Notes sur ma captivité à Saint-Pétersbourg/Notice bbiographique

NOTICE BIOGRAPHIQUE


SUR


Julien Ursin NIEMCEWICZ.




Julien Ursin Niemcewicz, secrétaire du sénat, puis sénateur du royaume de Pologne, président de la Société royale des amis des sciences de Varsovie, naquit en 1767, à Skoki dans le palatinat de Brzesc en Lithuanie. Après avoir fait ses études au corps des Cadets à Varsovie, Niemcewicz voyagea pendant plusieurs années en France , en Allemagne, et en Italie. Nonce du palatinat de Livonie à la grande diète constituante de 1788 à 1792, il y fit un brillant début dans sa carrière politique. Les patriotes polonais avaient alors à combattre : et l’influence pernicieuse des cabinets des puissances co-partageantes, et les préjugés de la noblesse, et l'ignorance ou même l’indifférence des classes inférieures qu’il s’agissait de relever, pour relever en même temps les forces nationales. Il fallait autant de courage pour tenir tête dans le sein de l’assemblée aux intrigues et aux menaces des factieux, que de verve et de talent pour électriser l’esprit public au dehors. Niemcewicz fut un des premiers à soutenir dans cette diète les mesures qui tendaient à concilier un pouvoir monarchique, héréditaire et fort, avec l’émancipation progressive du tiers état et des paysans ; il y plaidait toujours éloquemment la cause d’une sage liberté. Ayant fondé, avec l’assistance de deux de ses collègues, le castellan Thadée Mostowski, et le nonce de Livonie Weissenhoff, un journal politique, intitulé : la gazette nationale et étrangère, il rendit, par cet organe de l’opinion, des services importants à la cause des réformes entreprises à cette époque. Nous le voyons en même temps : célébrer en vers simple » et touchants les exploits des héros d’un autre âge, pour rallumer le patriotisme de ses contemporains ; contribuer par son esprit aimable et orné, à remettre à la mode dans les salons la langue et la littérature nationales ; écrire enfin pour le théâtre des pièces spécialement destinées à inspirer les vertus, qui seules auraient pu conjurer les dangers que courait alors la Pologne. Sa comédie : le retour du nonce dans ses foyers, est un de ces ouvrages qui fut un acte patriotique autant qu’un succès littéraire. A l’occasion du premier anniversaire de l’établissement de la constitution du 3 mai 1791, c’est encore un drame de notre poëte, Casimir le Grand qui fut représenté sur la scène nationale. Mais, hélas ! c’était là le dernier jour de bonheur qui avait lui pour la Pologne indépendante.

La confédération de Targowitza, soutenue par les armées russes et favorisée par la honteuse pusillanimité du roi Stanislas-Auguste, parvint peu après à renverser l’œuvre de la grande diète, et prépara la ruine de la Pologne. Niemcewicz dut quitter son pays à cette époque, et ce fut là son premier exil politique.

La Pologne cependant ne devait pas périr encore, sans avoir fait un effort généreux pour secouer le joug de ses oppresseurs. Kosciuszko leva, peu après, l’étendard de l’insurrection, en 1794, et Niemcewicz accourut aussitôt de l’Italie, pour devenir, pendant toute cette guerre, son compagnon inséparable sous la tente comme devant l’ennemi. Ce fut de sa plume que sortirent la plupart des proclamations, des ordres du jour et des bulletins de cette époque mémorable. Lorsque, après six mois d’une lutte souvent glorieuse, mais beaucoup trop inégale, Kosciuszko, grièvement blessé à Macieiowice, tomba entre les mains des Russes, Niemcewicz, blessé et fait prisonnier dans la même journée, partagea sa captivité à Pétersbourg, puis, élargi avec Kosciuszko, se dévoua à le suivre en Amérique, où ils se rendirent par la Suède et l’Angleterre.

Les lettres consolaient Niemcewicz dans ce second exil, comme elles avaient déjà adouci les rigueurs de sa captivité à Pétersbourg, dans le cours de laquelle il avait composé , entre autres, sa belle traduction de L’Athalie de Racine et du charmant petit poème : La boucle de cheveux enlevée de Pope. Arrivé en 1797 à Philadelphie, Niemcewicz s’y fit bientôt connaître et estimer ; et, sur la proposition de Jefferson, la Société philosophique américaine l’admit au nombre de ses membres. Trois ans après, il s’y maria avec madame Livingston-Kean appartenant à une des familles les plus distinguées de New-York. A la nouvelle de la mort de son père, Niemcewicz revint, en 1802, pour quelque temps en Pologne, afin d’arranger ses affaires de famille ; il y publia alors ses œuvres diverses, et, reçu dans la Société des Amis des sciences, qui y avait été récemment fondée, s’associa désormais avec activité à ses travaux d’une si haute utilité patriotique.

De retour aux États-Unis, Niemcewicz ne les quitta plus qu’en 1806, époque de la guerre de Napoléon contre la Prusse, et de l’entrée des armées françaises en Pologne. Le roi de Saxe, souverain du grand-duché de Varsovie, créé par Napoléon, nomma Niemcewicz secrétaire du sénat, membre du conseil suprême de l’instruction publique et visitateur des écoles. Après les malheurs de la campagne de 1812, Niemcewicz suivit les membres du gouvernement polonais, qui se retirèrent en Allemagne, et subit dans cette occasion son troisième exil.

Après la création du royaume de Pologne par le congrès de Vienne, l’empereur Alexandre confirma Niemcewicz dans sa charge de secrétaire du sénat et de membre du conseil de l’instruction publique ; mais on lui retira ce dernier emploi en 1821, lorsqu’un système de plus en plus rétrograde fut embrassé par le gouvernement russo-polonais. La disgrâce de Niemcewicz fut comme le complément nécessaire des mesures prises dès lors, par ce gouvernement, pour étouffer autant que possible tout germe de nationalité et de liberté en Pologne.

Niemcewicz était déjà, depuis longtemps, et à juste titre, particulièrement odieux à la Russie, tant à cause des nombreux services qu’il avait toujours rendus à sa patrie, qu’à cause de sa grande popularité et de l’esprit de la plupart de ses ouvrages. Ses Lettres lithuaniennes, sorte d’écrit périodique publié en 1812, pour encourager le soulèvement de ses compatriotes, les Lithuaniens, contre les Russes, étaient surtout un de ses torts les plus impardonnables aux yeux du cabinet de Pétersbourg. Ses autres et nombreux ouvrages, d’ailleurs, avaient toujours pour but constant de tenir, pour ainsi dire, en haleine le patriotisme des Polonais ; et c’était tantôt par des chants populaires, tantôt par des travaux historiques, tantôt par des discours prononcés dans les occasions les plus solennelles, tantôt par des contes, des romans, que, dans son infatigable activité littéraire, Niemcewicz harcelait les ennemis de la Pologne et combattait sans relâche l’arbitraire et les tendances antinationales. Aussi la juste popularité de notre auteur croissait-elle en raison directe de la défaveur que lui marquait le gouvernement représenté par le grand-duc Constantin et par Nowosiltzow.

Appelé par le choix des habitants notables de Varsovie à la présidence de la Société de bienfaisance de cette ville , Niemcewicz trouva dans ces fonctions un vaste champ pour des travaux honorables et utiles. Une autre preuve plus éclatante encore de l’affection publique l’attendait. La Société royale des Amis des sciences de Varsovie, après la mort du savant et philanthrope Staszyc l’élut pour son président, et c’est en cette qualité qu’il dirigea, en 1829, l’imposante cérémonie de l’inauguration de la statue de Copernic, due au ciseau de Thorwaldsen, et érigée devant l’hôtel de la Société royale, sur une des premières places de la capitale.

Dès le lendemain de la révolution du 29 novembre i830, Niemcewicz se vit appelé dans le sein du Conseil suprême de l’administration du royaume, qui s’entoura dès lors des noms justement populaires. Dans les moments orageux qui suivirent, Niemcewicz contribua, à plusieurs reprises, à préserver le mouvement national des excès qui auraient pu affaiblir sa force et ternif sa pureté. Élu plus tard sénateur castellan, la diète le dispensa, par un arrêté spécial, d’avoir à justifier de son éligibilité.

Au mois de juillet suivant, Niemcewicz, qui, pendant ses voyages précédents en Angleterre, avait su y former d’honorables relations, fut chargé par le gouvernement national d’aller plaider la cause de son pays auprès du cabinet britannique ; c’était justement l’époque où le cabinet français faisait des propositions à Londres au sujet d’une médiation commune des deux cours dans les affaires de Pologne ; mais les entraves mises à son voyage par la Prusse ne lui permirent pas d’arriver à temps à Londres, et bientôt la funeste nouvelle de la prise de Varsovie porta un coup mortel à toutes les espérances des Polonais. Niemcewicz, vieillard plus que septuagénaire à cette époque, ne balança cependant pas un seul instant à se soumettre alors à un quatrième exil, et à partager le sort de ses compatriotes émigrés. Il continua d’abord à travailler à intéresser l’opinion publique en Angleterre et en Irlande, en faveur de sa patrie, puis contribua à fonder à Londres l’Association littéraire des Amis de la Pologne. Il vint plus tard habiter Paris, où ses honorables efforts dans l’intérêt de la cause qu’il avait servie déjà avec tant de zèle, depuis plus d’un demi-siècle, ne devaient plus cesser qu’avec sa vie. Membre de la Société littéraire polonaise de Paris, il y prononçait des discours, y lisait ses divers travaux, et coopérait à la part que cette société a prise dès lors à toutes les luttes de la presse sur les affaires de la Pologne. Toujours vivement occupé des études historiques relatives à son pays, Niemcewicz fonda, à Paris, un Comité historique[1]. Une collection considérable de manuscrits, dus aux soins de ce comité, à qui Niemcewicz légua aussi tous ses papiers , et

qui est présidé, depuis sa mort, par M. Adam Mickiewicz justifie déjà, du moins en partie, les espérances patriotiques de son vénérable fondateur. Toujours actif, malgré son grand âge et ses infirmités, honoré également par ses compatriotes, par les étrangers, et jusque par ses ennemis, Niemcewicz s’est éteint à Paris, le 21 mai 1841, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans révolus. Il a voulu être enterré à Montmorency, lieu de séjour qu’il habitait de préférence dans la société de son ancien ami de collège et compagnon d’armes, le général Kniaziewicz. Les Polonais s’occupent à leur ériger un monument commun à Montmorency ; un service funèbre annuel y sera célébré. Le prince Adam Czartoryski s’étant chargé d’écrire une vie de Niemcewicz, il en a lu une partie à la séance publique de la Société littéraire de Paris, le 3 mai de l’année courante. Niemcewicz a désiré qu’on mît sur sa tombe l’épitaphe, qui est déjà placée sur la pierre qui couvre son tombeau provisoirement :


julianus ursinus niemcewicz
eques polonus
patriam
quamdiu vixit coluit
exul
obut parisus mdcccxli.


Voici la liste des principaux ouvrages publiés par Niemcewicz ; nous y suivons l’ordre chronologique :

1°  Le retour du Nonce dans ses foyers, comédie en 5 actes et en vers. Varsovie, 1791.
Réimprimée plusieurs fois depuis.
2°  Casimir le Grand, drame. 1792.
3°  Œuvres diverses en 2 volumes ; édition Mostowski. Varsovie, 1803-1805.
Elles contiennent : une tragédie en cinq actes et en vers, Ladislas à Varna ; un récit du séjour de Niemcewicz à Mount-Vernon chez le général Washingfon ; des odes, des épîtres, des élégies, des contes, des fables ; les traductions de l’Athalie de Racine, de Rasselas de Johnson, de la Boucle de cheveux enlevée de Pope, et de diverses autres productions remarquables de la littérature étrangère.
4°  Les Pages du roi Jean Sobieski, vaudeville. Varsovie, 1808.
5°  Les Lettres lithuaniennes, en 2 volumes. Varsovie, 1812.
Écrit politique, publié périodiquement pendant la campagne de Russie, en 1812.
6°  Hedvige, reine de Pologne, opéra, musique de Kurpinski. Varsovie, 1815.
7°  Les Deux Sieciech. Varsovie, 1817.
Esquisse comparative des mœurs polonaises aux xviiie et xixe siècles.
8°  Jean Kochanowski à Czarnylas, opéra comique. Varsovie, 1817.
9°  Un Mémoire sur le régime des prisons. Varsovie, 1818.
10°  Chants historiques. Varsovie, 1818.
Ces chants mis en musique, illustrés de gravures et
accompagnés d’éclaircissements historiques, ont eu deux éditions successives et un immense succès. La première de ces éditions produisit un bénéfice net de 30,000 florins de Pologne, dont l’auteur fit don à la Société royale des amis des sciences de Varsovie. Plusieurs des chants historiques de Niemcewicz se trouvent imités en français, et publiés à Paris dans l’ouvrage illustré, intitulé : la Vieille Pologne.
11°  Zbigniew, tragédie en cinq actes et en vers. Varsovie, 1819.
12°  Histoire du règne de Sigismond III, roi de Pologne. Varsovie, 1819, 3 vol. in-8o.
Cet ouvrage a assuré à l’auteur une place distinguée parmi les historiens de Pologne. Il embrasse une des époques les plus remarquables de l’histoire du Nord. Une seconde édition a paru à Breslau en 1836.
13°  Fables et contes. Varsovie, 1820.
Niemcewicz compte parmi les meilleurs fabulistes polonais.
14°  Leybe et Siora. Varsovie, 1821.
Traduction anglaise, Levi and Sarah, Londres, 1830. Seconde édition, Cracovie, 1837. Il existe aussi une traduction allemande de cet ouvrage. C’est un croquis plein d’esprit des mœurs israélites en Pologne, dans le but de préparer leur réforme.
15°  Jean de Tenczyn, 3 volumes. Varsovie, 1825. Seconde édition, Leipzig, 1838.
Roman historique, renfermant une belle peinture du xvie siècle en Pologne.
16°  Collection des mémoires historiques relatifs à la Pologne, en 5 volumes in-8o.
Cette collection renferme des mémoires et autres documents historiques qui, ensevelis dans les archives, ou écrits en latin, étaient peu accessibles au public. Niemcewicz profita d’une heureuse position personnelle pour mettre au jour ces matériaux précieux pour l’histoire de la Pologne, et donner ainsi un exemple, suivi depuis avec beaucoup de succès par plusieurs de ses contemporains. Les quatre premiers volumes ont paru à Varsovie en 1822 ; le cinquième volume à Pulawy en 1830, dans la typographie qui venait d’y être fondée par le prince A. Czartoryski. Seconde édition, Leipzig, 1838.
17°  Biographie du prince Adam Czartoryski, ancien président du gouvernement national de Pologne. Paris, 1834.
Nous croyons devoir mentionner ici que Niemcewicz écrivit et publia, dans le cours de sa longue vie, beaucoup d’éloges et de biographies de ses compatriotes les plus marquants, comme Kosciuszko, le prince Poniatowski, Ignace et Stanislas Potocki, Mokronowski, etc. Ces biographies étaient, dans leur temps, de véritables actes de patriotisme. Il publia aussi à Paris un Éloge de la comtesse Sophie Zamoyska, décédée à Florence en 1837.
18°  Épître adressée au général Kniaziewicz. Paris, 1834.
Elle fut écrite à Montmorency. C’est en quelque sorte le chant du cygne de l’auteur. Il en existe une traduction française en vers, et une autre en prose.


Ouvrages laissés en manuscrits :


1°   Voyages en Pologne, 4 vol.
2°   La Prétendue orpheline, roman historique en 3 vol.
3°   Ursinow ; maison de campagne de l’auteur près de Varsovie, poëme.
4°   Les Quatre âges de l’homme, poëme écrit en Amérique.
5°   Pulawy, poëme dédié à la princesse Élisabeth Czartoryska.
6° Esquisses biographiques de Stanislas-Auguste Poniatowski ; Stanislas Poniatowski, neveu du roi ; Tizenhauz ; Mlodzieiowski, grand chancelier de la couronne ; Chreptowicz ; Stanislas Malachowski ; prince Adam Czartoryski, père ; Ignace Potocki ; Félix Potocki ; Xavier Branicki ; Severin Rzewuski ; Charles Radziwill ; princesse Élisabeth Czartoryska, etc., etc.
7°   Plusieurs volumes de mémoires du plus grand intérêt.

Nous ne pouvons mieux finir cette esquisse, qu’en mettant sous les yeux du public un extrait du cours de littérature slave de M. Adam Mickiewicz, relatif à notre sujet.

« Vous m’avez entendu, » a-t-il dit dans une de ses leçons de 1842, plusieurs fois déjà prononcer le nom de Julien Niemcewicz. C’est avec Julien Niemcewicz que nous entrons dans l’histoire contemporaine de la Pologne. La vie de cet homme comprend le siècle entier ! Niemcewicz est né en 1756, et nous l’avons vu mourir il y a un an. Son existence fut orageuse et retentissante comme celle des générations qui l’ont vu naître, et dont il a partagé les travaux.

Niemcewicz, dans ses opinions politiques et littéraires, représentait ce qu’il y avait de plus généreux et de plus fort dans les sentiments des Polonais qui voulaient encore conserver leur ancienne indépendance ; mais, en même temps, il pressentait en quelque sorte la Pologne moderne.

Sa biographie serait encore difficile à faire. Tous les événements de sa vie et ses travaux littéraires sont liés aux faits historiques, de manière que, jusqu’à présent, la critique littéraire attaque quelquefois en Niemcewicz l’homme politique, et les partis politiques prennent la défense du littérateur. Mais, ce qu’il y avait d’immortel dans ses ouvrages, dans les principes qui les inspiraient, peut déjà être apprécié. Nous chercherons à caractériser ce sentiment inspirateur de ses ouvrages.

Niemcewicz a été orateur politique, poète et poète qui a essayé presque de tous les gennes ; il a écrit des drames, des tragédies, des comédies, des satires, des fables, des épigrammes, des idylles ; il a été, comme prosateur, historien, auteur de mémoires, et, en même temps, il a composé des ouvrages de politique. Pas un seul de ses nombreux écrits n’a passé inaperçu : quelques-uns produisirent dans le pays un effet immense, il y en a même qui sont devenus populaires. Cependant aucun de ces ouvrages n’a été accepté comme modèle, comme une production classique. On lui reproche, par exemple, de n’avoir pas assez bien saisi le caractère des personnages dans ses drames, de ne leur avoir pas conservé la couleur historique, enfin, de n’avoir pas assez soigné la forme.

Niemcewicz n’a jamais été poëte artiste ; il n’a jamais composé d’ouvrages pour amuser son public ; il n’a jamais sacrifié à l’art. L’art n’a pas été son idole ; il a été avant tout Polonais, il n’a été que Polonais. Il s’est servi de ses ouvrages comme d’instrument pour combattre les ennemis de la Pologne.

Compatriote de Karpinski, Julien Niemcewicz, qui n’avait pas sa valeur artistique, qui ne l’a pas égalé sous le rapport de l’inspiration ni même dans la forme, est resté cependant poëte national, parce qu’il n’a pas brisé sa lyre comme Karpinski, qu’il n’a pas abandonné tout espoir ; au contraire, il est resté fidèle à l’idée vivante de la nation ; il a émigré avec elle.

Ayant toujours en vue le même intérêt, ayant conservé toujours le même amour pour son pays, et la même haine pour ses ennemis, il a constamment défendu sa cause et constamment attaqué tous ses ennemis politiques, moraux et littéraires.

Aussi, pour bien comprendre plusieurs de ses ouvrages, il faudrait connaître l’histoire passée et l’histoire contemporaine de la Pologne. Il ne faut pas le jnger comme un poète écrivant dans son cabinet pour contenter sa vanité ou pour acquérir de la réputation. Si les animaux, dans les fables de Niemcewicz, parlent quelquefois un langage tout moderne, un langage empreint d’un caractère politique et littéraire , il faut savoir que l’ours de Niemcewicz n’est pas l’ours de la Fontaine, Chez Niemcewicz, l’ours, c’est presque toujours le russe ou le grand-duc Constantin ; un renard ou un corbeau, c’est presque toujours un censeur. Il met dans ses fables les anecdotes qui couraient alors la ville ; il charge ses fables du caractère et des habitudes des personnages qu’il a en vue, tout le monde comprenant alors ces allusions, tandis que, maintenant , ses fables ont beaucoup perdu de leur valeur ; mais chaque coup a porté, chaque ouvrage a produit son effet. La plupart de ses compositions dureront autant que doit durer la lutte entre la Pologne et ses voisins.

Historien, Niemcewicz a été accusé de manquer quelquefois d’érudition, et surtout d’avoir marché d’un pas inégal, en cherchant tantôt à atteindre à l’éloquence, tantôt à imiter les auteurs classiques, et quelquefois aussi en surchargeant ses ouvrages de citations. Il change à chaque moment de ton et d’allure ; il est rarement lui-même ; il n’est lui-même que lorsqu’il raconte les triomphes des Polonais, et surtout les désastres de la Russie. Avec quel amour, avec quelles délices il décrit, par exemple, l’incendie de Moscou (en 1611) et les succès des Polonais, dans son histoire de Sigismond III ! Dans ces pages, quelquefois il égale le style de Tite-Live, parce qu’il a alors tous les sentiments qui animaient l’historien romain ; il sent l’orgueil, la fierté, le mépris pour tout ce qui est étranger et ennemi. Mais lorsqu'il s’agit de parler des malheurs, des défaites, alors quelquefois même il défigure l’histoire, pour défendre ses compatriotes, pour défendre une cause malheureuse.

Comme orateur, il a fait preuve d’un talent incontestable. Il a été élevé à l’école militaire fondée par Stanislas-Auguste ; il a voyagé ; il a vu la France ; ce qui explique et ses théories politiques, et même le genre de son talent oratoire. Il revint en Pologne tout échauffé encore de ce qu’il avait vu en France ; il regardait le système constitutionnel comme la plus belle formule qui ait jamais été inventée, et l’établissement d’une constitution, comme le seul moyen de sauver la Pologne.

Mais son amour immense pour sa nation se ressentait des opinions du siècle : il y avait du terrestre et du matériel. Niemcewicz, affecté des malheurs de son pays, de l’abaissement de son gouvernement, des discordes qui régnaient alors, ne semblait regretter que la grandeur matérielle, les vastes possessions de la Pologne, les trésors de ses rois. Il se rappelle aussi avec regret la magnificence des seigneurs polonais, dont il a vu dans sa jeunesse le faste et la grandeur. Ce qui lui manquait, c’est le sentiment plus élevé, le sentiment religieux et moral de la cause polonaise. La haine l’aveuglait sur ce point. Il ne pouvait pas démêler, à travers les questions religieuses qui agitaient l’Europe, le véritable intérêt national polonais. Il semble qu’il eût accepté une religion quelconque, pourvu qu’elle fût contraire à la Russie, à l’Autriche, à la Prusse. C’est parce qu’il voyait l’Autriche ennemie de la Pologne, professant la religion catholique, qu’il est resté longtemps indifférent pour cette religion, la religion de son pays.

Mais, au fond de tous ces systèmes et de toutes ces théories, il y avait un sentiment dont Niemcewicz ne pouvait se rendre compte, et qui, quelquefois, le jetait contre ses propres théories.

Après la chute de la constitution du 3 mai, la plupart des hommes d’État polonais trouvaient la cause nationale désespérée ; ils ne voyaient plus aucun moyen de salut. Mais avant d’être constitutionnel, Niemcewicz a été Polonais, et alors il émigra ; il quitta son pays, en conservant cependant un désir ardent de le servir.

Il revint ensuite avec Kosciuszko. Dans le combat sanglant de Macieiowice, il fut fait prisonnier à côté de Kosciuszko et enfermé dans les cachots de Pétersbourg. Il fut élargi avec Kosciuszko, à la mort de l’impératrice Catherine, et le suivit aux États-Unis.

Il aurait pu se convaincre en Amérique, que la forme de gouvernement n’était pas ce qu’il cherchait pendant sa vie, puisqu’il trouva là une forme en rapport avec ses sentiments, qu’il jouissait d’une position honorable et commode, et que cependant il se sentait malheureux. Aussi, à la première nouvelle de l’entrée des légions polonaises sur le territoire national, il quitta l’Amérique et revint de nouveau servir son pays.

Après les désastres de l’armée française, il émigra encore une fois avec les troupes nationales. Rappelé par l’empereur Alexandre, un moment seulement, il crut à la bonne foi de l’empereur ; mais bientôt détrompé, il recommença une lutte sourde et acharnée contre le gouvernement russe ; et enfin les désastres de la dernière guerre le rejetèrent pour la dernière fois de la Pologne, et il mourut en exil.

Ainsi, à travers toutes les formes possibles de gouvernement, à travers des positions différentes, il cherchait quelque chose de supérieur à toutes les formes, quelque chose de plus élevé qu’une position quelconque ; il cherchait l’idée nationale, sans avoir pu la formuler nettement.

Niemcewicz est un de ces hommes-types qui précèdent leurs générations. Des gétiérations qui sauraient lire dans l’histoire de ces hommes, pourraient certainement y découvrir leurs propres destinées. Un des premiers, il quitte la Pologne, après la chute de la constitution du 3 mai, et bientôt il fut suivi par une foule de ses compatriotes. Prisonnier à Macieiowice et jeté dans un cachot, il prédisait ainsi le sort qui attendait les générations polonaises ; et, depuis sa sortie de la prison jusqu’à présent, la cellule qu’il occupa à Pétersbourg n’est jamais restée vide de Polonais ; il l’a inaugurée pour l’avenir. On l’a vu plus tard en Amérique, et des milliers de Polonais ont traversé les mêmes terres où Niemcewicz avait déploré la Pologne. Enfin, le premier il quitta la Pologne, lors de la dernière révolution, et une génération entière n’a pas tardé à le suivre ; il a précédé son siècle, et il en a fermé la marche. »


FIN.
  1. Nous croyons devoir insérer ici une traduction de l’appel que Niemcewicz, déjà octogénaire, fit à cette occasion à ses compatriotes et compagnons d’exil :
    « Accablés des maux les plus cruels depuis l’asservissement de notre pays ; persécutés, dépouillés de nos biens, réduits à vivre du pain amer de l’étranger, dispersés sur la surface entière du globe, s’il nous reste quelque consolation dans notre exil, quelque force dans notre adversité, quelque dignité dans notre misère, nous ne le devons qu’à l’amour de la patrie, à cet ange gardien et consolateur qui anime nos cœurs, soutient nos efforts et fortifie nos espérances.
    « Nous n’avons abandonné nos foyers que pour servir à
    l’étranger la cause de notre pays. Mais puisque la servir, les armes à la main , n’est pas toujours en notre puissance, puisque les voies politiques ne sont accessibles qu’au petit nombre, cherchons donc à lui être utiles par une voie ouverte à tous les Polonais : entretenons, nourrissons, fortifions cet esprit, ce caractère national, ce sentiment de nos droits impérissables, glorieux héritage de notre passé et garantie la plus sûre de notre avenir. Antiquam exquirite matrem, telle fut la devise du plus célèbre de nos historiens ! elle doit être aujourd’hui la nôtre.
    Tandis que les dominateurs étrangers minent et renversent les bases de notre ancienne existence nationale, persécutent la foi de nos pères, effacent du sol nos institutions et proscrivent jusqu’à la langue de notre pays ; tandis que les sanctuaires de nos traditions patriotiques, nos bibliothèques, nos archives, deviennent la proie du vainqueur ; c’est à nous exilés, malheureux mais libres, c’est à nous de nous efforcer à réparer toutes ces perles et toutes ces spoliations.
    Pour contribuer autant que possible à l’accomplissement de ce devoir, nous venons de former à Paris un Comité historique polonais.
    La première et principale mesure que ce comité a adoptée est aussi simple que modeste, et, par la facilité même de son exécution, semble pouvoir devenir féconde en heureux résultats. Le comité se propose de rechercher, de copier, d’extraire, et de réunir en un corps de collection, tout ce que les bibliothèques étrangères, publiques et
    particulières, peuvent offrir de matériaux pour notre histoire nationale.
    « Il a suffi de quelques essais pour nous convaincre de toute l’utilité, comme aussi de toute l’étendue d’une pareille entreprise ; aussi nous sommes-nous décidés à appeler tous nos compatriotes à participer à nos travaux. Paris, capitale d’une nation puissante et amie de la Pologne, présente sous ce rapport des richesses inépuisables ; aussi notre réunion centrale y est-elle déjà en activité. Maintenant nous invitons tous les exilés polonais, sur quelque point de la terre que l’infortune les ait jetés, à former aussi de pareilles réunions, et à mettre la main collectivement ou individuellement à l’œuvre projetée.
    « Tout bon Polonais approuvera, nous en sommes sûrs ; notre but, et s’empressera d’y concourir. Il lui suffira, à cet effet, de consacrer chaque mois une partie de ses loisirs à copier quelques pages de documents relatifs à notre histoire. Son nom inscrit sur ces mêmes pages ira éveiller dans un avenir éloigné de tendres et d’honorables souvenirs, car notre travail, à côté de son prix historique, aura encore ce mérite, qu’il témoignera à jamais, qu’après la prière, le souvenir de la patrie fut notre plus douce consolation sur la terre d’exil, et que nous restâmes fidèles à ces paroles de l’Écriture sainte, qui retracent si bien les vœux et les devoirs d’un exilé : Si oblitus fuero Jerusalem, oblivioni detur dextera mea ; adhœreat lingua faucibus meis, si non meminero tui, si non proposuero Jerusalem in principie lætitiæ meæ.
    Le Comité historique central à Paris tient ses séances, et réunit ses collections, dans un local qui lui a été offert par la générosité d’une dame polonaise.
    Si ses premiers efforts sont soutenus et appuyés par la coopération d’un grand nombre de ses compatriotes, le Comité ne manquera pas d’étendre et d’élever la portée de ses travaux.
    Les archives du Comité et sa bibliothèque, qui commencent à se former par le concours de ses membres résidants à Paris, ainsi que tout ce qui dans la suite sera envoyé à ce dépôt central de la province ou de l’étranger, est déclaré dès à présent propriété nationale ; et n’oublions pas que la conservation de cette propriété sera mieux assurée dans notre asile actuel qu’elle ne saurait l’être nulle part ailleurs aujourd’hui dans la Pologne envahie.
    Ceux de nos compatriotes qu’un zèle patriotique aura portés à répondre à notre appel , voudront bien s’entendre avec nous sur le plan de nos travaux et les moyens de leur exécution, en s’adressant à M. Charles Sienkiewicz, secrétaire du Comité historique polonais à Paris, rue Matignon, n° I. »

    Paris, 5 mai 1838.

    J. U. NIEMCEWICZ.