Notes sur ma captivité à Saint-Pétersbourg/6


VI.

ÉLARGISSEMENT.


Le 17 novembre 1796 Niemcewicz apprend la mort de l’impératrice. — Conversation des soldats. — Querelle avec le praporszczyk. — L’empereur Paul chez Kosciuszko. — Niemcewicz acquiert la certitude d’être mis en liberté. — Makarow vient lui donner lecture de l’ukase sur sa délivrance. — Il le conduit en ville chez Mostowski, Zakrzewski, etc. — Détails sur la mort de l’impératrice et sur les entrevues de l’empereur Paul avec Kosciuszko et Potocki, — Entrevue de Niemcewicz avec Kosciuszko et Potocki. — Kosciuszko obtient de lui la promesse de l’accompagner en Amérique. — Cérémonie du serment. — Les Polonais à Pétersbourg. — Les jeunes princes Adam et Constantin Czartoryski. — L’amant douairier Zubow. — L’empereur Paul I ordonne d’exhumer Pierre III son père, pour lui faire rendre, conjointement avec Catherine II, les honneurs suprêmes. — Présentations à la cour. — Bon mot d’une dame polonaise. — Intrigues. — L’auteur est mandé chez Archarow. — Ses craintes. — Singulière nature du crime qu’on lui impute. — L’aspect de la société sous le nouveau règne. — Caractère de Paul I. — Kosciuszko lui fait ses adieux. — Départ pour l’Amérique. — Post-scriptum.


C’est ainsi que se traînaient les jours, les mois, et les années. Leur monotonie, leur affreux silence, n’étaient interrompus que par des coups de canon, dont on tirait tous les jours, un au réveil et un à la retraite, puis des salves générales les jours de la naissance des membres de la famille impériale, des grandes fêtes, et toutes les fois que l’impératrice sortait ou rentrait dans son palais. Makarow, inspecteur de la prison, qui auparavant venait quelquefois s’informer de notre santé, n’avait pas paru pendant l’espace de quatre mois. Il était occupé à des conférences avec des Persans que la cour de Russie fomentait contre leur schab. Nous paraissions être entièrement oubliés, lorsque le jeudi, 17 novembre 1796, mon domestique me servant à dîner, me rapporta qu’il devait s’être passé quelque chose de bien extraordinaire, puisqu’il avait aperçu parmi les soldats un air de mystère et des chuchottements continuels, qu’il avait même attrapé quelques phrases décousues comme « Enfin, l’erreur n’est plus, et la vérité a reparu » ou bien, « Rien ne pourra se faire sans l’archevêque de Nowogorod. » Il n’en fallut pas davantage pour me laisser deviner l’heureux événement qui seul pouvait briser mes chaînes. Mon cœur, si longtemps accablé de tristesse, palpitait maintenant de joie et d’espérance. « La vieille furie est morte, dis-je tout de suite à mon domestique, et nous allons bientôt être libres ; desservez, je ne peux plus manger, et prêter une oreille attentive à tout ce que les soldats se diront entre eux. » — « Cela ne servira de rien, me répondit-il, j’ai vu le praporszczyk les rassembler tous, et leur parler avec un air d’importance et de menace ; c’est sans doute pour leur recommander le secret. » Je me convainquis bientôt que mon François ne s’était pas trompé. Après dîner, l’officier sortit, et tous nos soldats se tenaient dans le corridor, chacun devant la porte de son prisonnier. Quand il s’agit d’un événement qui doit décider de notre bonheur, on voudrait mille fois l’entendre répéter, confirmer. J’étais tout oreille, j’ôtais mes pantoufles, et sur la pointe des pieds je m’approchais de la porte pour écouter attentivement. Le silence qui régnait dans ces lieux me servit bien dans cette circonstance. Les soldats se disaient tout bas : « Il y aura de grands changements ; on dit que tous ceux qui ont servi trente ans auront la liberté de se retirer chez eux. » — « Dieu le veuille ! disaient-ils tous avec un profond soupir. » — « Enfin, nous aurons un czar, disait l’un. » — « Il y a longtemps que cela n’est pas arrivé, répondait l’autre ; notre vieille matuszka[1] s’est, je crois, suffisamment divertie. » « — Plus que suffisamment, » disait Makar, le garde que je connaissais le plus, « chacun son tour. J’espère maintenant que nos malheureux prisonniers sortiront. » Le mot j’aime, sorti de la bouche d’une femme belle et adorée, ne m’aurait pas, je crois, fait plus de plaisir que la conversation de ces braves gens.

Le lendemain matin, j’entendis une triple décharge de tous les canons de la forteresse et de la ville, et je vis tous les soldats dans les casemates, qui n’étaient pas de faction, le praporszczyk en tête, dans une tenue plus propre qu’à l’ordinaire, marcher vers l’église. Mon garde affidé Makar, se glissa alors chez moi et me dit d’une voix étouffée et tremblante : « L’officier nous a défendu de parler, sous peine d’une heure de bâton, ne me trahissez donc pas : l’impératrice est morte; » et il se sauva. Je me mis aussitôt à fredonner le psaume de profundis, et appris à Kapostas, à qui j’avais déjà communiqué les premiers, bruits, que la nouvelle ne souffrait plus aucun doute. Bonneau et Kilinski l’apprirent aussi, et toujours par la voie des commodités, nous nous transmimes mutuellement nos compliments de félicitation.

Huit jours s’étaient déjà écoutés ; mes confidents me rapportaient, à tort et à travers, les grands changements que le nouveau souverain faisait dans l’administration, mais quant à notre sort, rien ne transpirait encore. Quoique la raison me dit qu’un prince, qui avait attendu avec tant d’impatience pendant plus de trente ans le moment de régner, devait avoir à songer à des choses bien plus importantes qu’à l’affaire de nous autres malheureux prisonniers, je ne laissais pas cependant d’éprouver un peu d’inquiétude.

Ce fut à cette époque-là qu’il me survint une querelle avec mon goujat de praporszczyk. La dernière fois que le médecin m’avait visité, il me prescrivit pour les faiblesses et les vertiges auxquels j’étais sujet, des gouttes blanches de Hoffman ; le petit flacon de ces gouttes fut remis au praporszczyk, je l’envoyai chercher, le caporal l’apporta, et après que j’en eus pris une dose, il voulut le reprendre ; je dis que je voulais le garder. « Le médecin a ordonné de ne pas le laisser entre vos mains, car c’est un poison. » — « Le médecin n’a pas pu dire une pareille chose, ou il n’est qu’une bête. » Bref, le caporal insiste pour ravoir le flacon, moi j’insiste sur mon refus ; il part enfin pour faire son rapport à l’officier, et aussitôt je vois entrer celui-ci dans une colère qui faisait que sa pâleur tirait, sur le bleu et le vert, et que ses lèvres tremblaient. « Le caporal, me dit-il, m’a rapporté que vous ne vouliez pas rendre le flacon. — Non, car je puis en avoir besoin à tout moment. » — « Cela ne se peut pas ; il faut le rendre tout de suite. » — « Je ne le rendrai pas. » — « Comment ! vous faites le rebelle ? j’emploierai la force. » — « Essaie, si tu l’oses ; » et cela disant, je mis le flacon dans ma poche. — « Caporal, s’écrie-t-il, avec fureur, reprends-lui le flacon. » Celui-ci s’approche et veut me saisir par le bras, mais soudain je me retourne, je m’empare de ma chaise et je suis prêt à la lancer ; en même temps je pousse des cris à faire trembler la prison. Là-dessus, mes assaillants se retirent, et le praporszczyk me menace d’en faire son rapport au procureur général. « Et moi, je prends la plume pour lui écrire aussi, lui répondis-je, je ferai plus, j’écrirai à l’impératrice elle-même. » Je parlais exprès de l’impératrice pour dérouter mon drôle, et lui enlever tout soupçon sur ce que je pouvais avoir appris du changement qui venait d’arriver. En moins d’une demi-heure, j’avais préparé mes deux lettres, l’une pour Makarow et l’autre pour le procureur général. J’envoyais chercher de la lumière et de la cire d’Espagne pour les cacheter, lorsque mon goujat, aussi poltron qu’insolent, persuadé désormais que je ne plaisantais pas, vint de lui-même et fit sortir le soldat ; il était devenu tout humble et tout mielleux. « Qu’est-oe que c’est que cette querelle, me dit-il, qui est survenue entre nous ? » — « Vous vous l’êtes attirée vous même, lui répondis-je ; on n’emploie pas impunément la force contre moi ; vous en répondrez. » — « Je n’ai fait que mon devoir, mais malgré cela, je n’enverrai pas mon rapport si vous voulez aussi ne pas envoyer vos lettres. A quoi bon faire un procès criminel pour un simple mouvement d’impatience, car enfin, vous avez levé la chaise contre moi. » — « Vous ordonniez d’employer la force, je me préparais à la repousser. — Votre crime est plus grand. » — « C’est ce qu’on décidera. » Après cet échange de paroles, le drôle parut réfléchir quelque temps, puis, sachant peut-être déjà que l’empereur nous témoignait beaucoup d’intérêt et paraissait même devoir nous rendre bientôt à la liberté, craignant d’ailleurs que je ne dévoilasse ses vols et ses villenies, il s’inclina très-profondément et me dit : « Si j’ai eu le malheur de vous offenser, j’en suis bien fâché et vous demande pardon. » En disant cela il prit ma main et la baisa. « Cela suffit, » lui répondis-je gravement ; après quoi je déchirai mes deux lettres. Dès ce moment, il fut doux comme un agneau. Le dimanche, 27 novembre, Makar, qui était allé chercher mon dîner chez le général Kosciuszko, se trouvant de garde le soir, entra dans ma chambre tout rayonnant de joie et plus qu’à moitié ivre ; il me dit que ce jour même, l’empereur était venu en personne chez le général, pour lui annoncer qu’il était libre, ainsi que tous les autres prisonniers polonais ; qu’il y avait eu une grande fête à la cuisine, que tout le monde s’y régalait et qu’on l’avait régalé aussi. Il me raconta les circonstances de cette visite, mais à sa manière, c’est-à-dire que je n’en compris pas la moitié ; j’y démêlai seulement que les ministres s’étaient d’abord opposés à l’élargissement du maréchal Potocki et au mien, mais que l’empereur décida en maître, et voulut que nous fussions tous libres. Ma joie était extrême ; je n’avais pas besoin de donner à boire à mon ami Makar, car il n’avait déjà que trop bu, mais je lui fis présent d’une chemise et d’un mouchoir.

Le lendemain, lundi, 28, rien de nouveau. Mardi, on m’apprit que le général Kosciuszko était sorti en voiture, qu’il avait eu une audience chez l’empereur, que ma liberté était décidée et que je sortirais de suite. Cependant mercredi se passa, et personne ne venait pour me délivrer ; et tout en attribuant ces délais aux embarras, à la multiplicité des affaires de tous les employés sous le nouveau règne, je n’étais pas tout à fait sans inquiétude, lorsque jeudi au soir, 1er  décembre, au moment où, selon ma coutume, je me promenais tristement dans l’obscurité, je vois entrer chez moi le praporszczyk, qui fit sortir aussitôt le soldat y et me dit : « Pour preuve de mon attachement pour vous, je vais vous apprendre un secret de la plus haute importance. » — « Qu’est-ce donc ? » dis-je d’un air étonné. Il s’inclina profondément : « Notre immortelle souveraine a daigné mourir. » Je manquai partir à ces mots d’un grand éclat de rire, mais simulant bientôt une exclamation de surprise : « Est’il possible ? lui dis-je ; quand ? comment ? » — « Il y a déjà quelques jours, et après une courte maladie ; mais telle était la volonté de Saint-Nicolas ; il faut humblement nous y résigner ; c’est une grande perte, mais l’empereur nous en dédommagera, j’espère. » — « Croyez-vous que cela apportera quelque changement à’notre sort ? » Il resta longtemps muet. « Vous ne me trahirez pas ? » dit-il enfin tout bas. « Non, lui dis-je, je vous en « donne ma parole. » Quoiqu’il n’y eût personne dans ma chambre, il s’approcha encore de mon oreille et me dit tout bas : « Les soldats, en apportant votre dîner d’aujourd’hui, m’ont fait savoir qu’on leur a signifié de ne plus l’aller chercher désormais ; que ce soir vous étiez attendu vous-même en ville. » — « Que le ciel en soit béni ! m’écriai-je ; je vous remercie mille fois de votre bonne nouvelle ; mais il se fait déjà tard, et l’on ne vient pas. » — « Il se peut, dit le praporszczyk, qu’à cause de l’obscurité de la nuit, on ne vienne vous chercher que demain matin » Après qu’il fut partie, j’eus, de la bouche même des soldats, la confirmation de cette nouvelle. Je la communiquai aussitôt à Bonneau et à Kapostas, leur disant qu’ils devaient bientôt s’attendre à en recevoir une pareille, les assurant d’ailleurs que si je devais sortir plus tôt qu’eux, le premier usage que je ferais de ma liberté serait de travailler de tout mon pouvoir à leur procurer la leur. En même temps, et pour célébrer un si heureux événement, je fis allumer trois petits bouts de chandelle, je fis aux soldats des largesses étonnantes en vin, chemises, mouchoirs, etc. Je me couchai bien tard ; et, pour cette fois-ci, ce fut de joie que je ne pus dormir. C’était enfin pour la dernière fois que je reposais sur ce grabat. Les longues souffrances, dont je ne prévoyais pas de sitôt le terme, allaient être finies dans quelques heures, j’allais être libre, j’allais revoir les hommes et surtout mes amis et bientôt mes parents ! Avec quelle allégresse mêlée d’attendrissement je me représentais d’avance le moment où il me serait donné de les embrasser ! Je me levai de grand matin, je fis faire à mon domestique nos petits paquets, et j’attendis avec la plus grande impatience la bienheureuse arrivée de Makarow. Je reçus de Bonneau une lettre pleine d’inquiétudes ; il y joignait une autre lettre pour le ministre des relations étrangères, me priant qu’en cas qu’il ne fût pas immédiatement élargi, je la fisse parvenir à Sa destination. Je lui réitérai mes assurances aussi fortes que sincères de m’occuper avec zèle de sa liberté. Je n’avais nulle inquiétude sur l’élargissement de Kapostas et de Kilinski. Cependant neuf, dix, onze heures sonnent ; le caporal revient de la ville ; et encore point de nouvelles ! Mes inquiétudes recommencent, lorsqu’à onze heures et demie, j’entendis un grand bruit dans le corridor, la porte s’ouvre, et l’inspecteur de la prison, Makarow, entre chez moi tout essoufflé. Faisant semblant de ne me douter de rien, je commence par lui faire des reproches de ce qu’il nous avait négligés depuis si longtemps. « Je suis hors d’haleine, me dit-il, je ne puis pas parler. » Il s’assied sur mon lit, moi à côté de lui ; puis, après quelques moments de silence, il tire un papier de sa poche et me lit l’ordre de l’empereur signé de sa propre main, qui me rendait ma liberté. Il m’embrassa et me félicita. La manière humble avec laquelle le praporszczjrk s’inclina alors devant moi et m’adressa son compliment, me fit sourire. « Et mes compagnons, dis-je à Makarow, sont-ils libres aussi ? » — « Ils le seront, je crois, mais l’ordre n’en est pas encore expédié ; en attendant faites de suite raser votre barbe, car je n’ai pas, un moment à perdre, il faut que nous partions à l’instant. » — « Pourquoi donc me raser la barbe ? lui dis-je ; s’il n’y avait pas de mal à me la laisser croître pendant deux ans, il ne doit pas y en avoir, à me laisser paraître avec elle devant mes amis. » — « Cela ne se peut pas, me répondit-il, un peu fâché ; si vous voulez sortir tout de suite, il faut absolument vous faire raser. » — « Allez donc, lui dis-je, voir et consoler les autres prisonniers, mon départ les inquiéterait. » Il sortit, et tandis qu’il les visitait, on coupa et puis on rasa ma barbe ; je pris mes bottes de chien de mer, mon bonnet, mon wiltchoura, et Makarow en rentrant me trouva prêt.

J’ai déjà dit que j’avais apporté avec moi une vingtaine ou une trentaine de livres ; je demandai, à Makarow la permission de pouvoir en faire présent à la prison ; il y consentit. Quoique les malheureux qui y gémiront après moi ne puissent guère savoir à qui ils devront ce legs, l’idée d’adoucir pendant quelques instants leur douloureuse existence, est pour moi une des plus douces jouissances toutes les fois que j’y songe.

Je ne saurais exprimer l’émotion que je sentis en franchissant le seuil de la porte de la prison. Nous traversâmes le pont-levis, la forteresse, et nous nous acheminâmes du côté de la Newa, que nous passâmes sur la glace. L’action de l’air libre, la sérénité du ciel, la vue d’une ville superbe, de ses quais en granit et en bronze, de la multitude bruyante d’hommes, d’équipages, de traîneaux, me causaient un étourdissement, un vertige singulier, et semblaient pousser tout mon sang vers la tête. Nous traversâmes la ville en traîneau. Chemin faisant, Malkarow me dit : « Il y a eu de grands débats au conseil, de grandes oppositions à votre élargissement, mais enfin vous êtes libre ; soyez circonspect, je vous en conjure. Le moindre mot pourrait vous perdre. » Je le remerciai de l’intérêt qu’il me portait ; et je dois ici lui rendre, pleine justice, que, pendant toute ma captivité, il se conduisit envers moi en homme sensible et compatissant.

Nous nous arrêtâmes devant la maison où étaient détenus Mostowski, Zakrzewski et son ami Sokolnicki. Quelle entrevue ! Nous nous tînmes longtemps embrassés, versant des larmes, sanglotant et ne pouvant proférer un seul mot. J’ai trouvé surtout Mostowski extrêmement maigri et changé ; eux, ils me trouvaient vieilli de dix ans.

Makarow, avant de nous quitter, nous avertit que, le soir même, nous irions prêter serment de fidélité à l’empereur, entre les mains du procureur général Samoilow. Après que nous nous sentîmes soulagés, de l’émotion oppressive, d’attendrissement et de joie, mes amis m’apprirent les circopstances suivantes sur la mort de l’impératrice. Elle avait, comme de coutume, passé la nuit avec Zubow, s’était levée le 16 novembre très-bien portante et de fort bonne bumeur, avait pris deux grandes tasses de café, plaisanté beaucoup avec sa femme de chambre, puis s’était mise à écrire, lorsqu’elle sentit un besoin pressant, et alla à son cabinet : il était à peu près sept heures du matin. Quelques moments après, les ministres, avec leurs portefeuilles, arrivèrent, selon l’usage, pour leur travail ; ne la trouvant pas, ils attendent. Une heure se passe ; la grande souveraine ne paraît pas. Son valet de chambre et confident, Zacharie, suppose qu’elle est allée se promener dans son jardin de l’Ermitage ; il va la chercher à travers tous ces bosquets magiques, où, par 30 degrés de froid au dehors, l’oranger, le jasmin et la tubéreuse entrelacent leurs fleurs et embaument l’air des parfums les plus suaves. Ne la trouvant pas, inquiet, éperdu, il la cherche dans tous les appartements, et enfin ouvre la porte des commodités. Il pousse un cri. Les ministres accourent Quel spectacle ! L’immortelle Catherine, la maîtresse du tiers du globe habité, renversée sur sa chaise percée, ses jupons dans le plus grsmd désordre, et présentant aux spectateurs étonnés ce qu’ils n’avaient jamais vu. On l’enlève, on la couche sur son lit ; elle ouvrit encore un moment les yeux, mais ne parlait plus et avait perdu connaissance. Tous les secours de l’art devinrent bientôt inutiles ; tout son corps paraissait inanimé, excepté le ventre, qui s'agitait avec des mouvements compulsifs. A l’instant où cet incident était connu, le chambellan Ilinski, jeune Polonais, qui depuis les partages s’était attaché au grand-duc Paul Petrowicz, courût en porter la nouvelle à ce prince, à Gatschina, sa maison de campagne. Cet empressement fut la source des nombreuses grâces et de la haute faveur qui se répandirent bientôt sur lui ; mais soit inconstance du prince, soit étourderie du courtisan, cette faveur ne dura pas longtemps. En moins de deux heures, le grand-duc était déjà au pied du lit de son auguste mère qui était, comme je l’ai déjà dit, immobile, excepté le ventre, qui s’agitait toujours. Severin Potocki, qui, ce jour-là, était de service, m’a dit que cette mort incomplète de Catherine mettait les courtisans dans la plus gmnde perplexité ; car ils étaient en présence de deux souverains, dont, l’un, il y a quelques heures de cela, était maître de leurs biens et de leur vie, et pouvait peut-être, encore revenir, puisqu’il remuait ; l’autre, dans la force de l'âge et de la santé, touchait déjà du bout des doigts le sceptre, et promettait de le tenir fenme et fort longtemps. Or, l’empressement ou l’indifférence pour l’un ou pour l’autre pouvait également compromettre, était également dangereux. Dans ce cruel embarras, ils prirent pour boussole de leurs actions et de leurs mouvements le ventre de leur souveraine : s’agitait-il avec force, vite ils se rangeaient du côté du lit et poussaient les cris les plus lamentables ; commencait-il à se ralentir, plus vite encore, d’un air moitié joyeux, moitié respectueux, ils se précipitaient vers le grand-duc. Ces manœuvres de crainte et de flatterie durèrent pendant trente heures de suite ; car ce n’est que le lendemain, à midi, que le ventre cessa entièrement de s’agiter, et que l’immortelle se trouva morte pour tout de bon. On l’ouvrit, et on trouva un vaisseau dans la tête, rompu, et le sang répandu sur le cerveau. Le grand-duc fut aussitôt proclamé empereur, et prit les rênes et le fouet du gouvernement, en les agitant avec l’impatience d’un jeune cocher qui depuis longtemps brûlait d’envie de mener seul.

J’étais nécessairement très-curieux aussi, d’apprendre les détails de l’entrevue du nouvel empereur avec le général Kosciuszko et le maréchal Potocki : je crois donc devoir rapporter ici tout de suite ce qu’on m’a communiqué à ce sujet, avant de poursuivre le récit de ce qui m’est personnel, après ma sortie de prison.

Ce fut le dimanche, 27 novembre 1796, que Paul Ier, accompagné de son fils aîné, le grand-duc Alexandre, et de plusieurs seigneurs et officiers de sa suite, se rendit en personne au palais d’Orlow, où le général Kosciuszko était gardé. Il lui dit en entrant, que, longtemps condamné à ne pouvoir que plaindre son sort, il était charmé que le moment fût venu, où, en lui rendant la liberté, il pouvait en quelque sorte réparer les longues souffrances qu’on lui avait fait subir. « Vous êtes libre, lui dit-il ; je voulais moi-même vous apporter cette bonne nouvelle. » Quoique Kosciuszko dût être préparé à cette visite, il en fut tellement étonné et saisi, qu’il resta longtemps muet sans pouvoir proférer une seule parole. L’empereur, touché, et peut-être flatté de son embarras, lui parla avec douceur, s’assit à côté de lui, tâcha de le mettre à son aise et de lui inspirer de la confiance ; enfin Kosciuszko le remercia et lui demanda si les autres prisonniers polonais seraient libres. « Ils le seront également, répondit l’empereur, quoiqu’il y eût dans mon conseil une grande opposition par rapport à Potocki et à Niemcewicz ; on les croit trop dangereux. Voulez-vous, ajouta-t-il, me donner votre parole et être garant de leur bonne conduite ? » Kosciuszko répondit qu’il était sûr de moi, mais qu’il ne pouvait s’engager à rien par rapport au maréchal Potocki sans avoir préalablement eu une entrevue avec lui. « Je veux, disait-il, avoir sa parole avant d’engager la mienne. » Paul se montra fort content de ce trait de prudence, qui prouvait combien les intentions de Kosciuszko étaient sincères. Il l’en loua, et dit qu’il pouvait aller voir Potocki quand il voudrait. Kosciuszko lui demanda la permission de pouvoir se retira en Amérique. L’empereur l’accorda, avec la promesse de lui faciliter tous les moyens pour faire ce voyage. Le grand-duc Alexandre fut tellement attendri de l’état de défaillance et de tristesse de Kosciuszko, qu’en sortant, il l’embrassa à plusieurs reprises, et les larmes aux yeux.

Le lendemain, le maréchal Potocki étant trop malade pour pouvoir sortir, Kosciuszko alla le voir. Ils convinrent qu’il serait de la dernière imprudence de marchander sur les conditions de notre élargissement, qu’il fallait céder et promettre tout. Dans le courant de la conversation, le maréchal Potocki lui demanda : « Et votre ami Niemcewicz, est-il déjà libre ? » — « Non, répondit Kosciuszko. » — « Comment pouvez-vous laisser échapper un instant, s’écria Potocki, sans aller chez l’empereur et demander sa liberté, puisque ses ennemis se serviront du moindre délai pour le perdre encore une fois. » Le troisième jour, Kosciuszko alla donc chez l’empereur avec une liste des prisonniers polonais détenus encore : mon nom était à leur tête. La liste fut présentée, et l’ordre signé aussitôt. Cependant Paul Ier alla lui-même voir Potocki. Dans cette visite, il montra infiniment d’esprit et d’enjouement, et mit à sa bonté, à sa générosité, une grâce qui ajoutait encore à leur prix. « Je sais, dit-il à Potocki, que vous avez beaucoup souffert, que vous avez été longtemps maltraité, persécuté ; mais sous le dernier règne tous les honnêtes gens l’étaient, moi le premier. Mes ministres se sont violemment opposés à votre liberté ; j’étais seul de mon avis, et je ne sais, comment il a prévalu. En général, dit-il, ces messieurs (en parlant de ses ministres ) avaient grande envie de me mener par le nez ; mais, malheureusement pour eux, je n’en ai point » Et, disant cela, il passa sa main sur sa figure, qui, de haut en bas, y glissa perpendiculairement comme sur une surface unie, une petite proéminence qui marquait l’endroit où devait être le nez, ne l’arrêtant presque pas. « Vous êtes libre, continua-t-il, mais promettez-moi de vous tenir tranquille. La raison même doit vous en faire voir la nécessité. De nouvelles tentatives ne pourraient que vous attirer de nouveaux malheurs. J’ai toujours été opposé au partage de la Pologne : c’était un acte aussi injuste qu’impolitique, mais il est consommé. Pour rétablir votre pays, il faudrait le concours, le consentement des trois puissances, à restituer ce qu’elles ont pris : y a-t-il la moindre probabilité que l’Autriche, et surtout le roi de Prusse, rendent leurs parts ? Dois-je tout seul rendre la mienne, m’affaiblir, tandis qu’ils se sont renforcés ? Impossible. Dois-je tout seul leur faire la guerre pour les y contraindre ? Encore moins. Mon empire n’a que trop besoin de la paix. Vous voyez donc qu’il faut vous soumettre aux circonstances, et rester tranquille. » Le maréchal Potocki, touché de tant de franchise et de bonté, le lui promit sincèrement.

Dès ce moment, en ville, à la cour, il n’était question que de la faveur extraordinaire dont jouissaient les prisonniers polonais, et comment le souverain omnipotent, qui n’allait jamais voir les premiers seigneurs de son empire , s’était abaissé jusqu’à visiter des rebelles ! Les Russes en étaient inquiets, les traîtres polonais tremblaient de tous leurs membres ; ces derniers mirent en campagne leurs femelles pour cabaler et calomnier. Mais George Wielhorski, créé nouvellement maréchal de cour, esprit fin et délié, le même qui, dès l’année 1791, déserta sa patrie et entra dans tous les complots formés contre elle, Wielhorski, dis-je les servit plus adroitement. Beaucoup plus jaloux du peu de gloire que nos tentatives pour sauver la Pologne et nos malheurs mêmes faisaient rejaillir sur nous, qu’effrayé des distinctions qu’on nous accordait, comblé de faveurs à la cour, mais déshonoré dans l’opinion publique, ne pouvant plus se laver de l’opprobre qui le couvrait, et voulaint en quelque sorte nous y associer, Wielhorski persuada à l’empereur qu’il était de sa politique, ainsi que de sa générosité, de donner des terres aux deux principaux chefs de la révolution, Kosciuszko et Potocki, et de les obliger, ainsi que tous les autres prisonniers polonais, à lui prêter serment de fidélité comme sujets de la Russie. Paul Ier goûta ce conseil : Potocki et Kosciuszko reçurent chacun mille paysans. Kosciuszko, malgré toutes ses instances, fut forcé de prêter le premier le serment de fidélité , et nous suivîmes son exemple. Par ce trait de politique, en obligeant des citoyens vertueux à se déclarer sujets de la Russie, à recevoir de force, des mains qui avaient asservi leur patrie, des dons que lui, Wielhorski, avait toujours sollicités, lui et ses semblables croyaient alléger le poids de leur ignominie, et se confondre avec nous. Wielhorski resta très-probablement tout seul dans cette persuasion ; car ni le public, ni la postérité ne prendront jamais le change sur cette grossière astuce. Du reste, cet homme était plus vicieux que méchant. Je me rappelle que, quand j’étais au collège, on le citait comme le cavalier le plus aimable de la cour de Varsovie ; je l’ai vu tel à mon entrée dans le monde. Ruiné par le jeu, vain, et accoutumé au luxe, il sacrifia à sa cupidité et à son ambition tous les devoirs d’un citoyen.

Je profitai des premiers moments de ma liberté pour aller voir mes amis et compagnons d’infortune. Je fus d’abord chez le maréchal Potocki. Je le trouvai plus défait encore, s’il est possible, que Mostowski. Nouvelle scène d’attendrissement et de larmes ; il voulut voir la cicatrice de ma blessure, et la baisa. De là, je fus chez Kosciuszko : il était étendu sur une chaise longue, la tête enveloppée de bandages, et une jambe entièrement morte ; mais ce qui m’affecta encore plus, c’était sa voix presque éteinte et un grand désordre dans toutes ses idées. Il paraissait frappé de terreur, ne parlait que très-bas, et, quand nous élevions la voix, nous faisait des signes avec son doigt pour nous avertir que les domestiques étaient aux écoutes dans l’antichambre, et qu’ils étaient tous espions. Après les premiers embrassements et félicitations réciproques, il me dit : « Je sais que vous avez beaucoup souffert ; il faut achever le sacrifice ; il faut me faire une grâce, me promettre d’aller avec moi en Amérique. » — « Vous savez mon attachement pour vous, lui dis-je ; mais, après tant de malheurs, après une si longue absence de chez moi, il me serait doux de revoir la maison paternelle et d’arranger mes affaires domestiques,

« qui, comme vous savez, ne sont que trop délabrées. » — « Eh ! me répondit-il, n’ai-je pas à présent plus qu’il ne nous faut à tous deux ! » — « Il me serait pénible, lui dis-je, de vous être à. charge. Je veux aller auparavant ramasser les débris de mon petit patrimoine. » — « Je pars dans huit jours, me dit-il, voyez l’état où je suis ; voyez si je puis aller seul ; si je n’ai pas besoin d’un ami qui me donne des soins. Pouvez-vous m’abandonner ? » Et il se mit à pleurer. « C’en est assez, m’écria-je ; non, je ne vous abandonnerai pas ; j’irai avec vous. » Il m’embrassa avec transport. C’est ainsi que le même jour où je vis rompre les chaînes dont m’avaient accablé mes ennemis, l’amitié m’en imposa de nouvelles.

Le soir, Wawrzecki, Zakrzewski, Mostowski et moi, nous nous rendîmes chez le procureur général, Samoilow, pour subir la triste cérémonie du serment. Malgré nos remontrances que depuis les partages, plusieurs d’entre nous étaient sujets de la Prusse et de l’Autriche, on nous signifia très-sérieusement qu’il m’y avait qu’à obéir. La formule de ce serment était terrible. Nous jurions, non-seulement fidélité et obéissance à l’empereur, mais nous promettions de verser notre sang pour sa gloire ; nous nous engagions à révéler tout ce que nous pourrions jamais apprendre de dangereux pour sa personne ou son empire ; nous déclarions enfin que dans telle partie du globe que nous puissions nous trouver, un seul mot de l’empereur nous ferait tout quitter, et nous obligerait de nous rendre auprès de lui. Ce serment était dicté en polonais par un prêtre catholique. Apres cette révoltante cérémonie, Samoilow embrassa mes compagnons et s’avançait déjà vers moi, lorsque, en jetant les yeux sur le portrait de son oncle Potemkim et se rappelant sans doute tout ce que j’avais dit et écrit sur cet homme singulier et barbare, il recula subitement devant moi, comme s’il avait touché un aspic.

J’ai vu, le même soir, plusieurs de mes compatriotes qui, depuis le partage, soit par leurs charges à la cour, soit par l’espoir de recouvrer, sous le nouveau règne, leurs biens confisqués sôus Catherine, se trouvaient à Pétersbourg : entre autres, Ilinski, qui, par sa nouvelle faveur auprès de l’empereur, avait beaucoup contribué à notre délivrance ; Severin Potocki ; Potocki ; palatin de Belz ; la princesse Radziwill, et son mari, palatin de Wilna, frère de celui qui venait d’épouser une de mes nièces ; madame Dzialynska, dont le mari avait été exilé sur les bords de la mer Glaciale ; le prince Stanislas Poniatowski, neveu du roi ; Ancuta, son secrétaire ; la duchesse de Courlande. La vue de toutes ces personnes me causa les émotions les plus vives. Soit sentiment de joie et d’ attendrissement, soit passage subit du silence de la prison au bruit de la société, j’avais l’air d’un imbécile ; étonné de tout, je cherchais les paroles et pouvais à peine les trouver ; un petit air de piano me faisait pleurer. J’ai revu surtout avec des larmes de joie, les jeunes princes Czartoryski, Adam et Constantin, fils de celui qui m’a toujours témoigné tant d’intérêt et d’amitié. Ces deux jeunes gens, élevés dans les principes les plus purs de la vertu et de l’amour de la patrie, avaient été forcés, sous le dernier règne, de venir à Pétersbourg solliciter la restitution des biens immenses qu’on avait confisqués à leur père. Ils les recouvrèrent en grande partie, mais furent obligés de rester, comme otages, auprès de la personne de l’impératrice. Tous deux furent faits officiers dans les gardes et gentilshommes de la chambre, et tous deux supportaient avec répugnance le fardeau et l’odieux de leurs chaînes. Leur sœur avait épousé le prince Louis de Würtemberg, frère de l’impératrice régnante. De mauvais traitements, et plus encore la trahison du prince dans notre campagne de 1792, avaient obligé la princesse à divorcer avec lui ; ce fut là un grief et une des sources de toutes les persécutions exercées contre cette famille.

Le dimanche suivant fut destiné à notre présentation à l’empereur et à l’impératrice. D’après l’étiquette, nous nous mîmes tous en grand deuil : c’était un habit à trois boutons par devant, avec des pleureuses larges, selon les grades qu’on avait, des boucles noires, l’épée et le chapeau tendu de crêpe, point de poudre dans les cheveux. Dans cet équipage, nous ne ressemblions pas mal à des ramoneurs. Naguère traité de criminel, me voilà tout à coup à la cour, en présence des deux souverains : l’un mort, étendu sur un lit de parade et encore entouré de toute la pompe impériale ; l’autre exerçant le pouvoir suprême dans toute sa plénitude. L’aspect de cette cour me parut encore plus bizarre qu’imposant ; il offrait le singulier assemblage de représentants et de costumes les plus divers des peuples nombreux soumis au sceptre russe. Ici, des gentilshommes de la chambre, malgré leur deuil, élégants, lestes, et avec toute la tournure des marquis de Molière ; là, un métropolitain avec sa barbe longue , d’un gris pommelé, ses habits grecs, son bonnet haut, son étole et sa croix. — Quelle est cette figure basanée, avec des moustaches et une barbe noire, un cafetan, des culottes larges et des pantoufles en maroquin jaune ? C’est un Tartare de la Crimée. — Et ces deux jeunes gens la tête rasée, la ceinture riche autour du corps ? C’est un Géorgien et un Circassien. — Et plus loin, ce groupe de monstres difformes, avec des petits trous dans la tête à la place des yeux ? Ce sont des officiers kalmouks. J’y rencontrai aassi mes ci-devant compatriotes, faisant partie de toute cette tourbe. En un mot, jamais on n’a pu voir ailleurs une marqueterie, une mosaïque de nations plus bigarrée.

Le corps des chevaliers-gardes qui font le service dans l’intérieur du palais, est superbe ; il n’est composé que de cent hommes au plus, choisis parmi les jeunes officiers de la plus fadle figure : c’était là le haras de Catherine II. Leur uniforme est d’une richesse, d’un faste dont rien n’approche. Ce sont des justaucorps blancs, avec des coUets et parements en velours blanc, des galons d’or sur toutes les coutures ; ces galons surmontés d’une large broderie ; une espèce de cuirasse légère, en argent ; des chaînes d’argent massif, retombant sur la poitrine ; des casques à la romaine, en lames d’argent doré, avec des grands panaches en plumes d’autruche ; et, comme si tout cela n’était pas encore assez, de grosses plaques d’argent massif garnissant, des deux côtés, les bottes sur toute la longueur de la jambe. La foule des courtisans remplissait déjà, toute l’étendue des appartements, lorsque tout à coup je vois cette foule s’agiter, reculer de deux côtés, et s’entr’ouvrir devant un individu chamarré de cinq cordons, et portant un portrait en miniature entouré de gros diamants, à sa boutonnière. C’était Zubow, l’amant douairier de Catherine, joli bomme plutôt que bel homme, avec de grands yeux noirs, des traits réguliers, mais un air fatigué et usé à l’excès. Cet être, qui se traînait plutôt qu’il ne marchait, n’était plus rien ; mais telle est la force de l’habitude, que la foule des courtisans s’inclinait encore devant lui comme du temps de sa grandeur. Il se dirigea vers la grande salle où le corps de la défunte était déposé. La curiosité me porta à m’y glisser aussi ; mais, ne goûtant pas trop Ja cérémonie de se prosterner et de baiser la main à un cadavre, je m’arnêtai à la porte. Sur un lit de parade, auquel on arrivait par douze marches, on voyait les restes inanimés de celle qui, il y a peu de jours encore y était la souveraine absolue d’un tiers de la terre habitée. On l’avait habillée d’une longue robe russe, en velours, garnie de zibeline, bordée tout autour d’une riche broderie en or. Couronne, sceptre, globe, une multitude de plaques et de cordons, étaient déposés sur les degrés du catafalque. La défunte avait encore sa cour comme de son vivant. Dames d’honneur, chambellans , gentilshommes de la chambre, gardes du corps, rangés respectueusement tout autour, restaient auprès d’elle, debout, jour et nuit, se relevant seulement toutes les trois heunes. C’était un temps bien pénible pour les courtisans, qui, outre leur service auprès de leurs souverains en vie, avaient encore à garder ici une impératrice morte et le corps d’un empereur étranglé il y avait trente-quatre ans.

Paul Ier le jour même de son avènement au trône, ne pouvant plus venger la mort de son père, Pierre III, voulut du moins réparer les insultes faites à sa mémoire. On savait que cet empereur, après sa fin tragique, avait été mesquinement enterré dans l’église de Saint-Alexandre-Newski ; Paul Ier s’y rendit aussitôt, suivi de Bezborodko et d’un seul aide de camp. Il ne se trouva qu’un seul moine qui connût l’endroit où le corps avait été déposé. Paul descend avec lui dans le caveau ; fait ouvrir le cercueil, et n’y aperçoit plus que des cendres et quelques restes d’uniforme, de boutons et de bottes. Ému jusqu’aux larmes, l’empereur ordonna d’élever tout de suite dans la même église, un lit de parade pareil à celui de sa mère, nomma les officiers de sa cour pour y faire le service comme au palais ; puis, deux fois par jour, matin et soir, il allait, selon la phrase adoptée, adorer les défunts, en s’inclinant respectueusement par trois fois devant eux et en baisant la main de sa mère. L’impératrice, les princes et princesses, les courtisans, et après eux toutes les personnes décemment vêtues, étaient admises au même honneur. On pratiquait la même cérémonie auprès du cercueil de Catherine, comme auprès de celui de Pierre III ; seulement, comme chez cet empereur il n’y avait plus rien à baiser, on faisait en place une génuflexion. L’air de défaillance et d’attendrissement avec lequel Zubow se prosternait devant le corps de son ancienne maîtresse, était vraiment curieux à voir. C’était pour la première fois sans doiite qu’il baisait gratis cette main, qui autrefois s’ouvrait pour lui toujours, quand même il la serrait le plus.

L’empereur, non content d’avoir ainsi réhabilité la mémoire de son père, voulut encore tirer une petite vengeance de l’épouse qui l’avait si lestement expédié. « Mon père et ma mère, dit-il, étaient désunis pendant leur vie, je veux au moins les unir après leur mort. Qu’on prépare donc une salle où les deux cercueils seront exposés l’un à côté de l’autre. » Il dit, et au bout de quelques jours la salle se trouva prête. Elle était décorée de tous les emblèmes de la souveraineté et des écussons de tous les gouvernements et provinces appartenant à cet immense empire ; on y voyait cinq couronnes : celle de l’empire de Russie, celles des royaumes de Kasan, d’Astrakan, de la Sibérie et de la Tauride ou Crimée ; les bonnets ducaux étaient innombrables. Des sceptres, des globes, des glaives, tout enfin rappelait à l’imagination que dans ces régions glaciales tant de millions d’hommes sont là propriété d’un seul maître. Les préparatifs achevés, la translation des cendres de Pierre III au palais fut ordonnée. J’ai vu cette procession , sans doute une des plus pompeuses qui se soient jamais faites. Le corps des cadets, quatre régiments des gardes, dix mille hommes de trpupes en garnison à Pétersbourg, furent rangés en haie depuis le palais impérial jusqu’à l’église de Saint-Alexandre-Newski, où les restes de Pierre III étaient enterrés. L’empereur et toute sa famille s’y rendirent de grand matin ; la procession commença aussitôt qu’il fit grand jour, c'est-à-diré vers les dix heures du matin ; un détachement des gardes à cheval l’ouvrait, puis venait un autre détachement du corps des cadets, suivaient quatre compagnies des gardes ; venaient ensuite les différents départements du gouvernement, ayant chacun son ministre en tête ; après eux marchaient soixante hérauts armés de pied en cap, et suivis chacun par un cheval caparaçonné et couvert en entier de drap noir ; chacun de ces hérauts représentait un des gouvernements ou provinces dont l’empire russe est composé ; les chevaux portaient leurs écussons ou armoiries. Avec quelle douleur n’y aperçus-je pas les écussons des provinces tout nouvellement enlevées à la Pologne ! Ces hérauts se suivaient à la file l’un après l’autre ; puis venaient les dignitaires et grands officiers de la couronne, portant les divers emblèmes de la royauté : couronnes, sceptres, glaives, mitres ducales, croix et cordons de toute couleur et de toute espèce. Enfin parut le. char attelé de huit chevaux blancs, couverts de housses noires, portant un cercueil immense tendu de velours cramoisi, bordé de franges et de glands d’or, et suivi immédiatement par la famille impériale ; c’est-à-dire, d’abord par les toutes petites princesses, puis celles plus grandes, ensuite la belle princesse Alexandra Paulowna, les deux grands-ducs avec leurs épouses, l’impératrice, et à la fin l’empereur lui-même, entouré des grands de l’empire ; différents détachements de troupes fermaient la procession. Tout cela marchait d’un pas grave et majestueux, et, par un froid de dix-huit degrés de Réaumur, paraissait ne porter-que dès habits analogues à la cérémonie et au rang, du moins pour l’extérieur. La procession arrivée au palais, on déposa le cercueil de Pierre III à côté de celui de l’impératrice ; ils y restèrent pendant huit jours, exposés aux comparaisons, aux propos malins des courtisans et du public ; puis avec les mêmes cérémonies on les transporta à la cathédrale de Saint-Pierre-et-Paul, où ils restèrent encore exposés durant trois semaines, et puis furent descendus pour toujours dans leuts caveaux.

Notre présentation à la cour se fit selon l’ étiquette usitée : le maréchal de la cour décline votre nom ; vous êtes tenu de vous précipiter à genoux et de baiser la main du souverain ; il vous relève et vous donne un baiser sur la joue. La même cérémonie se répète devant l’impératrice. Je me rappelle qu’en quittant l’empereur, je m’avançais comme un lourdaud, en ligne droite vers son auguste épouse, « Ciel ! que faites-vous ? » s’écrièrent les deux chambellans qui se tenaient à mes côtés , « vous tournez le dos à l’empereur. » Aussitôt ils me saisissent par les deux bras, me retournent, et, comme un cheval de manège, me font traverser l’espace en ligne diagonale. Autant j’ai goûté peu la main de l’empereur, autant je savourai celle de l’impératrice ; elle était blanche , potelée, et délicieusement parfumée. Cette princesse est parfaitement belle, et j’avoue que c’est avec plaisir que je me suis mis à ses genoux. La même cérémonie ne m’a pas paru également agréable vis-à-vis de son époux, mais il le fallait bien. Il était bien plus choquant de voir les femmes même assujetties à cette humiliation ; elles portaient de grands habits de deuil avec un crêpe qui de la tête se rejetait en arrière et traînait par terre au moins de deux aunes, en outre une grande langue de velours noir sur le front C’était autant d’Andromaques aux pieds, j’allais dire d’Achille ; mais la comparaison ne serait pas juste. Plaisantant une fois avec une de mes compatriotes sur ces génuflexions : « A tout compter, me dit-elle, me voir à ses pieds est sans conséquence ; mais, laid comme il est, je serais bien plus fâchée de le voir aux miens. »

Je ne m’étendrai pas davantage sur les étiquettes, cérémonies et pompes de la cour ; je n’en ai d’ailleurs vu que juste autant qu’il fallait pour ne pas me compromettre. Les cérémonies de l’Église grecque, sans être fort belles, sont plus surchargées que celles de l’Église catholique. La messe est chantée par un chœur de quarante jeunes gens ; la mélodie en est fort agréable. Après le service, le prêtre donne au souverain la bénédiction ; l’empereur prend la main de l’officiant, comme pour la baiser ; mais celui-ci l’escamote et lui présente en place un crucifix, et c’est par cet escamotage qu’on élude l’ancien usage russe, par lequel le czar lui-même était obligé de baiser la main du prêtre.

Il y a à Pétersbourg un grand nombre d’objets curieux, intéressants, et, plus que tout cela, singuliers à voir. Je suis maintenant fâché de ne les avoir pas visités ; mais, à l’époque dont il s’agit, tout était en quelque sorte indifférent pour moi, et ce n’est que par hasard qu’une fois, me trouvant avec mes amis dans les appartements de l’impératrice, j’y ai vu la collection des diamants de cette souveraine. Sur une table, au milieu de la salle, sont déposés la couronne, le sceptre et le globe : la couronne impériale est une grande masse de belles pierreries ; on y voit le diamant qui pèse 779 carats, et qui a la forme d’une petite cuiller, étant arrondi d’un côté et plat de l’autre. Catherine II le paya 2,250,000 livres de France comptant et 100,000 livres de pension viagère. Le marchand qui le vendit mourut bientôt. La seconde pierre remarquable qu’on voit dans cette collection, est un rubis de la plus belle eau et de la grosseur d’un petit œuf de poule ; il orne le sceptre. Gustave III, roi de Suède, à son voyage à Pétersbourg en 1777, en fit présent à l’impératrice. Le reste ne répondit pas du tout à l’attente que je m’en faisais : c’était tout autour de l’appartement des tables longues, recouvertes de carreaux de vitre, comme dans les magasins des bijoutiers ; on y voyait des chaînes, des montres, des boîtes, des étuis ; le tout garni de fort petits diamants et assez mesquins. Quelle différence avec la collection à d’Auguste III, roi de Pologne, électeur de Saxe, qu’on montre à Dresde, dans l’appartement appelé Grüne Gewölbe, collection qui , pour le choix et le goût, n’est guère surpassée, je crois, par celle d’aucun autre souverain.

Pendant le peu de jours que je suis resté à Pétersbourg, je ne voyais que des Polonais, et encore ceux-là seulement d’entre eux, dont la conduite passée, et la manière de voir étaient conformes à la mienne, et me rendaient leur société intéressante. Cependant la ville était pleine de mes compatriotes d’un autre genre, des lâches et des traîtres, qui, pendant que la nation combattait pour son indépendance, s’étaient joints aux Russes pour cabaler et même combattre contre leur patrie. Catherine avait déjà, récompensé leur trahison par des dons, des honneurs et des charges ; mais comme Paul Ier, à son avènement au trône, ouvrait une nouvelle source de bienfaits et de largesses, ces vils insectes s’y jetèrent les premiers. Il ne se passa pas deux jours du nouveau règne, qu’ils n’eussent déjà attrapé des villages et des bourgs entiers en propriété ; le tout pour s’indemniser de ce qu’ils prétendaient avoir souffert pour leur zèle et leur attachement à la Russie. Notre délivrance, les bontés que l’empereur nous témoignait, la générosité qu’il déploya envers Kosciuszko et Potocki, excitèrent non-seulement leur envie, mais même leurs inquiétudes. Ils allaient jusqu’à me craindre et à penser que, si je restais plus longtemps à Pétersbourg, je pourrais parvenir à entrer en faveur auprès de l’empereur, et à nuire à leurs aubaines. Ces inquiétudes de leur part me furent rapportées, et j’en riais de bon cœur, lorsqu’un jour, pendant que je dinais chez le général Kosciuszko, un officier vint de la part de M. Archarow, lieutenant de police de Pétersbourg, me prier de passer à l’instant à son hôtel. Or, je savais ce que c’était qu’Archarow et son hôtel ; Or je savais que c’était de là qu’on envoyait des victimes ou en prison ou en Sibérie. Bien que je fusse sûr de n’avoir ni rien fait, ni même rien dit qui aurait pu m’attirer un nouveau malheur, je connaissais bien aussi ce que pouvait la calomnie ; cette réquisition de paraître aussitôt chez le ministre de toutes sortes de persécutions, ne pouvait donc que m’alarmer. Je me levai et n’eus que le temps de dire au général : « Vous savez le danger que je cours, ne m’abandonnez pas. » Ma voiture était à la porte, j’y monte avec l’officier, et nous voilà à l’hôtel du lieutenant. On m’introduit dans une grande salle, en me disant que S. E. n’était pas chez elle et que je devais l’attendre. Je regarde dans la cour, et j’y vois trois ou quatre kibitkas ou petits chariots dans lesquels on envoie les prisonniers en Sibérie, des Cosaques, des officiers allant et venant comme gens qui se préparent à un départ. Cette vue augmenta naturellement mes inquiétudes ; je ne doutais pas que, par suite de quelque infâme délation, je ne fusse destiné à être un des voyageurs qu’attendaient ces messieurs. Je me résignais déjà à mon sort, en arrangeant dans ma tête le plan de ma vie dans un désert glacé ; je comptais combien d’argent j’avais dans ma poche, et trouvant à peu près trente ducats en or, de crainte d’être fouillé, je les glissais sous ma chemise ; enfin, j’attendais l’événement. Cependant une heure, deux heures se passent, la nuit arrive, et son Excellence n’étant pas encore de retour, on me laisse au milieu des ténèbres et en proie à toutes sortes d’inquiétudes, jusqu’à ce qu’au bout du compté on vint me chercher, et on m’introduisit dans son cabinet de travail. « C’est vous, Monsieur, me dit-il, que l’empereur vient d’élargir tout à l’heure ? » — « Oui , lui dis-je. » — « Et de nouveau, Monsieur, vous encourez sa disgrâce. » — « Par quel moyen, lui dis-je, comment ? » — « Sans la permission de la cour, vous avez été rendre visite à une des dames d’honneur. » — « Où et quand ? lui dis-je ; je ne vais nulle part, excepté chez mes amis, et je n’ai pas l’honneur de connaître aucune des dames dont vous me parlez ; permettez-moi de vous demander son nom ? » — « Il ne s’agit pas de çà, me dit-il ; mais enfin l’empereur vous pardonne cette fois-ci, et moi je vous donne le conseil, de ne pas rester trop longtemps à Pétersbourg. Adieu. » Je remontai en voiture et revins chez le général Kosciuszko ; je lui conte mon aventure, et j’ajoute qu’il faut qu’il y ait eu un quiproquo, ou bien une erreur dans la personne. J’allai ensuite chez le maréchal Potocki, j’y trouvai tous mes amis rassemblés ; ils me reçurent avec des transports de joie, et me dirent que dès qu’ils eurent appris mon enlèvement, bien que son motif leur fût aussi incompréhensible qu’à moi, ils avaient aussitôt envoyé Mostowski auprès du général Kosciuszko, comme auprès de celui d’entre nous qui était le plus en faveur à la cour, pour savoir s’il m’avait déjà envoyé réclamer, et en cas qu’il ne l’eût pas fait encore , de le presser de faire cette démarche.

Je demandai à tout le monde si l’on pouvait comprendre quelque chose à l’accusation énigmatique du lieutenant de policé ; mais l’on tomba d’accord qu’il fallait que cela fût quelque malentendu ou qu’il m’eût pris pour un autre. Le jour suivant, étant, le soir, chez la duchesse de Courlande[2], je lui contais aussi mon aventure et la perplexité où elle m’avait jeté. « Je vous expliquerai tout cela, me dit-elle. Vous vous rappelez que, pressé par votre ami Mostowski, vous fîtes une visite , il y a quelques jours, à la vieille princesse Czetwertynska, femme de celui qui, s’étant un des premiers vendu à la Russie, fut dans le ; cours de votre révolution jugé et pendu. Eh bien ! cette princesse, qui ne respire que haine et vengeance contre vous tous, et surtout contre vous, en votre qualité d’intime de Kosciuszko, c’est elle qui vous a joué le tour dont vous parlez. Vous ignoriez que cette vieille venait d’être nommée dame d’honneur de l’impératrice ; mais elle se l’est très-bien rappelé, car elle et tous ceux de son espèce vous craignent et cherchent par tous les moyens possibles à vous effrayer et à vous éloigner au plus tôt de Pétersbourg. » Je pestai pétrifié de cette profonde noirceur.

Jugeant par ce trait avec quelle facilité, non-seulement les oppresseurs de ma patrie, mais aussi mes compatriotes traîtres, pouvaient me perdre à la première occasion, j’attendais avec impatience le jour marqué pour notre départ. Ma parole à Kosciuszko était donnée, je ne pouvais plus la rétracter ; mes lettres d’affaires et d’adieux à mes parents, à mes amis en Pologne, étaient écrites ; tous les instants passés dans cette terrible capitale n’avaient été marqués pour moi que par des inquiétudes et des alarmes, que d’ailleurs les emportements et les impétuosités du nouveau souverain étaient bien de nature à justifier. Pour me servir encore une fois d’une comparaison vulgaire, ce prince menait la voiture de l’État en cocher jeune et fou : tantôt il suivait le chemin droit et uni, tantôt il s’en écartait ; et, comme pour essayer sa force et son talent, donnait contre toutes les pierres, allait par sauts et par bonds, accrochait des bornes, et faisait trembler sur leurs sièges les voyageurs effrayés. Ses édits, ses règlements étaient marqués au coin de la sagesse et au coin de la folie : le renvoi d’un ministre pervers, l’abolition d’un tribunal odieux, et l’établissement d’une nouvelle forme pour les chapeaux et les gilets, étaient pour lui des affaires de la même importance. Amoureux de son autorité jusqu’à la jalousie, les révolutions de palais, si fréquentes en Russie, et les révolutions d’un autre genre qui avaient eu lieu en France, lui causaient des inquiétudes continuelles. Pour s’assurer qu’il pouvait tout, qu’en effet il était souverain , il ne faisait autre chose que régner depuis cinq heures du matin jusqu’à onze heures du soir : à tout moment on apprenait la nouvelle d’une largesse et celle d’un exil, l’élargissement d’un prisonnier et l’emprisonnement d’un autre personnage ; aussi la panique était-elle générale, et on se croyait dans une ville assiégée, où une bombe peut tomber sans distinction sur la tête de chacun. On n’osait plus se parler ; c’était au point que même en voiture nous ne faisions que chuchoter, de peur du cocher.

Toutes les fois que je traversais les quais et que je découvrais, de l’autre côté de la Newa, les bastions de la forteresse où j’avais gémi si longtemps, j’éprouvais un mouvement d’horreur qui me faisait détourner les yeux. Cependant la reconnaissance, autant que la justice, m’oblige d’ajouter que ces craintes, ces alarmes, résultats du despotisme, existaient au même degré sous le règne précédent, excepté que Catherine mettait dans sa tyrannie une hypocrisie que son fils ne connaissait pas. C’est notre tempérament qui fait peut-être nos vertus et nos vices : les ressorts du sien, longtemps comprimés par la crainte, se déployèrent avec violence, aussitôt que la force de la compression ne les retenait plus. L’empereur Paul est emporté, mais je ne le crois pas méchant ; pénétré du principe que les peuples sont la propriété des souverains, qu’ils doivent obéir aveuglément à tous ses caprices, la moindre contradiction est à ses yeux un crime impardonnable , et il n’est alors d’excès auquel il ne soit capable de se porter ; point de réflexion, point de milieu ni dans ses faveurs ni dans sa colère. Il enverra Suwarow au fin fond du Kamtchatka avec la même facilité, avec la même promptitude, avec laquelle il le déclara son égal et ordonna qu’on eût à s’agenouiller devant lui. On ne sait si les accès de folie qu’on lui voit fréquemment, sont une maladie attachée d’ordinaire aux couronnes, ou bien , comme on le dit, l’effet d’un breuvage que sa mère lui avait fait prendre. Toujours est-il certain que, sans la mort subite de sa mère, Paul Ier n’aurait jamais régné ; car ce n’est plus un secret, qu’elle voulait le déclarer inhabile à gouverner, et nommer pour son successeur le jeune grand-duc Alexandre Pawlowicz. Le peuple, qui a déjà obtenu de Paul quelque soulagement, et le soldat, qui reçut une augmentation de paye, le préfèrent à Catherine ; mais il n’en est pas de même des grands. Il sème moins la corruption et les ménage moins. Il est heureux pour Paul Ier que sa femme (chose rare !), n’aime ni le pouvoir ni l’intrigue, et que son successeur immédiat, Alexandre Pawlowicz, soit un prince doué des qualités les plus aimables et les plus douces ; sans cela il n’aurait pas régné six mois. Avec toutes ses extravagances et toutes ses folies, Paul Ier possède une vertu dont les princes se croient dispensés, je veux dire la justice, même en politique. De tous les souverains coalisés, il est le seul qui ait pris les armes sans aucune vue d’agrandissement ou d’intérêt ; il a dit aussi, et j’en suis convaincu, que s’il eût régné dans le temps où le partage de la Pologne fut proposé, loin d’y donner la main, il s’y serait puissamment opposé.

Les préparatifs de notre voyage furent terminés le 18 décembre. L’empereur fit présent au général Kociuszko d’une superbe voiture, faite exprès pour qu’il pût y voyager couché ; d’une belle pelisse, d’un grand bonnet en zibeline, d’une batterie de cuisine portative, enfin d’un assortiment de linge de table de la plus grande beauté. Il me donna aussi une belle pelisse et un bonnet en zibeline. Kosciuszko alla le remercier. Arrivé au pied de l’escalier du palais, il y trouva la chaise roulante de feu l’impératrice, on l’y plaça, et les gardes du corps le traînèrent ainsi à travers la longue enfilade des appartements, remplis des seigneurs de la cour jusqu’à la chambre à coucher de l’empereur, où ce prince le reçut entouré de toute sa famille. Paul Ier, l’impératrice, les jeunes grands-ducs et les grandes-duchesses, comblèrent Kosciuszko de bontés et de caresses. Ils lui firent promettre qu’il leur donnerait souvent de ses nouvelles. L’impératrice lui demanda de lui envoyer des graines d’Amérique ; elle lui fit présent d’une collection de camées représentant toute sa famille, et d’une superbe machine à tourner, estimée mille roubles.

Tandis que Kosciuszko était avec les souverains, j’étais avec mes amis et compagnons d’infortune. Je leur fis mes adieux. Mon cœur me disait qu’ils seraient éternels. Nous répandîmes bien des larmes. Nous quittâmes enfin Pétersbourg le lendemain matin, lundi 19 décembre 1796.

POST-SCRIPTUM.

J’ai écrit ces notes trois ans et demi après mon élargissement. L’enjouement, cette disposition à la gaieté, qui faisait autrefois le fond de mon caractère, s’y fait entrevoir, même quand je raconte mes malheurs. Leur souvenir cependant ne m’en est pas moins terrible, et ils m’ont laissé une impression que rien ne saura effacer. Après avoir servi ma patrie avec zèle, après avoir tant souffert pour elle, je la vois déchirée et anéantie. Après tant de revers, de souffrances et de trahisons, indifférent à tout, je ne désire que la tranquillité. Ma carrière ne saurait plus être longue ; peu importe dans quel coin de la terre mes cendres trouveront une sépulture.

Fini, le 10 mai 1800, à Élisabeth Town, New-Jersey, États-Unis d’Amérique.



    le nom familier que le peuple donnait à l’impératrice Catherine.

  1. Matuszka, ce qui veut dire petite mère en russe, était
  2. Anne Dorothée, née comtesse de Medem, troisième femme de Pierre, dernier duc de Courlande, à qui elle fut mariée le 6 novembre 1779. En 1790, les affaires de la Courlaade l’ayant appelé à Varsovie, elle y fit un long séjour, et partagea vivement les espérances et l’enthousiasme des Polonais à cette époque. Elle mourut à Löbichau le 20 août 1821. La plus jeune de ses filles, Dorothée, née le 21 août 1793, épousa le duc de Dino.