Œuvres diverses/Discours d’ouverture du cours d’économie industrielle I


CONSERVATOIRE
DES ARTS ET MÉTIERS.


DISCOURS D’OUVERTURE DU COURS D’ÉCONOMIE INDUSTRIELLE,

prononcé le 2 décembre 1820[1].
Messieurs,

Le Gouvernement, en instituant au Conservatoire des Arts et Métiers, l’enseignement, auquel vous venez prendre part, montre sa louable sollicitude pour le progrès des arts utiles. Cette institution, qui n’avait pas de module dans les autres États de l’Europe, mérite d’y trouver des imitateurs. Partout il existe des chaires publiques pour l’enseignement des lettres, de la médecine et des lois ; dans plusieurs pays il en existe pour les sciences physiques et mathématiques ; on a vu même des cours de technologie, ou de la pratique des arts ; mais jusqu’à ce moment on n’avait rien fait, dans les établissements publics, pour mettre les personnes qui se consacrent à des professions industrielles, à portée de profiter des hautes connaissances dont s’enorgueillit à bon droit notre siècle. Il semblait que le savant dût rougir de rendre sa doctrine utile, et que l’artiste fût incapable de s’élever au-dessus d’une pratique aveugle.

Cependant les rapides progrès des sciences spéculatives, particulièrement depuis la fin du dernier siècle, appelaient des perfectionnements analogues dans les arts. La physique, la chimie, la mécanique même, s’étaient enrichies de plusieurs découvertes importantes. Toutes les sciences, éclairées par des expériences judicieuses, enrichies par des esprits supérieurs, s’avançaient à pas de géants ; et néanmoins les ateliers suivaient toujours leurs anciennes routines, et cherchaient à justifier des procédés défectueux par des théories surannées, démontrées fausses depuis longtemps.

Si quelques savants épars, tourmentés du désir d’être utiles, montraient, dans leurs écrits, l’heureuse application qu’on pouvait faire des découvertes récentes ; si quelques agriculteurs, quelques manufacturiers éminents, savaient mêler l’étude à leurs travaux, et se tenaient au niveau des connaissances nouvelles, c’étaient d’heureuses, mais de rares exceptions, qui faisaient honneur aux individus, sans exercer une influence générale sur les arts.

Le siècle appelait donc un enseignement qui pût faire participer, sans frais, aux lumières des savants, les hommes qui se consacrent aux travaux de l’industrie ; un enseignement qui, se perpétuant d’année en année, les tint constamment au courant du dernier état des sciences, fit participer tous les arts aux découvertes qui seraient faites dans l’un d’entre eux, et généralisât des procédés qui, faute de ce centre commun, seraient demeurés ensevelis dans un coin écarté du royaume.

Ce n’est pas tout. Les meilleures vues, les plus savantes combinaisons, sans le jugement et la prudence, qui seuls peuvent les faire tourner au profit des particuliers et de la société, ne seraient que de dangereuses amorces. Stimuler l’esprit d’entreprise sans lui montrer quels sont ses intérêts bien entendus, n’aurait été souvent que lui tendre un piège en voulant lui offrir un secours.

Déjà n’avons-nous pas vu trop souvent des hommes intelligents, laborieux, instruits dans la théorie comme dans la pratique des arts, lutter néanmoins sans succès contre la fortune, multiplier leurs sacrifices pour soutenir des entreprises qui devaient finir par succomber, perdre les capitaux qui leur appartenaient, et malheureusement aussi quelquefois, ceux qu’on leur avait confiés ?

Tantôt c’est un moteur hydraulique dont on s’est exagéré le service, ou dont on a mal calculé les frais. La force de l’eau y aura été employée avec la moindre perte possible ; toutes les transmissions de mouvement y auront été conformes aux plus saines notions de la mécanique ; mais il fallait calculer en outre quelle portion de valeur cette puissance de la nature ajoutait au produit qui devait en résulter ; il fallait savoir si cette valeur produite, ne devait pas être excédée par les frais à faire pour attirer des ouvriers dans le voisinage du moteur, pour les instruire, pour les loger ; si le transport des matières premières à l’endroit de la fabrique, celui des produits au lieu de la consommation, ne devaient pas coûter plus qu’on ne pouvait économiser par l’emploi de la force motrice.

Ailleurs, c’est un manufacturier qui, trop confiant dans la connaissance parfaite qu’il a de son art, séduit par des succès qu’il a déjà obtenus, se ruine faute d’avoir apprécié la différence des lieux et des circonstances ; faute d’avoir calculé ce qu’il avait à redouter de la concurrence d’un autre produit ; d’avoir réfléchi sur la population, les usages, les préjugés même des lieux qui devaient lui fournir des consommateurs.

De là une défiance trop bien fondée de la part des capitalistes, lorsqu’il s’agit de faire des avances aux entreprises industrielles ; et quelquefois aussi une confiance exagérée qui n’est pas moins funeste. On ne sait pas assez que l’honnêteté, l’activité, le talent des entrepreneurs, ne sont pas des gages suffisants de succès ; on est séduit par de brillantes mais chimériques espérances ; c’est ainsi que les plus extravagants trouvent un appui et obtiennent la faveur du public ; tandis que des arts recommandables languissent durant des siècles, jusqu’à ce que transportés dans l’étranger v ils y fleurissent, et nous montrent, par leur succès, les moissons de richesses que nous avons négligées.

C’est pour éviter ces inconvénients (autant du moins que l’humaine sagesse peut se flatter d’y réussir), que, dans l’enseignement du Conservatoire des Arts et Métiers, on a joint à l’application de la mécanique et de la chimie aux arts utiles, l’enseignement de l’Économie industrielle.

Le mot Économie est formé de deux mots grecs qui désignent la connaissance des lois qui président aux biens, aux richesses. Les épithètes qu’on joint quelquefois à ce mot, ajoutent peu de chose à sa signification. Ainsi lorsqu’on dit Économie politique, du mot Polis, qui veut dire la cité, l’ensemble des citoyens, la société, on n’entend autre chose que la connaissance des lois qui président aux richesses de la société, des personnes dont l’ensemble compose la société[2] ; lorsqu’on dit Économie industrielle, on entend la connaissance des lois qui président aux richesses pour l’usage des personnes qui se consacrent aux professions industrielles[3]. Mais vous voyez que dans tous les cas il s’agit des lois qu’observent les richesses dans leur croissance et dans leur décroissance ; or, comment la connaissance de ces lois pourrait-elle nous être indifférente, ou plutôt comment ne nous inspirerait-elle pas un vif intérêt, puisque c’est dans leurs richesses, petites ou grandes, que les hommes trouvent les moyens d’exister, de jouir et de se multiplier ?

Telle est l’étude qui sera l’objet de ce cours. Nous l’appliquerons aux arts industriels ; c’est-à-dire que nous découvrirons ensemble l’usage que l’on peut faire des connaissances économiques lorsqu’on cultive les arts ; et ce sera un intérêt de plus ajouté à celui que nous venons devoir que les connaissances économiques, en elles-mêmes, doivent nous inspirer. Si quelques personnes ont cru, et même croient encore, que ce genre de connaissances manque de bases solides, c’est uniquement parce qu’elles sont préoccupées des systèmes hypothétiques auxquels on s’est livré dans le courant du siècle dernier, et qu’elles sont demeurées étrangères aux progrès qu’a faits en ce genre l’esprit humain, du moment qu’il a suivi la méthode qui a si merveilleusement hâté le développement des autres sciences.

Cette méthode consiste à ne prendre que les faits pour fondement de toutes nos connaissances, et à n’en tirer que des conséquences rigoureuses. Mais comme les rêveurs de systèmes prétendent, eux aussi, s’appuyer sur les faits, et raisonner fort juste, il ne sera pas inutile que je m’arrête un moment sur la manière dont on a tiré parti des faits dans la nouvelle méthode. J’affermirai ainsi le chemin sur lequel nous devons marcher.

Les faits, les événements, ceux qui ont rapport aux richesses comme les autres, n’arrivent jamais par hasard. Ils sont toujours les résultats des causes qui les ont précédés. Lorsque vous voyez une plante sortir de la terre, vous ne pensez pas qu’elle soit venue là sans cause : une graine de semence sera tombée en terre ; elle y aura germé. Telle est la cause du phénomène que vous observez, et cette cause était elle-même le résultat d’un autre fait antérieur. Rien n’arrive enfin sans les conditions qui étaient nécessaires pour que la chose arrivât ; et le fait qui résulte de ces antécédents, engendre à son tour ceux qui doivent lui succéder.

C’est déjà un mérite que de bien observer un phénomène, de le voir tel qu’il est ; mais cela ne constitue pas la science. Un jardinier, un simple paysan, a vu autant de phénomènes de physique végétale, que le plus savant botaniste. Le moindre berger a vu autant de levers et de couchers de planètes, que le plus habile astronome ; il faut encore être en état de remonter la chaîne qui lie un fait à sa cause, et montrer par quel endroit chaque anneau de cette chaîne se lie à un autre. Alors seulement on peut dire qu’on est savant, que l’on sait d’où l’on vient et où l’on va, et que l’on est en état de tirer d’utiles conséquences de ce que l’on observe[4].

Lorsqu’on voyait que l’eau refusait de monter dans un corps de pompe au-dessus de 32 pieds, et qu’on disait que c’était parce qu’elle avait horreur du vide, pouvait-on montrer la chaîne qui liait ce phénomène à sa prétendue cause ? Nullement. Et comme l’insatiable curiosité de l’homme veut toujours remonter aux causes, n’étant pas assez instruit pour découvrir la véritable, on en imaginait une ; on donnait une explication où il n’y avait pas même une ombre de raison ; car elle exigeait que l’on prêtât un sentiment, une répugnance, une crainte, à une chose inanimée, telle que l’eau ! Mais après les belles expériences de Toricelli et de Pascal, on put dire avec certitude que l’eau remontait dans une pompe vide d’air comme le mercure dans un baromètre, en raison de la pesanteur de l’atmosphère qui était suffisante pour les faire refluer à cette hauteur, et pas au delà ; alors seulement on fut éclairé, on fut savant sur ce point. Le fait de l’ascension de l’eau dans les pompes fut lié au fait de la pesanteur de l’air ; et l’on put raisonner la construction des pompes qu’on avait jusque-là construites au hasard et probablement fort imparfaites.

Je dis qu’on fut savant sur ce point, Messieurs, car la science humaine, quelqu’étonnante qu’elle soit à beaucoup d’égards, est bien bornée à beaucoup d’autres. Nous observons qu’une personne vaccinée peut s’exposer à la contagion de la petite vérole sans la prendre ; il est infiniment probable que l’un de ces faits tient à l’autre par une chaîne non interrompue, puisque l’un entraîne toujours l’autre ; mais il y a plusieurs anneaux de cette chaîne qui passent au travers d’un nuage dont l’épaisseur les dérobe à nos yeux. Ce nuage se dissipera peut-être un jour ; alors nous serons plus instruits que nous ne le sommes à cet égard ; jusque là tout le mérite auquel nous puissions prétendre, est de constater ce que nous savons et ce que nous ne savons pas, afin de ménager des pierres d’attente à nos successeurs.

Telle est, Messieurs, la méthode qui assure notre marche et qui fait tomber maintenant tous les systèmes hypothétiques, toutes les explications gratuites et dénuées de preuves. Un astrologue aurait de la peine aujourd’hui à faire croire qu’une comète présage un grand événement. Nous ne gardons pas dans nos poches, comme faisaient nos pères, des dents de requin proprement enchâssées dans des montures d’or et d’argent, pour préserver des maux de dents et de la peur. Les nègres musulmans de l’Afrique portent encore, pour se garantir des accidents de la guerre, des passages du Koran sur leur poitrine ; mais nos soldats riraient d’une pareille précaution. Depuis que les hommes judicieux et éclairés de tous les pays, n’admettent les faits comme conséquence les uns des autres, que lorsqu’ils en ont reconnu la liaison, on a laissé les causes occultes, les explications gratuites et supposées aux nations les plus ignorantes et aux classes les moins avancées de la société.

Cette manière d’observer a encore cela de bon qu’elle nous apprend à peser l’importance des faits, à faire grand cas de ceux qui peuvent nous conduire à quelque conclusion utile, et à ne pas surcharger notre mémoire et notre papier, de ceux dont il est impossible de tirer aucune conséquence. Un de nos savants, mort depuis plusieurs années, avait compté le nombre de cheveux qui garnissaient la tête de madame sa nièce. Cette supputation n’avait pas laissé de lui coûter du temps et de la peine ; mais en supposant qu’il ne se fût pas trompé d’un seul cheveu, en était-il beaucoup plus avancé ? Je crois qu’il y a tel faiseur de statistiques à qui l’on pourrait adresser la même question.

Je vous ai dit, Messieurs, qu’en toute science le savoir véritable consiste à pouvoir se démontrer à soi-même et prouver aux autres, que tel fait découle de tel autre ; mais remarquez que cette capacité dépend entièrement d’une autre connaissance encore : de la connaissance de la nature des choses. De quelles choses ? De celles qui jouent un rôle dans le phénomène observé. Le flux et le reflux de la mer nous ont longtemps présenté un phénomène dont il était impossible d’assigner rigoureusement la cause. On pouvait soupçonner que la lune était cette cause, car les marées suivaient le cours de la lune ; mais il était impossible à qui que ce fût de s’en convaincre et de le prouver, faute d’apercevoir la liaison qui existait bien véritablement entre la lune et les marées ; et pourquoi cette liaison n’était-elle pas aperçue ? Parce que l’on ne connaissait point encore cette propriété qu’ont tous les corps de s’attirer mutuellement ; propriété que la lune partage avec tous les autres corps, et qui fait partie de sa nature. Mais du moment que l’attraction a été bien connue et calculée, l’explication des marées est devenue la chose la plus facile et la plus incontestable.

Tels sont, Messieurs, les fondements de la certitude dans les sciences.

Beaucoup de personnes s’imaginent que ces considérations, très-applicables aux sciences physiques, ne le sont pas aux sciences qui ont pour objet l’étude de l’homme et de la société. Cependant, au moral comme au physique, aucun fait n’arrive sans cause. Dire qu’on ignore cette cause, ce n’est pas prouver qu’elle n’existe pas. Dire qu’il y en a plusieurs, qu’elles se compliquent à l’infini, ce n’est pas prouver que leur action n’a pas eu lieu, ou n’a eu aucun effet. C’est convenir seulement qu’elles sont fort difficiles à démêler. Nous le savions déjà ; et même nous savions qu’on les démêle d’autant plus difficilement que l’on a des idées moins justes sur la nature de l’homme et de la société. Mais pourtant, comme ce genre de connaissance nous importe beaucoup puisque nous sommes des hommes, que nous vivons dans la société, et qu’il serait très-avantageux pour nous de pouvoir expliquer les causes d’un grand nombre de phénomènes sociaux, d’en prévoir les résultats, et même de préparer des résultats favorables à nos intérêts et à ceux de la société, nous devons quelque reconnaissance aux hommes qui ont appliqué aux sciences morales les méthodes qui nous ont valu des connaissances si précieuses relativement aux sciences physiques.

Dans l’Économie industrielle, vous verrez combien on a pu acquérir de connaissances positives en les fondant sur cette base. Je ne vous en citerai point d’exemples en ce moment, parce qu’ils naîtront en foule sous nos pas, et parce que, pour en sentir la valeur, il faudrait que vous eussiez des connaissances que vous avez peut-être, mais que je ne dois pas vous supposer encore, puisque vous venez pour les acquérir. Je dois seulement vous faire remarquer ce qui caractérise les observations qui ont fait de l’Économie industrielle, une science expérimentale.

Une fois que, par l’analyse et l’observation, une chose est bien connue, et par conséquent aussi l’espèce d’action qu’elle peut exercer, il et permis de poser des principes, c’est-à-dire des vérités mères, dont on peut regarder la preuve comme acquise, et dont on peut avec sûreté tirer de nouvelles conséquences. C’est ainsi qu’il est de principe en physique que la chaleur dilate les corps ; et c’est en vertu de ce principe que l’on construit des thermomètres, des pyromètres, et que par eux nous pouvons avec confiance conclure l’augmentation ou la diminution de chaleur dans les milieux où nous exposons ces instruments.

Mais il ne faut pas s’imaginer qu’il suffise d’un seul fait pour établir un principe, ni même d’un seul fait contraire pour le renverser. Pour l’établir, vous le présumez aisément, toute expérience demande à être répétée en différentes façons ; mais trop de personnes se persuadent qu’un seul fait contraire est suffisant pour renverser toutes les preuves. Une plume qui voltige dans les airs ne détruit pas la gravitation universelle ; et bien que j’entende une cloche contre la direction du vent, il ne s’ensuit pas que ce n’est pas l’air qui m’en apporte le son. Ce fait ne prouve autre chose, sinon que les vibrations sonores se propagent dans l’espace plus vite encore que le vent. C’est ainsi que l’industrie anglaise, depuis cent cinquante ans, a prospéré malgré les douanes et non pas à cause des douanes ; et vous en serez convaincus quand nous aurons étudié la marche et les moyens de l’industrie, parce que la nature de ces moyens nous montrera quelles causes sont ou ne sont pas capables d’agir sur leurs développements.

Pour qu’un fait détruise un principe, il faut démontrer d’abord que le fait est vrai ; ensuite qu’il est connu dans toutes ses circonstances, et enfin qu’il prouve le contraire de ce que l’on croyait être la vérité ; mais qui ne voit que tout cet appareil de preuves est plus qu’un fait ; c’est un nouveau principe établi à la place d’un plus ancien qui avait été trop légèrement adopté. Et c’est ainsi que les bonnes méthodes, si elles ne garantissent pas toujours l’homme studieux des erreurs auxquelles nous condamnent les bornes de nos facultés et l’imperfection de nos instruments, nous fournissent du moins des moyens pour les reconnaître et pour les rectifier. La chimie même, depuis que ses investigations sont soumises aux méthodes modernes, offre des exemples de principes fondamentaux qui ont été rectifiés. Il ne faut donc point déclamer contre une science tout entière parce qu’il lui est arrivé de consacrer passagèrement quelques erreurs. Cet esprit d’hostilité ne mène à rien qu’à décourager d’apprendre, à favoriser la paresse et l’ignorance. Il faut au contraire chercher, de concert avec ceux qui cultivent les sciences, à étendre leur domaine, à augmenter la masse de vérités dont elles se composent, à en exclure les erreurs qui auraient pu s’y glisser, et à travailler ainsi à reculer les bornes de l’esprit humain. C’est ce qu’on ose attendre, Messieurs, du bon esprit qui vous amène en ces lieux.

La méthode que je viens de décrire, et qui, dans les temps modernes, a si remarquablement contribué au progrès des sciences, peut s’appeler la méthode expérimentale. C’est elle qui, appliquée à l’Économie politique, l’a placée au rang des sciences expérimentales ; mais je dois vous faire remarquer ce qui caractérise les expériences qui lui servent de base.

Elles demandent beaucoup de temps et ne peuvent presque jamais se répéter à volonté. Lorsqu’un physicien vous dit que les corps tombent avec accélération suivant telle loi, il peut mettre ce fait en expérience sous vos yeux ; vous pouvez le répéter chez vous, si vous êtes curieux d’en étudier les circonstances et de le connaître sous toutes ses faces. Mais quand l’économiste politique vous dira que la division du travail, ou la séparation des occupations entre plusieurs classes de travailleurs, augmente dans de certaines proportions le pouvoir productif de l’industrie, il ne pourra pas faire arriver ici et placer sous vos yeux des ateliers nombreux, les mettre en mouvement, et attendre avec vous les résultats de leur travail, pour les mesurer en votre présence. Ses expériences, ou plutôt son expérience, est le résultat de toutes les observations qu’il a pu faire chaque fois que le monde lui a présenté une circonstance d’où il y avait une conséquence à tirer, soit pour connaître la nature des choses, ou bien l’enchaînement des faits. Il vous dit alors ce qu’il a observé ; et c’est à vous à vous rappeler les cas analogues que vous avez été à portée d’observer vous-mêmes ; ou bien à vous tenir à l’affût des circonstances qui se présenteront à vous pour en tirer les conséquences que le professeur vous aura appris à en tirer.

Vous pourrez même, plusieurs fois dans le cours de votre carrière, et quelle que soit votre profession, mettre à profit ses directions quand vous y entreverrez quelque avantage, et faire utilement des expériences de plusieurs années sur une indication qui vous aura été donnée en cinq minutes.

Il y a d’autres sciences parmi les plus positives, où les expériences ne peuvent pas être faites et répétées à notre choix ; L’astronomie, par exemple. Dépend-il de nous de faire arriver le moindre phénomène astronomique ? Et cependant la distance, la marche, le poids même de plusieurs planètes, sont au rang des vérités les mieux constatées ; nous connaissons la rotation du soleil, la vitesse de sa lumière ; nous avons calculé des révolutions qui ne seront achevées que dans vingt-cinq mille ans, et quoiqu’il y ait à peine deux cents ans qu’on fasse les observations avec quelque soin, nous avons acquis sur tous ces points un tel degré de certitude, qu’il n’est maintenant aucune personne tolérablement instruite, dans les cinq parties du monde, qui ne convienne de la réalité de ces données, et n’en fasse usage dans la pratique chaque fois que l’occasion s’en présente.

Hé bien, Messieurs, de même dans l’Économie politique expérimentale, la seule que je me propose de développer devant vous, quoiqu’on ne puisse pas, en général, répéter à volonté les expériences, néanmoins les faits qui lui servent de bases, se présentent si souvent dans le cours ordinaire de la vie, qu’il n’est personne, pourvu que son attention soit éveillée par une instruction préalable, qui ne puisse répéter fréquemment ses observations et jouir presque des mêmes avantages que le chimiste et le physicien qui mettent, quand ils le jugent à propos, deux corps en contact pour observer ce qui en résultera. L’expérience de chaque personne en particulier s’étend même sans mesure par les rapports verbaux, par les livres qui lui rendent compte d’observations pareilles faites en d’autres pays et à d’autres époques.

On a quelquefois reproché à l’Économie politique de fonder ses démonstrations sur des expériences hypothétiques : il faut bien qu’elle suppose une expérience, lorsqu’il n’est pas en son pouvoir de la refaire à volonté. Mais cette supposition n’est pas gratuite si elle vous rappelle ce que vous avez plusieurs fois observé vous-même en pareil cas, ou ce que vous pouvez observer chaque jour en regardant autour de vous. Quand un chimiste vous dit : Si vous broyez du salpêtre avec du charbon, et si vous y ajoutez du soufre, vous en tirerez un composé tel qu’au moyen d’une étincelle vous pourrez vous en servir pour lancer un boulet ou faire sauter un rocher, est-ce là une simple hypothèse, quoiqu’elle commence par le mot Si ? N’est-ce pas bien plutôt l’indication d’un fait très-réel qui arrivera chaque fois qu’il sera en votre pouvoir d’en faire l’expérience, un fait que vous pourrez vérifier lorsque les circonstances supposées deviendront des réalités ?

Après vous avoir montré le fondement des connaissances dont les applications doivent vous être enseignées dans ce cours, je dois vous faire entrevoir au moins quelques-uns des heureux résultats qu’on peut en attendre.

Et d’abord n’allez pas demander à une étude plus qu’elle ne peut vous promettre. L’Économie industrielle vous dira comment se forment et se distribuent les richesses ; mais si vous voulez les obtenir, il ne suffit pas de savoir cette science, il faut en pratiquer les préceptes. Elle ne vous donne pas les instruments nécessaires pour faire votre fortune ; mais elle vous indique quels ils sont. Ce n’est pas le tout ; mais c’est quelque chose.

La mécanique et la chimie vous montrent tout ce que vous pouvez faire ; l’Economie industrielle vous montrent ce qu’il vous convient de faire. Il ne s’agit pas de vaincre indistinctement toutes les difficultés, mais celles qui peuvent être vaincues avec avantage. Les connaissances économiques peuvent seules vous donner des signes certains pour es distinguer.

Que sont les arts si l’on en retranche les considérations économiques ? Des moyens de se ruiner, comme de s’enrichir ; des moyens de nuire à la prospérité publique, comme de la servir. Le jury chargé de prononcer sur le mérite des produits de l’industrie exposés au Louvre, a plus d’une fois senti le besoin qu’on avait des règle sûres à cet égard. Presque toutes les questions qu’il avait à résoudre étaient compliquées d’art et d’utilité ; on voulait récompenser ce qui était ingénieux, mais sans donner une prime à ce qui était inutile. Souvent il fallait balancer les intérêts d’une industrie avec ceux d’une autre industrie, et les intérêts du producteur avec ceux du consommateur.

L’Économie industrielle est propre à éclairer les fabricants et le commerce sur leurs rapports avec l’administration, comme sur leurs rivalités réciproques. Démontrant avec la dernière évidence que les richesses peuvent être créées de toutes pièces, elle leur enseigne que les intérêts des uns ne sont pas en opposition avec les intérêts des autres, et que l’un ne perd pas nécessairement ce que l’autre gagne. Elle est propre à faciliter la tâche de l’administration qui fait entendre raison plus aisément à des intérêts plus éclairés. Des négociants auront-ils fait une fausse spéculation, auront-ils maladroitement placé une manufacture, ou multiplié sans mesure des marchandises sans emploi, ils n’accuseront pas le gouvernement de ne pas protéger leur industrie, et ne lui demanderont pas des remèdes qu’ils peuvent trouver en eux-mêmes.

L’Économie industrielle enseigne à chacun de nous à connaître le fort et le faible de sa position, à la comparer avec celle des autres ; à en changer quelquefois, mais avec prudence et à ne pas en prendre une mauvaise en la croyant meilleure.

Les entreprises mal conçues et mal conduites ne sont pas fatales à elles seules : elles nuisent à toutes les autres. Quel établissement est capable de soutenir la concurrence d’un autre qui se ruine ?

L’entrepreneur qui veut retirer ses frais de production, ne peut lutter contre celui qui a mal calculé les siens, ou qui, sur de fausses présomptions, consent à les perdre. Les idées justes sont utiles à tout le monde ; non pas seulement aux hommes dont on éclaire le jugement ; mais à tous ceux qui ont avec eux des rapports directs ou indirects, à leurs familles, à leurs correspondants.

Tandis que les moralistes chagrins reprochent inutilement aux hommes de n’écouter que leurs intérêts, montrons-leur en quoi consistent leurs intérêts bien entendus. Prouvons-leur que si, dans certains cas particuliers, des méchants ont tiré parti de l’injustice et du crime, cependant, au total, le bien dont on jouit le plus sûrement, le plus longtemps, et avec le plus de tranquillité, toutes choses d’ailleurs égales, est le bien convenablement acquis ; or cette manière d’acquérir est toujours favorable à la société ; c’est une de ces vérités qui se présentent à chaque instant lorsqu’on étudie les moyens et les résultats de l’industrie.

L’Industrie ! Vous n’ignorez pas, Messieurs, les brillantes diatribes que J.-J. Rousseau a dirigées contre elle. Il serait peut-être superflu de les repousser si le style et l’éloquence de l’écrivain n’exposaient pas de jeunes esprits à leur accorder trop d’importance[5].

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Puissent ces considérations, Messieurs, vous affermir dans la noble résolution que vous avez prise d’être utile à la société par les efforts mêmes que vous ferez pour être utiles à vous-mêmes ! soyez certains qu’en cultivant l’industrie, vous travaillerez en même temps pour la morale et pour le bonheur ; pour le bien public et pour le bien particulier.

J’ose croire que les idées que vous puiserez dans cette enceinte vous seconderont puissamment. Celles que je me suis chargé d’exposer devant vous, ont de plus l’avantage de trouver des applications, quelle que soit la situation où l’on se trouve placé dans le monde. Elles complètent l’éducation, et servent aux personnes même qu’une fortune acquise dispense d’un travail assidu. Il faut une sorte d’art pour administrer la fortune la mieux établie ; il en faut même pour bien dépenser ses revenus. Combien de gens sont loin de retirer tout l’honneur et tout l’agrément qu’ils seraient en droit d’attendre de leur position ! ce n’est pas tout encore : la connaissance de la vraie nature des choses ; qu’on obtient par la méthode que j’ai décrite), l’explication d’une foule de phénomènes que présente le cours ordinaire de la vie, la faculté de prévoir l’issue d’une foule d’opérations et d’événements que le vulgaire se borne à regarder passer, suffisent pour procurer une satisfaction quelquefois très-vive, à ceux qui s’occupent de cette étude comme on doit s’en occuper à présent.

Mais il ne faut pas que vous vous imaginiez, Messieurs, que ce soit au professeur à tout faire. Il n’est chargé que de la moitié de la tâche ; c’est à vous de l’achever. Pour profiter d’une étude quelconque, il faut que l’assimilation s’opère.

L’assimilation ! vous allez me demander ce que j’entends par ce mot : il faut vous satisfaire.

Les aliments qui soutiennent notre vie ne sont pas nous, et cependant ils deviennent nous lorsque, passés dans le sang, puis dans les muscles et dans toutes les parties dont notre corps se compose, ils finissent par en faire partie.

Si vous lisez un livre, si vous écoutez un professeur, sans vous approprier ce qu’ils vous disent de bon, leurs idées restent leur propriété et ne font point partie de la vôtre. Mais du moment que vous vous êtes formé par vous-mêmes une conception nette de l’idée qu’on a présentée à votre esprit ; du moment qu’en suivant le professeur, vous vous êtes pour ainsi dire promené autour d’un objet, que vous l’avez examiné sous toutes ses faces, que vous avez remarqué tout ce qui le caractérise, oh ! alors l’idée que vous en emportez, n’est plus celle du professeur seulement ; elle est à vous comme à lui : l’assimilation est faite[6].

Malheureusement je serai souvent obligé de vous conduire autour d’objets que vous croyez connaître, et d’employer des expressions qu’on emploie tous les jours. Dès lors il faut nous tenir en garde contre les habitudes que nous pourrions avoir contractées de voir les choses autrement qu’elles ne sont ; et contre les fausses notions que pourraient ramener avec eux les mots par lesquels je serai obligé de désigner des idées réelles. Si c’est un avantage d’employer un langage connu, on y rencontre aussi l’inconvénient de mêler aux idées qu’on débrouille toutes les idées inexactes, ou vagues, que les mêmes expressions réveillent communément. J’aurai soin à la vérité de vous dire le sens que j’attache à chaque mot ; mais je ne pourrai vous le répéter chaque fois qu’il faudra que ce mot reparaisse. Secondez-moi, Messieurs, écartez de votre esprit toute autre signification. Il n’y a point de mot, sans en excepter celui d’industrie qu’on répète cent fois le jour, qui ne soit entendu de quinze ou vingt manières différentes ; tellement que si, quand je le prononcerai, chacun m’entendait à sa manière lorsque je parlerai à la mienne, au lieu de construire l’édifice de la science, nous risquerions de n’élever qu’une tour de Babel.

Lorsque l’un de vous, Messieurs, après y avoir bien réfléchi, trouvera dans mes explications une difficulté qu’il regarde comme insurmontable, je désire qu’il la rédige par écrit, à tête reposée, et qu’il me la fasse parvenir. Si la chose en vaut la peine, je lirai son observation dans une des leçons qui suivront, et je tâcherai de résoudre la difficulté avec assez de clarté pour qu’en dissipant les nuages de son esprit, je fasse disparaître ceux qui auraient pu, chez d’autres auditeurs, se former sur le même objet. C’est un des meilleurs moyens, ce me semble, qu’un professeur puisse employer pour s’assurer qu’il a été bien compris, et pour porter de la clarté sur les points obscurs[7].

Le soin de rédiger sa pensée met l’élève dans l’heureuse nécessité de la méditer, de la préciser, de la réduire à sa plus simple expression ; ce qui déjà est une excellente étude ; ce qui dans bien des cas suffit pour résoudre une difficulté ; ce qui du moins en rend la solution plus facile pour le professeur, et plus profitable pour l’auditoire. Une question bien posée est à moitié résolue.

Avec ces précautions, vous serez étonnés peut-être de ce que vous découvrirez de nouveau dans un monde bien ancien. La société est comme la géographie, où l’on fait tous les jours de nouvelles découvertes bien que le globe soit habité depuis des milliers d’années. Mais ici les découvertes sont plus importantes puisqu’elles tendent directement à améliorer notre sort. C’est là proprement le but de l’étude que nous allons entreprendre. Je vous entretiendrai des merveilles de notre intelligence. Je ne vous dirai pas comme Bossuet : Oh ! que nous ne sommes rien ! Je vous dirai : Vous êtes des hommes : Voici de quoi l’homme est capable. Oh ! que vous êtes grands, quand vous êtes éclairés !

  1. La création de la chaire d’Économie industrielle au Conservatoire des Arts et Métiers, et la nomination de J.-B. Say à cette chaire, se rapportent à l’année 1820. Ce discours a donc ouvert la série des leçons que l’illustre professeur prononça dans cette enceinte pendant douze années consécutive.

    On trouvera dans la correspondance une lettre à M. Thénard dans laquelle l’auteur, d’accord avec le savant chimiste, avait développé les motifs qui devaient porter à instituer l’enseignement de l’économie politique au Conservatoire des Arts et Métiers. Cette lettre fut mise sous les yeux du ministre, et eut sa pari d’influence dans la décision favorable qu’on obtint.

    (Note des Éditeurs.)
  2. Un autre motif encore justifie le nom d’Économie politique donné à cette science. Non-seulement ce sont les richesses de la société dont elle s’occupe ; mais c’est d’après l’étude qu’elle fait de la société qu’elle est en état d’assigner les causes qui font croître et décroître les richesses de l’homme. Les motifs qui déterminent l’offre et la demande des produits, des services productifs, sont des phénomènes moraux et sociaux. C’est aussi ce qui met cette science au nombre des sciences morales et politiques. (Note de l’Auteur.)
  3. En réalité, cette distinction entre l’économie politique et l’économie industrielle manque de fondement. Mais il est facile d’apercevoir que le professeur cédait aux exigences d’un pouvoir qui n’avait pas voulu lui permettre d’appeler, de son nom véritable, l’enseignement qu’il lui confiait. Du reste, le terme même consacré par l’usage, n’était pas d’une parfaite exactitude ; et c’est avec raison, il nous semble, que J.-B. Say a écrit plus tard (Cours compl. tome Ier p. 1) l’opinion qu’il serait opportun de remplacer les mots d’économie politique par ceux d’économie sociale. (E. D.)
  4. L’auteur est revenu, avec plus de développements encore, dans son Cours d’économie politique, sur cette idée très-vraie que la science consiste surtout dans le pouvoir de démêler avec exactitude les rapports qui enchaînent les uns aux autres tous les phénomènes qui se passent sous nos yeux. — (Voir Considér. génér., p. 7 à 14.) (E. D.)
  5. L’auteur donne, en cet endroit, le texte d’un passage du Discours sur l’inégalité, qui se trouve rapporté également p. 52 des Considérations générales, précédant le Cours ; puis il se rencontre, dans le manuscrit, une lacune de cinq feuillets qui ont été employés, selon toute apparence, p. 53 et 54 des mêmes Considérations. En effet, l’on sait, par une table analytique jointe à ce manuscrit, que ces pages n’étaient que le développement des propositions suivantes : « L’homme sauvage n’est pas plus fort que l’homme civilisé, même désarmé. — L’homme de la nature n’est pas l’homme sauvage, mais l’homme civilisé. — Les arts ne le corrompent pas : ils donnent une diversion utile à son inquiétude naturelle. — La perfection n’est pas de n’avoir aucun besoin, mais de savoir les satisfaire. » (E. D.)
  6. On trouve ce passage, sur l’assimilation des idées, reproduit à peu près littéralement à la fin du chapitre XIX de la 2e part. du Cours. (E. D.)
  7. Les auditeurs de J.-B. Say ne manquèrent pas de déférer à cette invitation. Nous avons vu, dans ses papiers, plus de cinquante lettres dans lesquelles lui sont soumises des difficultés réelles ou imaginaires, ainsi qu’une foule de notes attestant le scrupule avec lequel le savant professeur remplissait sa promesse. (E. D.)