ; ils la voyaient, la caisse ! Déjà ils ne comprenaient plus les remords de Martégas…. Eh bien quoi ? après ? il avait attaqué les soldats et l’officier ? n’est-ce pas ? il avait un peu volé la caisse ; ce Martégas, et — pour cela — tué un peu ; tué un ou deux hommes tout au plus !… eh ! mon Dieu, à la guerre ! un de plus, un de moins ! Ils le regardaient avec un peu d’admiration et d’envie.

— Il devait y avoir au moins… cent mille francs ! dit une voix.

Cent mille francs est, pour les gens de ce bas peuple, le chiffre qui représente les grosses fortunes. Après cent mille francs, tout de suite après, il y a « des millions ».

— Pour sûr, gronda Martégas ! Pour sûr, ils y étaient, les cent mille francs !… Et je lui dis :

— Regarde !

Il regarda et me comprit. Les gens allaient passer près de nous, à trente pas, la bonne portée, ils ne nous voyaient pas, ils ne se méfiaient de rien.

Mon camarade me comprit. Je vis très bien qu’il me comprenait parce qu’il devenait pâle, tout blanc comme un mort, l’imbécile. Et à voix basse je lui dis :

— Deux que nous en tuons et les autres vont détaler, et vite ! Je me charge de l’officier. Choisis ton homme, et tirons ensemble….

Alors, j’épaulai mon fusil….

Les auditeurs haletaient. La fille rapprocha sa chaise de la table.

— Ah ! quel remords ! quel remords, gémit Martégas, tout à fait ivre, et de plus en plus obstiné à répéter son cri de regret poignant… quel remords, mes amis !…

— Mais alors, Martégas, tu es riche ? s’écria tout à coup la fille. Tu ne me disais pas ça !…

Et elle posa sa main sur le bras de l’homme.

— Riche ! pleura Martégas, décidément désespéré, voilà bien tout justement mon remords ! riche ! c’est que j’aurais pu l’être, sans celui-ci ! sans toi, sans toi ! hurla-t-il à tue-tête, en tendant contre son voisin un poing furieux…. Figurez-vous, les amis, que, au moment où j’allais tirer… (et je l’avais, croyez-moi, au bout du fusil, le gibier ! et je ne manque pas plus un perdreau en l’air qu’on ne peut manquer un bœuf dans un corridor)… cette bête mauvaise que Dieu préfonde, oui, toi ! toi ! que le tonnerre du bon Dieu te brûle et te vide !… cet animal malfaisant m’empêcha de tirer :

— Ne fais pas ça, qu’il dit, Martégas ! ne fais pas ça ! Pour l’amour de Dieu, pas ça !

Et il détourna mon fusil avec sa main.

— Voilà. Les gens étaient passés, le coup manqué pour toujours ! Il était trop tard… jamais, non, jamais, je ne m’en consolerai ! un coup si sûr ! si beau !… cent mille francs au moins, comme vous dites !… une occasion comme un homme dans sa vie n’en trouve qu’une ! La guerre, oui, la débandade, qui nous favorisait ; oui, tout était embrouillé, l’ennemi par là, autour de nous, on ne savait pas bien où…. Personne pour nous accuser, pour deviner !… Ah ! quel remords, collègues ! quel remords d’avoir manqué ce coup-là ! De ma vie, je vous dis, je ne m’en consolerai ! Et sur mon lit de mort, je la reverrai encore, cette caisse mal gardée, qu’on n’avait qu’à prendre ! Pourquoi t’ai-je écouté, imbécile ! je serais riche à présent ! Misère de moi ! malheur ! malheur ! quel remords !

Et sinistrement comique, Martégas se désolait. Les auditeurs partageaient son chagrin, comprenaient sa peine, fraternellement, en ivrognes.

— Je comprends, disaient-ils, chacun à son tour — c’était un beau coup, — ça ne se retrouve pas, non ! — J’ai cru d’abord que tu regrettais d’avoir fait un beau coup, c’est tout au contraire. Tu as le regret de l’avoir manqué…. — C’est malheureux, Martégas, bien malheureux….

Il était inconsolable, ce Martégas.

On ne pouvait donc pas dire qu’il n’eût pas de conscience. Seulement, sa conscience travaillait à l’envers. Le diable en personne doit avoir des remords pareils, quand il a, par sa faute, manqué une occasion favorable de bien mal faire !

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