Notice sur Champavert

Eugène Renduel (p. 5-38).



NOTICE


SUR


CHAMPAVERT.




C’est toujours un pénible emploi que celui de détrompeur, c’est toujours une pénible corvée que celle de venir enlever au public ses douces erreurs, ses mensonges auxquels il s’est fait, auxquels il a donné sa foi ; rien n’est plus dangereux que de faire un vide dans le cœur de l’homme. Jamais je ne me hasarderai à une aussi scabreuse mission. Croyez, croyez, abusez-vous, soyez abusés !… L’erreur est presque toujours aimable et consolatrice. Malgré tout cet éloignement, ma religieuse sincérité, aujourd’hui, me fait un devoir de démasquer une supercherie, heureusement sans importance, une pseudonymie. De grâce, veuillez bien ne point vous emporter, comme vous le faites de coutume, quand on vient vous dire que la Clotilde de Surville n’a pas été, que son livre est apocryphe ; que la correspondance de Ganganelli et Carlino est apocryphe ; que Joseph Delorme est un pseudographe et sa biographie un mythe. De grâce, de grâce ! je vous en supplie, ne vous emportez point !…

Pétrus Borel s’est tué ce printemps : prions Dieu pour lui, afin que son âme, à laquelle il ne croyait plus, trouve merci devant Dieu qu’il niait, afin que Dieu ne frappe pas l’erreur du même bras que le crime.

Pétrus Borel, le rhapsode, le lycanthrope, s’est tué, ou pour dire la vérité que nous avons promise, le pauvre jeune homme qui se recelait sous ce sobriquet, qu’il s’était donné à peine au sortir de l’enfance ; aussi, peu de ses camarades connurent-ils son véritable nom ; aucun ne sut jamais la cause de ce travestissement ; le fit-il par nécessité ou par bizarrerie ? c’est ce qu’on ignore entièrement. Autrefois ce même nom avait été illustré en littérature et en sciences, par Pétrus Borel de Castres, profond docteur, antiquaire, médecin de Louis XIV et fils du poète Jacques Borel. Descendait-il maternellement de cette famille, avait-il voulu reprendre le nom d’un de ses aïeux ? c’est ce qu’on ignore entièrement et que sans doute on ignorera toujours.

Ainsi que nous l’avons rétabli en titre de ce livre, son vrai nom était Champavert.

Il n’est pas de plus doux plaisir que celui de descendre dans l’intimité d’un être sensible, c’est-à-dire supérieur, qui s’est éteint ; c’est une indiscrétion bien louable que celle de vouloir s’initier au secret de la vie d’un grand artiste ou d’un malheureux. On aime bien l’écrivain qui se complaît à étaler comme des tapisseries l’existence, souvent très occulte, des hommes qui nous sont chers. Quoique celle du jeune et fatal poète qui nous occupe n’excite pas en vous un aussi haut intérêt, je pense cependant que vous ne les auriez pas mal accueillis si j’avais pu déterrer quelques détails et quelques circonstances de cette vie anormale ; mais regrettablement on en sait bien peu de chose. Champavert était peu parleur de lui-même ; il tombait généralement dans le monde comme une apparition, sans antécédents connus, sans avenir présumé.

On a quelques raisons de croire, qu’originaire des Hautes-Alpes, il était né dans l’antique Ségusie, souvent, lui ayant entendu maudire son père, descendu des Montagnes, et nommer avec fierté comme ses compatriotes, Philibert Delorme, Martel-Ange, Servandoni, Audran, Stella, Coisevox, Coustou, Ballanche !… Mais, jeune, il avait laissé sa patrie.

Il montrait au plus vingt à vingt-deux ans à ceux qui l’approchaient, mais ses traits graves, de prime abord, le vieillissaient beaucoup.

Il était assez grand et svelte, peut-être même frêle ; il avait le teint brun, le profil caractéristique, l’œil grand, blanc et noir, et quelque chose dans le regard qui fatiguait lorsqu’il était fixé, comme l’œil convoiteux du serpent qui attire une proie.

Contre l’usage de notre époque, de même que Léonardo da Vinci, contrairement à celui de la sienne, il portait la barbe longue depuis l’âge de dix-sept ans ; jamais les plus instantes prières ne purent le contraindre à l’abattre. En cette étrangeté, il devança de quatre ans les apôtres de Henri Saint-Simon. L’idée la plus juste qu’on puisse en donner, c’est de dire qu’il avait beaucoup de l’aspect de saint Bruno.

Sa voix et ses façons étaient douces, à la grande surprise de ceux qui le voyaient pour la première fois, et qui, par ses écrits, ses poésies, se l’étaient figuré un ogre effroyable. Il était bon, doux, affable, fier, opiniâtre, serviable, bienveillant, son cœur aimant, amoroso con los suyos, divine expression espagnole, n’avait point encore été gâté par l’égoïsme et l’or. Mais quand on le blessait à fond, sa haine devenait, comme son amour, implacable.

Lorsqu’on l’entraînait dans le monde, il y apportait un air de souffrante mélancolie, comme un cerf lancé hors de son hallier.

Quant à des particularités sur son enfance, on ne sait presque rien : on ne sait que ce que lui-même en a voulu dire à ses intimes. La volonté était développée chez lui au plus haut point, hardi, têtu, impérieux, le mépris des usages et coutumes était inné en lui, il ne s’y ploya jamais, même en son plus bas âge. Il avait en horreur les habits, et passa ses premières années entièrement nu ; ce n’est qu’assez tard qu’on parvint à lui faire endosser les vêtements les plus nécessaires.

On a encore quelques soupçons vagues que son instruction avait été confiée à des prêtres, son irréligion viendrait assez à l’appui de cette opinion. Il n’est pas de héros pour le valet de chambre, il n’est pas de Dieu pour qui habite le temple.

Il se plaisait souvent à conter avec une espèce de joie qu’il avait été toujours fatigant pour ses maîtres, toujours redouté par eux, sans trop savoir pourquoi : peut-être les mettait-il souvent à quia par ses questions à La Condamine, et flairant leur ignorance crasseuse, les traitait-il avec mépris et dégoût ! Il disait aussi avec orgueil qu’il avait été chassé de toute école.

Comme l’étude était sa seule passion et que la seule langue latine n’étanchait pas sa soif de savoir, il s’entourait toujours de cinq à six grammaires d’idiomes anciens et modernes, et d’ouvrages savants qu’il se procurait avec peine, et que ses maîtres honteux lui brûlaient à mesure.

Déjà, en ce temps, il portait en lui une tristesse, un chagrin indéfini, vague et profond, la mélancolie était déjà son idiosyncrisie. De ses anciens condisciples se rappellent l’avoir vu passer très souvent des jours entiers à verser des larmes amèrement, sans causes connues ou apparentes, lui-même plus tard n’a jamais pu définir ces désolations. Assurément la vie en communauté forcée l’avait jeté dans cet état chronique de souffrance, et cette souffrance, cet ennui exaltaient ses organes sensitifs et aiguillonnaient sa chagrine irritabilité.

Le cours de sa brève carrière fut semblable au cours de ces torrents dont on ignore la source, qui tantôt inondent les vallées, et tantôt coulent souterrainement.

À partir de cette première époque de sa vie vient une série d’années sur lesquelles nous n’avons pu rencontrer le moindre renseignement ; seulement, nous avons retrouvé dans ses papiers deux petites notes, que voici ; elles font présumer que son père l’avait placé contre son gré chez un artiste ou un artisan.

Novembre 1823.

« Hier mon père m’a dit : Tu es grand maintenant, il faut dans ce monde une profession ; viens, je vais t’offrir à un maître qui te traitera bien, tu apprendras un métier qui doit te plaire, à toi qui charbonnes les murailles, qui fais si bien les peupliers, les hussards, les perroquets, tu apprendras un bon état. Je ne savais ce que tout cela voulait dire ; je suivis mon père, et il me vendit pour deux ans. »

Janvier 1824.

« Voilà donc ce que c’est qu’un état, un maître, un apprenti. Je ne sais si je comprends bien ; mais je suis triste et je pense à la vie ; elle me semble bien courte ! Sur cette terre de passage, alors pourquoi tant de soucis, tant de travaux pénibles, à quoi bon ?… Maintenant, je ris quand je vois un homme qui se case, se caser !… Que faut-il donc à l’homme pour faire sa vie ? une peau d’ours et quelques substances.

Si j’ai rêvé une existence, ce n’est pas celle-là, ô mon père ! si j’ai rêvé une existence, c’est chamelier au désert, c’est muletier andalou, c’est Otahïtien !

Il est probable que cet homme chez lequel il faisait son apprentissage était architecte : car quelques années plus tard, on se rappelle l’avoir vu travailler dans l’atelier d’architecture d’Antoine Garnaud ; du reste, nous n’avons rien pu apprendre sur sa vie, à cette phase ; sans doute, il luttait corps à corps avec la misère, et, dans les intervalles que lui laissaient ses travaux stupides et la faim, il s’abandonnait à l’étude. On a trouvé dans ses paperasses des dessins d’architecture et des poésies portant mêmes dates. Son assiduité à l’atelier d’Antoine Garnaud devint plus réservée peu à peu, et il en disparut entièrement. Son aversion pour l’architecture antique qu’on y enseignait à l’exclusion fut cause à coup sûr de cet éloignement. Il rentra dans l’ombre pour se livrer à ses études d’affection ; on ne le vit plus reparaître que de loin en loin, dirigeant quelques constructions, ou dans l’atelier de quelque habile peintre dont il avait conquis l’amitié. C’est aussi vers ce temps, deux ans environ avant sa mort, vers la fin de 1829, qu’il se groupa à l’entour de lui quelques jeunes et timides artistes, afin d’être plus forts en faisceau, afin de n’être pas brisé et renversé à l’entrée dans le monde ; il fut même regardé par beaucoup comme le grand prêtre de cette camaraderie du bousingo, dont on fit grand scandale, et dont on a par méchanceté et par ignorance perverti les intentions et le titre. Mais n’anticipons pas, Champavert, dans un ouvrage collectif qui doit incessamment paraître, a rétabli la véracité des faits, et éclairé le public que les journaux ont abusé.

Ses derniers compagnons, dont les noms sont cités dans les Rhapsodies, qui l’ont connu dans la plus grande intimité, auraient pu donner sur lui des renseignements exacts et positifs ; mais, comme il n’approuva pas cette publication, ils nous ont fermé leurs portes.

Ce fut vers la fin de 1831 que parurent les essais poétiques de Champavert, sous le titre de Rhapsodies, par Pétrus Borel. Jamais petit livre n’avait fait plus grand scandale, du reste, scandale que fera toujours toute œuvre écrite avec l’âme et le cœur, sans politesse pour un temps où l’on fait de l’art et de la passion avec la tête et la main, et en se battant les flancs à tant la page. Pour juger ces poésies, nous sommes trop favorablement disposés, on ne nous croirait pas impartiaux ; or, nous dirons seulement qu’elles nous semblent abruptes, souffertes, senties, pleines de feu, et, qu’on nous passe l’expression, quelquefois fleurette, mais bien plus souvent barre de fer ; c’est un livret empreigné de fiel et de douleur, c’est le prélude du drame qui le suivit, et que les plus simples avaient pressenti ; une œuvre comme celle-là n’a pas de second tome : son épilogue, c’est la mort.

Nous allons, pour nos lecteurs qui ne les connaîtraient point, en donner quelques extraits, à l’appui de ce que nous venons d’avancer.

Voici la pièce qui ouvre le recueil ; nous la citons préférablement parce qu’elle est pleine de douleur et d’une franchise rare, et qu’elle contient quelques circonstances de sa vie dont nous n’avons pu parler ; elle est adressée à un ami qui lui avait donné l’hospitalité, à ce qu’il paraîtrait, dans un temps où, comme Métastase, il n’avait pour abri que le ciel et le pavé.


Quand ton Pétrus ou ton Pierre
N’avait pas même une pierre
Pour se poser, l’œil tari ;
Un clou sur un mur avare
Pour suspendre sa guitare :
Tu me donnas un abri.

Tu me dis : – Viens, mon Rhapsode,
Viens chez moi finir ton ode ;
Car ton ciel n’est pas d’azur,
Ainsi que le ciel d’Homère
Ou du provençal trouvère ;
L’air est froid, le sol est dur.

Paris n’a point de bocage ;
Viens donc, je t’ouvre ma cage,
Où, pauvre, gaîment je vis ;
Viens, l’amitié nous rassemble,
Nous partagerons ensemble
Quelques grains de chènevis.


– Tout bas, mon âme honteuse
Bénissait ta voix flatteuse
Qui caressait son malheur ;
Car toi seul, au sort austère
Qui m’accablait solitaire,
Léon, tu donnas un pleur.

Quoi ! ma franchise te blesse ?
Voudrais-tu que, par faiblesse,
On voilât sa pauvreté ?
Non ! non ! nouveau Malfilâtre,
Je veux, au siècle parâtre,
Étaler ma nudité !

Je le veux, afin qu’on sache
Que je ne suis point un lâche,
Car j’eus deux parts de douleur
À ce banquet de la terre,
Car, bien jeune, la misère
N’a pu briser ma verdeur.

Je le veux, afin qu’on sache
Que je n’ai que ma moustache,
Ma guitare, et puis mon cœur
Qui se rit de la détresse ;
Et que mon âme maîtresse
Contre tout surgit vainqueur.

Je le veux, afin qu’on sache
Que, sans toge et sans rondache,
Ni chancelier, ni baron,
Je ne suis point gentilhomme,

Ni commis à maigre somme,
Parodiant lord Byron.

À la cour, dans ses orgies,
Je n’ai point fait d’élégies,
Point d’hymne à la déité ;
Sur le flanc d’une duchesse,
Barbotant dans la richesse
De lai sur ma pauvreté.


Voici encore quelques autres vers et quelques fragments pris pour ainsi dire au hasard, tous pleins pareillement de chagrin et de fiel, et de la pensée qui le minait sourdement et qui, peu de temps plus tard, devait le perdre.


DOLÉANCE


Son joyeux, importun, d’un clavecin sonore,
___________Parle, que me veux-tu ?
Viens-tu dans mon grenier pour insulter encore
___________À ce cœur abattu ?
Son joyeux, ne viens plus ; verse à d’autres l’ivresse ;
___________Leur vie est un festin
Que je n’ai point troublé ; tu troubles ma détresse,
___________Mon râle clandestin !

Indiscret, d’où viens-tu ? Sans doute une main blanche,
___________Un beau doigt prisonnier

Dans de riches joyaux, a frappé sur ton anche
___________D’ivoire et d’ébénier ;
Accompagnerais-tu d’une enfant angélique,
___________La timide leçon ?
Si le rythme est bien sombre et l’air mélancolique,
___________Trahis-moi sa chanson.

Non : j’entends les pas sourds d’une foule ameutée,
___________Dans un salon étroit ;
Elle vogue en tournant, par la walse exaltée,
___________Ébranlant mur et toit.
Au dehors bruits confus, cris, chevaux qui hennissent,
___________Fleurs, esclaves, flambeaux ;
Le riche épand sa joie et les pauvres gémissent,
___________Honteux sous leurs lambeaux !

Autour de moi ce n’est que palais, joie immonde,
___________Biens, somptueuses nuits,
Avenir, gloire, honneurs : au milieu de ce monde,
___________Pauvre et souffrant je suis
Comme entouré des grands, du roi, du saint office,
___________Sur le quémadero,
Tous en pompe assemblés pour humer un supplice,
___________Un juif au brazero !

Car tout m’accable enfin : néant, misère, envie,
___________Vont morcelant mes jours !
Mes amours brochaient d’or le crêpe de ma vie,
___________Désormais plus d’amours.
Pauvre fille ! c’est moi qui t’avais entraînée
___________Au sentier de douleur ;
Mais, d’un poison plus fort, avant qu’il t’eût fanée,
___________Tu tuas le malheur !


Eh ! moi, plus qu’une enfant, capon, flasque, gavache,
___________e ce fer acéré
Je ne déchire pas avec ce bras trop lâche
___________Mon poitrail ulcéré !
Je rumine mes maux : son ombre est poursuivie
___________D’un regret coutumier.
Qui donc me rend si veule et m’enchaîne à la vie ?…
___________Pauvre Job au fumier.


HYMNE AU SOLEIL


Là, dans ce sentier creux, promenoir solitaire
___________De mon clandestin mal,
Je viens tout souffreteux, et je me couche à terre
___________Comme un brute animal.
Je viens couver ma faim, la tête sur la pierre
___________Appeler le sommeil,
Pour étancher un peu ma brûlante paupière ;
________Je viens user mon écot de soleil !

Là-bas, dans la cité, l’avarice sordide
___________Du roi, sur tout Champart,
Au mouton-peuple, on vend le soleil et le vide ;
___________J’ai payé ; j’ai ma part !
Mais sur tous, tous égaux devant toi, soleil juste,
___________Tu verses tes rayons,
Qui ne sont pas plus doux au front d’un prince auguste,
________Qu’au sale front d’une gueuse en haillons.


fragment de la pièce intitulée
HEUR ET MALHEUR


. . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est un oiseau, le barde ! il doit rester sauvage ;
La nuit sous la ramure, il gazouille son chant ;
Le canard tout boueux se pavane au rivage,
Saluant tout soleil, ou levant ou couchant.
C’est un oiseau, le barde ! il doit vieillir austère,
Sobre, pauvre, ignoré, farouche, soucieux,
Ne chanter pour aucun, et n’avoir rien sur terre,
Qu’une cape trouée, un poignard et les cieux !
Mais le barde aujourd’hui, c’est une voix de femme,
Un habit bien collant, un minois relavé,
Un perroquet juché, chantonnant pour madame,
Dans une cage d’or, un canari privé ;
C’est un gras merveilleux, versant de chaudes larmes
Sur des maux obligés après un long repas,
Portant un parapluie, et jurant par ses armes,
Et, l’élixir en main, évoquant le trépas.
Joyaux, bal, fleur, cheval, château, fine maîtresse,
Sont les matériaux de ses poëmes lourds :
Rien pour la pauvreté, rien pour l’humble en détresse ;
Toujours les souffletant de ses vers de velours.
Par merci ! voilez-nous vos airs autocratiques ;
Heureux si vous cueillez les biens à pleins sillons !
Mais ne galonnez pas comme vos domestiques,
Vos vers qui font rougir nos fronts ceints de haillons.
Eh ! vous, de ces soleils, moutonnier parélie !
De cacher vos lambeaux ne prenez tant de soin,

Ce n’est qu’à leur abri que l’esprit se délie ;
Le barde ne grandit qu’enivré de besoin !
J’ai caressé la mort, riant au suicide,
Souvent et volontiers, quand j’étais plus heureux ;
Maintenant je la hais, et d’elle suis peureux,
Misérable et miné par la faim homicide.


MISÈRE


À mon air enjoué, mon rire sur la lèvre,
Vous me croyez heureux, doux, azyme et sans fièvre,
Vivant, au jour le jour, sans nulle ambition,
Ignorant le remords, vierge d’affliction ;
À travers les parois d’une haute poitrine,
Voit-on le cœur qui sèche et le feu qui le mine ?
Dans une lampe sourde on ne saurait puiser,
Il faut, comme le cœur, l’ouvrir ou la briser.


Aux bourreaux, pauvre André ! quand tu portais ta tête,
De rage tu frappais ton front sur la charrette,
N’ayant pas assez fait pour l’immortalité,
Pour ton pays, sa gloire et pour sa liberté.
Que de fois, sur le roc qui borde cette vie,
Ai-je frappé du pied, heurté du front d’envie,
Criant contre le ciel mes longs tourments soufferts
Je sentais ma puissance, et je sentais des fers !


Puissance,… fers,… quoi donc ? – Rien ! encore un poète
Qui ferait du divin, mais sa muse est muette,
Sa puissance est aux fers : – Allons ! on ne croit plus
En ce siècle voyant qu’aux talents révolus ;

Travaille, on ne croit plus aux futures merveilles. –
Travaille !… Eh ! le besoin qui me hurle aux oreilles,
Étouffant tout penser qui se dresse en mon sein !
Aux accords de mon luth que répondre ?… J’ai faim !
Ah ! tout cela fait saigner le cœur !… Passons.


Son allure indépendante, son amour violent de la liberté, l’avaient fait désigner comme républicain redoutable. Il crut devoir répondre à cette accusation dans la préface de ses Rhapsodies : – Je suis républicain, dit-il, comme l’entendrait un loup cervier : mon républicanisme, c’est de la lycanthropie ! – Si je parle de république, c’est parce que ce mot me représente la plus large indépendance que puissent laisser l’association et la civilisation. Je suis républicain parce que je ne puis pas être Caraïbe ; j’ai besoin d’une somme énorme de liberté : la république me la donnera-t-elle ? Je n’ai pas l’expérience pour moi. Mais, quand cet espoir sera déçu comme tant d’autres, il me restera le Missouri !…

De là, les journaux appelèrent ces vers lycanthropiques, lui lycanthrope, et son inclination d’esprit lycanthropisme. L’épithète eut grand succès par le monde et lui resta ; lui-même se plaisait à l’entendre ; aussi, avons-nous cru qu’il était de notre respect de ne point lui arracher ce pavillon caractéristique.

Au milieu de toutes les critiques haineuses qui jonglèrent sur lui, et qui auraient saturé une âme moins abreuvée que la sienne, il ne douta pas un seul instant de sa force, et reçut dans le secret de bien douces consolations, quelques applaudissements sincères, et des conseils vrais.

Entre autres, nous allons rapporter ici une lettre et des vers qui lui furent adressés à ce propos, et qu’on vient de retrouver parmi ses manuscrits.


Monsieur,

Pardonnez-moi d’avoir autant tardé à vous remercier de l’envoi que vous avez bien voulu me faire de vos poésies. M. Gérard ne m’a donné votre adresse que depuis quelques jours.

Si le métal bouillonnant a rejeté ses scories, ces scories font bien présumer du métal, et, dussiez-vous vous irriter contre moi de trop présumer de votre avenir, j’aime à croire qu’il sera remarquable. J’ai été jeune aussi, Monsieur, jeune et mélancolique, comme vous je m’en suis souvent pris à l’ordre social des angoisses que j’éprouvais : j’ai conservé telle strophe d’ode, car jeune je faisais des odes, où j’exprime le vœu d’aller vivre parmi les loups. Une grande confiance dans la divinité a été souvent mon seul refuge. Mes premiers vers un peu raisonnables l’attesteraient ; ils ne valent pas les vôtres, mais, je vous le répète, ils ne sont pas sans de nombreux rapports ; je vous dis cela pour que vous jugiez du plaisir triste, mais profond, que m’ont fait les vôtres. J’ai d’autant mieux sympathisé avec quelques-unes de vos idées, que si ma destinée a éprouvé un grand changement, je n’ai ni oublié mes premières impressions, ni pris beaucoup de goût à cette société que je maudissais à vingt ans. Seulement aujourd’hui je n’ai plus à me plaindre d’elle pour mon propre compte, je m’en plains quand je rencontre de ses victimes. Mais, Monsieur, vous êtes né avec du talent, vous avez reçu de plus que moi une éducation soignée ; vous triompherez, je l’espère, des obstacles dont la route est semée ; si cela arrive, comme je le souhaite, conservez bien toujours l’heureuse originalité de votre esprit et vous aurez lieu de bénir la providence des épreuves qu’elle aura fait subir à votre jeunesse.

Vous ne devez pas aimer les éloges ; je n’en ajouterai pas à ce que je viens de vous dire. J’ai pensé d’ailleurs que vous préfériez connaître les réflexions que votre poésie m’aurait suggérées. Vous verrez bien que ce n’est pas par égoïsme que je vous ai beaucoup parlé de moi.

Recevez, Monsieur, avec mes sincères remerciements, l’assurance de ma considération et du plus vif intérêt.

BÉRANGER.
16 février 1832.


À PÉTRUS BOREL


Brave Pierre, pourquoi cette mélancolie
Qui règne dans tes vers ; pourquoi sur l’avenir
Ce regard douloureux suivi d’un long soupir,
            Pourquoi ce dégoût de la vie ?

Elle est belle pourtant : regarde l’horizon
Qui s’ouvre devant nous, éclatant de lumières…
Va, nous saurons franchir ces débiles barrières
Qui nous tiennent comme en prison.

Qu’importe un peu de peine au matin de la vie,
Ou le nuage obscur errant à ton zénith ?
Le nom qu’on a gravé sur le rude granit
            Échappe à l’ongle de l’envie.

Et quand viendra le soir, nous aurons le repos,
Nous trouverons la gloire au bout de la carrière,
Et l’amour sera là, séduisante chimère !
            Versant son baume sur nos maux.

Regarde autour de nous ces masses immobiles
Ignorant de l’amour les doux embrassements,
Ou de l’ambition les beaux emportements,
            Êtres incomplets et débiles !

N’ont-ils pas plus que nous droit d’accuser le ciel,
Ceux qui, jetés tous nus sur cette route aride,
De leurs lèvres de feu, pressent la coupe vide,
            Ou n’y rencontrent que du fiel ?

Et toi, tu te plaindrais (quand, tout plein de jeunesse,
Tu bondis libre et fort comme un brave coursier),
De quelques jours de deuil que te font oublier
            Les doux baisers d’une maîtresse.

Que veux-tu donc de plus demander pour ta part ?
Amour, gloire, amitié, t’échoiront en partage,
N’est-ce donc pas assez pour charmer le voyage ?
            La fortune viendra plus tard !

En avant, en avant ! courage, brave Pierre !
Porte ta lourde croix par les vilains chemins,
Sans montrer aux regards tes genoux et tes mains,
            Meurtris sur les angles de pierre.

Car la gloire est marâtre à ses pauvres enfants !…
Devant les lauréats le monde entier s’incline ;
Mais il ne doit pas voir la couronne d’épine
            Qui déchire leurs fronts brûlants.

Ces vers portent la signature d’un grand artiste dont s’honore la France, nous aurions bien voulu pouvoir la livrer à la publicité, mais nous avons craint d’effaroucher sa modestie, et de paraître par trop indiscret en décelant la source d’une poésie naïve, toute d’intimité, d’intimité confidentielle.

En faisant deux parts, l’une des aboiements et l’autre des nobles et amitieux conseils, on verra, en ce cas, comme en tous, que ce n’est que du bas étage que sort la sale critique.

Voici tout ce que nous avons pu recueillir sur la vie matérielle de Champavert : quant à l’histoire de son âme, elle est tout entière dans ses écrits ; nous renverrons, d’abord, à ce présent livre de contes, et puis aux Rhapsodies dont la seconde édition va paraître incessamment.

Enfin, pour les détails sur son dégoût de la vie et son suicide, nous renverrons à la narration intitulée Champavert qui termine cet ouvrage.

M. Jean-Louis, son inconsolable ami, a bien voulu nous confier pour les mettre en ordre, tous les manuscrits et petits papiers de Champavert, dont il était possesseur ; et il a bien voulu aussi nous autoriser à en publier ce que bon nous semblerait ; nous avons d’abord choisi et recueilli entre beaucoup d’autres ces nouvelles inédites.

Si le monde leur faisait un bon accueil, nous les publierions toutes successivement, ainsi que plusieurs romans et plusieurs drames que nous avons également entre les mains.

La mort prématurée de ce jeune écrivain est-elle une perte réelle et regrettable pour la France ? Nous ne pouvons répondre, nous, c’est à la France à le juger, c’est à la France à assigner son rang, c’est à Lyon, sa patrie, à revendiquer et à faire l’apothéose de son jeune et trop infortuné poète.

Mais nous croyons qu’il est de notre politesse de prévenir les lecteurs, qui cherchent et aiment la littérature lymphatique, de refermer ce livre et de passer outre. Si, cependant, ils désiraient avoir quelques notions sur l’allure d’esprit de Champavert, il leur suffirait de lire ce qui suit.

À la réception de la lettre où Champavert le prévenait de son extrême détermination, M. Jean-Louis partit sur l’heure, espérant arriver assez à temps pour le détourner de son funeste projet ; il était trop tard. Sitôt à Paris, il se présenta au domicile de Champavert, on lui affirma qu’il était allé faire un voyage de long cours. Dans la ville, il ne put obtenir aucun renseignement. Mais, le soir, parcourant la Tribune, au café Procope, il en rencontra de cruels et de positifs. Le lendemain il fit enlever le cadavre de son ami, exposé à la morgue depuis trois jours, et le fit enterrer au cimetière du MontLouis ; près du tombeau d’Héloïse et d’Abélard, vous pourrez voir encore une pierre brisée, moussue, sur laquelle, se penchant, on lit avec peine ces mots : à Champavert, Jean-Louis.

Vivement ému par le suicide de ce jeune cœur, et des larmes m’étant échappées pendant le récit que M. Jean-Louis en fit au café, touché, il s’approcha de moi et me dit : – L’auriez-vous connu ? – Non, Monsieur, si je l’avais connu nous serions morts ensemble. – Je conquis son amitié, et ce brave jeune homme, avant de retourner à Lachapelle en Vaudragon, me fit don du portefeuille trouvé sur Champavert.

Voici à peu près tout ce qu’il contenait : quelques notes, quelques boutades, griffonnées sans ordre à la sanguine, et presque totalement illisibles, quelques vers et des lettres.

D’abord, je déchiffrai sur la peau d’âne ces pensées.




On recommande toujours aux hommes de ne rien faire d’inutile, d’accord ; mais autant vaudrait leur dire de se tuer, car, de bonne foi, à quoi bon vivre ?… Est-il rien plus inutile que la vie ? une chose utile, c’est une chose dont le but est connu ; une chose utile doit être avantageuse par le fait et le résultat, doit servir ou servira, enfin c’est une chose bonne. La vie remplit-elle une seule de ces conditions ?… le but en est ignoré, elle n’est ni avantageuse par le fait, ni par le résultat ; elle ne sert pas, elle ne servira pas, enfin, elle est nuisible ; que quelqu’un me prouve l’utilité de la vie, la nécessité de vivre, je vivrai…

Pour moi, je suis convaincu du contraire, et je redis souvent avec Pétrarca :

Che più d’un giorno è la vita mortale
Nubilo, breve, freddo e pien di noia ;
Che può bella parer, ma nulla vale.




Le penser qui m’a toujours poursuivi amèrement, et jeté le plus de dégoût en mon cœur, c’est celui-ci :

Qu’on ne cesse d’être honnête homme, seulement que du jour où le crime est découvert : que les plus infâmes scélérats, dont les atrocités restent cachées, sont des hommes honorables, qui hautement jouissent de la faveur et de l’estime. Que d’hommes doivent rire sourdement dans leur poitrine, quand ils s’entendent traités de bons, de justes, de loyaux, de sérénissimes, d’altesses !

Oh ! ce penser est déchirant !…

Aussi, je répugne à donner des poignées de main à d’autres qu’à des intimes ; je frissonne involontairement à cette idée qui ne manque jamais de m’assaillir, que je presse peut-être une main infidèle, traîtresse, parricide !

Quand je vois un homme, malgré moi mon œil le toise et le sonde, et je demande en mon cœur, celui-là est-ce bien un probe, en vérité ? ou un brigand heureux dont les concussions, les dilapidations, les crimes sont ignorés, et le seront à tout jamais ? Indigné, navré, le mépris sur la lèvre, je suis tenté de lui tourner le dos.

Si du moins les hommes étaient classés comme les autres bêtes ; s’ils avaient des formes variées suivant leurs penchants, leur férocité, leur bonté comme les autres animaux. – S’il y avait une forme pour le féroce, l’assassin, comme il y en a une pour le tigre et la hyène. – S’il y en avait une pour le voleur, l’usurier, le cupide, comme il y en a une pour le milan, le loup, le renard ; du moins il serait facile de connaître son monde, on aimerait à bon escient, et l’on pourrait fuir les mauvais, les chasser et les dérouter, comme on fuit et chasse la panthère et l’ours, comme on aime le chien, le cerf, la brebis.




Marchand et voleur est synomyme.


Un pauvre qui dérobe par nécessité le moindre objet est envoyé au bagne ; mais les marchands, avec privilège, ouvrent des boutiques sur le bord des chemins pour détrousser les passants qui s’y fourvoient. Ces voleurs-là, n’ont ni fausses clefs, ni pinces, mais ils ont des balances, des registres, des merceries, et nul ne peut en sortir sans se dire je viens d’être dépouillé. Ces voleurs à petit peu s’enrichissent à la longue et deviennent propriétaires, comme ils s’intitulent, – propriétaires insolens !

Au moindre mouvement politique, ils s’assemblent, et s’arment, hurlant qu’on veut le pillage, et s’en vont massacrer tout cœur généreux qui s’insurge contre la tyrannie.

Stupides brocanteurs ! c’est bien à vous de parler de propriété, et de frapper comme pillards des braves appauvris à vos comptoirs !… défendez donc vos propriétés ! mauvais rustres ! qui, désertant les campagnes, êtes venus vous abattre sur la ville, comme des hordes de corbeaux et de loups affamés, pour en sucer la charogne ; défendez donc vos propriétés !… Sales maquignons, en auriez-vous sans vos barbares pilleries ? en auriez-vous ?… si vous ne vendiez du laiton pour de l’or, de la teinture pour du vin ? empoisonneurs !




Je ne crois pas qu’on puisse devenir riche à moins d’être féroce, un homme sensible n’amassera jamais.

Pour s’enrichir, il faut avoir une seule idée, une pensée fixe, dure, immuable, le désir de faire un gros tas d’or ; et pour arriver à grossir ce tas d’or, il faut être usurier, escroc, inexorable, extorqueur et meurtrier ! maltraiter surtout les faibles et les petits ! Et, quand cette montagne d’or est faite, on peut monter dessus, et du haut du sommet, le sourire à la bouche, contempler la vallée de misérables qu’on a faits.




Le haut commerce détrousse le négociant, le négociant détrousse le marchand, le marchand détrousse le chambrelan, le chambrelan détrousse l’ouvrier, et l’ouvrier meurt de faim.

Ce ne sont pas les travailleurs de leurs mains qui parviennent, ce sont les exploiteurs d’hommes.




Sur le livret étaient griffonnés ces vers, que je présume être de lui, ne me rappelant pas les avoir lus nulle autre part.

À CERTAIN DÉBITANT DE MORALE


Il est beau tout en haut de la chaire où l’on trône,
            Se prélassant d’un ris moqueur,
Pour festonner sa phrase et guillocher son prône
            De ne point mentir à son cœur !
Il est beau, quand on vient dire neuves paroles,
            Morigéner mœurs et bon goût,
De ne point s’en aller puiser ses paraboles
            Dans le corps-de-garde ou l’égout !
Avant tout, il est beau, quand un barde se couvre
            Du manteau de l’apostolat,
De ne point tirailler par un balcon du Louvre,
            Sur une populace à plat !

Frères, mais quel est donc ce rude anachorète ?
            Quel est donc ce moine bourru ?
Cet âpre chipotier, ce gros Jean à barète,
            Qui vient nous remontrer si dru ?
Quel est donc ce bourreau ? de sa gueule canine,
            Lacérant tout, niant le beau,
Salissant l’art, qui dit que notre âge décline
            Et n’est que pâture à corbeau.
Frères, mais quel est-il ?… Il chante les mains sales,
            Pousse le peuple et crie haro !
Au seuil des lupanars débite ses morales,
            Comme un bouvier crie ahuro !




Je ne dirai rien de la peine de mort, assez de voix éloquentes depuis Beccaria l’ont flétrie : mais je m’élèverai, mais j’appellerai l’infamie sur le témoin à charge, je le couvrirai de honte ! Conçoit-on être témoin à charge ?… quelle horreur ! il n’y a que l’humanité qui donne de pareils exemples de monstruosité ! Est-il une barbarie plus raffinée, plus civilisée, que le témoignage à charge ?…



Dans Paris il y a deux cavernes, l’une de voleurs, l’autre de meurtriers ; celle de voleurs c’est la bourse, celle de meurtriers c’est le Palais-de-Justice.