Notice sur l’Album de Villard de Honnecourt architecte du XIIIe siècle/2


II

GÉOMÉTRIE ET TRIGONOMÉTRIE PRATIQUE


Je réunis sous ce chef un certain nombre de problèmes dont la solution est le plus souvent très mal indiquée par les figures ; mais ils sont si connus et si faciles, que c’est la moindre chose que de suppléer aux omissions du démonstrateur. La plupart, comme de juste, ont trait à la construction. Le présent chapitre est donc en quelque sorte l’introduction de celui qui suivra. Villard de Honnecourt qui donne pêle-mêle les matières de l’un et de l’autre, annonce ce chaos par une note ainsi conçue :En ces iiij. fuelles a des figures de l’art de jometrie, mais al conoistre covient avoir grant esgart ki savoir velt de que cascune doit ovrer. « Sur les quatre pages suivantes sont des figures de l’art de géométrie ; mais il faut mettre grande application à les étudier, si l’on veut comprendre le sens pratique de chacune. »

Trouver le centre d’un cercle (fol. 20 r.). — La figure ne fait qu’indiquer la solution, car elle consiste seulement en un cercle sur la circonférence duquel sont marqués trois gros points. Légende :Par chu trovom le point en mi on campe à compas, « ainsi trouve-t-on le point du milieu d’un champ décrit au compas. » Ce problème, fameux autrefois parmi les ouvriers tailleurs de pierre, était connu sous la dénomination des trois points perdus.

Trouver le centre d’une voussure dans une construction (fol. 21 r.) — Corollaire du problème précédent. La figure représente un claveau, avec deux ficelles tendues dans le sens de ses faces de joint et prolongées jusqu’à ce qu’elles se rencontrent. Légende :Par chu trovom les poins d’one vosure taillie « ainsi trouve-t-on les points d’une voussure taillée. » Il dit « les points » parce que la rencontre des ficelles indique non seulement le centre de la voussure, mais l’endroit où ce centre est placé.

Déterminer la circonférence d’une colonne engagée (fol. 20 r.). — Autre corollaire du problème des trois points perdus. Le moyen proposé est d’appliquer sur la surface extérieure de la colonne, perpendiculairement à son axe, un compas à coulisse dans le quadrant duquel s’adapte une branche mobile. On ajuste les trois branches de manière à ce qu’elles touchent toutes les trois la colonne. Le compas ensuite couché en plan donnera trois points suffisants pour trouver la circonférence qu’on cherche. Légende :Par cu prenum la grosse d’one colonbe que on ne voit mie tote.

Trouver le module d’une colonne appliquée dans une encoignure (fol. 20 v.). — La figure est un cercle tangent aux deux côtés d’un angle droit. Une équerre a l’un de ses bras appliqué contre l’un des côtés de l’angle et l’autre contre le cercle. Cela veut dire que le module cherché, c’est-à-dire le rayon de la colonne, est égal à la tangente conduite perpendiculairement du fût sur l’un des murs qui forment l’encoignure. Légende :Ensi prendés one roonde en on agle, s’en arez le grose ; « ainsi prenez une rondeur dans un angle et vous en aurez la dimension. »

Faire un vase double en capacité d’un autre vase donné (fol. 20 r.). — Il y a bien des choses sous-entendues tant dans la légende que dans la figure. Celle-ci consiste tout simplement en une équerre dont l’angle intérieur est inscrit dans un cercle, tandis qu’un autre cercle concentrique mais de rayon plus petit est tangent à ses deux branches. Il y a dessous :Par chu fait om ij. vassias que li ons tient ij. tans que li atres, « par ce, fait-on deux vaisseaux tels que l’un tienne deux fois autant que l’autre. »

Il est certain que le grand cercle est double en superficie du petit, car son rayon est l’hypoténuse d’un triangle rectangle qui a pour petits côtés deux rayons du petit cercle. Maintenant pour que le vase construit sur le grand cercle tienne le double de l’autre, il faut les supposer tous deux ou cylindriques ou coniques et ayant mêmes hauteurs. Une écuelle ou tout autre vaisseau sphérique exécuté d’après le même procédé ne répondrait pas aux conditions du problème. La figure ne montre rien de tout cela, ni l’explication ne l’enseigne.

Décrire trois arcs différents avec un seul rayon (fol. 21 r.). — Cet énoncé est ainsi conçu dans le manuscrit :Par chu fait om trois manires d’ars à conpas ovrir one fois. Je reproduis la figure en l’accompagnant de lettres pour la facilité de la démonstration.

Le rayon donné est CB avec lequel on décrit d’abord le cercle AHBK dont la moitié AHB est l’un des arcs demandés.

Le second arc est un arc brisé qu’on obtiendra en prenant B pour centre ; soit CKB.

Le troisième arc, également brisé, se décrit en prenant pour centre l’intersection O du diamètre AB, par la perpendiculaire abaissée sur lui du point K, sommet de l’arc précédemment obtenu. On a donc GHB.

Si simple que soit cette opération, elle me paraît renfermer une donnée capitale pour l’étude de l’architecture du XIIIe siècle. Les trois arcs engendrés sont de ceux qui constituent la forme des cintres dans les monuments de cette époque. Sur les trois il y en a deux, AHB (le plein cintre) et CKB (l’arc tiers-point) dont la formule est parfaitement connue. Je me demande si GHB ne nous donnerait pas celle de l’arc gothique par excellence. L’archéologie, au point où elle en est, n’assigne pas de forme constante aux arcs de l’ère gothique qui ne sont ni le plein cintre ni le tiers-point. Ils en ont peut-être une ; du moins l’opération de Villard de Honnecourt, donne à croire que de son temps et du temps de ses maîtres, l’arc brisé le plus en usage, était celui dont les deux centres avaient pour distance un demi-rayon, dont par conséquent les deux naissances étaient distancées d’un rayon et demi. Ce sera aux praticiens à vérifier ce fait.

Déterminer le point précis où tombera un fruit se détachant de l’arbre (fol. 21 r.). — La chose est autrement énoncée dans le manuscrit :Par chu met om on oef dessos one poire par mesure que li poire chice sor l’uef ; « ainsi met-on un œuf sous une poire pour faire que la poire tombe sur l’œuf. » Pour figure un arbre d’où pend une poire ; trois jalons déterminant un plan qui passe par l’axe de la poire, et sous la poire une petite croix, indice d’une intersection. Cette intersection qui sera la place de l’œuf, résulte d’une autre ligne de jalons précédemment établie dans le même axe.

J’omets un autre problème, sans doute aussi simple que celui-là, mais dont il m’est impossible d’accorder la solution avec la figure (fol. 20 r.) :Il consiste à faire tomber en un même point deux pierres peu éloignées l’une de l’autre, si toutefois c’est bien là le sens de la légende :Par chu fait om cher deus pires à un point si lons ne seront.

Tracer l’aire d’un cloître (fol. 20 r.). — Deux méthodes sont proposées ; mais les figures sont si incomplètes qu’on ne peut pas dire au juste par quelle opération s’effectuait ce tracé.

La première figure consiste en deux carrés, l’un inscrit parallèlement dans l’autre. Du centre commun, marqué par une intersection part une demi-diagonale qui aboutit à l’un des angles du carré inscrit. Au-dessous :Par chu fait om on clostre, autretant es voies com el prael ; « ainsi fait-on un cloître, tant pour les galeries que pour le préau. »

Il y a ensuite pour seconde figure, un carré dans les quatre angles duquel sont disposés quatre pentagones ayant chacun trois angles droits, car leur forme est celle d’une équerre de dessinateur tronquée sous ses angles aigus par des lignes perpendiculaires aux côtés qui inscrivent l’angle droit, et l’un des angles obtus que cette section a produite sur l’hypoténuse, indique la direction des diagonales du carré. L’intersection des diagonales est marquée par une petite croix au milieu de la figure. Légende :Par cu assiet om les iiij. coens d’on clostre sens plonc et sens livel ; « manière d’établir les quatre coins d’un cloître sans plomb et sans niveau. » Je conjecture d’après ces mots que la méthode proposée consistait à tirer d’abord une ligne droite de la longueur qu’on voulait donner à un côté du cloître, puis à établir successivement les trois autres côtés, au moyen de patrons de bois dont le dessin nous représente la forme. Ces mêmes patrons donnant aussi la direction des diagonales, fournissaient de quoi s’assurer que le tracé du carré était bon.

Mesurer la largeur d’une rivière sans la passer (fol. 20 r.). Une rivière figurée en plan, un point marqué sur l’une de ses rives, et de l’autre côté un instrument à prendre les angles :Par chu prent on la largece d’one aive sens paseir.

Le mérite de ce dessin et de ceux qui le suivent, est de prouver qu’au XIIIe siècle, nos praticiens usaient déjà de la méthode trigonométrique des sinus professée par les Arabes. Leur manière d’opérer était d’ailleurs très imparfaite. Le graphomètre dessiné par Villard de Honnecourt se compose de deux règles fixées en arbalétriers sur deux traverses, de sorte qu’on avait la base et deux angles du triangle auquel il fallait dès lors accommoder par des tâtonnements infinis le point saillant qu’on lui donnait pour sommet.

Un instrument analogue (même folio), mais assemblé en quadrilatère rectangle, s’employait pour déterminer à distance la largeur d’une fenêtre, ou, pour parler d’une manière plus générale, l’écartement de deux points fixes. La légende dit :Par chu prent om la largece d’one fenestre ki est lons.

10° Mesurer la hauteur d’une tour (fol. 20 v.). L’opération se faisait d’une façon aussi peu commode que la précédente, au moyen d’ une équerre-triangle qu’il fallait hausser, baisser, rapprocher, éloigner, jusqu’à ce qu’on l’eût mise à son point pour aboutir au sommet de l’édifice. La figure, pour donner une idée de ces tâtonnements, représente l’équerre élevée sur une tablette à ses pieds pendant que l’opérateur, couché par terre, en mire l’hypoténuse dans le sens des créneaux de la tour. Légende :Par chu prent om le hautece d’onetoor.