Notice sur la traduction de Bérénice


Bérénice.


Le morceau que nous donnons à nos lecteurs est tiré des œuvres d’Edgar Allan Poe. Il date des premiers temps de sa vie littéraire. Edgar Poe, qu’on pourrait appeler la tête forte des États-Unis, est mort en 1849, à l’âge de 37 ans. Il est mort pour ainsi dire, dans le ruisseau ; un matin, les agents de police l’ont ramassé et l’ont porté à l’hôpital de Baltimore ; il a quitté la vie, comme Hoffmann et Balzac et tant d’autres, au moment où il commençait à avoir raison de sa terrible destinée. Pour être tout à fait juste, il faut rejeter la responsabilité d’une partie de ses vices, et notamment de son ivrognerie, sur la sévère société dans laquelle la Providence l’avait enfermé.

Toutes les fois que M. Poe fut heureux, ou à peu près tranquille, il fut le plus aimable et le plus séduisant des hommes. Cet excentrique et orageux écrivain n’eut d’autre réelle consolation dans sa vie que le dévouement angélique de la mère de sa femme, mistriss Clemm, à qui tous les cœurs solitaires rendront un hommage légitime.

Edgar Poe n’est pas spécialement un poëte et un romancier : il est poëte, romancier et philosophe. Il porte le double caractère de l’illuminé et du savant. Qu’il ait fait quelques œuvres mauvaises et hâtives, cela n’a rien d’étonnant, et sa terrible vie l’explique ; mais ce qui fera son éternel éloge, c’est la préoccupation de tous les sujets réellement importants, et seuls dignes de l’attention d’un homme spirituel : probabilités, maladie de l’esprit, sciences conjecturales, espérances et calculs sur la vie ultérieure, analyse des excentriques et des parias de la vie sublunaire, bouffonneries directement symboliques. Ajoutez à cette ambition éternelle et active de sa pensée, une rare érudition, une impartialité étonnante et antithétique relativement à sa nature subjective, une puissance extraordinaire de déduction et d’analyse, et la roideur habituelle de sa littérature, il ne paraîtra pas surprenant que nous l’ayons appelé la tête forte de son pays. C’est l’idée opiniâtre d’utilité, ou plutôt une curiosité enragée, qui distingue M. Poe de tous les romantiques du continent, ou si vous l’aimez mieux, de tous les sectaires de l’école dite romantique.

Jusqu’à présent, M. Poe n’était connu que par le Scarabée d’or, le Chat noir et l’Assassinat de la rue Morgue, traduits dans un excellent système de traduction positive par Mme Isabelle Meunier et la Révélation mesmérienne, traduite dans la Liberté de penser, par M. Charles Baudelaire, qui vient de publier dans les deux derniers volumes de la Revue de Paris, une appréciation très nette de la vie et du caractère de l’infortuné Poe, et à qui nous devons la communication de ce morceau.

Les principaux ouvrages de M. Poe sont : The Tales of the grotesque and arabesque, qu’on pourrait traduire par Grotesques et Arabesques ; un volume de contes chez Wiley et Putnam, à New-York ; un volume de poésies, The Litterati, Eureka, Arthur Gordon Pym, et une quantité considérable de critiques très-aiguës sur les écrivains anglais et américains.

Le malheur est divers. La misère terrestre est multiforme. S’élevant au-dessus du vaste horizon comme l’arc-en-ciel, ses couleurs sont aussi variées, aussi distinctes et aussi intimement fondues. S’élevant au-dessus du vaste horizon comme l’arc-en-ciel ! Comment d’une manifestation du beau ai-je pu tirer la définition d’une chose repoussante ? du signe d’alliance et du gage de la paix la similitude de la douleur ? Mais c’est ainsi. Et comme, en éthique, le mal est la conséquence du bien, de même en fait, c’est de la joie que naît le chagrin ; soit que le souvenir du bonheur passé fasse l’angoisse du présent, soit que les agonies qui sont tirent leur origine des extases qui peuvent avoir été. J’ai à raconter une histoire dont l’essence est pleine d’horreur. Je la supprimerais volontiers, si elle n’était pas un mémoire de sentiments plutôt que de Faits.

Mon nom de baptême est Egæus : mon nom de famille, je le tairai. Il n’y a pas de château dans le pays plus glorieusement ancien que mon mélancolique et sombre manoir héréditaire. On nous appelait une race de visionnaires ; et le fait est que, dans plusieurs détails frappants, dans le caractère du manoir de famille, dans les fresques du salon principal, dans les tapisseries des chambres à coucher, dans les ciselures des panneaux armoriés, mais plus spécialement dans la galerie des anciennes peintures, dans la physionomie de la bibliothèque, et enfin dans la nature toute particulière du contenu de cette bibliothèque, il y avait de quoi justifier suffisamment cette croyance.

Les souvenirs de mes premières années sont liées intimement à cette chambre et à ses volumes, — dont je ne dirai plus un mot. C’est que mourut ma mère. C’est là qu’elle me donna la naissance. Ne venez pas me dire que je n’avais pas vécu auparavant, — que l’âme n’a pas une existence antérieure ; c’est parfaitement superflu. Vous le niez sans doute. Ne disputons pas sur cette matière. Je suis convaincu et ne cherche point à convaincre. Il y a néanmoins un souvenir de formes appropriées à une autre ère, — d’yeux spirituels et coulants, de sons musicaux profondément mélancoliques, un souvenir que je ne puis exclure de mon être ; ce souvenir est comme une ombre, vague, variable, indéfinie, instable, — et comme de toute ombre engendrée par la lumière, il m’est absolument impossible de m’en délivrer, tant que subsistera le soleil de ma raison.

C’est dans cette chambre que je suis né, m’éveillant ainsi, et sortant de la longue nuit qui semblait être, mais qui n’était pas la non-existence, pour tomber tout d’un coup dans un véritable pays de fées, — dans un palais de l’imagination, — dans les vastes domaines de la pensée et de l’érudition monastique, — il n’est pas singulier que j’aie contemplé autour de moi avec un œil ardent et effrayé, — que j’aie dépensé mon enfance dans les livres, et prodigué Ma jeunesse en rêveries ; — mais ce qui est singulier, — les années ayant marché, et le midi de ma virilité m’ayant trouvé vivant encore dans le manoir de mes ancêtres, — c’est l’étrange stagnation qui tomba sur les sources de ma vie, — c’est la bizarre et totale transformation qui s’opéra dans le caractère de mes pensées habituelles. Les réalités du monde m’affectaient comme des visions, et seulement comme des visions, pendant que les idées vagabondes du pays des songes devenaient à leur tour, non la matière de mon existence de chaque jour, mais véritablement mon unique et entière existence elle-même.

 

Bérénice et moi, nous étions cousins, et nous grandîmes ensemble dans le manoir paternel ; mais nous grandîmes différemment. Moi, maladif et enseveli dans ma mélancolie ; elle, agile, gracieuse, et pleine d’une énergie surabondante. À elle les courses vagabondes sur la colline, à moi les études du cloitre. Moi, vivant avec mon cœur, et dévouant mon corps et mon âme à la plus intense et à la plus pénible méditation ; elle, courant follement à travers la vie, sans aucun souci des ombres de son jardin, ou de la fuite silencieuse des heures au noir plumage. Bérénice ! — J’invoque son nom, — Bérénice ! — et des ruines grises de ma mémoire un millier de souvenirs tumultueux se réveillent à ce son ! Ah ! son image est là vivante devant moi, Comme dans les matinales journées de sa joie et de sa folle bonne humeur ! Ah ! magnifique et pourtant fantastique beauté ! Ah ! sylphe parmi les taillis d’Arnheim ! Naïade parmi ses fontaines ! — Et puis, — et puis tout est mystère et terreur, une histoire inracontable. Un mal, un mal fatal s’abattit sur sa constitution comme le simoun, et, même pendant que je la contemplais, l’esprit de métamorphose passait au-dessus d’elle, pénétrait son esprit, ses habitudes, son caractère, et, de la manière la plus subtile et la plus terrible, perturbait et interrompait son identité ! Hélas ! le destructeur allait et venait, et la victime, — où était-elle ? Je ne connaissais pas celle que j’avais devant les yeux, ou du moins je ne la connaissais que tant qu’elle était Bérénice.

Parmi la nombreuse série de maux amenés par cette première et fatale attaque, qui effectua une si horrible révolution dans l’être physique et moral de ma cousine, il faut mentionner comme l’un des plus déplorables et des plus obstinés une espèce d’épilepsie qui se terminait fréquemment par une léthargie, léthargie ressemblant parfaitement à la mort, et dont, dans beaucoup de cas, elle se réveillait d’une manière tout à fait soudaine. Sur ces entrefaites, mon propre mal, — car on m’a dit que je ne pouvais pas l’appeler d’un autre nom, — mon propre mal s’accrut rapidement, et, ses symptômes s’aggravant par un usage immodéré de l’opium, prit finalement le caractère d’une monomanie d’une forme nouvelle et extraordinaire, D’heure en heure, de minute en minute, il gagnait de l’énergie, et à la longue il prit sur moi le plus singulier et le plus incompréhensible ascendant. Cette monomanie, puisqu’il me faut le définir ainsi, consistait dans une irritabilité maladive des nerfs affectant immédiatement les facultés de l’esprit que la science métaphysique qualifie d’attentives, Il est plus que probable que je ne suis pas compris ; mais je crains en vérité qu’il ne soit pas possible de donner au commun des lecteurs une idée exacte de cette nerveuse intensité d’intérêt, avec laquelle, dans mon cas, la faculté de la méditation (pour parler comme tout le monde) fonctionnait, et s’ensevelissait elle-même dans la contemplation des objets les plus vulgaires du monde.

Réfléchir infatigablement de longues heures, l’attention rivée à quelque phrase puérile sur la marge ou dans le texte d’un livre, — rester absorbé, la plus grande partie d’une journée d’été, dans une belle ombre tombant obliquement sur la tapisserie ou sur le plancher, — m’oublier une nuit entière à observer la famine droite d’une lampe ou les braises du foyer ; — rêver tout un jour sur le parfum d’une fleur, — répéter constamment quelque mot vulgaire, jusqu’à ce que le son, par la fréquence de sa répétition, cessât d’apporter à l’esprit une idée quelconque, — perdre tout sentiment de mouvement et d’existence physique dans un repos absolu obstinément prolongé, telles étaient quelques-unes des plus communes et des moins pernicieuses aberrations créées par une condition des facultés mentales qui n’est sans doute pas sans exemple, mais qui appelle certainement l’étude et l’analyse.

Encore je veux être bien compris. La funeste, intense et maladive attention ainsi excitée par des objets frivoles de leur nature, ne doit pas être confondue par son caractère avec cette propension à ruminer, commune à toute l’humanité, et à laquelle se livrent surtout les personnes d’une imagination ardente. En aucune manière. Non-seulement elle n’est pas, comme on pourrait le supposer d’abord, un terme excessif et une exagération de cette propension, mais encore elle en est primitivement et essentiellement distincte. Dans l’un de ces cas, le rêveur ou l’enthousiaste, étant intéressé par un objet généralement non frivole, perd peu à peu son objet de vue à travers une immensité de déductions et de suggestions qui lui doivent leur origine, si bien qu’à la fin d’une journée de rêverie, souvent magnifiquement remplie, il trouve l’incitamentum, la cause première, le point de départ de ses réflexions entièrement évanoui et oublié. Dans mon cas, l’objet premier était invariablement frivole, quoique revêtant, à travers le milieu de ma vision maladive, une importance de réfraction. Peu de déductions, — si toutefois il y en avait, et dans ce cas elles retournaient opiniâtrement à l’objet original comme à un centre. Les méditations n’étaient jamais d’une nature agréable ; et, à la fin de la rêverie, la cause première, bien loin d’être hors de vue, avait atteint cet intérêt surnaturellement exagéré qui était le trait dominant de mon mal. En un mot, la faculté de l’esprit plus particulièrement excitée en moi était, comme je l’ai dit, la faculté attentive, Tandis que, chez le rêveur ordinaire, c’est la spéculative.

Mes livres, à cette époque, s’ils ne servaient pas directement à irriter le mal, participaient, on le comprendra facilement, par leur nature imaginative et irrationnelle, des qualités caractéristiques du mal lui-même. Je me rappelle fort bien, entre autres, le traité du noble Italien Cœlius Secundus Curio, de Amplitudine beati regni Dei, le grand ouvrage de saint Augustin, la Cité de Dieu, et Tertullien, de Carne Christi, duquel l’inintelligible pensée : Mortuus est Dei Fillus ; credibit est quia ineptum est : et sepultus resurrexit ; certain est quid inpossibile est, occupa tout mon temps, pendant plusieurs semaines d’une investigation laborieuse et infructueuse.

On jugera sans doute que, dérangée de son équilibre par des choses triviales, ma raison avait quelque ressemblance avec ce rocher dont parle Ptolémée Héphestion, qui résistait fermement à toutes les attaques des hommes et à la force terrible des eaux et des vents, et qui tremblait seulement au toucher de la fleur nommée Asphodèle. À un penseur inattentif il paraîtra tout simple et hors de doute que la terrible altération produite dans la condition morale de Bérénice par sa déplorable maladie, dut me fournir maint sujet d’exercer cette intense et douloureuse méditation dont j’ai eu quelque peines à expliquer la nature. Eh bien, il n’en était rien, Dans les intervalles lucides de mon infirmité, son malheur me causait, il est vrai, un grand chagrin ; ce naufrage de sa beauté et de son bonheur me remuait profondément le cœur ; j’insistais fréquemment et amèrement sur les voies mystérieuses et surprenantes qu’avait dû suivre une si étrange révolution pour éclater ainsi tout d’un coup. Mais ces réflexions ne participaient pas de l’idiosyncrasie de mon mal, et étaient telles qu’elles se seraient offertes dans des circonstances analogues à la masse ordinaire des hommes. Quant à ma maladie, fidèle à son caractère propre, elle se fit une pâture des changements moins importants mais plus surprenants qui se manifestaient dans la nature physique de Bérénice et dans la singulière et effrayante distorsion de sa personnalité[1].

Dans les jours les plus brillants de son incomparable beauté, très-sûrement je ne l’avais jamais aimée, Dans l’étrange anomalie de mon existence, les sentiments, chez moi, ne sont jamais venus du cœur, et les passions sont toujours venues de l’esprit. À travers le brouillard du matin, à midi sous les ombres vacillantes de la forêt, et la nuit dans le silence de ma bibliothèque, elle avait traversé mes yeux, et je l’avais vue, non comme une Bérénice en chair, mais comme la Bérénice d’un songe : non comme un être de la terre, mais comme l’abstraction d’un tel être ; non comme une chose à admirer, mais à analyser ; non comme un objet d’amour, mais comme le thème de la spéculation la plus abstruse, Et maintenant je frissonnais en sa présence, je pâlissais à son approche, Cependant, tout en me lamentant amèrement sur sa déplorable condition de déchéance, j’appris qu’elle m’avait aimé longtemps, et dans un mauvais moment je lui parlai de mariage.

Enfin, l’époque fixée pour nos noces approchait, quand une après-midi d’hiver, un de ces jours qui sont un démenti à la saison, chauds, calmes et brumeux, je m’assis, me croyant seul, dans le cabinet de la bibliothèque, et, levant les yeux, je vis, debout devant moi, — Bérénice,

Était-ce l’excitation de mon imagination, l’influence brumeuse de l’atmosphère, le jour crépusculaire de la chambre, ou le voile gris qui flottait autour de sa personne, qui me la firent apercevoir plus grande que nature ! Je ne pourrais le dire. Peut-être avait-elle grandi depuis sa maladie. Cependant elle ne dit pas un mot, et moi, pour rien au monde, je n’aurais prononcé une syllabe. Un frisson de glace parcourut mon corps ; je me sentis oppressé par une insupportable anxiété, Une dévorante curiosité envahit mon âme, et, me renversant dans le fauteuil, je restai quelque temps sans souffle et sans mouvement, les yeux attachés sur sa personne, Hélas ! son amaigrissement était excessif, et pas un seul vestige de sa primitive beauté n’avait survécu dans les lignes. À la fin, mes yeux ardents tombèrent sur sa figure.

Le front était haut, très-pâle et singulièrement placide ; et les cheveux autrefois dorés tombaient dessus en partie, et ombrageaient les tempes creuses de boucles plus noires maintenant que l’aile du corbeau, et dont le caractère sauvage et fantastique jurait avec la mélancolie dominante de sa physionomie. Les yeux étaient sans vie et sans éclat, et je frémis involontairement en passant de la contemplation de leur fixité de verre à celle des lèvres amincies et racornies. Elles avaient disparu : et dans un sourire où il y avait une intention particulière, les dents de la nouvelle Bérénice se découvrirent d’elles-mêmes lentement. Plût à Dieu que je ne les eusse jamais vues, ou, que les ayant vues, je fusse mort !

 

La porte en se fermant me rappela à moi, et, levant les yeux, je vis que ma cousine avait quitté la chambre. Mais la chambre dérangée de mon cerveau, elle ne l’avait pas quittée, et n’avait pas emporté avec elle le spectre, blanc et terrible de ses dents. Pas un point noir sur leur surface, pas une ombre dans leur émail, pas une ligne de leur configuration, pas une pointe de leur tranchant que ce court instant de sourire n’ait suffi à marquer dans ma mémoire ! Je les vis alors même plus distinctement que je ne les avais vues tout à l’heure, Les dents ! les dents ! Elles étaient là, et puis là, et partout, visibles, palpables devant moi, longues, étroites et excessivement blanches, avec les lèvres pâles se tortillant autour, dans le moment de leur plus terrible développement, Alors arriva la pleine furie de la monomanie, et je luttai en vain contre son irrésistible et étrange influence, Dans le nombre infini des objets du monde extérieur, je n’avais de pensées que pour les dents. Tous les autres sujets, tous les intérêts divers furent absorbés dans cette unique contemplation. Elles, elles seules étaient présentes à l’œil de mon esprit, et leur individualité unique et persistante devint l’essence même de ma vie intellectuelle. Je les regardais dans tous les jours, je les tournais dans tous les sens. J’étudiais leurs signes caractéristiques, leurs marques particulières ; je m’appesantissais sur leur conformation, je méditais sur l’altération de leur nature, et je frissonnai quand je leur attribuai dans mon imagination une faculté de sentiment, et même, sans le secours des lèvres, une faculté d’expression morale. On a dit de mademoiselle Sallé que tous ses pas étaient des sentiments, et de Bérénice je croyais plus sérieusement que toutes les dents étaient des idées.

Et le soir descendit sur moi, et les ténèbres vinrent, s’épaissirent, s’en allèrent, et un jour nouveau parut, et les brumes d’une seconde nuit vinrent se répandre autour de moi, et toujours je restais sans mouvement dans cette chambre solitaire, toujours enseveli dans ma méditation, et toujours le fantôme des dents maintenait son ascendant terrible, au point qu’avec la plus vivante et La plus hideuse netteté, il flottait à travers le jour et les ombres changeantes de la chambre, Enfin mes visions furent efficacement brisées par un grand cri d’horreur et d’épouvante, auquel succéda, après une pause, un bruit de voix entrecoupées par de sourds gémissements de douleur ou de peine. Je me levai brusquement de mon siége, et, ouvrant une des portes de la bibliothèque, je trouvai dans l’antichambre une domestique toute en larmes qui me dit que Bérénice n’existait plus. Elle était morte dans la matinée d’une nouvelle attaque d’épilepsie ; à la tombée de la nuit, la fosse était prête pour la recevoir, et tous les préparatifs de l’ensevelissement étaient terminés.

Le cœur plein d’angoisse, avec répugnance, et oppressé par la crainte, je me dirigeai vers la chambre à coucher de la défunte. La chambre était vaste et très-sombre, et à chaque pas je me heurtais contre les préparatifs de la sépulture, La bière, me dit un domestique, était entourée des rideaux du lit, et dans cette bière, ajouta-t-il en chuchotant tout bas, gisait tout ce qui restait de Bérénice. Qui donc me demanda si je ne voulais pas voir le corps ? Je ne vis remuer les lèvres de personne, la question avait été bien faite, et l’écho des dernières syllabes traînait encore dans la chambre. Il était impossible de refuser, et, avec un sentiment d’oppression, je me traînai à côté du lit, Je soulevai doucement les sombres draperies des courtines ; mais en les laissant retomber, elles descendirent sur mes épaules, et, me séparant du monde vivant, elles m’enfermèrent dans la plus étroite communion avec la défunte,

Toute l’atmosphère de la chambre sentait la mort ; mais l’air particulier de la bière me faisait mal ; et je m’imaginais qu’une odeur délétère s’exhalait déjà du cadavre, J’aurais donné des mondes pour échapper, pour fuir la pernicieuse influence de la mortalité, pour respirer une fois encore l’air pur des cieux éternels. Mais je n’avais plus la puissance de bouger, mes genoux vacillaient sous moi, et j’avais pris racine dans le sol, regardant fixement le cadavre rigide étendu tout de son long dans la bière sans couvercle.

Dieu du ciel ! — est-ce possible ? Est-ce mon cerveau qui s’égare ? ou le doigt de la défunte a-t-il remué dans la toile blanche qui l’enfermait ? Frissonnant d’une inexprimable crainte, je levai lentement mes yeux pour voir la physionomie du cadavre. On avait mis un bandeau autour des mâchoires, mais, je ne sais comment, il s’était dénoué. Les lèvres livides étaient tordues en une espèce de sourire, et à travers leur mélancolique cadre, les dents de Bérénice, blanches, luisantes, terribles, me regardaient encore avec une trop vivante réalité. Je m’arrachai convulsivement du lit, et, sans prononcer un mot, je m’élançai comme un maniaque hors de cet appartement plein de mystère, d’horreur et de mort.

 

Je me trouvai de nouveau dans la bibliothèque, assis et seul. Il me semblait que je venais de me réveiller à la suite d’un rêve agité et confus. Je m’aperçus qu’il était bientôt minuit, et j’avais bien pris mes précautions pour que Bérénice fût enterrée après le coucher du soleil ; mais je n’ai pas gardé une intelligence bien positive ni bien définie de ce qui s’est passé pendant cette lugubre période. Cependant ma mémoire resta pleine d’horreur, horreur d’autant plus horrible qu’elle était plus vague, d’une terreur d’autant plus terrible que son objet n’était pas défini. C’est une page effrayante du registre de mon existence, écrite tout entière avec des souvenirs troubles, hideux et inintelligibles. Je m’efforçai de les déchiffrer, mais en vain, — pendant qu’à tout moment, comme l’âme d’un son envolé, l’écho grêle et perçant d’une voix de femme semblait résonner à mes oreilles. Il m’est arrivé quelque chose. Qu’est-ce que c’est ? Et les échos de la chambre me répondaient : Qu’est-ce que c’est ?

Sur la table à côté de moi brûlait une lampe, et auprès était une petite boite d’ébène. Ce n’était pas une boite d’un style remarquable, et je l’avais déjà vue fréquemment, car elle appartenait au médecin de la famille ; mais comment était-elle venue sur ma table, et pourquoi frissonnai-je en la regardant ? C’étaient là des choses qui ne valaient pas la peine d’y prendre garde ; mais mes yeux tombèrent à la fin sur les pages ouvertes d’un livre, et sur une phrase soulignée. C’étaient les mots simples et singuliers du poète Ebn Zaiat ; « Dicebant mihi sodales, si sepulchrum amicæ visitarem, curas meas aliguantulum fore lecatas. » Quand je les lus, d’où vient donc que mes cheveux se dressèrent sur ma tête, et que mon sang se glaça dans mes veines ?

On frappa un léger coup à la porte de la bibliothèque, et, pâle comme un cadavre échappé du tombeau, un domestique entra sur la pointe du pied. Ses yeux étaient pleins d’effroi, et il me parla d’une voix tremblante, saccadée et très-basse. Que me dit-il ? J’entendis quelques phrases par ci par là. Il me parla d’un grand cri qu’on avait entendu dans le silence de la nuit, de toute la famille qui s’était rassemblée, — qu’on avait cherché dans la direction du son, et enfin son accent devint distinct et pénétrant quand il me parla de la violation d’une sépulture, d’un corps défiguré, découvert sur le bord de sa fosse, un corps enseveli, mais respirant encore, palpitant encore, encore vivant.

Il remarqua mes vêtements ; ils étaient boueux, et tâchés de sang. Il ne dit rien, et il me prit doucement par la main ; elle portait la trace de déchirures d’ongles humains. Il dirigea mon attention vers un objet situé contre le mur, Je le regardai quelques minutes : — c’était une bêche. Avec un cri sourd, je m’élançai vers la table, et me saisis de la boite d’ébène ; mais je n’eus pas la force de l’ouvrir, et dans mon tremblement elle m’échappa des mains, tomba pesamment, et, se brisant en morceaux, elle ouvrit passage à plusieurs instruments de chirurgie dentaire qui roulèrent avec un horrible vacarme, et parmi eux une foule de petits objets blancs et luisants qui s’éparpillèrent sur le plancher.

Traduit de feu Edgar Allan Poe, par Charles Baudelaire.
  1. Pour bien comprendre ceci, remarquez l’antithèse de nature physique et condition morale soulignées. (Note du traducteur)