Monsieur de l’Argentière, l’accusateur



MONSIEUR


DE L’ARGENTIÈRE,


L’ACCUSATEUR.


 
Aussi pourquoi vouloir, avec une pensée,
Enfant ! moraliser cette Rome lassée
De ses rhéteurs de Grèce, et tirée entre tous
Comme un morceau de chair aux dents de chiens jaloux ?
Pourquoi ne pas laisser cette reine du monde,
Se débattre à loisir dans sa gadoue immonde,
Et lui montrer la bourbe au fond des flots vermeils,
Et troubler, par des mots graves, ses longs sommeils ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Pouvais-tu pas chanter Damœtas et Phyllis

Et Tityrus pleurant la mort d’Amaryllis ?
Ou, laissant de côté ses contes bucoliques,
Élever ton génie aux nobles Géorgiques,
Dire en vers de six pieds Énée et ses vaisseaux
Sauvé par Neptunus de la fureur des eaux ?
— N’avais-tu pas la voix de ta maîtresse blonde,
Et sa gorge lassive et souple comme l’onde,
Et cette Ibérienne encore aux grands yeux noirs
Qui chantait, comme on chante à Corduba, les soirs ?

Barthelemy Hauréau.
.

S’ils sont rouges de sang, ils rougiront encore !

André Borel.


I.


Roccoco.




Une seule bougie placée sur une petite table éclairait faiblement une salle vaste et haute ; sans quelques chocs de verres et d’argenterie, sans quelques rares éclats de voix, elle aurait semblé la veilleuse d’un mort. En fouillant avec soin dans ce clair-obscur, comme on fouille du regard dans les eaux-fortes de Rembrandt, on déchiffrait la décoration d’une salle à manger, de l’époque caractéristique de Louis XV, que les classiques inepto-romains appellent malicieusement Roccoco. Il est vrai que la corniche encadrant le plafond était nervée et profilée en bandeau et à gorge, sans la moindre parenté avec l’entablement de l’Eresichtœum, du temple d’Antoninus et Faustina ou de l’arc de Drusus ; il est vrai qu’elle était sans saillie, larmier, coupe-lame et mouchette chassant et rejetant la pluie qui ne pleut pas. Il est vrai que les portes n’étaient point surmontées d’un couronnement, dit attique, pour chasser les eaux de la pluie qui ne pleut pas. Il est vrai que les arcades n’avaient point en hauteur leur largeur deux fois et demie. Il est vrai qu’on n’avait eu aucun égard aux spirituels modules de l’illustrissimo signor Jacopo Barrozio da Vignola, et qu’on avait ri au nez des cinq-ordres.

Mais il est vrai aussi et du devoir de dire, que cet intérieur n’était point un ignoble pastiche de l’architecture butorde de Pœstum, de l’architecture d’Athènes, glacée, nue, constante, rabâcheuse, de l’architecture singe et jumart de Rome ; celle-là avait son aspect à elle, sa tournure à elle, sa coquetterie à elle ; expression exacte de son époque, elle lui convenait en tout point ; et sa physionomie est tellement unique, qu’après la plus longue série de siècles, on reconnaîtra de prime abord ce Roccoco Louis XIV et Louis XV ; avantage que n’auront pas les funestes et ignorantes copies de l’antique de nos faiseurs contemporains, qui n’impriment aucun cachet à leur époque et n’en reçoivent aucun, si bien que les temps à venir prendront leurs œuvres pour de mauvais antiques dépaysés.

Les grands panneaux des lambris étaient couverts de peintures de nature morte digne de Venninx, mais d’une main inconnue ; et les impostes de pastorales d’opéra, de fêtes galantes, de bergères-camargo de l’immortel et délicieux Watteau. Les compositions en étaient gracieuses et délicates, le coloris suave et cristallin, suivant l’usage de ce grand maître que la France ignare et ingrate doit réhabiliter et revendiquer comme une de ses plus belles gloires. Gloire donc à Watteau ! gloire à Lancret ! gloire à Carle Vanloo ! gloire à Lenôtre !… gloire à Hyacinthe Rigault ! gloire à Boucher ! gloire à Edelinck !… gloire à Oudry !…

Et, s’il faut tout dire, j’avouerai que j’éprouve une sensation presque aussi rêveuse, un plaisir aussi à l’aise, dans ces vastes logis du dix-septième et dix-huitième siècles que dans une salle capitulaire bizantine, ou dans un cloître roman. Tout ce qui fait ressouvenir de nos pères à nous, de nos aïeux trépassés sur notre France, jette dans le cœur une religieuse mélancolie. Honte à celui qui n’a pas tressailli, dont la poitrine n’a pas palpité en entrant dans une vieille habitation, dans un manoir délabré, dans une église veuve !

Autour de la table qui portait la bougie deux hommes étaient assis.

Le plus jeune tenait baissée une figure blême, sur laquelle pleuvaient des cheveux roux ; ses yeux étaient caverneux et faux, son nez long et en fer de lance ; vous dire que ses favoris étaient taillés carrément sur ses joues comme des sous-pieds, c’est vous dire que la scène se passait sous l’Empire, aux abords de 1810.


Le plus âgé, trapu, était le prototype des Francs-Comtois de la plaine ; sa chevelure, moisson épaisse, était suspendue, comme les jardins de Babylone, sur sa face large et plate en oiseau de nuit.

Ils étaient goulûment penchés sur la table, semblant deux loups se disputant une carcasse ; mais leurs interlocutions sourdes et brouillées par la sonorité de la salle contrefaisaient les grognements d’un porc.

L’un était moins qu’un loup, c’était un accusateur public. L’autre plus qu’un porc, c’était un préfet.

Le préfet venait de recevoir sa nomination pour un chef-lieu de province, et partait le lendemain. L’accusateur exerçait depuis assez long-temps cette fonction à la cour d’assises de Paris ; et joyeux, avait offert un dîner d’adieu à son ami.

Tous deux, vêtus de noir, portaient, comme les médecins, le deuil de leurs assassinats.

Comme ils parlaient assez bas, et souvent la bouche pleine, le nègre qui se tenait à l’entrée — car le jeune accusateur de l’Argentière faisait nègre et jouait l’aristocrate rentré — ne put attraper au vol que quelques lambeaux de phrases dans ce genre-ci.

— Mon cher Bertholin, que j’ai fait hier un bon dîner chez notre ami Arnauld de Royaumont !… De son appartement, qui donne sur la Grève, j’ai vu exécuter ces sept conspirateurs que nous avions condamnés il y a quelques jours : quel délicieux repas ! à chaque bouchée, j’allais voir tomber une tête !…

— Pauvres béjaunes ! croire encore à la patrie ! ces messieurs voulaient faire les Brutus ! les Hempden !…

— N’ont-ils pas eu l’effronterie de vouloir parler au peuple du haut de l’échafaud ; morbleu ! comme on leur a vite coupé la parole et la tête ! ce qui ne les a pas empêchés préliminairement de hurler à tout rompre : Vive la patrie ! vive la France ! mort au tyran !… mort au tyran !… Pauvres bêtes !… Il ne faut pas de ménagement avec ces brigands ; zeste ! il faut expédier ça au bourreau : sans cela, mais, corbleu ! sa majesté l’Empereur ne pourrait dormir tranquille une seule nuit.

À en juger par ces bribes, la conversation n’aurait pas laissé que d’être très édifiante, et il est bien regrettable pour l’honneur de la magistrature que ce maudit nègre n’ait pu en recueillir davantage.

Mais, au dessert, le vin de Corse ayant remonté d’une tierce la gamme de la conversation devenue bruyante et rieuse à pleine gorge, il eût été facile de sténographier ce qui suit :

— À propos, toi, mon cher l’Argentière, habile en subterfuges et en échappatoires, comment te tirerais-tu de cette perplexité ? Je dois partir absolument demain matin, et j’ai pour demain soir un rendez-vous très alléchant.

— Le cas est simple, mon ami, je partirais sans aller au rendez-vous, ou j’irais au rendez-vous et je ne partirais pas.

— Mauvaise robinerie.

— Si tu veux du plus grave : a priori, renseigne-moi mieux que cela sur la matière. Quel est ce rendez-vous ? est-il du genre masculin ou féminin ? est-ce pour affaires commerciales ou paillardes ?

— Du féminin et tournant au paillard.

— Tonnerre du père Duchêne ! si tu ne tiens à l’unité de lieu aristotélique, le problème est facile à résoudre. J’emmènerais avec moi la princesse, et, demain soir, je serais au rendez-vous à Auxerre.

— Et si la bégueule faisait la Lucrèce ?

— Ventrebleu ! Je ferais le petit Jupiter et de bon ou de maugré je forcerais la belle Europe à me suivre.

— Et le lendemain qu’en ferais-tu ?

— Je n’en ferais rien : je la laisserais à Auxerre pleine de mon souvenir !

— Et, à son tour, que ferait cette malheureuse ?

— Malheureuse !… bienheureuse au contraire que je lui aie créé une industrie !… Elle n’aurait qu’à prendre le coche et venir ici chercher des nourrissons.

— L’Argentière, tu fais le roué !… Non, mon ami, non, ce n’est point une fille digne d’un traitement aussi hussard, c’est une jeune enfant infortunée !

— Allons, de la sensiblerie ; c’est cela, vite une scène de mouchoir.

— C’est un prestige qui éblouit, une hamadryade, un lutin dont le charme entraîne…

— Au précipice.

— Je le suivrai… qui l’a vue l’aime, qui la verra l’aimera.

— Peste soit de l’amoureux transi !

— Tu aurais beau te forger un cœur de fer, il serait bientôt bossué.

— Dans quel cimetière, vieil ours, as-tu déterré cette chair fraîche ? Mais comment diable as-tu pu gagner les faveurs de cette curiosité ?

— Quant à ses faveurs, je ne me suis jamais vanté de cela, je mentirais : et quant à la trouvaille, elle est sans mérite.

Depuis long-temps cette pauvre Apolline habite la même maison que moi ; je l’ai connue toute petite ; elle me faisait la révérence avec tant de gracieuseté, quand elle me rencontrait ; sa mise était toujours riche et soignée. Que sa vue me mit souvent du sombre dans l’âme ! Je maudissais mon célibat et mon isolement ; j’enviais toute la joie d’un père, possesseur d’une aussi belle créature ; alors la paternité, comme dans ma jeunesse, ne se présentait plus à mon esprit sous un aspect comique. Son père, en ce temps-là, sous le Consulat, occupait un assez haut emploi qui versait l’abondance dans cette petite famille ; mais, s’étant, je ne sais comment, trouvé compromis dans quelque machination, quelque prétendue conjuration, un beau matin, la police du Consul vint l’éveiller, et, sans autre jugement, depuis cette fois il est claquemuré comme prisonnier d’État. Sa majesté l’Empereur est rancunière. L’opulence de la maison tomba avec le père. Apolline grandissait chaque année en misère et en beauté ; arrivée à l’âge où la coquetterie et le besoin de parure se fait sentir vivement, elle n’avait plus pour s’attifer que quelques lambeaux de toilette, dorures effacées, lambris en ruines ; mais il lui restait quelque chose de royal, une erre impérieuse. Hélas ! que c’était triste de voir une si belle personne, honteuse et fuyant le jour, enveloppée dans un cachemire troué et des savates aux pieds, descendre acheter de grossiers légumes au marché voisin ! Mon cœur en a souvent saigné ! Quoi de plus poignant et de plus amer ?

Si tu veux rire, l’Argentière, ris au moins de moi, car ce serait féroce que de rire d’elle !

— Je ris, Bertholin, d’entendre sortir de ta bouche des paroles si contraires à ta coutume ; toi, célibataire dogmatique, par principe haineux des femmes, somme toute, bon homme rassis ! C’est mal choisir l’heure d’être amoureux : poursuis ton rôle de père Cassandre, pour celui d’Arlequin il est trop tard.

— Aurais-tu l’intention de me blesser ?

— De plus en plus ridicule ; décidément, tu es amoureux !

— Eh bien, oui ! je suis amoureux ! et ne rougirai pas d’un amour sage, d’un amour engendré de la pitié, et je bénis le ciel…

— Ou tu ne bénis rien !…

— … Qui m’a conservé libre jusqu’à ce jour, afin que je puisse être tutélaire à cette orpheline.

— Tu as souscrit au Chateaubriand, est-ce pas ?

— Afin que je devienne l’ange gardien de cette vierge abandonnée, que le besoin pourrait tuer ou corrompre. Elle est aujourd’hui tout à fait isolée : sa pauvre mère, affaiblie par tant d’années de privations et minée plus encore par les souffrances de sa fille, est morte il y a trois mois. Quand les cris d’Apolline m’apprirent qu’elle venait d’expirer, ému, je montai la consoler et lui offrir mes services en cette horrible circonstance. Je me chargeai des démarches funèbres, et la fis enterrer par la mairie. Pour la première fois, je parlais à Apolline : dire le coup qui me frappa, quand j’entrai dans cette chambre dénuée, en désordre, quand cette fille me baisant les mains, la voix pleine de larmes, me remercia, j’étais hors de moi, je ne sais pas, je ne me rappelle rien, je pleurais !… Elle, égarée, à genoux contre un lit de sangles, était accoudée sur le corps de sa mère, qu’elle appelait.

Cette heure a usé dix ans de ma vie !…

Et c’est de tant de pitié, qu’est sorti tant d’amour.

Quelques jours après, je fus la visiter : tout le temps que je causai avec elle, je lui remarquai un air embarrassé ; elle se tenait toujours assise et ses deux bras toujours étaient posés sur son giron : quand elle se leva pour me reconduire, je vis que sa robe, par-devant, était déchirée et trouée et que sous ses petites mains elle avait tâché de dissimuler sa misère.

Après quelque temps d’assiduité, séduit par son esprit doux et triste, épris de sa beauté rare, éperdu comme un jeune homme, je lui fis l’aveu de ma passion. Elle me répondit qu’elle avait une trop haute estime de moi pour présumer que je voulusse exploiter son dénuement ; qu’elle croyait sincèrement à la noblesse et à la pureté de mes sentiments ; mais, qu’ayant résolu de quitter le monde, où elle avait tant souffert, elle venait d’écrire à la supérieure du couvent de Saint-Thomas afin d’y être admise en noviciat. J’eus beaucoup de peine à la détourner de ce projet : je lui fis sentir qu’assurément elle se tuerait en embrassant une vie austère après toutes les douleurs qui l’avaient affaiblie. Enfin, elle se rendit.

Je ne m’abuse point assez sur moi-même, pour croire que cette douce Apolline ait un amour vif pour moi : elle me chérit comme son père ; je suis pour elle un tuteur généreux, un ami compatissant. Elle est d’autant plus attachée à moi, que jusque-là elle n’avait rencontré que des êtres égoïstes et féroces. Elle est bonne, sensible, bienveillante, sans folie, que pourrais-je demander de plus ? Tous les dons que j’ai voulu lui offrir, tous les présents que je lui ai portés, noblement elle a tout refusé : il est de son devoir, dit-elle, d’agir ainsi, et qu’une fille d’honneur ne saurait rien accepter que de son époux. Aussi lui ai-je promis que nous serions unis avant peu ; cette pensée l’a remplie de joie. Je lui avais donc demandé pour demain soir, à neuf heures, un rendez-vous chez elle, pour nous entretenir des préparatifs de notre mariage, et peut-être… Tu vois, je ne mens pas, voici sa lettre en réponse.


Mon cher Bertholin,

Je présume que de grandes occupations dans la journée, vous ont fait choisir une heure aussi avancée : mais que la volonté de mon époux soit faite, sa servante l’attendra. J’éteindrai ma lampe pour prévenir tout soupçon de mes méchants et indiscrets voisins. Venez avec mystère.

Votre amie et épouse de cœur.


Tout résolu, je partirai sans l’avertir, pour nous épargner de pénibles adieux ; si je la revoyais, je sens que je n’aurais plus le cœur de m’éloigner. Arrivé là-bas, je lui écrirai ; aussitôt que je serai installé dans ma préfecture, je reviendrai l’épouser clandestinement, et puis, je l’emmènerai de suite et la présenterai à mes administrés comme étant depuis long-temps ma com-pagne, afin de trancher court aux bons mots.

Décidément, je partirai demain matin ; mais il faut que je lui fasse remettre quelque argent, incognito, pour que cette pauvre fille ne meure pas de faim en mon absence.

Déjà, onze heures !… Adieu, adieu l’Argentière !

Bertholin, en disant ces derniers mots, s’était levé et se retirait du côté de la porte : M. l’accusateur, qui avait écouté ce récit avec une attention froide, morne, soutenue, le poursuivit en le questionnant jusqu’au bas de l’escalier.

— Tu dis, Bertholin, que cette Apolline est belle ?

— Ô mon ami, j’ai beaucoup vécu et beaucoup vu, mais jamais je n’avais rencontré de femme aussi séduisante : figure-toi l’Eucharis de Bertin, l’Éléonore de Parny, une nymphe, Égérie, Diane !… Elle est grande, élancée, gracieuse ; elle est blême et mélancolique comme une malade ; ses cheveux, qu’elle porte en bandeau sur le front, achèvent son aspect virginal, et, sous des sourcils noirs et épais, ses grands yeux bleus languissent.

— Et, tu dis qu’elle habite la même maison que toi ?

— La même, au fond du corridor au-dessus de mon logis.

Alors l’Argentière se jeta au cou de Bertholin et l’embrassa comme une patène : gentillesse étrange de sa part, lui, si dédaigneux et si froid !

II.


Was-ist-das ?



Neuf heures sonnaient aux Carmes, au Luxembourg, à Saint-Sulpice, à l’Abbaye-au-Bois, à Saint-Germain-des-Prés, et semblaient donner un charivari à la nuit tombante.

En ce moment, rue Cassette, un homme se glissait dans une maison de riche apparence, et montait l’escalier à pas de loup ; tout en haut, il entra et s’arrêta dans un corridor sombre ; à travers les ais d’une porte une voix s’échappait ; il appuya l’oreille contre la serrure ; cette voix douce récitait une prière du soir. Il heurta légèrement du doigt.

— Qui est là ?

— Ouvrez, Apolline, c’est moi !

— Qui vous ?

— Bertholin !

Aussitôt elle entrouvrit sa maudite porte qui craquait comme des escarpins, et dont les gonds grinçaient comme une girouette.

— Bonsoir, mon ami.

— Bonsoir, toute belle.

— Pardon, si je vous reçois si inconvenablement, sans flambeau, c’est que, misérable, je n’ai pas de rideaux à ma croisée, et du vis-à-vis on plonge et distingue tout chez moi. Aussi, pourquoi choisir une heure si avancée ?

— Le jour j’ai la tête bourrelée par les affaires, et, d’ailleurs, le plein soleil prédispose peu aux épanchements ; qu’est-ce donc l’amour sans la nuit ? qu’est-ce donc l’amour sans mystère ?

— J’aurais mauvaise façon à vous blâmer de cela, car je n’aime jamais tant Dieu que la nuit, dans une église bien sombre. — Vous toussez, mon ami ?

— Oui, faisant le pied de grue à la porte du ministre, j’ai maraudé un rhume et un enrouement qui me fatiguent beaucoup.

— C’est cela que je vous trouvais la voix rauque et changée. Mais causons sérieusement ; mon cher petit, à quoi bon, dis-moi, retarder plus long-temps notre union ? Si le monde venait à s’apercevoir de notre liaison, on dirait bien du mal de moi.

— Patience, ma bonne, patience ! aujourd’hui, j’ai reçu ma nomination officielle à la préfecture du Mont-Blanc et je dois partir demain ; sitôt mon installation faite et mon administration réformée, je te jure que je reviendrai célébrer notre mariage clandestin ; nous quitterons Paris sur l’heure, et je te présenterai là-bas à mes sujets comme une ancienne épouse.

— Ô mon ami, que je suis heureuse !… mais ton absence ne sera pas longue, n’est-ce pas ? Seule, ici, je souffrirais trop dans l’expectative.

— Petite pédante ! si tu comprenais combien je t’aime !

— Mais, Bertholin, que faites-vous ?… Ne m’embrassez donc pas comme cela !…

— Amie !…

— Vous me traitez ce soir bien cavalièrement, monsieur !…

— Non, amie ! je vous traite en épouse.

— En épouse… la suis-je, monsieur ?

— Quand deux êtres qui s’aiment se sont fait un serment, a-t-il besoin pour être sacré d’être visé par le municipal ? La loi ne fait que ratifier. Nous nous aimons à toujours, nous nous le sommes jurés, nous sommes époux : et si nous sommes époux, à quoi bon ?…

— Toute liaison sans la sanctification de Dieu est péché.

— Dieu, comme la loi, ne fait que ratifier.

— Je ne puis lutter avec vous, je ne suis pas subtile en controverse, je ne décline pas ma faiblesse, mais soyez généreux !

— Je le suis !

— Mais laissez-moi, Bertholin, vous êtes indigne de vous ce soir ! que me voulez-vous ?… Ah ! c’est mal, une pauvre fille !… Bourreau ! pouvez-vous bien me torturer de la sorte ?…… J’appelle !…

— Appelle !

— Je frappe au plancher et fais monter vos domestiques.

— Ils ne monteront pas.

— Hélas ! hélas ! c’est mal, Bertholin !…

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Maintenant, mon ami, tu vas me dédaigner, tu vas me repousser, tu ne voudras plus pour compagne d’une fille si peu fidèle à son devoir, d’une fille sans honneur ?

— Ne parle pas ainsi, Apolline, tu me blesses ! Il faut que tu m’estimes bien lâche et bien bas. Moi, t’abuser ? oh ! non, jamais ! cela te rehausse encore en mon cœur.

— Tu m’aimes encore ?

— À toujours !

— Mais ta voix vient de changer subitement, ciel ! est-ce bien toi, Bertholin ? Folle que je suis… fatal pressentiment !… oh ! si j’étais trompée !… C’est bien toi, Bertholin, réponds-moi ? je t’en prie, parle-moi, est-ce toi, Bertholin ? est-ce toi ?…

Laisse-moi toucher ta figure, Bertholin n’a pas de barbe ; oh ! si j’étais trompée !…

— La belle, dit alors l’énigme à pleine voix, la morale de ceci est qu’il ne faut pas recevoir ses amants sans flambeau.

À cet accent inconnu, Apolline tomba de sa hauteur sur le plancher.

Quand, revenue à son anéantissement, elle eut recueilli ses esprits et ses forces, elle se trama sans bruit jusqu’à la croisée, un rayon de la lune glissant dans la chambre éclairait la tête de l’homme qui dormait profondément dans un fauteuil. Apolline, tremblante, le considéra : il était vêtu de noir, portait baissée une tête blême, où pleuvaient des cheveux roux ; ses yeux étaient caverneux, son nez long et en fer de lance, ses joues étaient accoutrées de favoris rouges, taillés carrément comme des sous-pieds.

— Quel est cet homme ? se disait cette malheureuse enfant. Oh ! l’infâme Bertholin, c’est lui qui m’a fait cette abomination !… à qui croire ? ah ! c’est affreux que de tromper ainsi !…

Sur la poitrine de l’inconnu elle sentit un portefeuille ; tout au monde elle aurait donné pour pouvoir le soustraire, espérant par là découvrir son suborneur ; mais c’était impossible, son habit était croisé et boutonné jusqu’en haut.

En cette fatale angoisse elle maudissait Bertholin et Dieu.

Enfin, accablée par le chagrin, le sommeil, elle s’accroupit de nouveau et s’assoupit sur le plancher trempé de ses larmes.

Quand elle s’éveilla, il faisait grand jour, le fauteuil était vide, elle était seule, face à face avec sa honte.


III.


Mater Dolorosa.




Le portier monta dans la journée chez Apolline pour lui remettre un sac d’argent : c’était la somme que Bertholin devait lui faire parvenir incognito après son départ ; car il redoutait qu’avant son retour, cette malheureuse, sans ressource, ne succombât sous le besoin.

— De quelle part ? demanda Apolline.

— Je ne sais, mademoiselle, un inconnu vient de me l’apporter pour vous, sans dire plus.

— Remportez cet argent !

— Je ne puis, on m’a bien dit : pour mademoiselle Apolline.

— Remportez-le, vous dis-je !

Le bon homme était tout interdit.

Apolline, fière et noble, le repoussait d’autant plus durement, qu’elle présumait en son cœur que c’était le prix de son déshonneur, que l’homme de la nuit tarifait pour l’humilier encore et l’avilir plus bas.

Mais le portier, tout en s’excusant, jeta le sac sur la table et se retira précipitamment.

Tout le jour, Apolline fut aux aguets ; elle écouta si elle n’entendrait point, au-dessous, dans l’appartement de Bertholin, quelque bruit, marcher, remuer des meubles, ouvrir les portes ou les fenêtres, mais vainement. Ainsi, elle épia plusieurs jours de suite, sans plus de succès. Enfin elle se hasarda, un soir, de descendre heurter ; pas de réponse : Bertholin avait emmené ses domestiques avec lui.

L’ambroglio se compliquait, et la pauvre Apolline y perdait la tête : — A-t-il déménagé ? se disait-elle, mais je l’aurais entendu ; aurait-il quitté Paris ? et, avant son départ, aurait-il comploté avec un de ses intimes l’affreuse fourberie… Oh non ! c’est impossible. Il serait donc bien faux et bien méchant ! Oh non ! Bertholin est un homme sensible et vrai… Qui m’expliquera tout cela ? Elle allait, dans sa perplexité, jusqu’à douter d’elle-même, et se demander si son regard ne l’avait point trompée dans les ténèbres et si ce n’était pas Bertholin lui-même qui s’était offert étranger à son imagination frappée. — Pourtant ce n’étaient point ses traits ; je ne rêvais pas : pourtant ce n’était pas sa voix, pourtant ce n’étaient pas ses manières élégantes ; oh non ! ce n’était point lui.

Une semaine environ après cette mésaventure, Apolline reçut une lettre datée du Mont-Blanc ; elle était de Bertholin, et s’exprimait ainsi :

« Pardon, ma belle future, si je suis parti sans vous avoir baisé les mains ; j’ai voulu nous épargner des adieux pénibles. Appelé à la préfecture du Mont-Blanc, je suis allé prendre possession de mon royaume. J’espère, avant quinze jours, revoler près de vous consacrer notre union secrètement, et aussitôt repartir pour ce pays qui, je pense, ne vous déplaira point. Vous n’avez pas eu sans doute la maladroite fierté de repousser la faible somme qu’on doit vous avoir remise d’une part invisible ; vous êtes mon épouse, et je souffrirais trop de vous savoir des privations. »

Cette lettre ne fit qu’accroître l’embarras d’Apolline : après tant de belles démonstrations, elle n’osait plus accuser Bertholin de noire perfidie ; et cependant, à l’heure dite du rendez-vous, bien informé, un autre était venu en son nom la violenter. Mystère inextricable ! la raison la plus plausible était que son billet avait pu s’être égaré entre les mains d’un étranger.

Quelque temps après cette première lettre de Bertholin, elle en reçut une autre, où il lui annonçait que, surchargé de travaux imprévus, il était forcé de retarder son départ.

À cette époque, Apolline commença à ressentir un malaise général. Dégoûtée de tout aliment, il lui prenait souvent des tranchées et des vomissements ; son inquiétude devint grande. Un médecin lui conseilla l’usage du safran, qui n’eut aucun résultat ; alors il la déclara tout net en grossesse. À cette nouvelle, Apolline tomba dans la consternation et le désespoir.

Nuit et jour, elle pleurait amèrement. Sa position devenait bien cruelle. Bertholin lui avait enfin annoncé son retour ; et, d’heure en heure, elle s’attendait à le revoir. Que faire en cette fatale conjoncture ? Lui cacher et le duper était chose difficile et malhonnête ; lui déclarer tout franchement, c’était tout perdre, et cependant sa délicatesse ne lui laissait que ce parti. Aussi résolut-elle de lui confesser sans déguisement dès son arrivée, et peut-être espérait-elle que sa générosité lui pardonnerait une faute désespérante, commise pour lui et par lui.

Enfin, Bertholin reparut : dès l’abord, il remarqua un grand changement en elle, une tristesse, un air guindé à son vis-à-vis, une altération et un amaigrissement dans ses beaux traits. Il la comblait de tant de caresses et de tant d’amour, que, malgré sa résolution ferme, Apolline n’osait entamer son aveu : vingt fois le premier mot expira sur ses lèvres tremblantes ; elle n’osait jeter un si grand désenchantement à un homme si grandement épris. Bertholin s’inquiétait aussi, et ne savait à quoi attribuer tant de larmes.

L’heure de frapper le coup sonna : les préparatifs et les démarches légales étaient faits ; le mariage était fixé au samedi suivant ; c’était à Saint-Sulpice, à minuit, que, devant deux ou trois témoins, ils devaient, en grand négligé, recevoir la bénédiction nuptiale, pour partir le matin même.

Le jeudi soir, Bertholin invita Apolline à descendre en son appartement, et joyeux, la conduisit dans le salon : le guéridon et le sopha étaient couverts d’étoffes, de châles, de parures, de bijoux.

— Voici, ma belle, quelques présents que vous offre votre humble époux, puissent-ils vous être agréables.

Apolline se prit tout à coup à sangloter, et resta morne à l’entrée.

— Qu’avez-vous, mon amie ? Approchez, tout cela est à vous ! Aimez-vous cette robe de velours bleu Marie-Louise, cette Jeannette d’or, ces bracelets de corail, ce cachemire boiteux ?…

Alors Apolline tomba de sa hauteur sur les genoux.

— Ô Bertholin ! Bertholin ! si vous saviez ?…

— Qu’avez-vous, mon enfant ?

— Si vous saviez combien je suis indigne de tout cela ! N’est-ce pas, ô mon Dieu ! qu’il faut tout lui dire ? Je ne sais pas tromper, Bertholin ! Oh ! si vous saviez ? vous chasseriez du pied celle que vous appelez votre épouse !

Il était pétrifié.

— Écoutez ! peut-être êtes-vous coupable de mon crime ? Regardez ! ! !

Disant cela elle arrachait son châle et sa robe plissée qui voilaient sa grossesse.

— Regardez donc !… Faudra-t-il que je dise ma honte ?…

— Abomination !… Vous enceinte, Apolline ? Ah ! c’est infâme que d’avoir abusé ainsi un vieillard généreux !

Voilà donc l’épouse ! la vierge ! que par pitié j’avais choisie ! fille de rien ! que je voulais grandir !… prostituée ! ! !

— Mille fois mourir plutôt !… criait Apolline se traînant à ses pieds.

Écoutez-moi, au nom de Dieu ! vous me tuerez après ! Écoutez-moi donc, ô mon père ! écoutez la vérité.

— Te tairas-tu, effrontée ?…

— Dieu voit mon innocence et votre crime, car j’étais pure avant de vous connaître…

— Infâme !…

— Car j’étais pure quand vous m’avez élue votre épouse, c’est vous qui m’avez perdue ; écoutez !

Avant votre départ, vous me demandâtes rendez-vous, un soir, chez moi, je l’accordai. À neuf heures on heurte à ma porte, j’ouvre et reçois dans l’obscurité ; je croyais que c’était vous, mon Bertholin ! Ce démon contrefaisait votre voix et me trompa. Après un long combat, je succombai, croyant m’abandonner à vous… Il me viola !…

— Apolline, vous en avez menti !…

— Quand ce monstre eut consommé sur moi son attentat, lui-même il m’arracha de mon erreur. À la lueur de la lune, je distinguai ses traits : il était blême, avait les cheveux roux, les favoris rouges, les yeux caverneux ; il était grand et vêtu de noir.

— Apolline, vous en avez menti !…

— Ô mon père, croyez-moi !…

— Vous en avez menti !…

— Je le jure par ce Christ, par ma mère qui m’entend là-haut !

— Vous en avez menti !…

— C’est à vous que je croyais abandonner mes caresses, et vous me traitez ainsi !… C’est vous qui m’avez perdue !…

— Vous en avez menti !…

— Vous avez égaré ma lettre : ce devait être quelqu’un de vos amis…

— Vous en avez menti !…

— Ô mon père !

— Sortez de devant moi !

Il t’en cuit, pauvre Bertholin ; à cinquante ans, de t’être dépouillé de ta haine, pour aller t’abaisser aux genoux d’une fille ! Cruelle leçon ! Mais c’est infâme ! Quand j’y pense !… — Va-t-en, va-t-en, ou je te foule aux pieds comme ces écrins ! Va-t-en, si tu veux m’épargner un meurtre ! Va-t-en, gueuse, prostituée ! ! !

Apolline râlait sur le carreau.

Bertholin la saisit par les pieds, la traîna et la jeta dehors, et sur-le-champ même il repartit.


IV.


Moïse sauvé des eaux




Rien n’est plus démoralisant que l’injustice, rien ne jette plus d’amertume et plus de haine au cœur. Bertholin semblait injuste à Apolline, Apolline semblait coupable à Bertholin, elle l’aurait semblée aux yeux de toute la terre. Il ne faut qu’un concours de circonstances pour faire du plus innocent un coupable. Ce n’est que sur du probable et de l’apparent que peuvent juger les hommes avec leurs courtes antennes. On pourrait comparer les crimes à des ballots bien clos : c’est par l’enveloppe que le juge estime le contenu, et quand, par sa sentence, il l’a déclaré taré et à l’index, et fait jeter à la mer, le ballot, dans sa chute, se brise et s’ouvre sur une roche ; tout ce qu’il recelait remonte à fleur d’eau et paraît en pleine lumière ; la balourdise du tribunal devient patente, la foule en ricane amèrement ; alors le juge se drape et se hausse, et s’écrie, avec son ton archiépiscopal risible : Je suis infaillible !


Rongée par un chagrin mortel, Apolline se minait sourdement et se consumait chaque jour.

Elle, quelques mois plus tôt, si belle encore, amaigrie, phtisique, comme un spectre, ne sortait qu’à la nuit noire pour éviter les regards méchants.

Le voisinage l’aurait crue morte, si, de temps en temps, elle n’avait touché un piano délabré et servant de table, triste ruine de son ancienne opulence. On avait même remarqué et retenu cette strophe que souvent elle psalmodiait langoureusement, et qu’elle semblait affectionner par-dessus toutes.

 
Bourreaux, arrêtez ma torture !
Le mal a fait mon cœur mauvais :
Haine à toi Dieu, monde, nature,
Haine à tout ce que je rêvais !…
Avant mon corps, sur cette roue
Où le sort le tient garrotté,
Mon âme expire, et je la voue
À Satan, pour l’éternité !…


Ce seul refrain nous montre la disposition d’esprit d’Apolline, et combien la souffrance et le malheur peuvent pervertir la plus belle âme ; elle, douce, bonne, fervente, aimante, religieuse, n’avait plus que du fiel dans la poitrine et du venin à la bouche. Elle haïssait tout, jusqu’à son créateur à qui elle reniait sa foi ; elle se vengeait en abandonnant à son tour Dieu qui l’avait abandonnée. Quand un être a été maltraité à ce point, il n’a plus qu’un rire d’enfer sur sa lèvre dédaigneuse, tout ce qui est, lui fait pitié, et provoque son dégoût ; plus une chose est sainte et sacrée, plus elle est révérée de tous, plus il trouve de joie à la profaner, à la fouler aux pieds. Pour le malheureux le blasphème est une volupté !

Le terme de sa grossesse approchait et sa misère devenait profonde. Les huit premiers mois elle avait vécu de la maigre somme de Bertholin. Il ne lui restait plus rien. Le soir elle allait arracher des herbes sauvages le long des chemins déserts, mais cette nourriture d’âne, si contraire à sa délicatesse, l’avait tellement affaiblie, que, vers la fin du neuvième mois, il lui fut presque impossible de descendre. Ce jeûne, pour ainsi dire absolu, lui avait donné des éblouissements, et une céphalalgie chronique qui par instant dégénérait en folie. Sa démence était sombre. Elle avait des déchirements atroces d’estomac, et souvent il lui prenait des spasmes épileptiques. Quand elle ressentit les premières douleurs de l’enfantement, il y avait deux jours passés qu’elle n’avait pris aucun aliment : étendue sur son grabat, dévorée par la faim, elle rongeait la basane d’un vieux livre, privée de raison, exténuée…


À la vue de son enfant, sa sombre folie se réveilla, et retrempa ses forces : dressée sur ses pieds, elle l’embrassait et le frappait tour à tour ; elle lui donnait ses mamelles vides ; elle le jetait à terre, pleurait, et se couchait sur lui.

Enfin, l’ayant enveloppé dans une toile et mis sous son bras comme un paquet, elle descendit en se traînant.

Il était nuit.


Sur les deux heures du matin, Erman Busembaum, cultivateur à Vaugirard, se rendant à la halle, perché sur sa charrette et sifflant un noël, descendait la rue du Four. En approchant d’une des ruelles sales et immondes qui s’y débouchent, il entendit les vagissements d’un enfant nouveau né, brusquement il interrompt son sifflet, lâche un ahuro accentué à la provençale, et écoute : les cris se prolongeaient et paraissaient sortir d’un égout voisin. Il saute à bas, prête l’oreille à l’embouchure, et recule épouvanté.

Il court aussitôt avertir de cet étrange événement le corps-de-garde de la prison de l’Abbaye. Le commissaire, par hasard, s’y trouvait à verbaliser sur deux filles de joie, arrêtées pour quelques coups de couteau donnés à un client. Vite, il se mit en tête d’une patrouille ; Erman Busembaum guidait le caporal portant une lanterne. Arrivés en hâte à l’égout, il y régnait un profond silence, sauf le clapotement des ruisseaux. Le soldat, né malin, brocardait déjà Busembaum sur sa prétendue audition, attribuée à la peur ; l’autorité en écharpe, était prête à invectiver contre le maladroit goujat qui l’avait déplacée inutilement ; quand les cris reprirent de plus belle. La patrouille en vibra, et les capucines en sonnèrent. L’anspessade qui portait le falot l’approcha de l’ouverture du cloaque, et, se penchant, aperçut à l’entrée un paquet blanc d’où sortaient des gémissements. Un des gardes l’enleva à la baïonnette et le tira hors. Alors Busembaum et le commissaire, faisant la fille de Pharaon, développèrent la toile et découvrirent un enfant tout nouveau né.

— Mille bons dieux ! voilà un conscrit qui en réchappe d’une sévère ! s’écria la patrouille.

— Pauvre petit môme, répétait, l’âme attendrie, le vieux père Busembaum.

— C’est ici le cas où les enfants sont vraiment malheureux d’avoir des parents, murmura l’agréable caporal.

— Messieurs, dit alors le commissaire et prenant une pose de calife, un crime a été commis, explorons !… Il se prit à examiner le marmot qui n’avait aucune blessure grave.

Au grand contentement de l’armée, après des recherches consciencieuses et dignes d’être entérinées par l’académie, il fut proclamé, à la majorité, du genre masculin ou neutre ; un sourire de satisfaction se promena sur les lèvres du père Busembaum.

— Que voulez-vous faire de ce petit marmouset ? dit-il alors au commissaire ; ma femme en ce moment est en gésine, voilà trois fois, qu’à son grand crève-cœur, cette brave mère ne fait que des mort-nés. Si vous voulez me le confier, je vais sur-le-champ le lui porter en compensation, elle en prendra bien soin et nous l’adopterons.

Au moment où il enlevait l’enfant pour le monter dans sa charrette, il se raidit et expira : et le commissaire aperçut des gouttes de sang ; approchant le falot et voyant que ses traces se dirigeaient vers le haut de la rue, il ordonna à la patrouille de le suivre. Ces gouttes, quoique semées à d’assez longues distances, suffisaient cependant pour les diriger. Arrivés à la rue Beurrière, elles disparurent, mais ils les retrouvèrent dans cette ruelle débouchant rue du Vieux-Colombier ; et, suivant toujours attentivement, ils remontèrent jusqu’à la rue Cassette, où les vestiges se prolongeaient encore ; enfin, les traces de sang s’arrêtèrent contre une porte.

— C’est ici, messieurs, cria le commissaire, entrons ! Il heurta plusieurs coups du marteau.

— Au nom de la loi, ouvrez ! répéta le caporal en frappant de la crosse de son fusil. Le portier tout éperdu obéit : — Au nom de Dieu, messieurs, quel train ! Que voulez-vous ?

— Guidez-nous, nous allons faire perquisition. Tenez, voici le sang qui reparaît ! suivez-moi.

Ils montèrent l’escalier et entrèrent, en haut, dans un corridor ; là, les traces de sang s’arrêtaient encore à une porte.

— Qui demeure là, monsieur le portier ?

— Une jeune fille, bonne et sage.

— Ouvrez donc, au nom de la loi !… Caporal, faites enfoncer la porte !

Aussitôt elle s’ouvrit sous le choc des crosses, et les regards avides pénétrant dans la chambre, virent, à la lueur du falot, étendue sur le plancher et baignée dans une mare de sang, une jeune femme pâle et desséchée.

On la releva ; elle était tiède encore.

À son retour, sans doute, Apolline s’était abattue de faiblesse, épuisée par une aussi grande perte de sang et par un aussi long trajet.

On la transporta, sur un brancard, à l’hospice de la Maternité, nommé vulgairement la Bourbe.

V.


Very well




Le lendemain, dans tout Paris, il n’était question que d’un enfant jeté dans un égout, et les crieurs publics s’en allaient processionnellement par la ville, hurlant et vendant pour un sou le détail exact de l’horrible infanticide commis, au faubourg Saint-Germain, par une fille de grande maison.

Cet événement avait jeté l’effroi parmi la bourgeoisie, qui brûlait déjà de voir l’affaire à la cour d’assises, pour la connaître tout à fond ; et qui, rancunière, jouissait, par avance, du spectacle rare d’une fille noble sur la sellette et l’échafaud.

À l’hospice, on avait d’abord désespéré des jours d’Apolline, mais on l’entoura de tant de soins, sur la recommandation de Messieurs de la justice, qui redoutaient que la mort ne tranchât la question sans eux et n’empiétât sur leurs droits et sur ceux du bourreau. Au bout d’une semaine environ, elle commença à recouvrer quelques forces, et la connaissance lui revint.

Son étonnement fut grand et douloureux quand elle se vit dans une salle d’hôpital. Elle n’avait aucune souvenance de ce qu’elle avait fait, ni de ce qui s’était passé : ainsi qu’un ivrogne au réveil ne conserve aucune idée des folies de son ivresse. Elle questionna, on ne lui répondit que vaguement.

Quand elle fut parfaitement rétablie, on vint lui annoncer qu’on allait la transférer à la prison de la Force.

— À la Force ! s’écria-t-elle, eh ! pourquoi ?

— Sous prévention d’infanticide.

— Moi ! Oh non, vous êtes fous !…

— Vous avez jeté votre enfant dans un égout.

Alors, Apolline, consternée, porta ses mains à son flanc, et, semblant sortir en soubresaut d’un sommeil et se rappeler subitement, tomba froide sur le pavé.

Quand elle reprit ses esprits, elle était dans un cachot étroit et sombre.

Son procès s’instruisit longuement ; et, après quatre mois de détention et de contact avec tout ce qu’il y a de plus fétide et de plus croupi dans la mare sociale, elle comparut à la cour d’assises. Le grand scandale avait attiré une foule innombrable de curieux qui voulaient voir la belle marâtre du faubourg Saint-Germain. On lui avait fait une réputation de beauté égale à celle de sa férocité. Les vitres des marchands d’estampes étaient garnies de prétendus portraits de la belle Apolline, aussi authentiques que ceux d’Héloïse ou de Jeanne d’Arc : l’un rappelait madame de la Vallière, l’autre Charlotte Corday, l’autre Joséphine, mais le public, qui veut être dupé à tous prix, en était fort satisfait. Le palais était aussi encombré que si la basoche eût dû jouer un mystère sur la table de marbre. Un murmure général de désappointement s’éleva quand les huissiers annoncèrent que le tribunal ordonnait huis clos pour ce jugement.

Bientôt Apolline fut introduite dans la salle : sa jeunesse, sa vénusté, son air triste et candide, sa voix suave et son maintien impressionnèrent vivement la cour blasée.

Pour ne pas compromettre Bertholin, elle avait déclaré qu’un homme, à elle tout à fait inconnu, et qu’elle n’avait jamais revu, un soir, s’étant glissé chez elle, l’avait forcée avec violence. Quant au crime qu’on lui imputait, elle avouait qu’il pouvait être, mais qu’il ne lui en restait nul souvenir positif ; et que n’ayant pris aucun aliment depuis plusieurs jours, quand les douleurs de l’enfantement lui étaient survenues, elle devait avoir été assurément dans un état complet de démence.

Sur cinq médecins appelés à constater quel avait pu être son état moral lors de son accouchement, un seul avait affirmé l’aliénation, et quatre l’avaient niée.

Au moment où l’accusateur public, M. de l’Argentière, se leva et entonna sa déclamation, Apolline, frappée comme à un accent connu, tourna ses regards sur lui, jeta un cri perçant, et se renversa sans connaissance.

Jamais réquisitoire ne fut plus violent et plus inhumain : il n’est rien que M. de l’Argentière ne mit en jeu pour accabler l’accusée. Il poussa sa rage extravagante jusqu’à la comparer à Saturne, qui dévorait ses enfants, et se résuma en demandant sa tête. — Ne vous laissez point séduire, criait-il, par les beaux dehors de cette mère dénaturée, le laurier-rose contient un venin subtil, la beauté n’est souvent que le voile de la perfidie ; ne vous laissez point faiblir, messieurs, il faut un exemple absolument, pour arrêter l’infanticide en son cours. Messieurs, soyez inexorables, vous serez justes !

L’avocat d’Apolline, avec un rare talent, s’acquitta de sa défense ; son plaidoyer aurait arraché des larmes à des tigres, le tribunal resta froid ; et l’accusateur commença sa sauvage réplique.

Quand la pauvre Apolline eut recueilli ses esprits, elle se leva brusquement, et montrant du poing l’accusateur, M. de l’Argentière :

— C’est lui ! criait-elle, c’est lui ! je reconnais sa voix, c’est lui ! cet homme-là qui parle ! c’est lui que j’ai vu aux rayons de la lune, blême et rouge, l’œil caverneux…… Puis, fondant en larmes, elle jetait des hurlements.

— Cette enfant est égarée, dit froidement M. de l’Argentière, dont la morne physionomie n’avait pas laissé paraître la plus légère émotion.

— Emmenez l’accusée ; et nous, messieurs, passons dans la salle de délibération, ordonna le président.

Au bout d’un quart d’heure, la cour rentra en séance : le jury ayant répondu affirmativement à toutes les questions posées, le président fit lecture de la sentence, qui condamnait Apolline à la peine capitale.

Elle écouta son arrêt avec dignité, et dit seulement, se tournant du côté de l’accusateur public : — Ceux qui envoient au bourreau sont ceux-là mêmes qui devraient y être envoyés !

Son défenseur, égaré, pleurant et se heurtant le front, se jeta dans ses bras, et l’embrassa, au grand scandale de la cour, qui demanda si elle voulait se pourvoir en cassation. — Oui, répondit Apolline, mais au tribunal de Dieu.


Le matin du jour, on lui envoya un prêtre pour se préparer ; il ne sortit plus d’auprès d’elle. Apolline lui ayant naïvement raconté son histoire, le pauvre homme, convaincu de son innocence, pleurait désespéré ; celui qui était venu la consoler était plus faible qu’elle et plus inconsolable. — Pauvre martyr ! l’appelait-il, en lui baisant les pieds comme on baise une châsse sainte. Il n’osait lui parler de son Dieu juste et bon ; sa providence était trop compromise par cette vie fatale.

À quatre heures, le geôlier monta l’avertir. Sa toilette achevée, elle descendit, soutenant son confesseur.

Aussitôt la charrette se mit en marche. Il semblait que toute la population de Paris s’était encaquée du palais à la Grève. De haut en bas, les maisons étaient chargées de spectateurs avides : jamais supplice n’avait attiré plus de monde. — La voilà ! — la voilà ! répétait-on de rang en rang.

Qu’elle était belle du haut de son tombereau, cette infortunée Apolline ! quelle dignité ! quelle résignation ! Son teint était plus blanc que le peignoir qui l’enveloppait, et sa chevelure plus noire que le prêtre qui pleurait à ses côtés. Elle promenait sur la foule son regard langoureux ; les commères lui montraient le poing, et les jeunes hommes attendris lui envoyaient des baisers. Enfin, la charrette déboucha sur la Grève. En montant à l’échelle, Apolline aperçut, à une croisée, M. de l’Argentière qui la fixait froidement ; elle en jeta un long cri d’horreur, et tomba faible entre les bras d’un valet de guillotine. Il se fit alors un brouhaha général et une fluctuation dans la foule. Il pleuvait : — À bas les parapluies, on ne voit pas ! criait-on de toutes parts ; — à bas les parapluies ! répétaient des voix de femmes ; — soyez galants, messieurs, on ne voit pas !

Toute la tourbe, le cou tendu, était sur la pointe du pied.

Quand le coutelas tomba, il se fit une sourde rumeur ; et un Anglais, penché sur une fenêtre qu’il avait louée 500 fr-, fort satisfait, cria un long very well en applaudissant des mains.