Flammarion (p. 13-16).


II

La tardarasse guette la caille


Pour bien comprendre pourquoi le gardian Martégas n’avait pas le droit, véritablement, d’aimer Zanette, il faut savoir quel « marrias », quel homme de rien était ce grand diable de vingt-six ans, à grosse barbe noire et inculte, carré d’épaules, puissant comme un taureau, de haute mine sous son feutre aux bords plats et larges. Avec sa figure de franchise, c’était un traître, un homme dont on ne savait jamais l’idée. Oui, il avait une figure ouverte qui, au premier abord, vous trompait, mais ceux qui savent lire dans les yeux, voyaient dans les siens (des yeux gris piquetés de petits points d’or comme ceux des chats) un trouble mauvais pareil au brouillard qui, en Camargue, se traîne au-dessus des marais, cachant les trous, les fondrières, les pièges….

Quelque chose sortait de ces yeux-là d’implacablement malin ; mais de malin sans esprit, sans clarté…. Ce n’était pas un éclair de mal, oh non ! une fumée plutôt, comme celle qui sort des « lorons », ces trous mystérieux, ouverts ça et là parmi les marécages de Camargue, et qui exhalent sans cesse une buée, la chaleur des dangereux ferments de dessous, le souffle des enfers fiévreux, faits de moisissure croupissante. Il avait une mauvaise âme, bien sûr, ce Martégas, et vraiment c’était effrayant de penser qu’il essayait de faire sa cour à Zanette, qu’il rêvait d’en faire sa femme, « le gueux ! » — ou même sa maîtresse ! Voyez-vous cela, la mignonne fermière du mas de la Sirène, épousant ce lourd coquin ! une petite caille mariée à la lardarasse, l’oiseau de proie, le faux aigle des Alpilles, au front bas, aux grosses serres dures, au bec fait pour déchirer les proies mortes et corrompues…. Ce pesant animal, avoir à lui cette jolie poulette de chaume !

On ne voyait pas ça, non, pour sûr ! Ni au physique ni au moral, ces deux êtres ne se pourraient rapprocher. On tremblait à l’idée d’un tel sacrilège. Et pourtant il s’était mis ce projet en tête, — « le gueux ! » — de plaire à Zanette ! ou de la prendre sans lui plaire, de ruse ou de force !

Zanette, jolie comme un cœur, avec sa coiffe arlésienne, avec son fichu aux mille plis qui s’ouvrait galamment pour montrer un peu de sa poitrine naissante, avait seize ans et demi. C’était une petite créature brune, un sage petit cœur, aimant son père, Dieu et saint Trophime, patron des Arlèses, — et dévote, chacun le savait, à Notre-Dame-d’Amour.

Et afin de vous montrer que Martégas n’était point fait pour l’honneur et la joie de tenir entre ses lourdes pattes la menotte fine de l’enfant, entre ses bras d’hercule la taille légère de la mignonne, ni de presser sur son poitrail de fauve la petite poitrine où battait ce bon petit cœur, il n’y a qu’à savoir où il passait ses soirées depuis quelque temps, le bouvier Martégas, aux yeux troubles.

…………………