Notice historique sur les ouvrages et la vie de Cuvier/4


NOTES ADDITIONNELLES.




La forme de la Notice qu’on vient de lire, les bornes qu’elle devait avoir, le temps et le lieu que j’avais choisis pour en faire une première lecture, ne m’ayant pas permis de lui donner tout le développement dont elle était susceptible, j’ajouterai dans les notes suivantes les renseignemens sur la vie et les ouvrages de M. Cuvier, qui n’ont pu faire partie du texte de cette Notice.




Notes a et b (page 4 et 6).


Enfance et première jeunesse de M. Cuvier ; séjour à Montbéliard jusqu’à l’âge de quatorze ans huit mois et demi.


Il reçut les premières notions de dessin de son cousin-germain M. Werner, architecte de la ville et grand-père du peintre d’histoire naturelle, auquel nous devons, entre autres, les belles planches de l’Histoire naturelle des mammifères de MM. Geoffroy Saint-Hilaire et Frédéric Cuvier.

M. Cuvier père, duquel M. G. Cuvier tenait probablement le talent du dessin, occupait ses momens de loisir à représenter en relief, avec du carton, des monumens d’architecture, qu’il imitait admirablement dans tous leurs détails, en conservant soigneusement les proportions de leurs parties. Il jouissait en outre d’une excellente mémoire des dates. Son fils avait ses formes et sa forte constitution ; mais celle-ci ne s’est montrée telle ches M. G. Cuvier que lorsqu’il eut atteint l’âge viril.

À quatorze ans il avait organisé, parmi ses camarades de classe, une petite académie, dont il était le président, et dans laquelle, déjà, il obtenait, sur les jeunes membres qui la composaient, l’ascendant de cette supériorité d’intelligence et de cette force de volonté qui lui ont valu partout la première place dans le reste de sa carrière.

On ne lira pas sans intérêt le récit suivant, tout-à-fait dramatique, sur cette époque si intéressante de la vie d’un grand homme, dans laquelle se montrèrent les germes de toutes les éminentes qualités qui l’ont si fort distingué. Je le dois à l’un de ses camarades de classe, qui est en même temps son proche parent.

Quelques souvenir qui me sont restés de l’enfance et de la première jeunesse de M. G. Cuvier.

Si ma mémoire ne me trompe, c’est de 1775 à 1776 que j’ai commencé à connaître M. Cuvier. Il pouvait avoir six ans et j’en avais à peu près huit. On le citait dès-lors comme un enfant d’une intelligence, d’une application et d’un savoir peu communs. Je ne tardai pas à avoir occasion de me convaincre qu’il n’était point au-dessous de sa renommée. Il vint passer quelques jours à B…, chez mon père, avec sa mère et M.lle B… Nous étions tout ébahis, mon frère et moi, de l’entendre lire et déclamer des vers, comme l’aurait fait un homme de vingt ans ; de voir la netteté et la beauté de son écriture ; son habileté à dessiner ; son adresse à découper à jour du papier ou des cartes, etc. Dans cette dernière partie il n’avait eu d’autre maître que mon oncle, son père, qui s’y entendait fort bien. Durant la visite dont je parle, il passa par le village un charlatan, qui faisait de jolis tours de passe-passe. Mon père le fit venir, le soir, à la maison curiale, pour amuser un peu la société, qui devint bientôt assez nombreuse par l’arrivée de plusieurs de nos voisins. Notre homme nous en donna de toutes les façons. Différens jeux de cartes très-subtils ; une fontaine de héron, qui coulait et s’arrêtait au son de sa parole ; une espèce de poignard qu’il semblait s’enfoncer dans le bras et qu’il retirait tout dégouttant de sang, émerveillèrent particulièrement les spectateurs, même ceux qui avaient, sans doute, déjà vu d’autres bateleurs. Mon petit cousin examinait tout avec grande attention, et parut peu surpris ; il expliqua même le jeu de la fontaine de héron, le mécanisme du poignard, qu’il nous dessina, et qu’il découpa en papier. Il eut sa bonne part de l’admiration et des applaudissemens de l’assemblée.

Ce premier séjour qu’il fit chez nous, et que je trouvai trop court, me donna lieu de faire une remarque d’un autre genre que celles qui précèdent, et à laquelle je n’ai attaché que plus tard une certaine importance ; c’est qu’il avait un tendre extraordinaire pour M.lle B… Il était aux petits soins avec elle ; il · lui prodiguait ses caresses ; il s’asseyait sur ses genoux ; il l’embrassait et ne l’appelait pas autrement que ma femme. Cette espèce d’enivrement lui a duré plusieurs années. Buffon a dit qu’il n’aurait pas grande opinion des talens d’un jeune homme dont la première passion n’aurait pas été l’amour. S’il eût vu mon jeune parent dans ses accès de tendresse, et qu’il eût su que son goût se tournerait vers l’histoire naturelle, il l’eût peut-être jugé capable de devenir un jour son successeur. J’ignore si, à l’époque dont je viens de parler, notre futur naturaliste connaissait déjà celui qu’il était destiné à remplacer. Quoi qu’il en soit, nous lui montrâmes des volumes de l’Histoire naturelle de Buffon, pour laquelle mon père avait souscrit, et il prenait plaisir, comme nous, à examiner les figures d’animaux qui s’y trouvaient. Je ne remarquai pas que sa curiosité allât plus loin. Au bout d’un certain temps, dans ses visites subséquentes, il nous en demanda quelques tomes, afin d’en copier les gravures au crayon et de s’exercer ainsi dans le dessin. Bientôt il voulut colorier ces copies. Pour cet effet, il fallait lire les descriptions. C’est ce qu’il fit, et il parait que c’est l’attrait qu’il trouva à cette lecture, qui le rendit peu à peu amateur passionné de l’auteur de l’histoire naturelle. Pour en revenir à ses copies, soit simplement crayonnées, soit coloriées, elles étaient d’une très-belle exécution. Il en était de même des figures de certains animaux, qu’il avait imaginé de représenter, en collant, sur des cartes ou sur du papier, des morceaux d’étoffe, de taffetas, par exemple, de la forme et de la couleur des différentes parties du corps de ces animaux. Lorsqu’il n’y avait point de gravure annexée à la description d’un animal, il le dessinait et le coloriait uniquement d’après cette description. Il n’était pas chiche des diverses productions de son talent d’imitation, et il n’y a pas un de ses camarades à qui il n’en ait donné plus ou moins.

Nous avons continué à lui prêter Buffon jusqu’à sa sortie du gymnase. Lorsque, par un empêchement quelconque, nous ne pouvions pas lui fournir tout de suite les volumes qu’il désirait ; il les trouvait dans quelque bibliothèque de la ville.

La lecture de cet ouvrage ne l’empêchait pas d’en lire beaucoup d’autres, tels que des voyages, des poésies, des livres d’histoire, de mathématiques, de philosophie, etc. Plusieurs personnes, même des plus instruites, prétendaient que tout cela ne ferait que lui embrouiller l’esprit. Mon grand-père, Cuvier, pasteur à Roches, chez lequel, à l’âge d’une douzaine d’années, il fut passer avec mon oncle une partie de ses vacances, l’examina sur ce qu’on lui enseignait au gymnase, etc., et lui fit expliquer différens morceaux d’auteurs latins et grecs. Il lui trouva des idées bien nettes, bien étendues, une instruction aussi solide que variée, et dit qu’il n’avait pas encore vu de jeune homme qui promit davantage. La suite du temps a fait voir qui avait raison, de mon grand-père, ou de ceux qui auguraient défavorablement de l’esprit et des connaissances précoces de son neveu.

Ce bon grand-père ne manquait jamais chaque fois qu’il nous voyait, moi et mon frère, et on ne cessait dans la maison paternelle, de nous proposer pour modèle notre cousin. On nous représentait que nous étions plus âgés que lui, que ce serait une honte pour nous, lorsque nous entrerions au gymnase, de n’être pas à peu près de sa force, etc. Tout cela était fort bien, sans doute ; mais toutes les têtes n’ont pas été jetées dans le même moule. Notre cousin, d’ailleurs, ne manquait d’aucun secours pour ses études : livres de toute espèce, conversations presque journalières avec différentes personnes instruites, l’émulation, cet aiguillon si puissant dans l’instruction publique, etc., voilà autant d’avantages qu’il avait, et dont nous étions privés.

Cependant, vers la fin de ses études classiques, mon cousin n’étudiait plus guères chez lui ses auteurs ; aux leçons mêmes il leur dérobait tous les momens qu’il pouvait, pour les donner au Pline français, dont il avait toujours au moins un volume dans sa poche. Plus d’une fois il fut surpris à en dérober furtivement quelques pages pendant qu’on interprétait Virgile ou Cicéron ; et plus d’une fois aussi ces sortes de larcins envers la vénérable antiquité lui valurent des réprimandes de la part du Recteur.


Note c (page 8).
Séjour du jeune Cuvier à Stuttgart.

C’est le 18 Mai 1784 que le jeune Cuvier fut admis dans l’Académie Caroline à Stuttgart.

Une commission, composée des maîtres ou professeurs Müller, Düttenhofer et Schwab, le même qui s’est fait connaître par un ouvrage estimé sur l’universalité de la langue française, fut chargée de l’examiner sur les connaissances qu’il avait acquises au gymnase de Montbéliard, afin de lui assigner une place convenable dans l’une des divisions de l’Académie. (Classes d’enseignement.)

Voici les notes qui m’ont été transmises de ce premier examen, telles, je pense, que la commission les avait rédigées.

Le jeune Cuvier a montré :

1.° Des notions justes et proportionnées à son âge des principes du christianisme ;

2.° De bonnes connaissances en histoire générale et en géographie ;

3.° Des notions solides de la logique, de l’arithmétique et de la géométrie ;

4.° De l’habileté dans le tbème et la version latine, et dans la lecture du Nouveau-Testament grec.

Il n’avait encore aucune connaissance de la langue allemande, ni d’aucune langue vivante, autre que sa langue maternelle.

Après cet examen, on lui assigne la 15.e division (15te Lehrabtheilung), dont les études embrassaient la suite du cours de philosophie.

Il choisit plus tard, pour étude spéciale, la science de l’administration et des finances, qui comprenait aussi des parties de la jurisprudence.

Le jeune Cuvier termina le 21 Avril 1788 le cours de ses études.

M. son père demanda, à cette époque, au duc de Wurtemberg la permission de retirer son fils de l’Académie, pour l’envoyer en Normandie, où il devait occuper une place dans un enseignement privé. Cette autorisation lui fut accordée immédiatement. Le duc y ajouta la promesse d’employer dans la suite le jeune Cuvier dans l’administration de ses États.

L’Académie Caroline avait été érigée par l’empereur Joseph II en université, avec tous les privilèges accordés aux autres universités d’Allemagne, dès la fin de 1781.

On trouve dans un ouvrage sur cet établissement[1], imprimé en 1784, précisément l’année où M. Cuvier y est entré, tous les détails les plus intéressans sur son organisation, les différens genres d’instruction qu’on y recevait, et les maîtres plus ou moins distingués qui en étaient chargés à cette époque.

Pour y être admis il fallait avoir le corps sain et exempt de tout défaut extérieur, être âgé de sept ans au moins, et savoir lire et écrire. L’instruction y était générale ou spéciale.

La première se divisait en celle du premier degré que chaque personne doit savoir, comme étant destinée à devenir citoyen du monde et honnête homme, et en instruction du second degré, comprenant les études qui préparent aux sciences de destination, appelées ainsi parce qu’elles sont absolument nécessaires pour l’état auquel l’éléve se destine.

L’instruction spéciale avait rapport, 1.° à la jurisprudence, 2.° à la médecine ; 3.° à la science militaire ; 4.° à la science des finances ; 5.° à l’aménagement des forêts ; 6.° à la science du commerce ; 7.° aux beaux-arts.

La science des finances se composait des enseignemens suivans, que je copie dans le livre même, avec les termes de l’auteur, pour donner une idée plus exacte des cours que M. Cuvier a dû suivre pendant les trois années que durait l’étude de cette science spéciale qu’il avait choisie : 1.° le droit naturel ; 2.° la botanique ; 3.° la géographie relative au commerce ; 4.° la géométrie pratique ; 5.° le dessin des plantes ; 6.° l’économie théorétique et pratique ; 7.° la science des eaux et forêts ; 8.° la zoologie ; 9.° la minéralogie ; 1o.° la chimie ; 11.° la science de la police ; 12.° celle des mines ; 13.° l’hydraulique ; 14.° la numismatique ; 15.° l’architecture civile ; 16.° la technologie ; 17.° la science du commerce d’État ; 18.° le droit des finances ; 19.° le style des comptes ; 20.° la science des finances, et 21.° la pratique de la chancellerie.

L’enseignement de l’histoire naturelle fut désorganisé, l’année même de l’entrée du jeune cuvier à l’Académie, par la mort d’un professeur plein de talent, nommé Kœstlin. Ce professeur enseignait la zoologie d’après les élémens de Blumenbach. On le remplaga, pour la botanique, par le maître Kerner, qui eut plus tard le titre de professeur. Il montrait aussi le dessin des plantes et des animaux.

Je ne vois pas que la zoologie ait eu de maître distingué aprés la mort de Kœstlin, que M. de Kielmeyer, qui n’entra à l’Académie comme professeur de cette science, qu’après le départ de M. Cuvier.

Je voudrais pouvoir consigner ici les progrès qu’il fit successivement dans les différentes branches d’études qu’il devait suivre, et pouvoir juger jusqu’à quel point les maîtres qui le dirigèrent eurent d’influence sur le développement de son génie ; mais il m’a été impossible de me procurer, malgré mes pressantes demandes, des détails complets à cet égard. Je sais que M. de Kielmeyer, qui a professé plus tard avec distinction la zoologie dans cet établiessement, et qui s’est fait connaître par des travaux d’anatomie et de physiologie comparées pleins d’intérêt, se trouvait encore à l’Académie comme pensionnaire vétéran pendant les premières années du séjour du jeune Cuvier ; et que ses conseils lui furent utiles, ainsi que l’a exprimé M. Cuvier dans ses souvenirs. Je sais que Storr professait à cette époque l’histoire naturelle à l’universite de Tubingen, et qu’il avait publié, dès 1780, une nouvelle classification des mammifères, qui a pu servir à répandre quelques rayons de lumière dans cette intelligence que la moindre lueur devait rendre attentive et fortement exciter.

Il est encore à présumer que les ossemens de plusieurs mammifères, qui avaient été trouvés, déjà en 1700, dans les environs de Canstadt près de Stuttgart, et que l’on conservait dans le cabinet grand-ducal, ont dû fixer l’attention du jeune Cuvier, et le diriger vers l’étude des débris de l’ancien monde. Cependant toutes ces influences me paraissent avoir été bien secondaires en comparaison de celles qu’a eues sur le développement du génie de Cuvier, le génie de Buffon.

On a vu, par les détails que nous avons donnés dans la note précédente, comment le talent du dessin, si prononcé dans le jeune Cuvier, l’avait d’abord entrainé à copier les figures des animaux de Buffon, puis avait fait naître en lui le désir de lire dans cet auteur admirable les descriptions des animaux que ces figures représentaient, pour les enluminer, et l’avait même conduit à figurer, d’après ces descriptions, les animaux qui ne l’étaient pas dans l’ouvrage. Dès ce moment, les germes du grand naturaliste commençaient à se développer en lui ; dès cet instant, il sut trouver dans Buffon la nourriture la plus propre à les faire croître rapidement ; et si l’on réfléchit combien cet auteur est grave, combien il est profond et au-dessus de la portée d’une intelligence ordinaire, dans les réflexions qu’il fait à chaque page sur la nature des animaux, sur leur instinct varié, sur l’influence des causes qui ont pu modifier leurs formes et sur la critique des espèces et leur synonymie, on jugera que la passion si précoce du jeune Cuvier pour le Pline français était la marque la plus évidente du génie qui l’animait.

Mais Buffon, qui l’avait souvent distrait à Montbéliard de ses premières études, qu’il portait même au sermon, lorsqu’il n’était encore qu’enfant, à ce que raconte un témoin oculaire, partagea bientôt son empire sur l’esprit du jeune Cuvier, avec Linné, son rival de gloire, dont les ouvrages plus classiques étaient suivis en partie à Stuttgart dans les différens enseignemens de l’histoire naturelle.

J’ai lieu de présumer que ce fut par la botanique que le jeune Cuvier fit connaissance avec le naturaliste suédois.

Le professeur Kerner, qui était chargé de cet enseignement, dans lequel il suivait le système sexuel, déclare dans la préface de sa Flore des environs de Stuttgart, écrite en Mai 1786 : « Qu’il trouve juste d’adresser publiquement ses vifs remercîmens à M. le chevalier de Marschall et à M. Cuvier, qui se distinguent parmi tous les élèves de la haute école Caroline, par leurs connaissances botaniques, pour avoir découvert, pendant qu’on imprimait cette Flore, plusieurs espèces de plantes, que l’auteur ne savait pas exister dans les environs, entre autres une nouvelle espèce de potentilla et l’avena sesquitertia, Linn. »

Il y avait précisément deux années que le jeune Cuvier habitait Stuttgart ; il y était arrivé, comme on l’a vu, sans aucune connaissance de la langue allemande, et cependant il s’était déjà mis à la tête des nombreux élèves de cette académie, par la science qu’il y avait acquise en botanique.

À cette époque, il n’était pas encore chevalier.[2] Ce fut après les examens du mois d’Avril 1787, qu’il obtint cette récompense d’honneur. Ceux du mois d’Avril de l’année suivante lui valurent le prix des sciences administratives.

Nous avons vu le jeune Cuvier former à Montbéliard une petite Académie, dont il dirigeait les travaux.À Stuttgart plusieurs de ses camarades d’études se réunirent à lui pour s’occuper ensemble d’histoire naturelle.

Cette société se composait, entre autres, de M. Marschall de Bieberstein, connu par ses travaux en botanique, en ce moment Ministre d’État du duc de Nassau, de M. Autenrieth, actuellement chancelier de l’université de Tubingen, célèbre par ses ouvrages de physiologie ; de M. Pfaff conseiller d’État du roi de Danemark et professeur de l’université de Kiel ; de M. Jœger, mort médecin du roi de Wurtemberg ; de M. Hartmarnn, devenu médecin-physicien très-distingué dans ce royaume, sa patrie, et qui s’occupait plus particulièrement d’entomologie.

On se réunissait toutes les semaines pour discuter ou pour faire des lectures sur divers objets d’histoire naturelle. Celui qui apportait le meilleur mémoire, était décoré d’un ordre, dont le jeune Cuvier avait donné le dessin. Il ne se doutait pas qu’un jour il ferait celui des palmes de l’Université de France.

M. Cuvier prit dès-lors l’habitude de consigner dans un journal (diarium) les observations d’histoire naturelle qu’il avait l’occasion de faire, et d’y figurer les objets qu’il pouvait se procurer. Son Diarium zoologicum primum est daté de Stuttgart, die 15 Octobris 1 786.

Nul doute que cette association de talens et de science n’ait beaucoup contribué au développement intellectuel de tous ceux qui en faisaient partie, et que la part du profit que chacun en a tiré, n’ait été en raison des connaissances relatives de chaque membre.

On pourra lire dans la suite de cette note et dans les extraits que nous donnons de la correspondance de M. Cuvier, combien il y avait de savoir dans cette réunion et quelle influence le génie de Cuvier paraît y avoir eue.

Je persiste à penser qu’avec son goût extraordinaire pour l’histoire naturelle, il donna plutôt l’impulsion à ceux avec lesquels il fut en rapport d’études pour cette science, qu’il ne la reçut d’eux ; et je ne puis découvrir dans les renseignemens que j’ai obtenus sur ses études aucune raison de croire qu’il ait dû à quelqu’un de ses maîtres vivans les idées fondamentales qu’il a établies et développées dans tous ses écrits.

Voici une anecdote qui prouve, avec tant d’autres, combien à toutes les époques de sa vie, son esprit était pénétrant. Un jour, le professeur de technologie conduisit ses élèves dans une fabrique d’épingles. En sortant de cet établissement, le jeune Cuvier représenta, dans des figures d’une exactitude et d’une netteté parfaite, tout ce qu’il venait de voir sur cette fabrication.

Une circonstance que nous devons faire remarquer ici, c’est que les études de M. Cuvier ne comprenaient pas l’anatomie, et qu’il n’a dû s’en occuper que comme d’une science accessoire, utile au zoologiste. Cependant ce sont les connaissances qu’il a acquises dans cette science, les découvertes qu’il y a faites, les enseignemens qu’il en a donnés, qui ont contribué le plus à sa réputation colossale.

On est tellement habitué en France à ne voir que des médecins qui soient anatomistes, qu’on croyait généralement a Paris que M. Cuvier avait fait ses études et pris ses grades en médecine. Plusieurs personnes lui ont demandé des conseils dans cette idée. Madame Fourcroy, entre autres, le fit prier de venir au secours de son mari, tombé subitement malade : c’était au milieu de la nuit. Il se rendit avec empressement à sa prière, mais en avouant son ignorance en médecine et amenant avec lui son aide, qui ne pratiquait pas, à la vérité, mais qui pouvait du moins donner les premiers secours.


Séjour en Normandie.


M. Cuvier, en quittant l’Académie de Stuttgart, ne s’arréta que quelques semaines dans sa ville natale, qu’il vit pour la dernière fois, et se rendit en Normandie chez le comte d’Héricy, pour y suivre l’éducation de son fils. Ce comte habitait ordinairement le château de Fiquainville, près de la petite ville de Vallemont, à cinq lieues au nord-ouest d’Yvetot.

Dans ce nouveau séjour M. Cuvier continua, comme à Stuttgart, de consacrer la plupart de ses momens de loisir à l’histoire naturelle.

Son Diarium zoologicum quintum, qui est entre les mains de son ancien ami M. Alexandre Brongniart, a été commencé à Fiquainville le 15 Avril 1791.[3]

C’est sur les côtes de Normandie, comme nous l’avons déjà dit dans le texte de cette Notice, que M. Cuvier a fait ses belles découvertes sur les mollusques, qui lui ont servi à réformer leur classification.

« Mes recherches sur les animaux marins, écrivait-il de Paris, en Février 1799, à feu Hermann, ont été faites, en grande partie, dans le port de Fécamp, entre Dieppe et le Hàvre, pendant trois années que j’ai demeuré dans son voisinage. »

C’est de Normandie qu’il envoyait à la Société d’histoire naturelle de Paris, un mémoire sur l’anatomie de la Patelle, qui a été imprimé en 1792 dans le tome II de son Journal.

C’est de ce séjour qu’il adressait à M. de Lacépède la description d’une nouvelle espèce de raie que ce savant lui a dédiée.[4]

C’est là qu’il eut le bonheur de rencontrer M. Tessier, déjà célèbre par ses publications sur l’agriculture, qui le mit en rapport avec le jeune Geoffroy, avec la famille duquel M. Tessier était lié.

Il s’établit dès-lors une correspondance entre ces deux jeunes savans, dans laquelle M. Geoffroy ne tarda pas à pénétrer toute la portée du génie de M. Cuvier. « Venez à Paris, » lui écrivait-il bientôt après leurs premières communications, « jouer parmi nous le rôle d’un autre Linné, d’un autre législateur de l’histoire naturelle.[5] »

C’est encore de la même retraite de Normandie que M. Cuvier adressait à ses amis du Wurtemberg et à la Société d’histoire naturelle qu’ils avaient formée à Stuttgart, les plus savantes dissertations sur différens points de la science de la nature. On verra par l’extrait ci-après de deux lettres[6] à son ami Hartmann, quelles étaient, jusqu’à un certain point, les connaissances de M. Cuvier en histoire naturelle, à l’âge de vingt ou de vingt-un ans ; on y remarquera combien son génie supportait impatiemment le joug des erreurs dont la science fourmillait alors. Sans doute que la lecture de Buffon avait aussi contribué à lui donner cette indépendance de l’autorité de Linné, qui l’a porté de bonne heure à rechercher les principes de la méthode naturelle. J’ai trouvé, avec un vif intérêt, les traces évidentes des plus fondamentaux peut-être de ces principes, dans la seconde lettre.

La première est datée de Caen, le 18 Novembre 1790.


Mon très-cher Hartmann,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Vous lirez dans ma dernière lettre à Pfaff le catalogue des coquilles terrestres et fluviatiles que j’ai pu observer ici. Je ne dis rien des coquilles marines, parce que celles-ci vous intéressent moins. J’en connais à présent quatre cent vingt espèces, que j’ai dessinées et décrites, Je les ai trouvées dans une collection de cette ville. Je me suis bien appliqué surtout à étudier la charnière des bivalves. J’ai de plus trouvé et décrit dans cette même collection cent dix espèces de poissons ; onze de quadrupèdes ovipares, parmi lesquels plusieurs sont fort rares ; onze d’étoiles de mer ; quatorze d’oursins ; dix-huit de coraux ; environ trente espèces de papillons étrangers. Je ne me suis pas encore occupé des oiseaux. Vous jugerez facilement par cet apercu que mes connaissances en histoire naturelle ont augmenté raisonnablement cette année ; mais c’est assez vous parler de moi ; venons-en à votre lettre si pleine d’intérêt, 1.° Ce que vous me dites de l’ouvrage de Gmelin ne m’étonne pas, et me persuade de plus en plus combien il serait nécessaire de refaire entièrement l’entomologie.

« Depuis la mort de Linné, l’histoire naturelle n’a plus de législateur. Chacun suit son caprice, et si cette anarchie dure encore long-temps, la science deviendra bientôt un labyrinthe, dont on ne pourra sortir. D’ailleurs Linné lui-même a commis beaucoup de fautes en synonymie. Vous en trouverez des preuves frappantes dans mon travail sur les écrevisses, que j’espère adresser bientôt à notre Société, et dans lequel j’en ai décrit et dessiné trente-deux espèces.[7]

« J’ai eu l’occasion d’éclaircir assez bien leur synonymie au moyen des livres que m’a fourni la bibliothèque de cette ville. Vous ne vous imagineriez pas quelles fautes plaisantes Linné a commises à cet égard. Tantôt il cite la figure d’une même espèce dans trois ou quatre des siennes ; plus souvent encore il cite trois ou quatre figures différentes au sujet d’une de ses espèces.

Fabricius a encore augmenté cette confusion et n’a pas bien connu lui-même les noms de Linné. Son cancer floridus, par exemple, est le cancer maculatus de Linné ; son cancer pagurus est tout différent de celui de Linné, etc. Je crois avoir assez bien reconnu toutes ces erreurs. Mes synonymes sont tirés de Rondelet (Hist. pisc.) ; Gesner, de Aquat. et ejusd. Nomencl. eq. ; Jonston, Naturgesch. Margraff, Hist. natur. Brasil. ; Swammerdam, Bibl. nat. (Mémoires de l’Académie des sciences de Paris) ; G. Blasii Anatome animalium. Je n’ai pu encore me procurer les autres auteurs.

2.°… Je me suis aussi occupé en automne de la classification générale des insectes. Je crois réellement que les organes de la bouche fournissent les caractères les plus précis. Voici les classes dans lesquelles je les divise, elles se rapportent, en grande partie, à celles de Fabricius ; mais elles sont certainement plus naturelles.

Classe I. (Coleaptera L.)

Maxillæ superieres ; max. inferiores liberæ gerunt palpum 1 aut 2 articulatos. Labium inferius gerit palpos 2 articulatos. Metam. nympha completa.

« Classe II. (Ulonata F.)

« Maxillæ superiores ; max. inferiores liberæ gerunt palpum 1 simplicem et 1 articulatum ; labium inferius gerit palpos 2 articulatos. Metam. semi-nympha. Je ne sais pourquoi Fabricius nomme ici galea ce qu’il appelle palpe dans les libellules.

« Classe III. (Libellulæ L.)

« Maxillæ superiores ; maxillæ inferiores liberæ gerunt palpum unum simplicem ; labium inferius absque palpis. Metam. semi-nympha.

« Classe IV. (Aranea, Trombidium, Phalangium.)

« Maxillæ superiores ; maxillæ inferiores liberæ gerunt palpum articulatum nullum labium inferius. Metam. nulla.

« Classe V. (Cancer L., peut-être aussi Scorpio et Monoculus.)

« Maxillæ superiores palpigeræ ; maxillæ inferiores multiplicatæ, palpigeræ. Labium inferius nullum. Metam. nulla. Cette description ne se rapporte guère à ce que dit Fabricius de ses agonates ; mais vous trouverez dans mon mémoire sur les écrevisses des preuves de mon opinion.

« Classe VI. (Hymenoptera, L.)

« Maxillæ superiores ; maxillæ inferiores connatæ cum labio, gerunt palpum 1 articulatum. Labium inferius gerit palpos 2 articulatos. Cette division peut encore être soudivisée en 2. Labio in proboscidem elongato. Labio absque proboscide. Metam. nympha completa.

« Classe VII (Hemerobius, etc.)

« Je n’ai pas encore observé la bouche de cette classe ; mais ces insectes diffèrent de ceux de la classe précédente par les métamorphoses. Met. semi-nympha.

« Classe VIII. (Phrygana, Semblis, Ephemera.)

« Maxillæ super. nullæ ! inferiores connatæ cum labio, gerunt palpum 1 artic. ; labium inferius gerit palpos 2 artic. Metam. semi-nympha.

« Classe IX. (Glossata.)

« Classe X. (Ryngota.)

« Comme dans Fabricius.

« Classe XI. (Antliata.)

« Devra être soudivisée en trois : diptera cum proboscide ; diptera absque proboscide, et aptera. Je ne sais encore où placer plusieurs aptères, nommément oniscus, lepisma, podura.

« Que pensez-vous de cette classification ? Elle est sans doute encore imparfaite ; mais avec quelque amélioration elle deviendrait la meilleure de celles qui ont été proposées. »

Suit une dissertation savante sur les carabes ; ensuite une autre sur les ichneumons.

« Venons-en à un travail aussi important et peut-être plus difficile que la détermination des carabes, celle des ichneumons. Linné les avait classés d’après un caractère peu sûr, la couleur de l’écusson et celle des antennes. Fabricius a conservé cette division, supprimé plusieurs espèces de Linné, confondu plusieurs autres et établi des espèces douteuses.

« Geoffroy n’a fait aucune division dans un genre où elles sont si nécessaires. J’ai essayé de le soudiviser en un certain nombre de familles naturelles, ainsi que nous y sommes parvenus avec assez de bonheur pour les staphilins, les carabes, les mouches' et les sphex. »

Viennent ensuite deux pages de détails scientifiques, qui finissent ainsi : « Dans ma prochaine lettre je terminerai la détermination de ce genre. J’attends de vous et de nos amis beaucoup de savans renseignemens sur ces six premières familles.

« P. S. J’espère que vous me répondrez promptement. Le temps qui s’écoulera jusqu’à votre réponse, ne sera pas perdu pour notre Société. Je le passerai non loin de la mer, dans un lieu où je trouverai des plantes marines, des forêts, et par-ci par-là, des mousses, et dans lequel mes diaria cryptogamicum et halicaticum prendront de l’accroissement. J’espère aller ensuite à Paris, où le cabinet royal et d’autres cabinets me promettent beaucoup d’instruction. »


seconde lettre


Fiquainville, le 18 Mai 1791.


« Je suis forcé aujourd’hui de borner à des remercimens ma réponse à votre mémoire sur les escargots ; mais j’espère bientôt être en état de vous envoyer là-dessus un commentaire détaillé. Je compte que vous me parlerez aussi des coquilles fluviatiles.

« Mon turbo en est réellement un, et convient au genre tel que vous le définissez. J’ajouterai à sa description que son opercule est brun foncé et qu’il ferme complétement l’ouverture.

« L’animal, que j’ai vu pour la première fois aujourd’hui, épuise toutes mes idées de conchyliologie et renverse aussi votre division faite avec tant de soin, en hélices de terre et d’eau douce. Il n’a que deux cornes, médiocrement longues, avec les yeux placés à l’extérieur de leur base. Ces tentacules sont cylindriques et non comprimées comme dans les hélices d’eau douce. Il vit parmi les mousses et les pierres. On le trouve dans beaucoup de lieux par centaines. »

Viennent des descriptions de plusieurs espèces de carabes ; puis quelque chose sur les cloportes.

« Je suis étonné que vous ne possédiez pas la ceton. nobilis. J’aurais juré l’avoir vue dans votre collection. En Basse-Normandie elle est aussi commune que la cet. aurata. Il est vrai que si l’on sépare les trichies des cétoines, c’est aux premières qu’il faut la rapporter : car elle ressemble parfaitement à la trichie fasciée, à la couleur et à la grosseur près ; mais toutes vos raisons ne me persuadent pas encore de la nécessité de cette séparation.

« S’il ne fallait que quelques différences précises pour former des genres, on ferait bientôt des genres avec les simples espèces ; car elles sont espèces parce que l’on trouve entre elles des différences déterminées. Ce n’est pas là-dessus que se fonde la précision des botanistes, mais bien plutôt sur ce que, dans les plantes, les différentes classes de caractères ont été mieux étudiées et que le degré de leur importance pour une distribution naturelle a été plus exactement déterminé que pour les animaux. C’est ainsi, par exemple, qu’on a pensé que la germination fournissait le principal caractère, et la fructification, un caractère subordonné au premier. Ainsi la germination a donné des classes naturelles, et la fructification des ordres et des genres, et la botanique n’est devenue florissante que depuis l’époque où Conrad Gessner découvrit et Fabius Columna constata que les genres de plantes ne devaient être fondés que sur les organes de la fructification. Bref, la logique démontre a priori que les caractères de chaque groupe, de chaque division, pour ne pas être contradictoires, doivent être pris, d’une seule et même partie. C’est à l’expérience à apprendre dans quelle partie on doit prendre ceux de telle ou telle classe ?

« En botanique, la chose est faite. En entomologie, cela est à faire. Les uns ont choisi les tarses ; d’autres, les antennes. Chez quelques-uns les antennes donnent des caractères bien faciles à saisir. Mais chez d’autres ? Qu’ont de commun, par exemple, les scarabés, les mélolonthes et les cétoines ? Les genres Sphæridium et Curculio ? Les antennes ne peuvent donc fournir qu’un caractère secondaire. Et je pense que le caractère vrainent important est celui que donne la mâchoire inférieure. Vient ensuite la lèvre inférieure ; puis la mâchoire supérieure ; enfin les antennes.

« Tous les scarabés qui vivent dans les fientes, ont une même mâchoire inférieure ; mais au moyen des différences que présentent la lèvre inférieure et les mâchoires supérieures, on peut y faire trois coupes. Les scarabés qui vivent de feuilles (melolonthæ) s’éloignent des autres autant par leur mâchoire inférieure que par leur genre de vie. On peut en dire autant des cétoines, qui vivent sur les fleurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Je pourrais ainsi vous démontrer l’identité de la mâchoire inférieure dans tous les coléoptères carnassiers (carabus, scarites, elaphrus, cicindela), et vous indiquer en même temps des différences dans la lèvre inférieure, suivant les genres.

« Pour les grandes divisions, la mâchoire inférieure est la partie qui fournit les meilleurs caractères ; je crois vous l’avoir prouvé dans la classification que je vous ai communiquée tout récemment. On pourrait le conclure par des raisonnemens metaphysiques. Toute l’organisation d’un animal est en harmonie nécessaire avec sa manière de vivre. La nourriture et la manière d’aller la chercher, sont des circonstances capitales de la vie animale. Les organes de mastication devront être en rapport avec la nourriture, conséquemment avec tout le genre de vie, et conséquemment avec toute l’organisation. Les organes de mastication doivent donc fournir des caractères naturels pour la distribution des animaux. Q. E. D. Peut-être rirez-vous de moi et direz-vous que je suis devenu aussi pédant qu’un disciple de Wolff ; mais je ne crois pas que vous puissiez faire une objection fondée à ma démonstration.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le reste de la lettre est la continuation de la monographie des ichneumons, commencée dans la précédente. Cette dernière partie est toute écrite en latin, et finit ainsi :

Heic meta ponenda. Plures mihi adhuc sunt ichneumones ; sed quorum caracteres specificos nondum rite determinare valui.

Divisionem meam valde mancam esse sentio, quam ob causam tuas correctiones non minusquam tua supplementa desidero. Hanc epistolam cœteris meis amicis stuttgardianis communices quœso. Vale et me ama. »

Cuvier.

La tourmente révolutionnaire vint arrêter les projets de M. Cuvier d’aller puiser dans les cabinets de Paris de quoi augmenter la liste des objets naturels qu’il avait pu observer. Ce fut peut-être un bonheur pour la science. Il s’attacha davantage à approfondir la connaissance de ceux qu’il était à même d’étudier dans l’état de vie. Dirigé par Buffon, par les excellens préceptes qui se font remarquer, au milieu de quelques taches, dans son premier discours : De la manière d’étudier et de traiter l’Histoire naturelle ; prémuni par ces préceptes contre les méthodes exclusives, et par l’étude des ouvrages de Linné, contre l’absence de méthode ; conduit par les botanistes français vers la découverte d’une méthode naturelle en zoologie, et par la connaissance que lui avait donnée d’Aristote le même discours de Buffon ; son excellent esprit, son jugement exquis, son génie, avaient su prendre dans Aristote, dans Buffon, dans Linné, dans Jussieu, toutes les règles que renfermaient les ouvrages de ces pères de la science, pour en continuer la direction suprême. Conduit par ces astres lumineux dans l’observation de la nature, M. Cuvier profita de sa position et de ses loisirs pendant un séjour de prés de huit années en Normandie, pour poser les fondemens d’une réforme générale dans l’étude de la zoologie et dans ses classifications. Il sentit dès-lors que cette science devait être fondée sur la connaissance de toute l’organisation, et que l’anatomie était le seul moyen d’arriver à une bonne méthode naturelle.

Si l’on apprécie bien toutes ces circonstances, on comprendra comment le jeune naturaliste jeta tant d’éclat au milieu des savans de la capitale, pour ainsi dire dès les premiers instans de son arrivée à Paris ; comment ses premiers mémoires décelèrent un nouveau législateur de l’histoire naturelle ; comment son premier cours d’anatomie comparée, dans lequel il avait adopté la méthode à la fois physiologique et philosophique d’Aristote, si bien expliquée dans le premier discours de Buffon[8], excita en faveur du jeune professeur l’intérêt et l’attention qu’éveillent toujours les créations du génie ; car cette méthode, appliquée aux faits découverts depuis Aristote et à ceux si nombreux que notre jeune naturaliste découvrait journellement, fut de nouveau une création.

Si le but principal de cette notice n’était pas surtout d’apprécier l’influence que les circonstances ont eue sur la direction scientifique et sur l’essor du génie de M. Cuvier, j’aurais cherché à consigner ici le plus possible de détails sur son séjour en Normandie, qui a été pour lui une sorte de retraite, une vie de méditations et d’observations.

Je sais, par exemple, qu’il se mit à étudier l’histoire contemporaine, afin de mieux comprendre les événemens de la révolution qui occupaient tous les esprits. Je sais encore qu’il entreprit la lecture de tous les voyages connus, comme pouvant éclairer ses études de prédilection, celles de la nature en général et de l’homme en particulier.


Commencement du séjour de M. Cuvier à Paris.

D’après sa première lettre à M. Hermann, datée du 23 Juillet 1795, que nous avons déjà citée, il paraît que c’est au mois d’Avril 1795 que M. Cuvier est arrivé à Paris pour s’y fixer. Cette lettre étant historique à plusieurs égards, je la transcrirai toute entière.

Paris, le 6 Thermidor an 3.
Citoyen,

« J’ai appris avec bien du plaisir que le professeur Geoffroy, lié avec vous par lettres depuis du temps, avait par là l’occasion de vous présenter l’esquisse d’un ouvrage nouveau sur les quadrupèdes, que nous avons entrepris en commun, moins par le sentiment de notre force, qu’à cause des matériaux immenses, accumulés dans la collection nationale depuis l’époque du quinzième volume de Buffon (car il faut compter pour rien ses supplémens), et que l’arrivée de la collection stadhoudérienne vient presque de doubler dans tous les genres et surtout dans celui des mammifères : je me réjouis, dis-je, de vous voir devenu le juge de nos essais ; car, quoique Français, quoique jeunes, nous ne nous laissons pas éblouir du brillant des écrits faits à Paris, et nous n’ignorous pas que, pour être un naturaliste, il faut réunir à la connaissance approfondie des objets, une philosophie profonde et une vaste érudition ; et nous savons très-bien que sous tous ces rapports nous ne pouvions faire un meilleur choix.

« C’est à ce titre que je vous prie de jeter un coup d’œil sur les trois brochures que je joins à cette lettre. Les deux premières sont aussi un programme d’un grand ouvrage, dans lequel j’exposerai l’anatomie des mollusques. J’en ai déjà une partie de faite. Celle du poulpe, sepia octopedia, paraîtra dans peu, et sera suivie de celle de la seiche, sepia officinalis, et du calmar, sepia lologo. Ensuite je passerai aux gastéropodes. Ces monographies seront accompagnées de planches. J’attends avec impatience le jugement que vous porterez de mes divisions ; elles me paraissent exactes et nouvelles. Comme elles sont fondées sur les principes généraux exposés dans le mémoire sur les mammifères, les trois écrits n’en font, pour ainsi dire, qu’un.

« Le mémoire sur les larynx est mon premier ouvrage. Je le fis il y a trois mois, en arrivant à Paris. Il est bien loin d’avoir atteint la perfection dont il était susceptible : c’est sous ce point de vue que je vous prie de le juger.

« Le citoyen Geoffroy s’est chargé de vous donner tous les renseignemens dont vous auriez besoin sur sa partie. Comme je suis particulièrement chargé de l’anatomie des animaux au Muséum national d’histoire naturelle, je vous offre bien sincèrement tous les services qui dépendront de moi dans cette à partie.

« Agréez, etc.

G. Cuvier.

Professeur d’histoire naturelle aux écoles centrales de Paris, Membre de la Commission temporaire des arts, Adjoint à la chaire d’anatomie comparée au Muséum d’histoire naturelle.

Rue de Varenne, faubourg Germain, n.° 659.

Nous avons déjà dit que M. Cuvier avait fait une grande sensation dès les premiers momens de son séjour à Paris, par la lecture de ses mémoires sur l’histoire naturelle systématique et sur l’anatomie comparée, et par ses enseignemens au Jardin des plantes et à l’école centrale du Panthéon. Sa réputation comme savant naturaliste fut promptement des plus brillantes. À peine avait-il paru sur ce théâtre de gloire, où il devait jouer le premier rôle pendant près de quarante années, qu’il sut s’y placer au rang le plus élevé, et cela sans obstacle, sans que cette place lui fût sérieusement disputée par aucun de ses célèbres collègues ; ce qu’on doit attribuer principalement à l’empire que le caractère, la science et le génie de M. Cuvier exercèrent de prime abord sur les savane de la capitale qui étaient à même de le juger.

Sa santé à cette époque paraissait entièrement dérangée par ses travaux de cabinet. Il était pâle, maigre, se plaignait de douleurs à la poitrine, et d’une toux sèche, qui semblait annoncer une disposition imminente à la phthisie pulmonaire, ou même un premier degré de cette maladie. Pour ne pas être trop interrompu par cette toux pendant ses leçons, il avait soin de faire placer devant lui une carafe d’eau sucrée, dont il buvait de temps à autre quelques gorgées, pour prévenir la trop forte excitation que la parole, à haute voix, produisait sur ses poumons extrêmement irritables.

On était généralement émerveillé de sa science, de ses belles découvertes, des utiles réformes introduites par ce nouveau législateur dans l’étude de l’histoire naturelle ; mais on éprouvait en même temps un sentiment pénible, causé par la crainte de ne pas le conserver, de le voir bientôt arrêté dans sa carrière par une maladie mortelle, dont il paraissait porter les germes. Ces appréhensions se sont peu à peu dissipées. La santé de M. Cuvier se raffermit, au lieu de s’affaiblir, par la variété de ses occupations. La déclamation à laquelle ses cours le forçaient de se livrer, rendit ses poumons moins irritables, plus capables d’efforts, au point que cet exercice et le développement amené par quelques années de plus, lui donnèrent une force de voix et de poitrine qui étonnèrent ceux qui l’avaient connu dans le début de sa carrière.

On a de lui un excellent portrait en pied, fait à cette première époque, dans lequel ses traits et cet état de souffrance sont peints avec une grande vérité.

Si la science accorda une grande part de ses faveurs à M. Cuvier dès le moment, pour ainsi dire, où il eut mis le pied dans la capitale de la France, la fortune ne lui sourit pas aussi promptement qu’elle. N’ayant absolument d’autres ressources que les revenus de ses places, obligé même de les partager avec son vieux père, il a dû se trouver souvent très-gêné, par suite de l’irrégularité qu’un gouvernement mal assis (celui du Directoire) mettait dans le paiement des administrations de toute espèce. Je trouve des traces de cet état de gêne dans plusieurs de ses lettres à feu Hermann, qui sont remarquables par sa manière d’en parler et de le supporter.

« Il ne faut pas que vous croyiez que la position des savans soit beaucoup plus agréable à Paris qu’a Strasbourg, pour ce qui regarde la fortune. Il est vrai qu’ils peuvent au moins se consoler par l’étude ; mais a quoi servirait la sagesse, si elle ne nous aidait à supporter le malheur. »

Cette lettre est du 9 Février 1798.

Il paraît que dans sa correspondance subséquente Hermann lui parlait de nouveau des avantages dont il croyait les savane de Paris favorisés. Voici ce que M. Cuvier lui répond encore à ce sujet, dans une lettre écrite en 1800 (an 8), et qui a probablement été la dernière qu’Hermann reçût de lui avant sa mort, laquelle eut lieu cette même année.

Mon cher et savant confrère,

« Ne vous imaginez pas que Paris soit si fort favorisé ; on doit douze mois au Jardin des plantes et à tous les établissemens nationaux d’instruction publique de Paris, comme à ceux de Strasbourg ; et si nous portons envie aux éléphans, ce n’est pas parce qu’ils sont mieux payés que nous, mais parce que, s’ils vivent comme nous à crédit, du moins ils ne le savent pas, et n’en ont, par conséquent, pas le chagrin. Vous savez qu’on dit des Français qu’ils chantent quand ils n’ont pas d’argent. Nous autres savans, qui ne sommes pas musiciens, nous faisons de la science au lieu de chanter, et cela revient au même. Croyez-moi, mon cher confrère, cette philosophie française vaut bien celle de Wolff et même celle de Kant, et vous êtes encore plus à même que nous de la mettre à profit ; puisque vous pouvez encore acheter de beaux livres et même des anatomies artificielles, qui sont de vrais objets de luxe dans ce genre[9]. Je ne me suis point encore occupé de Poli. Je remets cette étude au moment où je voudrai publier mon Histoire anatomique des animaux à sang blanc. Il n’y en a encore à Paris qu’un exemplaire, que je sache ; ainsi vous voyez que vous n’avez rien à nous envier. »

J’ai ouï dire que Fourcroy, en commençant sa carrière de l’enseignement, dans laquelle il eut constamment un grand succès, avait écrit ses leçons pour son premier cours, et les avait apprises par cœur.

M. Cuvier avait aussi écrit quelques-unes de ses premières leçons de son premier cours au lycée des arts. Sans doute que le sentiment de timidité qui s’empare toujours d’un commençant lorsque le moment arrive de paraître en public pour la première fois, l’avait déterminé à prendre ce parti ; mais il ne pouvait s’accorder avec son activité impatiente, qui le poussait constamment à faire le plus de besogne que possible en peu de temps. Aussi abandonna-t-il cette méthode au bout de peu de leçons, en prenant plus de confiance en lui-même et en apprenant, après la plus courte expérience, ce qu’il pouvait faire. Il ne tarda pas à parler sur de simples notes de peu de mots, après avoir employé quelques instans de méditation à recueillir, à classer ses idées et à faire le plan de sa leçon, qui était vraiment improvisée ; telle a été sa métbode, sauf ces premiers essais, pendant toute la durée de l’une des plus brillantes carrières du professorat, dont les annales de l’enseignement conserveront la mémoire.

C’est dans ce même cours du lycée des arts que sa réputation de professeur éloquent s’établit parmi les gens du monde, qui venaient se récréer à l’entendre. Un jour, qu’il traitait de l’histoire naturelle, il eut un si beau mouvement d’éloquence en parlant de Buffon, que tout son auditoire en fut ému et ne put s’empêcher d’applaudir, contre la règle, au milieu de la leçons.
Note d (page 13).

On pourra voir dans les Annales du Muséum (tom. II, p.409 et suivantes, an XI, 1803) un article historique sur les collections d’anatomie comparée, écrit par M. Cuvier lui-même.

Il en résulte que la première collection de squelettes d’animaux faite à Paris provenait des travaux en anatomie comparée, entrepris dans la dernière moitié du dix-septième siècle par les premiers membres de l’Académie des sciences, entre autres par le célèbre Duverney.

Buffon, vers le milieu du dix-huitième siècle, recueillit les débris de cette première collection et la fit transporter du local de l’Académie, au Jardin des plantes.

Daubenton l’augmenta d’un bon nombre de squelettes, qui tous appartenaient à des mammifères ; elle occupait à cette époque une seule pièce dans un vieux bâtiment qui a été abattu en 1785, pour élever celui qui renferme la bibliothèque. (Annales du Muséum, tome III, page 15.)

Faute de local convenable, beaucoup de squelettes avaient été détériorés dans les combles ou dans les souterrains où ils étaient relégués, ou bien ils s’étaient perdus ; et personne n’avait songé, jusqu’à M. Cuvier, à ranger ces objets d’anatomie dans un ordre physiologique.

Il obtint de l’administration qu’elle achèterait un vaste local, dont un côté touchait précisément à la maison destinée au professeur d’anatomie comparée. On perça une porte qui permit à ce professeur d’aller de plain-pied, dès son logement, dans une immense salle. C’est là que furent rangées, dans des divisions établies au moyen de cloisons incomplètes, les nombreuses préparations d’anatomie, qui furent faites avec une grande rapidité, sous la direction suprême de M. Cuvier, par feu Rousseau, son aide-anatomiste, dont le zèle infatigable a répondu constamment à l’empressement impatient du génie créateur de son maître.

En 1803, époque de la rédaction de la Note historique dont nous donnons ici un extrait, il y avait déjà cinq cent vingt-six squelettes, dont cent deux anciens, qu’il avait fallu remonter entièrement, et quatre cent vingt-quatre préparés depuis six années. Sur seize cent trente-deux préparations molles, il n’y en avait guères que deux cents d’anciennes ; tout le reste était nouveau.

« C’est du rnomont de mon installation au Musée d’Histoire naturelle, dit M. Cuvier dans ses Souvenirs, que je commeneai cette collection d’anatomie comparée, si généralement connue maintenant. J’allai chercher dans les combres du cabinet quelques vieux squelettes de Daubenton, que M. de Buffon y avait fait entasser comme des fagots, et c’est en poursuivant cette entreprise, tantôt secondé par quelques professeurs, tantôt arrêté par d’autres, que je parvins à donner à cette collection assez d’importance pour que personne n’osât plus s’opposer à son agrandissement. »

De 1802 à 1804 je m’occupai, à la sollicitation de M. Cuvier, et conjointement avec son frère M. Frédéric Cuvier, d’un catalogue raisonné du cabinet d’anatomie comparée. Cet ouvrage, qui est resté manuscrit, renferme une description assez détaillée des objets, avec la désignation de leur origine. Je serais à même de prouver par ce manuscrit[10] et les renseignemens que j’ai recueillis à cette époque, si cela était encore nécessaire après le document que je viens de citer, combien il est juste de regarder M. Cuvier comme le véritable fondateur du cabinet d’anatomie comparée du Musée d’histoire naturelle.

1.° C’est en effet sous sa direction que l’immense majorité des objets a été recueillie et les préparations exécutées.

2.° Les squelettes des collections Duverney et Daubenton, qui n’avaient pas disparu ou qui n’avaient pes été complètement détériorés, étaient dispersés et oubliés dans les combles et les souterrains, au moment où M. Cuvier vint demeurer au Jardin des plantes.

3.° C’est dès cette époque seulement, nous le répétons, qu’un vaste local a été préparé, à la sollicitation et par les soins actifs de M. Cuvier, qu’il a été divisé d’après ses plans et successivement agrandi, de manière à présenter toutes les facilités désirables pour les travaux anatomiques.

4.° C’est enfin sous sa direction que ces objets y ont été rangés dans l’ordre physiologique et exposés convenablement pour l’étude et pour le public, qui fut admis plus tard dans ce nouveau Musée, à des jours et à des heures réglés, comme dans les autres parties de l’établissement du Jardin des plantes. M. Cuvier en a donc été, sous tous les rapports, le seul, le véritable fondateur. Qu’on nous permette d’émettre ici le vœu de le voir appeler de son nom. Je préférerais à une statue cette justice de la postérité : c’est, en effet, le Musée Cuvier.

Note e (page 14).

M. Cuvier me proposa de coopérer à la première édition de cet ouvrage dans l’été de 1803, à son retour d’un voyage qu’il venait de faire dans le midi de la France, comme Inspecteur général des études, pour y organiser les lycées, en ajoutant que M. Duméril n’avait plus le temps de se charger de ce travail. J’avais vu M. Cuvier et M. Duméril faire ensemble les observations pour les deux premiers volumes et rédiger de concert le texte de cet ouvrrage. J’acceptai avec empressement cette honorable tâche, dans l’espoir de continuer cette œuvre de la même manière ; mais il en fut tout autrement. Ce n’était plus alors qu’une occupation secondaire pour M. Cuvier. Ses recherches sur les ossemens fossiles étaient devenues son plus important ouvrage. Il me désigna les leçons que je devais rédiger de toute pièce, d’après un plan donné, le même que celui des paragraphes de l’ouvrage : plan que je me permettais de modifier quand les observations le demandaient. Il se chargea des généralités et d’un certain nombre de leçons, dont je n’eus pas du tout à m’occuper ; mais aussi sa confiance fut telle, qu’il ne voulut pas même revoir ma rédaction, sous prétexte de la difficulté qu’il avait à lire mon écriture. Il se contentait de revoir les épreuves. Et cependant cette rédaction était faite le plus souvent d’après mes observations particulières des viscères, conservés dans l’esprit de vin[11], ou des animaux frais que j’étais à même de disséquer.

Voyez la Notice sur mes travaux, que j’adressai à l’Académie des sciences au mois de Juin 1832.

Note f (page 16).

Cet éloge fut prononcé le 5 Janvier 1813. On remarquera que M. Cuvier s’explique franchement sur le mérite de Pallas, relativement à une révolution dans la méthode de classification des mollusques, que ce dernier avait pressentie. M. Cuvier l’a opérée en 1795 et non pas seulement en 1798, ainsi qu’on l’a imprimé dans plusieurs articles historiques sur l’arrangement systématique des mollusques, des vers et des zoophytes, publiés en 1824 et plus tard. Si l’on réfléchit d’ailleurs que Pallas n’a jamais donné suite à cet aperçu si important sur la classification des mollusques, qu’il eut dans le commencement de sa carrière, et qui, comme un éclair, l’éblouit un instant dans l’obscurité où se trouvait alors la science ; si l’on fait attention qu’il ne l’a pas appliqué, qu’il l’a même entièrement perdu de vue dans le reste de sa carrière, on trouvera que cet éclair de génie n’a pas du tout servi à avancer la science.

Note g (page 29).

Le premier mémoire que M. Cuvier publia sur les restes fossiles des vertébrés, fut celui sur les éléphans, qu’il lut à l’Institut au mois de Février 1796 (1.er Pluviose de l’an 4), ainsi que nous l’avons dit dans le texte de cette Notice. Il est curieux de suivre depuis lors la succession de ses travaux et de voir comment ils ont créé cette science des restes organiques fossiles, dont l’intérêt augmente chaque jour, par tout ce qu’elle explique de l’histoire de la vie sur cette terre et des vicissitudes qu’elle y a éprouvées, par tout ce qu’elle démontre de bouleversements et de ruines dans la croûte de notre globe.

À cette même époque de 1796 M. Cuvier inséra dans le Magasin encyclopédique deux mémoires, l’un sur le squelette d’une très grande espèce de quadrupède inconnue (le mégalonix), l’autre sur les têtes d’ours fossiles des cavernes de Gailenreuth.

Au mois d’Août 1798 la série des espèces que M. Cuvier avait sinon déterminées définitivement, du moins classées d’une manière générale, soit par ses recherches d’érudition, soit par l’observation directe, avait beaucoup augmenté. Il lut à cette époque, à la Société d’histoire naturelle, un mémoire sur les ossemens fossiles de quadrupèdes, dont il fit lui-même un extrait pour le n.° 18 du Bulletin des sciences de la Société philomatique.

« L’auteur s’est proposé dans ce mémoire, dit-il, de rassembler, autant qu’il lui a été possible, tous les os fossiles qui ont appartenu à chaque espèce, soit qu’il les ait vus par lui-même, ou qu’il en ait seulement trouvé la description dans les auteurs ; d’en reformer les squelettes de ces espèces et de les comparer avec ceux qui existent à la surface du globe, pour en déterminer les rapports et les différences. »

Ainsi ses recherches n’avaient encore pour but avoué que la détermination et la classification des espèces perdues. Cependant M. Cuvier faisait déjà à cette époque la plus grande attention aux terrains dans lesquels ces ossemens avaient été enfouis.

Le mémoire en question est extrêmement intéressant pour l’histoire de la science, dont il donne le degré de développement qui était exactement alors celui des connaissances de M. Cuvier, qui en était le créateur.

On y trouve la première annonce des fossiles de Montmartre ; mais les premiers débris que M. Cuvier eut l’occasion d’examiner étant très-incomplets, sa première détermination fut d’abord très-fautive. Il prit son paléothérium pour un animal carnassier, pour une espèce du genre canis.

« La neuvième espèce, dit-il, est l’animal carnassier dont on trouve des os dans la pierre à plâtre de Montmartre. Le forme de ses mâchoires, le nombre de ses dents molaires, les pointes dont elles sont armées, indiquent que cette espèce devait se rapporter au genre Canis. Cependant elle ne ressemble entièrement à aucune espèce de ce genre. La marque distinctive la plus frappante, c’est que c’est la septième molaire d’en bas qui est la plus grande dans l’animal de Montmartre, tandis que c’est la cinquième dans les chiens, les loups, les renards. »

Cette erreur, qui est un vrai phénomène dans les déterminations si parfaites et cependant si nombreuses de ce long travail sur les ossemens fossiles, est déjà redressée dans le n.° 20 du même Bulletin des sciences, publié au mois d’Octobre 1798, c’est-à-dire, deux mois plus tard. On y trouve encore un extrait, fait par M. Cuvier lui-même, d’un mémoire sur les ossemens trouvés dans le gypse de Montmartre, qu’il avait également lu à la Société d’histoire naturelle. Voici comment il s’exprime au sujet de cette première détermination : « L’auteur qui, d’après des fragmens très-peu nombreux, avait cru, ainsi que nous l’avons dit dans notre avant-dernier Bulletin, que ces ossemens provenaient d’un animal du genre Chien, ayant eu occasion d’en examiner un nombre très-considérable, a reconnu qu’ils proviennent de trois espèces différentes…, qui doivent cependant être rapportées à un seul et même genre, lequel est nouveau, et se place dans l’ordre des pachydermes, presque également rapproché du rhinocéros, du tapir et du cochon. » (C’est le genre que l’auteur a appelé plus tard Palœothérium.)

On voit dans sa correspondance avec feu Hermann, combien ce beau travail sur les ossemens fossiles le préoccupait. Il lui écrit en Février 1798, en parlant du grand mastadonte, qu’il appelle encore l’éléphant de l’Ohio :

« Nous en avons près d’une moitié de mâchoire qui nous vient du Pérou ; ce qui détruit l’opinion de Buffon, que les grands animaux avaient péri par le froid dans l’Amérique septentrionale, parce qu’ils n’avaient pu franchir les montagnes de l’isthme de Panama. »

Dans une autre lettre du même mois de l’année suivante, M. Cuvier lui fait cette question :

« Avez-vous quelque fossile de vos environs ou d’ailleurs, qui ait encore ses facettes articulaires ; si cela était, communiquez-m’en, je vous prie, des dessins ou des empreintes… Indiquez-moi en même temps le gisement dans lequel il a été trouvé. Mon ostéologie comparée en est venue au point que je détermine le genre dont un os quelconque provient, pour peu que ses facettes y soient encore. »

En 1800, les recherches de M. Cuvier prirent de plus en plus d’importance. Il annonça successivement l’existence des tapirs fossiles en France, des ornitholithes à Montmartre. La détermination d’une nouvelle espèce fossile du genre de l’Hippopotame. (Bulletin philom., n.os 34, 41 et 42.)

Mais rien ne contribua plus à exciter l’intérêt général en faveur de cette entreprise scientifique, que le Prospectus qu’il en adressa à tous les savans, en leur apprenant les résultats qu’il avait obtenus jusque-là.

Ce Prospectus, qui fut imprimé par ordre de la classe des sciences mathématiques et physiques de l’Institut national le 26 Brumaire an 9 (Octobre 1800), a pour titre : Extrait d’un ouvrage sur les espèces de quadrupèdes dont on a trouvé les ossemens dans l’intérieur de la terre, adressé aux savans et aux amateurs des sciences par G. Cuvier, etc.

Il a été inséré dans le Journal de physique, tome LII, p.254 et suivantes, Paris, 1801.

L’auteur y précise l’état de la science et le point où il était arrivé.

« Après de longues recherches et avec le secours de mes prédécesseurs et de mes amis, je suis parvenu à rétablir vingt-trois espèces, toutes bien certainement inconnues aujourd’hui, et qui paraissent toutes avoir été détruites, mais dont l’existence dans les siècles reculés est attestée par leurs debris. »

Il annonce de plus beaucoup d’autres restes de ces antiquités zoologiques, mais encore trop incomplets pour pouvoir les restaurer dans le Catalogue des animaux.

Cette publication excita un enthousiasme général parmi les savans, et par les résultats qu’elle leur apprenait et par rare éloquence que M. cuvier mit à les leur exprimer. La science des restes fossiles organiques a marché depuis lors avec une incroyable rapidité vers le développement extraordinaire qu’elle a atteint en ce moment.

Note h (page 39).

Voici ce qu’on lit, entre autres, dans l’édition de 1812, p. 7 et 8 des Becherches sur les ossemens fossiles : « Et ces bancs redressés qui forment la crète de ces montagnes secondaires, ne sont pas posés sur des bancs horizontaux des collines qui leur servent de premiers échelons, ils s’enfoncent au contraire sous eux. Ces collines sont appuyées sur leurs pentes. Quand on perce les couches horizontales dans le voisinage des couches obliques, on retrouve celles-ci dans la profondeur. Quelquefois même, quand les couches obliques ne sont pas trop élevées, leur sommet est couronné par des couches horizontales. Les couches obliques sont donc plus anciennes que les couches horizontales, et comme elles ont dû être formées horizontalement ; elles ont été relevées ; elles l’ont été avant que les autres appuyassent sur elles.

« Ainsi la mer, avant de former les couches horizontales, en avait formé d’autres, qu’une cause quelconque avait brisées, redressées, bouleversées de mille manières, etc. »

Le génie, méditant sur ces fait si clairement exposés, les observant dans la nature, les comparant dans leur immensité et dans leurs nombreuses différences, est ainsi arrivé à trouver la théorie du soulèvement des chaînes de montagnes et à déterminer les époques relatives de ces soulèvemens pour chacune de ces chaînes.

« M. Elie de Beaumont, admettant cette production des montagnes par soulèvement, et examinant avec soin, dans chaque système de montagnes, la nature des couches qui y sont inclinées, et de celles qui y sont demeurées horizontales, a conçu l’idée hardie de fixer l’ancienneté relative des diverses montagnes, et est arrivé à ce résultat inattendu, que ce ne sont pas les plus élevées qui ont été soulevées les premières, et même que ce ne sont pas toujours celles dont le noyau se compose des plus anciens terrains. » (Analyse des travaux de l’Académie royale des sciences pour 1829, partie physique, par M. Cuvier.)

Note i (page 47).

Huit volumes seulement de cet important ouvrage ont paru avant la mort de M. Cuvier.

Les I et II en 1828.

Les III et IV en 1829.

Les V et VI en 1830.

Les VII et VIII en 1831.

L’impression du IX.e était commencée lors de la mort de M. Cuvier, et tout le manuscrit était prêt : il n’a paru que cette année (1833).

Si cette histoire continue d’être publiée dans les mêmes proportions, on peut présumer qu’elle se composera de vingt à vingt-cinq volumes.

Les I.er, III.e, IV.e et V.e sont entièrement de la rédaction de M. Cuvier. M. Valenciennes a contribué à celle des cinq autres.

Il continuera de publier, sous le nom de M. Cuvier, dans les volumes subséquens, les articles que son maître aura laissés en état d’être imprimés sous sa responsabilité scientifique.

Nous lisons cette promesse dans l’avertissement que M. Valenciennes a mis en tête du neuvième volume, dans lequel il annonce, avec l’éloquence du cœur, la mort de son illustre maître, et la tâche qu’il lui a léguée, en le chargeant, par sa dernière volonté, de publier les matériaux nombreux qu’il avait préparés pour cet important ouvrage. Ces matériaux sont tels qu’on peut espérer que la publication des volumes subséquens marchera rapidement par les soins éclairés de M. Valenciennes. En effet, M. Cuvier, au moment d’entreprendre cette grande Histoire naturelle des poissons, avait commencé par étudier, l’une après l’autre, toutes les espèces qu’il avait pu réunir, et le nombre s’élevait alors à plus de quatre mille[12]. Les résultats principaux de ses recherches critiques, de ses déterminations des espèces ou des genres des différens degrés et leur distribution méthodique, ont paru déjà en 1829, dans le volume de son Règne animal concernant les poissons.

Note k (page 47).

M. L. F. Em. Rousseau, docteur en médecine, Membre de plusieurs sociétés savantes, a succédé à feu son père dans la place de chef des travaux anatomiques du Muséum d’histoire naturelle, et a hérité de son zèle pour la prospérité de l’établissement auquel il est attaché et de son dévouement à la personne de M. Cuvier. Il s’est fait connaître, entre autres, par des préparations très-bien faites du système dentaire chez l’homme et chez les principaux animaux, que M. Cuvier l’avait chargé d’exécuter. Ces préparations ont été décrites et représentées dans de très-belles figures enluminées, qui font partie de l’ouvrage intéressant que M. Rousseau a publié en 1827 sous le titre de : Anatomie du système dentaire chez l’homme et chez les principaux animaux, Paris, 1827, un vol. in-8.°, avec 30 planches.

Note l (page 48).

M. Charles Laurillard, conservateur du Musée d’anatomie comparée du Jardin des plantes, est né à Montbéliard le 21 Janvier 1783. Attaché à M. Cuvier depuis 1804, d’abord comme secrétaire dessinateur, mais bientôt après comme l’ami le plus dévoué ; il l’a suivi dans ses deux voyages en Italie, dans celui d’Allemagne et dans ceux d’Angleterre.

Pour l’histoire de la science le nom de M. Laurillard sera inséparable de celui de M. Cuvier, dont il a été près de trente ans l’utile collaborateur. Son caractère solide et sûr, sa douceur patiente, son extrême assiduité au travail, ont contribué plus qu’on ne peut l’imaginer, à soulager son patron des soins de détail qui auraient ralenti ses travaux.

Une circonstance aussi heureuse ne pouvait que faciliter journellement l’élan de ce génie et contribuer à en multiplier les créations.

M. Laurillard, dans une des dernières dispositions de M. Cuvier, a été chargé de la publication de ses porte-feuilles.

Note m (page 79).

Comme dans son inspection des départemens au-delà des Alpes, M. Cuvier s’applique à faire connaître l’enseignement, le matériel et les finances de tous les établissemens d’instruction publique de la Hollande, dans un premier Rapport, et de la Basse-Allemagne dans un autre Rapport.

On concevra facilement quel intérêt historique doivent avoir ces récits et le jugement de M. Cuvier sur une partie des connaissances humaines qui lui était aussi familière ? Son collègue, M. Noël, lui fournit des notes sur quelques localités, telles que Breda, Berg-op-Zom, Bois-le-Duc, Deventer, Zutphen, Arnheim, Nimègue et Emmerick, qu’il visita seul ; mais la rédaction toute entière de ces rapports appartient à M. Cuvier.

Voici l’idée générale que l’on trouve, dans celui[13]sur la Hollande, des établissemens publics de ce pays (page 7). L’instruction primaire est au-dessus de tout éloge. L’instruction secondaire, bonne à quelques égards, est à d’autres au-dessous de toute critique. L’instruction définitive est hors de proportion avec les besoins du pays. Le trop grand nombre d’établissements qui la distribuent a empêché de donner à aucun d’eux le degré de développement dont il aurait été susceptible.

M. Cuvier explique ce défaut par celui du gouvernement fédératif, dans lequel chaque province, formant un état indépendant, ne consentit pas, lors de l’expulsion des Espagnols, date de la création des établissemens de haute instruction en Hollande, à laisser à la province voisine un avantage qu’elle n’aurait pas eu. Les plus pauvres voulurent avoir leur université comme les plus riches, au risque de la laisser manquer des choses les plus nécessaires une université.

… « Enfin, écrit M. Cuvier dans ce Rapport, l’enseignement supérieur fut disséminé dans sept ou huit villes peu distantes, et resta presque partout pauvre, faible et peu suivi. » (Ibid., page 8.)

On voit ici que le défaut de centralisation et la trop grande division des forces et des moyens, a aussi de graves inconvénients.

Ce que le rapport sur la Hollande renferme de plus intéressant relativement au temps présent et à l’application qu’on en peut faire à la France, est, sans contredit, la partie qui concerne l’instruction primaire.

Trente ans avant la rédaction de ce rapport (page 11) les petites écoles hollandaises ressemblaient à celles de tous les pays. Des maîtres presque aussi ignorans que ceux qu’ils devaient instruire, réussissaient à peine en quelques années à donner à un petit nombre d’élèves de faibles connaissances dans la lecture et dans l’écriture.

Ces écoles n’avaient aucuns surveillans généraux. La plupart étaient nées de spéculations privées, etc… De tous ces inconvéniens résultait que la jeunesse croupissait dans l’ignorance et les mauvaises mœurs.

Les premières améliorations et le modèle d’après lequel on les a étendues, furent le produit des efforts d’une Société de bienfaisance, dite la Société du bien public, qui dut elle-même sa formation au zèle d’un individu pieux et humain, Jean Nieuven-Huysen, ministre mennonite à Monikendam dans la Nord-Hollande.

Il commença vers 1784 à s’associer quelques amis : ceux-ci en attirèrent d’autres. L’utilité de la chose, une fois connue, multiplia le nombre des membres, au point que dès 1785 on fut obligé de diviser l’association suivant les cantons. L’on donna à ces divisions le nom de départemens. Chacune d’elles eut son administration distincte. Cette Société, ajoute le Rapport, a joui d’une prospérité toujours croissante ; elle s’étendait jusqu’au cap de Bonne-Espérance, et l’on y comptait, en 1809, plus de sept mille membres.

Il faut lire dans ce Rapport l’extrême sagesse du but de cette Société et des moyens qu’elle a employés pour l’atteindre, en cherchant à donner dans les écoles qu’elle créait, dont elle faisait les frais d’établissement, des modèles toujours plus parfaits d’enseignement et d’éducation physique, intellectuelle, morale et religieuse, et en publiant les ouvrages élémentaires les plus propres à cet enseignement.

L’effet de cette Société du bien public, des efforts bien coordonnés de tant de gens de bien pour l’amélioration du peuple par l’éducation, toujours puissamment secondés par les divers gouvernemens de ce pays, fut miraculeux. Si nous insistons sur ce point, c’est pour donner un grand exemple, d’un côté, des inconvéniens de l’isolement, de l’abandon aux volontés individuelles des particuliers ou méme des communes, d’une affaire aussi importante pour la société que l’éducation ; de l’autre, des avantages immenses d’une puissance centralisée, dont les forces, régulièrement distribuées sur tous les points de sa sphère d’action, dans la proportion des besoins, y produisent en peu d’années une régénération universelle de tout un peuple.

Nous venons de voir dans quel triste état était l’instruction primaire dans la république fédérative des sept provinces unies, avant l’association pour le bien public, qui a produit ici l’effet d’un pouvoir central.

Voici comment les auteurs du Rapport peignent l’état prospère de cette instruction, au moment où ils venaient de l’observer.[14]

« Nous aurions peine à rendre l’effet qu’a produit sur nous la première école primaire où nous sommes entrés en Hollande. C’était précisément une de celles que la charité publique entretient pour les enfans des familles les plus indigentes, pour ceux qui, en tant d’autres pays, seraient réduits à traîner leur misère sur les grands chemins, pour y faire le métier de mendians, en attendant qu’ils aient la force de faire celui de voleurs.

« Deux salles vastes, claires, bien aérées, y contenaient trois cents de ces enfans, tous proprement tenus, se plaçant tous sans désordre, sans bruit, sans impolitesse, faisant à des signes convenus tout ce qui leur était commandé, sans que le maître eût besoin de dire une parole. Non-seulement ils apprennent par des méthodes sûres et promptes à lire couramment, à écrire d’une belle main et avec une entière correction, à faire de tête et par écrit tous les calculs nécessaires dans la vie commune ; enfin, à rendre nettement leurs pensées dans de petits écrits : mais les livres qu’on leur donne, les morceaux qu’on leur fait copier, sont si bien gradués, ils se succèdent dans un ordre si bien calculé ; les préceptes et les exemples y sont mêlés avec tant d’art, que ces enfans se pénètrent en même temps des vérités de la religion, des préceptes de la morale et de toutes les connaissances qui peuvent leur être utiles ou les consoler dans leur malheureuse condition. On s’assure par des questions fréquentes, et en les excitant même à proposer leurs difficultés, que rien de ce qu’on leur fait lire n’est perdu pour leur intelligence. Enfin, des prières et des hymnes chantés en commun, composés exprès pour eux et respirant tous le sentiment du devoir ou celui de la reconnaissance, donnent du charme à cette institution, en même temps qu’ils lui impriment un caractère religieux et tendre, propre à en faire durer les effets. Un maître et deux aides, qu’on prendrait eux-mêmes pour des écoliers, gouvernent ce grand nombre d’enfans, sans cris, sans invectives, sans aucune punition corporelle ; mais en les intéressant toujours et en les tenant sans cesse en haleine.

« La première vue de cette école nous avait causé une surprise agréable. Lorsque nous fûmes entrés dans tous ces détails, nous ne pûmes nous défendre d’une véritable émotion, en songeant à ce que ces enfans, abandonnés à eux-mêmes, seraient devenus, et à ce qu’ils étaient ; mais, nous disions-nous, c’est peut-être ici un exemple unique, le produit des efforts d’une ville riche ou du zèle de quelques citoyens d’une générosité extraordinaire.

« On nous prévint qu’à mesure que nous parcourrions le pays, nous reviendrions de cette erreur ; et, en effet, nous avons trouvé partout les écoles primaires sur le même pied, si l’on excepte celles où de trop vieux maîtres n’ont pu encore se dégager de leurs anciennes routines. »

Le Rapport[15] sur la Basse-Allemagne est précédé de considérations sur l’esprit qui dirige, en Allemagne, l’éducation publique, et qui tient lui-même aux mœurs et au naturel de la nation allemande.

Je les rapporterai dans toute leur teneur, comme portant le cachet du style et des pensées de M. Cuvier, comme une preuve de la connaissance profonde qu’il avait de cette nation si estimable, du grand cas qu’il en faisait, et en même temps de l’excellent esprit de sagesse et d’indépendance qu’il mettait dans ses travaux administratifs ; travaux consciencieux s’il en fût jamais, dans lesquels la vérité n’était jamais dissimulée, même lorsqu’elle ne flattait pas les plans du monarque tout-puissant, qui se croyait appelé à régénérer le monde et qui avait pour principe que toutes les institutions de son grand empire devaient être semblables comme les poids et mesures, malgré les degrés différens de civilisation des populations, malgré les différens besoins des localités, malgré les différences des climats, des habitudes et des origines.

Voici ces considérations préliminaires :

« Il est cependant nécessaire d’observer que tous les établissemens dont nous allons parler participaient plus ou moins à l’esprit qui dirige en Allemagne l’éducation publique, et qui tient lui-même aux mœurs et au naturel de la nation allemande. Vivant en famille, sans plaisirs publics, sans distractions variées, les Allemands des classes moyennes et surtout dans le Nord, regardent la lecture, l’étude et la méditation, comme leurs plus grands plaisirs et leurs premiers besoins : c’est pour apprendre qu’ils étudient, plutôt que pour se préparer à une profession lucrative. La partie pratique des sciences est pour eux l’accessoire, et ils se livrent de préférence à toutes les spéculations générales qui appartiennent uniquement au domaine de l’esprit. La philosophie des choses, les principes fondamentaux et métaphysiques, sont ce leur plaît davantage. Il leur faut donc un enseignement étendu plutôt qu’un enseignement détaillé, mais restreint. Le théologien, par exemple, scrutera jusque dans leurs racines toutes les vérités de la morale et de la théologie naturelle ; quant à la religion positive, il en voudra connaître l’histoire ; il étudiera la langue originale des livres sacrés et toutes les langues qui s’y rapportent, et qui peuvent aider à l’éclaircir ; il voudra posséder les détails de l’histoire de l’Église, connaître les usages qu’on y a suivis en différens siècles, et les motifs des variations qui s’y sont introduites.

« Le jurisconsulte ne se contentera point de posséder le code qui prévaut dans son pays ; dans ses études tout devra se rapporter aux principes généraux du droit naturel et de la politique ; il voudra savoir l’histoire du droit à toutes ses époques, et par conséquent il aura besoin de l’histoire politique des nations ; il faudra qu’il connaisse et apprécie les diverses constitutions de l’Europe, qu’il sache lire les diplômes et les chartes de tous les âges. La législation compliquée de l’Allemagne lui a fait et lui fera long-temps un besoin des droits canoniques des deux religions, du droit féodal et du droit public, autant que des droits civils et criminels ; et si on ne lui donne pas les moyens de vérifier dans les sources tout ce qu’on lui enseigne, il regardera l’enseignement comme étranglé et insuffisant.

« La médecine même, dont l’étude se ressemble davantage dans tous les pays, parce que son objet n’a rien qui dépende de la volonté humaine, s’enseigne cependant en Allemagne d’une manière plus étendue. On y remonte toujours, non-seulement à la physiologie de l’homme, mais à tout ce qu’il y a de plus général et de plus abstrait dans les lois de l’économie animale. Mais c’est surtout dans les études préliminaires et philosophiques que se fait remarquer cette tendance des Allemands vers les généralités. Ils veulent d’abord posséder les langues, comme moyens de s’instruire ; et, se souciant peu d’écrire élégamment en latin, ils aiment mieux employer le temps qu’il leur faudrait pour acquérir cette facilité à se procurer l’intelligence de quelques autres langues, et l’on peut dire qu’il n’est pas d’Allemand instruit qui ne lise les auteurs français, italiens et anglais, aussi bien que les auteurs latins ; ils veulent connaître les nations étrangères et l’histoire de l’univers ; ils veulent approfondir toutes les spéculations abstraites des métaphysiciens sur l’origine et la certitude de nos connaissances, et un nouveau système de métaphysique intéresse toute la nation. Leurs journaux mêmes sont dirigés dans cet esprit, et il en existe dix ou douze qui paraissent tous les jours, et que l’on continue depuis un grand nombre d’années, uniquement pour l’analyse des ouvrages sérieux, et sans y dire un mot des nouvelles du jour ni des spectacles.

« Il est clair qu’il doit résulter de cette méthode plus de variété que de profondeur ; que le jeune homme, en quittant l’Université, doit se trouver, jusqu’à un certain point, propre à se livrer à tout ; mais qu’il lui faudra encore un grand travail pour être apte à exercer quelque chose en particulier. Mais c’est précisément là ce que les Allemands estiment ; ils aiment cette grande masse de lumières, répandue dans leur nation, et pensent que celui dont l’esprit a été ainsi éclairé, se procure avec une grande facilité les connaissances de détail nécessaires à une profession spéciale ; et, comme la multiplication des souverainetés donne presque à tout le monde la possibilité d’arriver aux postes supérieurs du gouvernement, ils trouvent dans cette étendue de l’instruction l’avantage précieux de donner aux grands fonctionnaires des idées justes de toutes choses ; de leur faire considérer tout de haut, et de ne point les laisser dans l’ornière de leur profession primitive. L’habitude où l’on était de regarder l’Allemagne entière comme un seul pays ; la facilité avec laquelle on passait du service d’un prince à celui d’un autre, avait aussi donné à la partie politique de l’instruction plus de tendance au cosmopolitisme. On s’attachait à la justice universelle plus qu’aux intérêts particuliers d’un État ; on jugeait stoïquement chaque question, comme si elle avait eu lieu entre des nations étrangères : façon de penser qui a peut-être contribué à détruire l’indépendance de ce peuple, et dont il ne se fait pas moins un sujet de gloire. »

Note o (page 81).

Le commissaire impérial était dans le principe toujours un maréchal de France.

À ce commissaire était attaché un maître des requêtes, chargé de le diriger dans la partie de sa mission qui pouvait concerner le civil, afin de ne point s’écarter de la légalité. Il y avait de ces commissaires sur toutes les frontières, pour y organiser tous les moyens de défense qu’ils jugeraient convenables. C’est au maréchal L…, puis au général K…, que M. Cuvier dut être adjoint ; mais ils refusèrent la mission, qui fut donnée, en troisième lieu, à un commissaire civil, M. Otto. M. Cuvier, qui était toujours prêt le premier, en toutes circonstances, partit aussitôt. M. Otto' ne partit pas du tout.

M. Cuvier fut rencontré à Nancy par M. De la V…, alors chambellan de l’empereur, qui m’a dit avoir admiré à cette époque la résolution et la fermeté de son caractère, souffrant cependant de tous les embarras des circonstances.

Note p (page 82).

La section de l’intérieur du Conseil d’État, dont M. Cuvier a dirigé les travaux comme président, depuis 1819 jusqu’â sa mort, prépare les réglemens administratifs, examine les demandes de concessions, les autorisations de constructions de chemins, de ponts, d’usines, autorise les acceptations de legs, de donations, prépare les projets de lois qui lui sont remis par le Ministre et donne son avis.

« Durant les treize dernières années de sa vie, le nombre des affaires qui ont passé sous ses yeux dans ce comité, qui ont été examinées, débattues, expédiées par ses soins, effraie l’imagination. On sait qu’il s’est élevé quelquefois jusqu’à dix mille par année. » (Éloge de M. Cuvier par M. le Baron Pasquier, Président de la Chambre des Pairs, page 34 et suivantes.)

Note q (page 86).

M. Cuvier avait distingué dans une première et courte entrevue, un professeur d’un des principaux colléges royaux du midi. Il avait reconnu qu’il possédait à la fois les qualités et l’instruction nécessaires pour la direction d’une académie. Remplissant à cette époque les fonctions de grand-maître, comme Président de la commission de l’instruction publique (instituée par l’ordonnance du 11 Août 1815), M. Cuvier crut pouvoir annoncer à M. C… l’intention qu’il avait de le nommer à une place administrative de confiance, qui devait être en même temps un avancement très-honorable. Deux ou trois jours après (en Décembre 1820), il y eut inopinément un grand-maître de nommé. Cet événement ôta à M. Cuvier le moyen de réaliser son projet ; mais au moment où M. C… pouvait penser que le temps et les affaires l’avaient fait perdre de vue, après un délai de plus d’une année, sans qu’il eût eu l’occasion de se rappeler au souvenir de M. Cuvier, le grand-chancelier, toujours vigilant pour le bien public, profita de quelques jours, pendant lesquels il avait été chargé de l’intérim de la direction suprême de l’Université, pour signer et faire expédier la nomination de M. C… comme Inspecteur d’Académie chargé de fonctions rectorales, alors très-pénibles. Cette anecdote prouve à la fois la grande présence d’esprit de M. Cuvier dans les milliers d’affaires qui remplissaient sa vie, et l’intérêt qu’il mettait aux personnes, lorsqu’une fois il les avait appréciées, intérêt qui n’était au fond que celui de la chose publique.

Note r (page 94).
Note supprimée.
Note s (page 99).

M. Cuvier était d’une stature un peu au-dessous de la médiocre. D’un tempérament sanguin et nerveux, vif, passionné, il embrassait avec chaleur une résolution une fois prise. Sa peau était très-blanche et ses cheveux roux jusqu’à l’âge de trente ans. Vers cette époque, qui coïncide précisément avec celle où ses poumons acquirent plus de force et tous ses organes plus de consistance, la couleur de ses cheveux devint peu à peu plus foncée et passa au châtain. C’est à l’époque de ce changement que son portrait fut peint par Vincent et gravé par Miger. En le comparant avec celui exécuté dans le commencement de son séjour à Paris, lorsqu’il était encore souffrant et très-maigre (voyez page 129 de cette Notice), on reconnaîtra la grande amélioration qui eut lieu à cette époque, dans la constitution de M. Cuvier. Depuis lors sa santé s’est soutenue on ne peut meilleure, et sans que l’excessif travail de tête auquel il se livrait journellement, l’ait altérée le moins du monde.

Son appétit était toujours excellent et sa digestion très-facile, malgré de très-mauvaises dents. Il dormait habituellement de sept à huit heures, d’un sommeil calme et profond, nonobstant l’extrême activité de la journée, qui aurait pu lui laisser de l’agitation pendant la nuit.

Quelques rhumes, quelques fluxions, de légères douleurs de rhumatisme sont à peu près les seules indispositions qu’il ait eues pendant la dernière moitié de sa vie, qu’il a consumée dans un travail continuel de cabinet : travail qui paraissait autant convenir à sa nature, qu’au commun des hommes l’activité de la vie champêtre.

Nous venons de voir que, vers l’âge de trente ans, il se fit une révolution dans sa constitution ; que ses organes acquirent de la consistance et de la force : il prit de la chair.

De quarante-cinq à cinquante ans, il commença à devenir gras ; mais l’habitude à laquelle il se soumit peu à peu de se couvrir de plus en plus de doubles de flanelle ou de morceaux de fourrures, crainte de suppression de transpiration, augmentait beaucoup les apparences de son embonpoint réel.

Sa vue était si bien conservée qu’il a toujours lu et écrit sans lunettes. Sauf l’embonpoint, qui ôtait à sa démarche la vivacité qu’elle avait auparavant, M. Cuvier jouissait, avant sa dernière maladie, à l’âge de soixante-deux ans, d’une organisation aussi bien conservée, qu’elle l’est dans nos climats, à l’âge de cinquante ans, chez le commun des hommes les mieux constitués.

On trouvera dans une brochure publiée par le Docteur Em. Rousseau, chef des travaux anatomiques du Muséum et aide de M. Cuvier, et dans la Gazette médicale du Mardi 15 Mai et Samedi 19 Mai 1832, t. 3, n.os 32 et 34, des détails circonstanciés sur la maladie et l’ouverture du corps de M. Cuvier. Le dernier de ces numéros renferme le récit de cette opération, faite par M. Bérard aîné, professeur de physiologie de la Faculté de médecine de Paris, en présence de MM. Orfila, Duméril, Dupuytren, Allard, Biet, Valenciennes, Laurillard, Rousseau, Andral, neveu.

J’extrais de ce récit la partie qui concerne la structure du cerveau de M. Cuvier. On y verra combien l’organe de l’intelligence avait de développement, et quel rapport étonnant il y avait entre cette perfection et la prééminence des facultés intellectuelles dont il était l’instrument ?

« Peu de physiologistes, dit M. le professeur Bérard mettent en doute aujourd’hui le rapport qui existe entre les capacités intellectuelles et le volume des lobes cérébraux. Si quelques faits exceptionnels se rencontrent, ils tiennent sans doute à ce qu’avec un volume égal l’étendue des surfaces peut être différente, en raison du nombre des circonvolutions et de la profondeur des anfractuosités, ou à ce que, avec le volume et l’étendue des surfaces, il existe dans la texture du cerveau quelques conditions inappréciables de son activité. Mais ces faits exceptionnels sont rares, et le cerveau de M. Cuvier ne devait pas en augmenter le nombre.

« Sœmmering (de corporis humani fabric., etc.) évalue à deux ou trois livres le poids de l’encéphale. (Par encéphale on entend toute la masse nerveuse renfermée dans le crâne.) Je suis arrivé à des évaluations à peu près semblables en faisant peser deux encéphales pris au hasard à l’hôpital Saint-Antoine. En effet, l’encéphale d’une femme de trente ans pesait avec ses membranes deux livres onze onces deux gros ; l’encéphale d’un homme de quarante ans, deux livres douze onces six gros et demi ; l’encéphale de M. Cuvier s’élevait à trois livres dix onces et quatre gros et demi. On voit qu’il surpassait de près d’une livre le poids de chacun des précédens. Mais le résultat suivant n’offrira pas moins d’intérêt. On sait que toutes les parties de l’encéphale ne sont pas affectées à l’exercice des facultés de l’intelligence, et l’on s’accorde à placer dans les lobes cérébraux le siège de ces facultés. Or, en comparant le cervelet, la protubérance et le bulbe rachidien de M. Cuvier aux mêmes parties prises sur le sujet mâle ouvert à Saint-Antoine, je n’ai trouvé qu’une différence d’un gros et demi à l’avantage de M. Cuvier, d’où il suit que l’excès de poids de son encéphale tenait presque exclusivement à l’énorme développement de ses lobes cérébraux. Un des caractères du cerveau de l’homme auquel paraît liée sa supériorité intellectuelle, est, d’après M. Desmoulins, la grande étendue de la surface cérébrale, et cet avantage résulte chez lui du nombre et de la profondeur des anfractuosités ; c’est par cette sorte d’artifice q’une vaste membrane nerveuse a pu être contenue dans une cavité circonscrite comme le crâne. Sous ce point de vue le cerveau de M. Cuvier paraissait plus avantageusement partagé encore que sous celui du volume et de la masse. Aucune des personnes qui assistaient à l’ouverture du corps, n’avait mémoire d’avoir vu un cerveau aussi plissé, des circonvolutions aussi nombreuses et aussi pressées, des anfractuosités si profondes. C’était surtout à la partie antérieure et supérieure des lobes cérébraux que cette conformation avait acquis le plus heureux développement. »

Note t (page 101).

« Ces perpétuels changemens de noms finiront par rendre l’étude de la nomenclature beaucoup plus difficile que celle des faits. » (Règne animal, 2.e édit., tome III, page 191, note 3.)

M. Cuvier préférait conserver un mauvais nom, que l’usage avait consacré, plutôt que de lui substituer un nom nouveau, quoique meilleur. Voici ce qu’il écrit à feu Hermann à ce sujet. Il venait de lui donner des détails intéressans sur l’animal de la lingule : « Ce nom de lingule ne vaut rien, je l’avoue ; mais toujours changer ; toujours changer ! Je suis excédé des changemens que les moindres petits auteurs font à tort et à travers, et je donne quelquefois dans l’excès opposé. »

C’était en Mars 1799 que M. Cuvier se plaignait ainsi des néologues : il n’avait pas encore trente ans.

Cette répugnance extrême qu’il avait à faire des noms nouveaux, l’empêchait souvent de donner un nom à des coupes nouvelles, dont il avait assigné les limites et les caractères, et de constater ainsi, pour l’avenir, la découverte des rapports qu’il avait saisis le premier. D’autres naturalistes, moins réservés, et surtout moins scrupuleux, se sont empressés de remplir ces petites lacunes dans la nomenclature ; ce qui ne leur a coûté que la peine de chercher dans un dictionnaire grec deux mots qu’on puisse marier ensemble. D’autres ont fait comme certains industriels, qui prétendent avoir droit à une invention, tant peu qu’ils en aient modifié le mécanisme et quelqu’insignifiante que soit leur modification ; ils se sont contentés de changer la nomenclature de M. Cuvier, nomenclature imposée par le génie, sans pouvoir perfectionner la composition des groupes et leurs caractères, arrêtés et déterminés par ce législateur de l’histoire naturelle.

Note u (page 105).

Je ne puis placer qu’ici quelques mots sur la bibliothèque de M. Cuvier, qui serviront de supplément à ce que j’en ai dit page 105.

Cette bibliothèque se compose d’ouvrages achetés par M. Cuvier, et de livres qu’il avait reçus en cadeau des auteurs.

Pour l’anatomie et la physiologie comparées, l’histoire naturelle systématique ou philosophique et ses différentes applications, et pour les voyages, elle présente un ensemble très-rare ; elle comprend, en outre, une foule d’ouvrages de littérature ancienne et moderne, d’histoire, de jurisprudence, etc. Un très-petit nombre renferme des notes précieuses, écrites en marge, de la main de M. Cuvier. J’en connais entre autres d’extrémement intéressantes, sur les mémoires de Cabanis, insérés parmi ceux de la classe des sciences morales et politiques de l’Institut.

Grâces aux mesures qu’a prises le Gouvernement, lesquelles ont été sanctionnées par les Chambres, cette collection précieuse que M. Cuvier avait rassemblée avec tant de peines et de sacrifices, ne sera pas dispersée ni perdue pour la France. La même loi, qui accorde une pension de six mille francs à sa veuve, prononce que la bibliothèque de M. Cuvier sera acquise aux frais de l’État, pour la somme de soixante-douze mille francs. Il est vrai de dire que Mad.e Cuvier doit avoir mis, dans cette transaction, une facilité que ne pouvait manquer de lui donner, ce double et on ne peut pas plus honorable témoignage public de haute estime, pour la mémoire de M. Cuvier.

La veuve de Linné, inspirée par un tout autre sentiment, vendit aussitôt après la mort de son illustre époux, ses collections à M. Smith, qui se hâta de les faire transporter en Angleterre, aux grands regrets de la Suède. (Voyez la vie de Linné, par M. Fée, Paris, 1832, page 313.)
note additionnelle.

Une anecdote intéressante, sous tous les rapports, terminera cette série de notes.

L’empereur avait chargé M. Cuvier, lorsque le Roi de Rome était à peine âgé d’un an, de lui composer sa bibliothèque. M. Cuvier s’en était occupé avec soin, et il avait dressé une liste de la future bibliothèque du futur souverain ; mais lorsqu’il porta son travail aux Tuileries, Napoléon se préparait à partir pour la Russie, et ce plan en resta là. Il est à désirer que ce simple catalogue de livres n’ait pas été égaré. Il serait piquant d’y chercher la manière dont M. Cuvier envisageait l’éducation en général, lorsqu’elle doit être compléte, et celle en particulier d’un souverain.

suite de la note additionnelle.

M. de Kielmeyer ayant eu la bonté de répondre lui-même à quelques questions que j’avais pris la liberté de lui adresser sur le séjour de M. Cuvier à Stuttgart, je suis enfin (le 3 Juillet 1833) à même de rectifier ou de compléter ce que j’en ai écrit (pag. 8 du texte et note c, page 112 et suiv.).

Après la mort du professeur Kœstlin la chaire d’histoire naturelle ne fut pas remplie ; il n’y eut pas conséquemment de professeur de ce titre pendant le séjour de M. Cuvier à l’Académie. Le professeur de chimie, Reuss, fut chargé de la minéralogie. M. de Kielmeyer avait terminé ses études académiques lors de l’arrivée de M. Cuvier, et ne peut être considéré comme son condisciple ; mais il resta encore dix-huit mois à l’Académie, quoique chargé de l’enseignement de l’histoire naturelle dans un autre établissement. C’est dans des rapports particuliers avec le jeune Cuvier qu’il eut l’occasion de lui faire des démonstrations de zoologie et d’anatomie.

Les études d’histoire naturelle auxquelles se livra M. Cuvier à Stuttgart, eurent surtout pour objet les plantes et les insectes. Il se faisait remarquer, entre autres, par les beaux dessins qu’il en exécutait.

Parmi les amis de l’Académie Caroline qui se réunirent à M. Cuvier pour former une Société d’histoire naturelle (voyez p 117) j’apprends qu’il y avait deux frères Marschal et M. Parrot, le même qui précéda M. Cuvier en Normandie (voyez page 9).


Ouvrages, Mémoires et Rapports de M. Cuvier, dans l’ordre de leur publication.




1792.
Mémoire sur les cloportes. — Journal d’Histoire naturelle, 2.e vol., 1792.
Observation sur quelques diptères.Ibid.
Anatomie de la patelle comune.Ibid.
1795.
Description de deux espèces nouvelles d’insectes. — Magas. encycl., tom. I.er, pag. 206.
Lettre du citoyen Geoffroy, Professeur de zoologie au Muséum d’histoire naturelle, et du citoyen Cuvier, aux rédacteurs du Magasin encyclopédique, sur le Rhinocéros bicorne. — Ibid., tom. I.er, page 326, an 3 (1795.)
Mémoire sur une nouvelle classification des mammifères et sur les principes qui doivent servir de base dans cette sorte de travail ; lu à la Société d’histoire naturelle le 1.er Floréal de l’an 3, par les citoyens Geoffroy et Cuvier. — Ibid., tom. II, pag. 164.
Mémoire sur le larynx inférieur des oiseaux, lu à la Société d’histoire naturelle, par G. Cuvier, Professeur d’histoire naturelle. — Ibid., tom. II, pag. 358.
Mémoire sur la structure interne et externe, et sur les affinités des animaux auxquels on a donné le nom de vers ; lu à la Société d’histoire naturelle, le 21 Floréal de l’an 3 (10 Mai 1795). Décade philosophique, etc., n.° 40, an 3 (31 Mai 1795), tom. V, pag. 384 et suiv.

C’est dans cet important mémoire et dans celui Sur une nouvelle classification des mammifères, que M. Cuvier a posé les fondemens de la méthode naturelle et de l’anatomie comparée.

Second mémoire sur l’organisation et les rapports des animaux à sang blanc, dans lequel on traite de la structure des mollusques et de leur division en ordres, lu à la Société d’histoire naturelle de Paris, le 11 Prairial an 3, par G. Cuvier, Professeur d’histoire naturelle. — Ibid., tom. II, pag. 433 et suiv.
  1. Description dé l’Académie Caroline de Stuttgart, librement traduite en français de l’original allemand composé par M. A. F. Bats ; professeur en droit de Cette Académie, Stuttgart, 1784.
  2. Il y avait deux ordres académiques, qui, outre les prix, qui consistaient en médailles d’argent, contribuaient à exciter l’émulation des élèves de l’Académie. L’un, appelé le petit ordre, était une croix d’or à huit pointes, émaillée de brun, attachée à la troisième boutonnière du côté gauche, avec un ruban jaune, liséré de rouge. Pour la mériter, l’élève devait avoir remporté, dans les examens d’une même année, quatre prix dans la philosophie ou dans les sciences de destination (spéciales) ; l’autre, qu’on nommait le grand ordre, n’était accordé qu’à l’èlève qui, dans la même année, avait remporté huit premiers prix dans les hautes sciences.
  3. Voyez la notice sur G. Cuvier, lue à la Société entomologique de France, le 13 Juin 1832 par M. Victor Audouin, page 9.
  4. La Raie Cuvier. « Je nomme ainsi cette raie, parce que j’en dois la connaissance à mon savant confrère, le professeur Cuvier, membre de l’Institut national. Il a bien voulu, dès le mois de Mars 1792, m’envoyer du département de la Seine-inférieure le dessin et la description d’un individu de cette espèce qu’il avait vu desséché. » Voyez l’Histoire naturelle des Poissons, par le citoyen Lacépède, tome I, in-4.°, Paris, 1798, page 141 -144.
  5. Discours de M. Geoffroy Saint-Hilaire, Vice-président de l’Académie des sciences, prononcé aux funérailles de l’illustre Baron Cuvier, le mercredi 16 Mai 1832.
  6. Ces deux lettres sont écrites en allemand, et tous les caractères systématiques des objets naturels en latin ; elles m’ont été communiquées très-obligeamment de la part de la famille de feu Hartmann, à la sollicitation de M. Rapp, savant professeur d’anatomie et de zoologie à l’Université de Tubingue.
  7. C’est certainement à ce travail qu’appartiennent les figures faites à la plume que M. Cuvier avait données à feu Lamark, et que M. le professeur Audouin a eu l’occasion d’acheter à la vente des livres de ce dernier en Avril 1830. L’intitulé des planches répond à l’époque où l’auteur écrivit cette lettre. « Icones cancrorum. Cadomi, » 1790. Voyez la notice citée plus haut, page 11.
  8. Voir le discours cité. Hist. génér. et partie., par M. le comte de Buffon, tome I.er
  9. L’ouvrage de Poli : Testacea utriusque Sicilia, exemplaire incomplet et les modèles en cire de ses anatomies, qu’Hermann se procura, par occasion, et que sa famille céda plus tard au Jardin des plantes, par l’intermédiaire de M. Cuvier.
  10. Ce catalogue comprend : Article I.er La description des squelettes humains et des têtes de différentes races, de différens âges et même de squelettes monstrueux. Art. II. Celle des squelettes entiers ou des têtes de quadrumanes, de cheiroptères, d’édentés, de tardigrades, de pachydermes, d’amphibies, da cétacés et de monotrêmes. Art. III. La description des squelettes de reptiles. Art. IV. Celle des squelettes de poissons. M. Fréd. Cuvier s’était chargé de la partie concernant les carnassiers et les rongeurs, pour les mammifères, et de la classe des oiseaux. C’est à cette ocasion que, méditant sur les moyens de mieux caractériser qu’on ne l’avait fait jusqu’à lui, les genres des mammifères, particulièrement ceux des carnassiers et des rongeurs, il a trouvé dans une détermination plus exacte des différentes sortes de dents et des diîérences essentielles que présentent celles d’une même sorte, le moyen de caractériser avec précision tous les genres de mammifères. Cette méthode, exposée dans son ouvrage sur les dents des mammifères, est devenue dès-lors classique et a été adoptée per tous les naturalistes qui ont voulu mettre une sévère exactitude dans les caractères génériques des mammifères.
  11. Ce genre d’observations a même été la source de quelques erreurs, per suite de celles qu’avaient commises les personnes chargées d’étiquer les bocaux.
  12. Histoire naturelle des poissons, tom. IX, 1833 ; p. ix de l’Avertissement de M. Valenciennes.
  13. Rapport sur les établissemens d’instruction publique en Hollande et sur les moyens de les réunir à l’Université impériale, fait en exécution de l’article 50 du décret impérial du 18 Octobre 1811, par M. Cuvier, Conseiller titulaire, et par M. Noël, Conseiller ordinaire et Inspecteur général de l’Université impériale ; in-4.°, de 198 pages. Faiu, imprimeur de l’Université impériale, Novembre 1811.
  14. Page 9 et suivantes. Première partie : Écoles primaires.
  15. Rapport sur l’instruction publique dans les nouveaux départemens de la Basse-Allemagne, fait en exécution du décret impérial du 13 Décembre 1810, par M. Cuvier, Conseiller titulaire, et par M. Noël, Conseiller ordinaire et Inspecteur général de l’Université impériale, in-4.°, de 116 pages. Fain, imprimeur de l’Université impériale, Novembre 1811.