Œuvres diverses/Notice sur la vie et les ouvrages de Jean-Baptiste Say


NOTICE
SUR LA VIE ET LES OUVRAGES
DE JEAN-BAPTISTE SAY[1].


Notre temps n’est pas précisément celui des convictions arrêtées, des doctrines fermes et réfléchies. Les demi-savants abondent ; la race des vrais savants se perd. Sur des études qu’animait naguère le feu de la croyance a passé on ne saurait dire quel souffle de découragement. Moins exercés, les esprits doutent volontiers d’eux-mêmes ; moins disciplinés, ils se laissent entamer au premier choc. Ainsi s’établit, dans plusieurs sciences, une sorte de confusion qui, du langage, passe peu à peu aux idées, les dénature et les énerve.

Pour réagir contre cet affaissement, rien n’est meilleur qu’un retour sur les hommes qui ont professé des opinions sérieuses et consacré leur vie entière à les défendre. Jean-Baptiste Say est de ce nombre. Personne ne mit plus de soin que lui, n’employa plus de temps à se former un corps de doctrines ; personne aussi, quand il fut formé, ne s’y attacha d’une manière plus inébranlable. Ce fut avant tout un esprit exact, une intelligence sure. Il aimait la vérité pour elle-même, dans le triomphe comme dans la défaite ; il la recherchait par l’effort de sa propre pensée et non en prêtant l’oreille aux bruits et aux préjugés du dehors. Les faits lui donnaient-ils raison ? il les acceptait sans orgueil comme une conséquence prévue. Semblaient-ils témoigner contre lui, il les discutait sans aigreur et remettait au temps le soin d’effacer quelques anomalies passagères. Il lui suffisait de s’être démontré et d’avoir démontré aux autres la vertu des principes : quant aux applications, il n’ignorait pas à quel point les circonstances peuvent en modifier la marche, et quelle source de malentendu en découle. Il y était résigné et avait su placer sa conviction si haut que ces mécomptes passagers ne pouvaient l’atteindre. Force d’esprit rare en tous les temps, plus rare encore du nôtre où la foi aux doctrines a si peu d’empire et où les consciences flottent au gré de si petits intérêts !

La famille de Jean-Baptiste Say était originaire de Nîmes, d’où elle s’exila, vers la fin du dix-septième siècle, sous le coup de la révocation de l’édit de Nantes. Un témoignage de cet événement est parvenu jusqu’à la génération actuelle, c’est le panier dans lequel l’aïeule fugitive emporta les débris d’une fortune acquise par le travail. Genève ouvrit ses portes aux proscrits et ce fut là que naquit, en 1739, Jean-Étienne Say, père de Jean-Baptiste. Les temps étant devenus meilleurs, Jean-Étienne put se rendre à Lyon, fort jeune encore, pour s’y former à la carrière du commerce chez M. Castanet, protestant comme les Say et comme eux originaire de Nîmes. Ces relations d’employé à chef de maison se changèrent bientôt en liens plus intimes, et Jean-Étienne Say succéda à M. Castanet, après avoir épousé l’une de ses filles. De ce mariage naquit à Lyon Jean-Baptiste Say, le 5 janvier 1767. Son enfance s’écoula dans cette ville industrieuse qu’il aima toujours à revoir et à laquelle le rattachèrent de vifs et profonds souvenirs.

Son père, qui était un homme sensé, s’appliqua à lui inculquer de bonne heure des idées justes et positives. Un oratorien, le père Lefèvre, professait à Lyon un cours très-suivi de physique expérimentale : l’enfant devint l’un de ses auditeurs assidus et puisa dans ses leçons, avec quelques notions élémentaires, un esprit de méthode et des habitudes de réflexion peu ordinaires à cet âge. Plus tard Jean-Baptiste Say se plaisait à reconnaître de quel secours lui avait été ce premier enseignement et cette excursion précoce sur le terrain des phénomènes naturels. À neuf ans, ce fut le tour de l’éducation du pensionnat. Deux savants italiens, nommés Giro et Gorati, étaient venus fonder, près de Lyon, au village d’Écully, une institution qui essayait des procédés nouveaux et se défendait surtout du joug des préjugés. C’est là que le jeune Say fut élevé, sous l’influence des idées et des noms qui honorèrent ce siècle, au bruit des conquêtes de l’intelligence, au souffle des passions qui pénétraient les générations nouvelles. Sur un caractère trempé comme celui de Say, de pareilles impressions devaient être ineffaçables ; il grandit avec les idées du temps, leur voua une sorte de culte et les associa aux découvertes qui devaient illustrer son nom.

Quelques alternatives survenues dans la fortune de son père vinrent toutefois interrompre cette éducation ; le jeune Say dut suivre sa famille à Paris et quitter le pensionnat pour le comptoir. Cependant, quand les chances furent redevenues plus favorables, il obtint d’aller, en compagnie de son frère Horace, achever en Angleterre ses études commerciales. Les deux jeunes gens traversèrent la Manche et vinrent se mettre en pension dans le village de Croydon, à quelques milles de Londres. À cet âge rien n’agit plus vivement sur l’intelligence que le spectacle d’un pays nouveau. Les mœurs, les usages, l’idiome, tout s’empare de l’attention et frappe par le contraste. Pour Jean-Baptiste Say, ce fut un moment décisif. S’il ne se fût pas initié sur les lieux mêmes et par un exercice assidu, aux secrets de la langue anglaise, peut-être la vocation d’économiste eût-elle sommeillé chez lui, faute de pouvoir lire Adam Smith dans le texte original. Il faut croire aussi que l’aspect du mouvement manufacturier de l’Angleterre laissa dans sa mémoire une impression profonde. Jean-Baptiste Say vit ce régime à sa plus belle heure, dans l’ivresse du premier succès, quand l’industrie insulaire, servie par une révolution mécanique, s’élançait à la conquête des marchés du globe. Appelé à la juger, il ne se défendit pas de l’enthousiasme du souvenir, et les crises qui survinrent, sans échapper à son appréciation, ne purent ni troubler son opinion, ni alarmer sa confiance.

À cette époque de sa vie se rattache un petit épisode qu’il racontait volontiers comme l’un des faits qui l’avaient mis sur la vole de l’Économie politique. Il occupait à Croydon une chambre éclairée par deux croisées, ce qui n’était pas de luxe, sous un ciel peu prodigue de lumière. Un jour, deux maçons, armés de mortier et de briques, entrèrent chez lui et se mirent silencieusement a l’ouvrage. Il s’agissait de murer l’une des deux ouvertures ; l’impôt des portes et fenêtres venait d’être voté par le Parlement, et le propriétaire, en homme avisé, trouvait opportun de réduire de moitié la matière imposable. Le jeune Say dut se résigner : son bon sens toutefois protestait. Son logis était devenu plus sombre, moins agréable et cela sans profit pour personne. — « J’ai perdu une fenêtre, se disait-il, et le Trésor n’y a rien gagné. Évidemment, il n’y a en tout ceci que des dupes. » Sans doute, en écrivant, longtemps après, un curieux chapitre sur les impôts qui ne rapportent rien au fisc, notre économiste, alors célèbre, prenait sa revanche de l’aventure de Croydon.

À la suite d’un second et court noviciat commercial à Londres, Jean-Baptiste Say accompagna son nouveau patron dans un voyage, conseillé, en désespoir de cause, par la médecine. Il le vit mourir à Bordeaux, et ramené ainsi en France, il rentra dans le sein de sa famille, ayant recueilli sur les hommes et sur les choses une expérience que la solidité de son esprit devait rendre féconde. Il éprouva, à cette époque de sa vie, les hésitations et les vicissitudes qui attendent un jeune homme au moment où il doit choisir une carrière. Les traditions domestiques, le vœu de son père le poussaient vers le commerce ou l’industrie ; son propre goût l’entraînait du côté des lettres. Quelle voix écouler ? Il flotta quelque temps, et, tout en cédant à l’influence paternelle, le jeune homme fit tacitement ses réserves. Il se résigna et devint employé plein de zèle dans une compagnie d’assurance sur la vie dont Clavière, qui fut plus tard ministre, était l’administrateur gérant ; mais, au lieu de se laisser absorber par une tache purement mécanique, ce fut au sein même de ces bureaux qu’il s’identifia avec la science dont il devait être l’une des gloires. Clavière possédait un exemplaire de la Richesse des Nations d’Adam Smith, qu’aucune traduction n’avait encore fait connaître à la France. Sur son conseil, Jean-Baptiste Say lut le livre, ce fut pour lui une révélation tout entière : il était économiste. Bientôt il en fit venir un exemplaire de Londres, l’étudia, l’annota et dès ce moment ne s’en sépara plus.

La science était cependant encore trop sérieuse pour son âge, elle devait momentanément laisser place encore à des goûts littéraires, surtout à celui du théâtre, et le jeune économiste aimait à s’exercer lui-même aux jeux de la scène. Il ne pouvait manquer non plus de se laisser bientôt distraire par la gravité des événements qui se préparaient, et par le mouvement de régénération sociale qui électrisait toutes les âmes. Son premier essai littéraire fut une brochure publiée en 1789 en faveur de la liberté de la Presse ; il avait alors vingt-deux ans, et s’il a jugé plus tard avec quelque sévérité cet écrit auquel il reprochait une enflure et un mauvais goût qu’on doit attribuer à sa jeunesse et à l’esprit du temps ; on y trouve du moins un amour très-sincère de la liberté et un désir du bien qui ne se sont jamais démentis. Employé ensuite dans les bureaux du Courrier de Provence que publiait Mirabeau, il ne faisait guère encore que recevoir les abonnements, comme il l’a dit lui-même plus tard[2], mais il se liait dès lors avec quelques-uns des hommes de mérite de l’époque et mûrissait son esprit au contact de leur intelligence.

L’invasion du territoire national par les forces coalisées des armées étrangères appelant les jeunes Français aux armes, Jean-Baptiste Say fit, comme volontaire, la campagne de 1792, en Champagne ; il s’était joint à quelques artistes et littérateurs qui avaient formé une compagnie des arts. Isabey, Alexandre Du val, Lejeune, devenu depuis général sans cependant renoncer aux pinceaux, étaient dans les mêmes rangs.

À peine de retour de l’armée, le 25 mai 1793, il épousa Mlle  Deloche, fille d’un ancien avocat aux conseils ; cette union, qui devait être pour lui une source constante de félicité et devait lui procurer ce calme de l’âme sans lequel il lui eût été souvent difficile de supporter les traverses de la vie, fut contractée au plus fort de la terreur, au moment même où la petite fortune des deux familles allait se trouver compromise et presque emportée par la dépréciation du papier-monnaie. Il semble qu’aux époques de grandes commotions politiques, la nature redouble d’efforts et donne à l’homme un courage plus énergique, le soutient d’une espérance plus vive dans l’avenir, et lui fait affronter plus résolument les difficultés de la vie. On se marie alors sans songer à la fortune ; on met en commun les chances bonnes ou mauvaises de l’avenir, on commence par être heureux et l’on cherche ensuite à se tirer d’affaire. Le jeune ménage s’était placé à la campagne ; des prospectas étaient préparés pour fonder une maison d’éducation, où de jeunes garçons réunis en petit nombre devaient être élevés avec un soin particulier et recevoir un enseignement libéral et varié. Le projet pouvait réussir, mais il fut bientôt abandonné, à la suite d’une visite qu’on reçut un jour d’un certain nombre de littérateurs. Ils venaient proposer à Jean-Baptiste Say de prendre la rédaction en chef d’un recueil périodique destiné à relever, en France, le culte du bon goût et d’une saine philosophie. L’offre frite ainsi par Ginguené et par Andrieux, de gracieuse et douce mémoire, fut acceptée, et le premier numéro de la Décade philosophique, littéraire et politique, par une société de républicains, parut au mois de floréal an ii (29 avril 1794), avec cette épigraphe : Les lumières et la morale sont aussi nécessaires au maintien de la République que le fut le courage pour la conquérir. Fidèle à la devise, chacun apporta sa part de talent et de conscience dans la tâche commune ; mais ce fut surtout à l’activité persistante du rédacteur en chef que fut dû le succès de cette revue, dont la collection forme quarante-deux volumes. Il savait obtenir la collaboration fréquente des hommes les plus éminents dans toutes les branches ; c’est ainsi qu’il insérait des morceaux inédits de Lalande, Fourcroy, Lacépède, Hersehel, Chaptal dans les sciences, de Parny, Lebrun, Marmontel, Sedaine, Delille, Bernardin de Saint-Pierre et beaucoup d’autres en littérature. Le rédacteur en chef se chargeait ensuite de compléter chaque numéro et d’y répandre de la variété par ses propres articles sur l’Économie Politique, et par une série de contes moraux où l’on trouve les traces d’une étude réfléchie des essayists anglais les plus célèbres. Quelques morceaux qui sont réimprimés dans les Mélanges de littérature et de morale eussent été digues du Spectateur.

Au nombre des rédacteurs de la Décade se trouvait aussi ce frère, compagnon du voyage en Angleterre. Une grande conformité de goûts et d’opinions, la même droiture dans les intentions resserraient encore les liens de l’amitié fraternelle. Horace Say, dont le nom était déjà transmis au fils aîné de son frère, avait suivi la carrière des sciences et se destinait aux fonctions d’ingénieur. Engagé sous les drapeaux à la première réquisition, il n’avait pas tardé à se présenter aux examens ouverts pour l’arme du génie et à s’y faire admettre. De Metz, il fut envoyé au siège de Luxembourg et fut ensuite appelé à Paris, pour coopérera l’organisation de l’École polytechnique, où il fut chargé de professer l’art des fortifications. Il s’occupait en même temps de science, de littérature, de politique ; esprit méditatif et généralisateur, sa collaboration était d’autant plus précieuse qu’il se liait chaque jour davantage avec tous ceux qui à cette époque faisaient faire de si grands progrès aux connaissances humaines. Attaché au dépôt des fortifications, il devint surtout l’ami du général du génie Cafarelli-Dufalga, qui en était le chef, et dont l’imagination brûlante, l’instruction vaste, les intentions pures conquirent son estime. Le général était fait pour apprécier Horace Say ; il se l’attacha sans retour, et réunis dans une destinée commune, ils devaient trouver l’un et l’autre la mort en Syrie. L’expédition d’Égypte était résolue : Cafarelli devait commander l’arme du génie, c’est dire que son ami devait être son chef d’état-major ; il fut en effet son bras droit et avant le départ et après l’arrivée. Parti avec le grade de capitaine, le chef d’état-major fut, par le général Bonaparte, promu au grade de chef de bataillon du génie pour s’être couvert de gloire au siège d’Alexandrie. Il prit part ensuite à tous les travaux de cette glorieuse campagne ; membre de l’Institut d’Égypte, il lui fournissait des mémoires scientifiques en même temps qu’il présidait à l’érection d’une forteresse à Satehieh. Lorsqu’une partie de l’armée fut dirigée vers la Syrie, l’élite du corps du génie fut de l’expédition : Horace y suivit Cafarelli. Les dangers, les fatigues que rencontrèrent nos braves soldats sont incalculables. Sous les murs de Saint-Jean d’Acre, Horace Say eut le bras emporté, mais il devait encore éprouver le chagrin de voir mourir son chef et son ami avant de succomber lui-même aux suites de sa blessure.

Cette perte fut un coup cruel pour Jean-Baptiste Say ; il perdait son plus intime ami, le confident de toutes ses pensées, celui avec lequel il s’était plu à former des rêves d’avenir. Les illusions de la jeunesse tombaient ; le positif, les difficultés, les labeurs sérieux de l’âge mûr allaient commencer. Il lui restait un frère plus jeune qu’il avait attiré près de lui, mais qui devait le quitter bientôt pour suivre la carrière commerciale ; Louis Say est devenu raffineur de sucre à Nantes, et c’est après s’être inspiré des ouvrages de son frère qu’il a publié lui-même quelques écrits sur des sujets analogues[3].

La France, fatiguée de l’état anarchique dans lequel la laissait le Directoire, était prête à soutenir tout gouvernement qui voudrait travailler sérieusement à rétablir l’ordre et à donner sécurité aux intérêts en tout genre. Jean-Baptiste Say, quoique étranger aux événements qui avaient conduit Bonaparte au pouvoir, fut au nombre de ceux qui considérèrent l’établissement du gouvernement consulaire comme le commencement d’une ère de grandeur et de prospérité pour le pays. Cette illusion, qui ne tarda pas à se dissiper, était, au reste, celle de beaucoup de philosophes très-éclairés et sincèrement attachés à la liberté.

Dans le mois de novembre 1709 (frimaire an viii), il fut nommé membre du Tribunat et abandonna dès-lors la direction de la Décade philosophique. Il fut attaché au comité des finances. La mission des tribuns était de discuter, devant un Corps législatif muet, les projets de lois préparés dans le Conseil d’État et présentés au nom du premier Consul. Mais il n’y avait pas, dans cette combinaison des pouvoirs, une véritable représentation du peuple ; la volonté d’un maître devait désormais prévaloir, et les amis de la liberté s’aperçurent bientôt que le vote des lois allait se réduire à une simple formalité d’enregistrement. L’esprit indépendant de Jean-Baptiste Say ne pouvait s’accommoder du rôle qu’on prétendait lui imposer, et devait le rejeter dans cette opposition courageuse qui résista aussi longtemps qu’elle le put aux atteintes portées à la liberté, et dont on eut plus tard à regretter de n’avoir pas écouté les avis. Ne pouvant ni la convaincre ni la séduire, on prit le parti de l’éliminer du Tribunat.

L’étude et les travaux littéraires offrent des consolations pour les mécomptes de la politique. La classe des sciences morales et politiques de l’Institut avait pendant trois ans de suite remis au concours la question suivante : Quels sont les moyens et ensuite quelles sont les institutions propres à fonder la morale chez un peuple ? Jean-Baptiste Say se décida tardivement à concourir, mais il ne put s’astreindre à suivre le programme indiqué, et, tout en traçant des préceptes, il pensa devoir les mettre en lumière par des applications. Son Mémoire publié en l’an viii a pour titre : Olbie, ou Essai sur les moyens d’améliorer les mœurs d’une nation[4]. L’auteur suppose un peuple, qu’il nomme les Olbiens, qui, après s’être affranchi du joug pesant sur lui depuis des siècles, a pris les moyens les plus propres à réformer ses vices et à faire régner la vertu.

Sans doute la plupart des mesures auxquelles le peuple d’Olbie a recours peuvent paraître d’une efficacité douteuse, mais on trouve du moins dans cet écrit le germe de cette philosophie calme et bienveillante, qui, complétée par l’étude, exposée ensuite avec clarté autant qu’avec grâce, devait conduire le lecteur à aimer en même temps et l’auteur et ses ouvrages.

L’homme isolé est un des êtres les plus faibles de la création, il vit ou plutôt meurt de privations. Ce qui soutient l’humanité, c’est le travail ; le travail n’est profitable qu’avec la séparation des occupations ; et de ce travail divisé naît le droit de chacun au fruit de ses œuvres, d’où le droit d’échanger ce que l’on a contre ce que l’on désire. Pour trouver ample matière aux échanges, il faut que d’autres travailleurs soient de leur côté bien pourvus, et l’homme social est conduit ainsi à désirer la prospérité de ceux qui l’entourent. Les haines individuelles, les haines de peuple à peuple doivent tomber devant une juste appréciation des choses ; chacun est dès lors véritablement intéressé au plus grand bien du plus grand nombre : « On se plaint que chacun n’écoute que son intérêt, disait Jean-Baptiste Say, je m’afflige du contraire. Connaître ses vrais intérêts est le commencement de la morale ; agir en conséquence est le complément. » L’analyse si nette et si profonde de la théorie des débouchés devait devenir l’argument le plus décisif en faveur de cette philosophie, en même temps qu’un des principaux titres de gloire de l’auteur. C’est ainsi qu’il rattachait la science de la richesse à la morale, et il ne l’en a jamais séparée. C’est en vue de ce but si favorable à l’humanité qu’il écrivait, que « le premier livre de morale fut, pour les Olbiens, un bon Traité d’Économie politique ; ils instituèrent, ajoute-t-il, une académie chargée du dépôt de ce livre précieux, et nul chez eux ne pouvait prétendre aux emplois publics, sans avoir été interrogé publiquement sur cette science. »

Le Mémoire à l’Institut était le précurseur du Traité d’Économie politique qui devait être publié quatre ans plus tard. Il parut pour la première fois en 1803 ; l’auteur était alors âgé de trente-six ans. Ce bel ouvrage, avant même les perfectionnements qu’il devait recevoir de six éditions successives, était déjà une œuvre immense. Les vérités à peine entrevues par les économistes du xviiie siècle, celles auxquelles Adam Smith avait donné la force de ses démonstrations, se trouvaient enfin coordonnées dans un ordre logique ; le champ ouvert à ce genre d’études était reconnu, les limites étaient posées, en un mot, la science était créée ; l’on savait désormais d’une manière précise la place qu’elle devait occuper dans le faisceau des connaissances humaines. Sans doute, l’auteur lui-même a franchi plus tard quelques-unes des barrières qu’il avait élevées ; il a, dans ses autres écrits et dans ses leçons, étendu les applications à faire des principes de l’Économie politique ; mais il y avait une utilité incontestable à commencer par bien établir les lignes principales et les principes fondamentaux d’une branche d’étude à laquelle jusque là on avait refusé le nom de science, à raison même de ses trop fréquents empiétements sur la politique pure et sur la morale proprement dite. Le second titre du livre indiquait nettement les vues de l’auteur ; suivant lui, l’Économie politique était le simple exposé des lois qui régissent la production, la distribution et la consommation des richesses.

Dès son apparition, le Traité d’Économie politique eut un véritable succès et attira sur son auteur l’attention du chef de l’État. Celui qui savait si bien s’emparer de toutes les gloires et de tous les talents au profit de ses vues personnelles, résolut de faire quelques nouvelles tentatives de séduction : à la suite d’un diner à la Malmaison, le premier Consul entraîna Jean-Baptiste Say dans les allées du parc, lui exposant vivement quelles étaient ses intentions pour relever les finances, et cherchant à lui persuader que le succès pratique était ce qu’on devait essentiellement se proposer ; que dès lors les livres étaient surtout utiles, lorsqu’ils justifiaient aux yeux du public les mesures devenues nécessaires. On devait donc faire une nouvelle édition du Traité et en faire un livre de circonstance. Le maître ne manqua pas d’insister sur ses intentions, mais il n’est guère probable qu’il ait conservé un, bon souvenir de la conférence ; le disciple manquait d’une souplesse d’esprit trop générale pourtant à cette époque ; les convictions étaient chez lui le résultat d’études sérieuses, et sa conscience était intraitable.

Il ne tarda pas à être éliminé du Tribunat ; mais, par une de ces contradictions fréquentes chez ceux qui ont le pouvoir, et qu’explique suffisamment le désir de faire, taire toute récrimination de sa part, il put lire en même temps dans le Moniteur sa nomination aux fonctions de directeur des droits réunis. Père de quatre enfants, n’ayant point de fortune, il semblait que ce fût pour lui une nécessité d’accepter cette position : il refusa cependant ; sa conscience lui interdisait de concourir à l’application d’un système qu’il jugeait devoir être funeste à la France.

La seconde édition du Traité était prête, que déjà il n’était plus possible de l’imprimer ; l’éditeur avait été mandé à la direction de la librairie pour y recevoir l’injonction de s’abstenir d’une telle publication. Le premier Consul allait devenir un empereur tout-puissant ; sa police inquisitoriale menaçait tout homme consciencieux et d’un esprit indépendant. L’auteur se vit obligé de cacher son manuscrit comme une mauvaise action, appréhendant chaque jour d’être persécuté pour le bien qu’il voulait faire, et devoir, sous le règne du mensonge, des vérités utiles punies comme tentatives séditieuses.

S’étant volontairement interdit la carrière des fonctions publiques, la force imposant silence à la raison et enchaînant la presse, il ne restait d’autre ressource, pour faire vivre sa famille, que de se reporter vers le commerce ou l’industrie. M. Say fit un voyage à Sedan pour chercher à s’intéresser dans une fabrique de draps, et poussa ensuite jusqu’à Genève, afin de revoir une tante, sœur de son père, femme d’un esprit solide, dont les conseils lui avaient toujours été utiles.

Il fut, à cette occasion, invité chez M. Necker à Copet. Mme  de Staël fut charmante, comme elle était toujours en société. La vénération qu’elle portait à son père répandait en sa présence, sur les saillies de son esprit, un certain voile transparent, qui, sans les déguiser, en adoucissait les tons trop brusques et leur donnait un nouvel attrait, Benjamin Constant y était, et son esprit mordant participait des mêmes agréments ; aussi la conversation fut — elle constamment vive et variée. On arriva naturellement à parler sur les finances, et le maitre de la maison parut écouter avec grand plaisir notre économiste ; on en était à M. de Calonne : « Suivant M. de Calonne, ajouta Jean-Baptiste Say, il y a deux sortes d’économie : celle de M. Necker qui consiste à épargner, et la sienne qui consiste à jeter l’argent par les fenêtres. » Et en effet, si ce ne sont les paroles du favori de la cour dans sa réponse à l’ouvrage de M. Necker, c’en est exactement le sens. L’ancien ministre approuva beaucoup l’observation.

De retour à Paris, Jean-Baptiste Say se décida pour la filature du coton. Il avait été témoin de la révolution qu’avait amenée dans cette industrie en Angleterre l’immense découverte d’Arkwright ; des progrès analogues allaient se produire en France ; mais, pour y prendre part, pour savoir commander aux ouvriers, il fallait se rendre maître de toutes les parties d’un art difficile et commencer par travailler de ses propres mains. Des séries complètes de machines enlevées à l’Angleterre, avaient été déposées au Conservatoire : c’est là que M. Say se fit ouvrier ; son fils Horace, alors âgé de dix ans, lui servait de rattacheur ; l’un et l’autre ne tardèrent pas à devenir experts dans leur partie. Pendant ce temps, les machines nécessaires à un établissement étaient commandées ; bientôt elles furent prêtes, et il fallut chercher un local où les mettre en activité. À cette époque, les bâtiments des anciens couvents présentaient de vastes locaux pour l’industrie ; partout le bruit et l’activité venaient occuper les anciennes demeures de la méditation et du repos. Des valeurs capitales restées longtemps stériles étaient ainsi rendues au travail, au grand profit de la société. Ces anciens couvents, toutefois, étaient moins convenablement disposés pour des ateliers, que ne l’eussent été des constructions spéciales ; ils étaient souvent mal situés, entourés de populations peu actives, et l’on perdait ainsi une partie des avantages qu’on allait chercher trop loin. C’est ainsi, appuyé sur son expérience personnelle, que l’auteur du Cours d’Économie politique a pu donner de bons conseils sur le choix des emplacements pour les manufactures.

La filature de Jean-Baptiste Say, placée d’abord dans le bâtiment abbatial de Maubuisson, fut ensuite transportée à Auchy, près d’Hesdin, dans le département du Pas-de-Calais, où elle subsiste encore. Les vastes édifices d’un couvent de Bénédictins offraient des ateliers convenables, et une chute d’eau d’une force considérable devait communiquer la vie à toutes les machines. Cette abbaye était dans un vallon agreste ; mais les abords en étaient difficiles : dans l’hiver les chemins de traverse étaient impraticables ; il fallut faire une route. La population du village n’était point industrieuse, on y voyait des mendiants et beaucoup d’enfants déguenillés ; car, comme l’observe Babelais, l’ombre seulement du clocher d’une abbaye est féconde. Il y avait là une éducation longue et difficile à faire, un monde à transformer. L’activité et l’intelligence du chef devaient suffire atout ; pendant les premières années de son séjour en Artois, il se fit tour à tour mécanicien, ingénieur, architecte, et ne se laissa rebuter par aucun obstacle, s’apercevant cependant, quelquefois, qu’il est plus difficile de faire vivre quatre à cinq cents hommes, que de les faire tuer.

Sous une aussi bonne direction l’établissement prospéra ; partout, dans les environs, on vit l’aisance remplacer la misère, et lorsque, après huit ans, M. et Mme  Say voulurent revenir à Paris, ce fut un deuil général dans la contrée ; chacun aurait voulu obtenir la permission de les suivre.

Ce long séjour dans une retraite active, n’était pas défavorable à l’étude. Placé en dehors du mouvement de la politique, l’économiste jugeait en spectateur impartial, mais non pas indifférent, les fautes de l’Empire, le système continental, le commerce par licences et ces nombreuses mesures que dictaient la colère plus souvent que la raison. On se levait de bonne heure à Auchy, et cependant les journées y étaient toujours trop courtes. La littérature, les arts étaient cultivés comme délassements, et l’on ne manquait même pis de société ; beaucoup de gens de mérite savaient trouver le chemin qui conduisait au salon du manufacturier, et oubliaient la longueur du voyage en recevant une cordiale hospitalité.

Les droits de douane sur le coton avaient été élevés à un taux absurde ; la difficulté des communications ajoutait au prix excessif de cette matière première. Jean-Baptiste Say prévoyait la chute très-prochaine d’un système aussi contraire au véritable intérêt des peuples ; il craignait la perte qui devait, dans ce cas, résulter pour les manufacturiers d’un brusque changement dans le prix des marchandises, et, à la suite de quelques dissentiments avec son associé à ce sujet, il prit le parti de se retirer en réalisant un modeste capital. Il revint à Paris avec sa famille, en 1813, et les événements ne justifièrent que trop tôt et trop sévèrement pour la France les prévisions du philosophe.

Grâce à la demi-liberté qu’on ne put refuser au pays épuisé par de trop longues guerres, le Traité d’Économie politique se réimprima ; et cette édition devait être bientôt suivie de plusieurs autres.

La paix rendait faciles des communications interrompues depuis un quart de siècle. Il était intéressant, pour les Français surtout, de chercher à se rendre compte des progrès qu’avait pu faire la nation anglaise, dont l’industrie, à la faveur du monopole des mers, avait pris un si rapide développement. M. Say se fit donner par le Gouvernement la mission de visiter l’Angleterre pour en étudier l’état économique et pour en rapporter toutes les informations dont une application utile paraîtrait praticable chez nous. Cette exploration lui fut rendue facile par la connaissance qu’il avait de la langue anglaise, par sa propre expérience comme manufacturier, et par l’accueil que lui réservait sa réputation. Reçu avec empressement par les économistes, particulièrement par Ricardo, par Bentham, par les professeurs des Universités d’Angleterre et d’Écosse, il fit un voyage des plus instructifs et dont il devait conserver d’heureux souvenirs. À Glascow on lui avait demandé de s’asseoir dans la chaire où professait Adam Smith, et ce n’est pas sans émotion qu’il racontait un jour à ses auditeurs du Conservatoire des Arts et Métiers, cet épisode de son voyage.

De retour de cette mission, il remit au Gouvernement un Mémoire très détaillé sur la situation industrielle du pays qu’il venait de visiter ; et, en même temps, voulant faire connaître au public quelques-unes des informations qu’il avait recueillies, il imprima un écrit de quelques feuilles intitulé De l’Angleterre et des Anglais[5], qui eut deux éditions. Il montrait comment la prospérité du commerce et de l’industrie avait été exploitée pour soutenir la guerre, et dans quelle situation financière fâcheuse le pays avait été amené par les dépenses excessives de son Gouvernement. La suspension des paiements de la Banque, la dépréciation du papier-monnaie, l’énormité de la dette, les conséquences probables de la souveraineté, des Indes, la question des céréales, sont autant de points traités avec sagacité, et l’on trouve dans cet écrit plus d’un avertissement devenu prophétique.

L’Économie politique a toujours effrayé le gouvernement en France, et a été, par cela même, rejetée dans l’opposition. Aussi ce fut, en 1815, un vif attrait pour le public qu’un cours de cette science ouvert à l’Athénée par J.-B. Say ; on s’y portait en foule, et le succès fut complet. Le professeur, encouragé par l’accueil qui lui était fait, redoubla d’efforts pour propager des doctrines qu’il regardait comme si importantes pour l’avenir des peuples. Les leçons d’un amphithéâtre restreint, la propagande plus ou moins lente des ouvrages de longue haleine, étaient insuffisantes à ses yeux ; il fallait encore rendre la science accessible à toutes les fortunes, et il lui parut utile de résumer en un petit nombre de pages les principes généraux et leurs applications les plus immédiates. La forme familière du dialogue permet de présenter avec rapidité les difficultés qu’on croit essentiel de résoudre, tout en négligeant les points moins graves qu’on ne pourrait traiter sans de longs développements. Le Catéchisme d’Économie politique[6], publié pour la première fois en 1817, a eu de nombreuses éditions et a été traduit, ainsi que le Traité, dans presque toutes les langues de l’Europe.

L’Économie politique n’absorbait pas cependant tous les instants de J.-B. Say ; d’ailleurs pour en bien reconnaître le domaine et en tracer les limites, il lui avait fallu l’aire une étude complète de l’ensemble des sciences morales et politiques. Il a laissé de nombreux fragments qui montrent que, si le temps ne lui eût manqué, il se proposait d’écrire un Traité de morale, et un autre de politique pratique. Les observations qu’il avait jugé utile de mettre par écrit étaient classées avec méthode ; celles qui ne seraient point entrées dans les livres purement scientifiques, auraient trouvé place dans des écrits d’une forme plus familière. La Correspondance d’un Docteur et ses propres Mémoires lui paraissaient fournir des cadres convenables. Mais pour répandre ainsi des vérités utiles, il ne fallait négliger aucune des parties de l’art de bien dire, et ce qu’il avait préparé pour des Lettres à une dame sur le talent d’écrire, fait regretter que cet ouvrage n’ait pas été terminé. Prévoyant toutefois que le temps lui manquerait pour conduire à fin tous ses projets, pour terminer toutes ses esquisses, il recueillit quelques-unes de ses pensées, fit un choix de celles qui se présentaient sous un tour heureux et rapide, les livra à l’impression, et les fit paraître en leur donnant pour titre : Petit volume, contenant quelques aperçus des hommes et de la société[7]. Ce livre fait connaître l’auteur et le peint mieux que ses autres écrits ; on y retrouve les préceptes qui servaient de règle à sa conduite, cette philosophie gracieuse qui lui permettait de voir l’âge d’or dans l’avenir, comme résultat du progrès des lumières ; l’on y trouve aussi la vivacité de sentiments qui animait sa conversation, et parfois cette verve caustique qui la rendait piquante et variée. Son esprit railleur aimait surtout à s’exercer aux dépens des hommes sans convictions, dont le nombre est toujours grand aux époques de troubles et de changements politiques.

Peu de temps après la publication du Petit Volume parut la brochure De l’Importance du Port de la Villette. Ce sujet intéressait particulièrement la Ville de Paris et occupait l’attention. Une compagnie de financiers, en marché alors avec l’administration pour se faire concéder la jouissance des canaux, à charge de conduire à fin les travaux, pensa que cet écrit, signalant les avantages de l’entreprise, pourrait avoir pour effet d’augmenter les exigences, et l’édition fut enlevée pour en supprimer là publicité. Cet écrit reparut bientôt après avec de nouveaux développements et un changement de titre[8].

La troisième édition du Traité d’Économie politique avait été, comme la seconde, tirée à un grand nombre d’exemplaires ; cependant elle fut épuisée presque entièrement dans la même année. En 1819, il en parut une quatrième avec des corrections et des augmentations considérables. L’auteur donna de nouveaux développements aux chapitres relatifs à la balance du commerce, au commerce des blés, à l’usage des monnaies ; il refit presque entièrement les cinq premiers chapitres du livre ii, et fit des augmentations importantes à quelques chapitres du livre iii.

Les crises monétaires et commerciales de l’Angleterre fournissaient d’utiles enseignements sur ces matières ; Jean-Baptiste Say se tenait au courant de toutes les publications qui s’y rapportaient et entretenait une correspondance active avec tous ceux qui s’en occupaient et pouvaient faire autorité. La bonne foi réciproque avec laquelle ce commerce était suivi, le même amour de la vérité qui présidait à cette correspondance, resserrait les liens qui unissaient déjà les économistes les plus distingués de l’époque. Jean-Baptiste Say se plaisait à reconnaitre les services importants rendus à la science par les travaux de Ricardo sur les monnaies, et il ne craignait pas de le combattre à quelques égards, sur l’analyse, beaucoup trop subtile, suivant lui, auquel il avait recours à l’occasion du revenu foncier (the rent).

L’apparition des Nouveaux principes d’Économie politique de Malthus devint l’occasion d’une polémique qui fut livrée à l’impression. Six Lettres à Malthus contiennent d’excellentes dissertations sur les causes des crises commerciales, sur la théorie des débouchés, sur celles des produits immatériels. La contradiction qu’il rencontrait sur ce dernier point conduisit J.-B. Say a suivre cette découverte jusque dans ses dernières conséquences. C’est ainsi qu’il arrivait par une logique serrée à établir que des services consommés en même temps que produits ayant une valeur réelle, non-seulement on devait reconnaître l’existence des produits immatériels, mais encore admettre que la valeur était toujours de sa nature immatérielle ; que les hommes, eu troquant les choses les unes contre les autres, ne tenaient nul compte, dans la fixation des prix, de la nature des molécules dont (lies se composaient, et s’occupaient seulement du travail qui y avait été incorporé, échangeant toujours au fond des services contre des services. Doctrine un peu abstraite, sans doute, mais féconde dans ses applications, et sans laquelle on essaierait en vain de résoudre les problèmes compliqués que présente la production des richesses.

Les réponses à Malthus servaient en beaucoup de cas aussi de réfutation à quelques-unes des plaintes de Sismondi sur les inconvénients de la liberté du travail et de la concurrence. Un article spécial sur la Balance des productions et des consommations[9] vint compléter la défense des principes, sans altérer en rien les excellents rapports qui unissaient deux hommes également amis du bien et de la vérité.

On s’étonnait avec raison qu’une science aussi importante pour l’humanité, aussi utile à consulter pour la bonne gestion des intérêts nationaux, fût encore laissée en dehors de tout enseignement public en France. On devait donc chercher d’abord à obtenir la création d’une chaire d’Économie politique dans l’une des écoles supérieures, et ensuite, à l’occasion de l’institution d’un enseignement professionnel au Conservatoire des Arts et Métiers, on chargea J.-B. Say de développer dans une lettre à M. Thénard, l’utilité de l’enseignement économique pour tous ceux qui se destinent à l’industrie. La chaire de l’École de Droit fut décidée en principe sans qu’on donnât suite à cette fondation, et la chaire du Conservatoire elle-même ne fut ouverte qu’avec une modification dans le titre du Cours. Le mot de politique effrayait trop un pouvoir ombrageux, ou dut se borner à enseigner l’économie industrielle. Ces restrictions, le lieu choisi pour l’enseignement, étaient au cours une grande partie de sa portée, et ce n’est qu’après 1830, lorsqu’il était déjà affaibli par l’âge, que Jean-Baptiste Say devait être appelé à professer au Collège de France l’Économie politique proprement dite.

Partout où il a parlé, ses leçons ont été suivies avec un vif intérêt, et son enseignement a toujours été présenté avec lucidité, avec grâce, surtout avec une chaleur de conviction qui inspirait la confiance. Peut-être pouvait-on reprocher au professeur d’exiger de son auditoire une attention trop soutenue en lui présentant des leçons riches de trop de matières ; cela tenait, d’une part, au désir qu’il éprouvait de faire entrer l’ensemble de la science dans le cadre du cours, et d’un autre côté, à ce que ses leçons étaient écrites. Ceux qui le connaissaient, qui avaient entendu sa conversation toujours nourrie défaits et variée d’expressions, ont vivement regretté que, dans la chaire du professorat, il ne se soit jamais livré aux chances de l’improvisation. On ne peut trouver l’explication de cette retenue de sa part que dans un excès de sévérité envers lui-même, dans la crainte d’abuser par des redites du temps qu’on lui accordait, et par un désir d’exposer toujours de la manière la plus claire et la plus rapide des vérités solidement établies. « Je n’ai presque jamais, écrivait-il un jour, été content de ma conversation. Ma seconde pensée est en général meilleure que la première, et malheureusement c’est toujours celle-ci qui se produit dans la conversation. Je serais tenté de dire comme Mme  Riccoboni, à qui on reprochait de parler moins bien qu’elle n’écrivait, et qui répondit : C’est que je parle comme j’efface. » Quant à lui, en effet, il effaçait en écrivant, et si le hasard lui valait souvent une heureuse expression, on peut dire qu’il méritait les bienfaits du hasard. « J’ai quelquefois éprouvé, disait-il, une difficulté extrême à écrire certains morceaux, mais une considération m’a soutenu. Si cela était facile, pensais-je en moi-même, tout autre le ferait ; des lors où serait l’honneur et le mérite de bien faire ? »

Les leçons écrites et professées étaient généralement extraites d’un travail préparé de longue main pour l’impression, et publié ensuite en 1828 et 1829, en six volumes, sous le titre de Cours complet d’Économie politique pratique. Même après la publication de la cinquième édition du Traité, ce nouvel ouvrage devait obtenir un grand et légitime succès. Si, comme l’a dit M. Blanqui, il n’en a pas la belle ordonnance, la précision et la méthode, il a l’avantage de rattacher certainement les principes aux applications, et d’initier le lecteur aux avantages de la complète expérience qu’une longue pratique des affaires publiques et privées avait donnée à l’auteur.

Les publications importantes n’empêchaient pas pour lui d’autres travaux ; la Revue encyclopédique insérait ses comptes rendus d’ouvrages ; et l’Encyclopédie progressive donnait de lui, dans son premier numéro, l’article : Économie politique. Il enrichissait aussi de notes et de commentaires les éditions françaises de Ricardo et de Henry Storch. Ce dernier auteur, blessé de quelques réflexions critiques, eut le tort de se fâcher et d’attribuer calomnieusement a Jean-Baptiste Say une spéculation blâmable sur la publication de son livre. Cette entreprise lui était cependant complètement étrangère, ainsi qu’il l’a du reste établi dans une réclamation adressée aux rédacteurs de la Revue encyclopédique[10].

C’est ainsi que Jean-Baptiste Say identifiait sa vie au développement et à la diffusion d’une science à laquelle il s’était voué dès sa jeunesse, et qu’il avait cultivée avec cette persistance et cet amour du vrai, qui conduisent à de grands résultats. La théorie des débouchés, en prouvant que chaque nation est intéressée à la prospérité de toutes les autres, exercera la plus heureuse influence sur le sort de l’humanité. Celle des produits immatériels permet de réparer les premières injustices des maîtres de la science. Adam Smith regardait comme improductifs ceux qui occupent les premières fonctions de l’État. La doctrine des produits immatériels les replace dans l’économie de la société ; elle rattache l’économie politique à toutes les parties du corps social, elle permet de comparer les services de tous les hommes avec les rétributions qu’ils en recueillent ; et une plus juste appréciation des travaux de chacun tend dès lors à l’amélioration des institutions politiques que la doctrine de Smith laissait en dehors de cette étude.

J. B. Say a rattaché les richesses naturelles à l’Économie politique, non qu’il ait indiqué la manière de les créer, puisqu’elles ne sont pas de façon humaine, mais en montrant leurs rapports avec la richesse échangeable et dans quelle proportion elles font partie de la richesse des nations. On lui doit enfin l’analyse complète de la production et de la consommation des richesses, qu’il a réduites à n’être qu’une création et une destruction de l’utilité des produits. C’est cette analyse tout à la fois simple et profonde qui l’a mis à même de déterminer l’importance des différents travaux dont se compose l’industrie. La doctrine des frais de production, ainsi comprise, devait tout éclaircir et donner l’explication de cette proposition en apparence paradoxale : La richesse des nations se compose de la valeur échangeable de toutes les choses qu’elles possèdent, et cependant les nations sont d’autant plus riches que le prix des choses est plus bas.

La théorie de la production commerciale, entièrement méconnue par les économistes du dernier siècle, à peine entrevue par Verri et par Adam Smith, a été mise dans tout son jour. En général, on doit à M. Say d’avoir bien posé presque toutes les questions d’Économie politique, et d’en avoir rendu la solution facile pour tout homme de sens qui prend la peine de lire ses écrits.

Pendant que sa réputation grandissait au dehors, l’auteur se renfermait dans une vie modeste, il se produisait rarement dans le monde bruyant, il vivait à l’écart, entouré de sa famille et d’un petit cercle d’amis. C’est la qu’il recevait une fois par semaine quelques hommes distingués, et les économistes étrangers, dont aucun ne manquait de venir lui rendre hommage. La haute portée de son esprit se révélait dans ces conversations intimes qu’il savait animer par des saillies originales et une variété de connaissances inépuisable. Il aimait à railler les hommes du pouvoir, et il ne laissait passer aucune occasion de stigmatiser les mauvais livres et les mauvaises mesures en Économie politique. Le système continental de l’Empire, les lois de douane de la Restauration qui ont chargé de droits si funestes les fers, les laines, les bestiaux, n’ont pas eu d’adversaire plus prononcé. Nul n’a travaillé avec plus de persévérance à dépopulariser la guerre, les entraves, les prohibitions, à faire apprécier, au contraire, l’importance des travaux publics, des routes, des canaux, et des libres communications entre tous les hommes. Après la Révolution de 1830, il ne put manquer d’être surpris et affligé de voir l’attention publique absorbée par l’apparition subite d’une foule de réformateurs, présentant chacun un système plus ou moins nouveau ; mais systèmes qui se ressemblaient tous en un point, le mépris de l’étude sur la véritable nature des choses. Jean-Baptiste Say dédaigna le combat ; il refusa de se commettre avec des gens qui ne parlaient ni la langue économique ni même la langue française ; il garda le silence le plus absolu. Ce vain bruit d’utopies expirait à sa porte. Il ne se laissait point étourdir par le fracas des rues. Il travaillait à l’amélioration du sort des classes pauvres, sans rechercher leurs faveurs, ni craindre leurs disgrâces. Il disait des vérités austères aux peuples et aux rois, avec l’impartialité d’un philosophe uniquement occupé des intérêts de la science et de l’humanité.

Sa santé était, du reste, depuis longtemps ébranlée ; son tempérament fort et nerveux semblait souffrir du travail sédentaire du cabinet dont il s’était fait esclave, et il était devenu sujet, dans ses dernières années, à des attaques d’apoplexie nerveuse, qui l’affaiblissaient de plus en plus et lui faisaient pressentir une fin prochaine. Une perte cruelle devait lui porter un coup fatal, qu’il supporta avec courage, mais auquel il ne pouvait longtemps survivre : Mme  Say mourut le 10 janvier 1830 ; ceux qui l’ont connue savent seuls le charme inexprimable qu’elle a pu répandre sur l’existence de son mari. Elle réunissait au plus haut degré la dignité du caractère, l’élévation de l’esprit, la simplicité des manières ; elle prenait part sans pédantisme, comme sans prétention, aux conversations les plus sérieuses et semblait préoccupée du seul soin de faire valoir les autres. Son dévouement aux idées, aux goûts, aux opinions de son mari était complet, et les soins qu’elle lui prodiguait ne se sont jamais démentis. Une existence commune aussi longue, aussi intime, ne saurait être brisée sans que celui des deux qui a le malheur de survivre ne soit mortellement frappé.

Dès lors, en effet, la santé de J.-B. Say alla toujours en déclinant. On avait cherché à le distraire par un voyage, et il était en visite chez son frère, à Nantes, lorsque la Révolution de Juillet éclata. Nommé peu de temps après membre du Conseil général du département de la Seine, il se vit, au bout de quelques mois, contraint par la fatigue de se démettre de ses fonctions, et il lui fallut de grands efforts et une grande énergie de volonté pour persister à faire son cours au Collège de France. Le 15 novembre 1832 il fut frappé d’une nouvelle attaque, qui devait être la dernière. Se sentant hors d’état de travailler ce jour-là, il était sorti pour faire quelques visites ; il entra chez une tante, sœur de sa mère, perdit bientôt connaissance, et, après une agonie de quatorze heures, expira dans les bras de ses enfants. Il avait alors soixante-six ans et laissait deux fils et deux filles. L’ainée de ses filles avait épousé Charles Comte, auteur du Censeur européen, du Traité de législation, et qu’une grande conformité de vues avait rapproché de notre célèbre Économiste, auquel il ne devait survivre que de bien peu d’années.

On a remarqué qu’en général les hommes qui se sont livrés à une étude approfondie et consciencieuse de l’Économie politique ont été d’excellents citoyens, des amis éclairés et sincères de la liberté ; soit que cette science montre mieux que les autres les effets des mauvaises mesures des gouvernements, soit qu’elle ne permette pas de se faire illusion sur la nature et la valeur des services rendus au public, soit qu’elle empêche de se méprendre sur la véritable source des richesses. Jean-Baptiste Say qui, dès 1789, se prononça pour la cause de la liberté et qui la servit par tous les moyens qui étaient en son pouvoir, est resté fidèle à ses principes jusqu’à la fin de sa carrière ; rien au monde ne l’aurait déterminé à associer son nom à une mesure qu’aurait désapprouvée sa conscience.

La plupart des académies de l’Europe le comptaient au nombre de leurs membres. La tardive réorganisation de la classe des sciences morales et politiques empêcha seule l’Institut de France de réparer à son égard une grande injustice.


  1. On a profité, pour rédiger cette notice, de celle qui avait été placée par Ch. Comte en tête du volume de Mélanges et Correspondance, publié en 1833, de l’Éloge prononcé par M. Blanqui à la séance annuelle des cinq Académies, le 3 mai 1841, ainsi que d’un travail inédit de M. Louis Reynaud, le spirituel auteur des Études sur les Réformateurs contemporains.
  2. Lettre à Et. Dumont, pag. 556 de ce volume.
  3. Voir la Correspondance, pag. 512 de ce volume.
  4. Pace 581 de ce volume.
  5. Reproduit page 205 de ce volume.
  6. Page 1 de ce volume.
  7. Page 661 de ce volume.
  8. Des Canaux de navigation dans l’état actuel de la France, page 232 de ce volume.
  9. Page 250 de ce volume.
  10. Voir page 286 de ce volume.