Notes sur ma captivité à Saint-Pétersbourg/Avant-propos


AVANT-PROPOS

DE L’ÉDITEUR.




Les notes de Julien Niemcewicz sur sa captivité à Pétersbourg, que nous publions aujourd’hui, furent écrites, il y a un demi-siècle, aux États-Unis d’Amérique.

C’était là, au milieu d’une nation libre, heureuse, et triomphante après une longue lutte, qu’étaient venus s’abriter deux soldats vaincus, deux citoyens au désespoir, Kosciuszko et son digne ami Niemcewicz. L’Amérique leur avait d’abord paru le meilleur refuge, parce qu’il était le plus éloigné de l’abîme de désolation qu’ils laissaient derrière eux. Mais bientôt ils sentirent tout le poids de leur isolement dans ce monde d’outre-mer. Aussi Kosciuszko repartit-il avec empressement pour cette région protectrice, sur les portes de laquelle est écrit : Espérez, vous qui entrez ; il repartit pour la France. Niemcewicz, forcé par les circonstances, resta en Amérique. Compagnon de Kosciuszko, compatriote de Pulawski, recommandable par son propre mérite, par son esprit et ses connaissances, il se fit généralement estimer dans ce pays, et trouva des amis qui s’empressèrent à lui être utiles. Jefferson lui prêta quelque argent ; d’autres s’occupèrent à lui faire obtenir le droit de cité ; le roi Louis-Philippe, alors duc d’Orléans, exilé aussi, l’honorait de ses invitations ; Washington lui-même s’intéressait au sort de l’émigré polonais. Mais toutes ces prévenances étaient bien loin d’adoucir ses souffrances, que personne ne pouvait partager, et peut-être même comprendre ; il se sentait réellement aux antipodes. C’est dans ces circonstances que Niemcewicz, pour répondre, sans doute, aux questions bienveillantes de ses nouveaux amis, pour leur parler de la Pologne, et, au moins pour amuser leur curiosité, écrivit dans une langue étrangère, et pour des lecteurs étrangers, une relation de sa captivité en Russie.

Ce n’est là qu’un chapitre de la vie active, généreuse, poétique, tourmentée par la plus noble des passions et le plus insupportable des maux : l’amour de la patrie et l’anéantissement de son indépendance. Toutefois cet épisode des souffrances d’un individu se lie intimement avec les grands malheurs de la Pologne. C’est une scène détachée de ce drame terrible où une nation entière se débat sous le poids de malheurs qui semblent infinis, où chaque noble effort ouvre un abîme, chaque vertu reste sans effet, où une fatalité implacable arrache le glaive des mains du vainqueur, et des blasphèmes de la bouche d’un chrétien. Dans sa vieillesse, Niemcewicz nous racontait qu’un jour, le 4 juin 1796, ayant de sa prison à Pétersbourg, entendu plusieurs décharges d’artillerie, et en ayant demandé la cause : « C’est que la grande-duchesse, lui répondit-on, a daigné mettre au monde un fils. » — Or ce fils, c’était l’Empereur Nicolas. « — Ainsi, disait-il, je n’étais pas encore sorti de ma captivité d’alors, et déjà s’empressait de naître l’homme qui devait, dans mes vieux jours, me forcera à chercher mon tombeau sur une terre étrangère ; » et il finissait par ces paroles de Tacite : non esse curæ deis securitatem nostram, esse ultionem.

Le récit de Niemcewicz s’ouvre par un éclair de bonheur. Varsovie respire ! Deux puissantes armées qui l’assiégeaient se retirent. Les chefs, réunis dans un banquet d’amis, ouvrent leurs cœurs à l’espérance. Mais c’est déjà la veille d’une bataille décisive. Elle est livrée cette bataille. Kosciuszko succombe… Vers la fin du récit, les patriotes polonais sont de nouveau rassemblés, mais à Pétersbourg, captifs, malheureux, sujets assermentés des czars ; et dans cette scène du drame, la Pologne cesse d’exister.

Il y a peu de noms aussi populaires en Pologne que celui de Niemcewicz, et l’on peut prévoir d’avance l’accueil que ce livre obtiendra parmi nos compatriotes. C’est pour nous un souvenir du citoyen vertueux qui a servi sa patrie de tous ses moyens, de toute son âme ; c’est le récit d’un témoin oculaire de divers faits intéressants dans ces jours de misère et d’opprobre, où l’histoire est réduite au silence. Ici, pour la première fois, un soldat de Macieiowice raconte les déchirants détails de cette journée fatale, un des captifs déroule la triste chronique de leur itinéraire et de leur vie de prison. C’est dans ce livre que nous voyons Niemcewicz, blessé, enfermé à la forteresse de Pétersbourg, tracer de sa main gauche et du fond de sa prison, au lieu d’une vile délation qu’on exigeait de lui, une noble et énergique défense de l’insurrection. Dans ce récit, il parle aussi, lui, Niemcewicz, ennemi sans pitié de tout ce qui est russe, il parle de bon cœur de la justice de Paul, de l’attendrissement du jeune Alexandre, de la sympathie de Makar, pauvre soldat, son garde de prison. Qui de nous pourrait lire avec indifférence tout ce qu’il nous raconte de Kosciuszko, de Kapostas, de Kilinski, de Potocki ? Il y a des livres que l’on reçoit comme on reçoit, après une longue attente, une lettre d’un ami, d’un frère, d’un père, que l’on lit d’un seul trait, le cœur ému, la pensée absorbée par tout autre chose que le mérite littéraire. C’est ainsi que ce fragment de l’autobiographie de Niemcewicz, écrit au delà de l’Océan, et daté d’au delà du tombeau, sera accueilli en Pologne.

Mais l’ouvrage est écrit en français, et c’est en France que nous le publions. Obtiendra-t-il un regard favorable ? Passera-t-il inaperçu, ou éveillera-t-il quelques pensées sur les vicissitudes de la Pologne, quelques vœux de plus pour son avenir ?

La cause de la Pologne est jugée au grand tribunal de la conscience de l’humanité, et elle est gagnée. Princes et sujets, philosophes et peuples, amis et ennemis, Napoléon, Washington, Metternich, et même jusque sur le trône des czars, Paul, Alexandre, ont déclaré juste la cause de la Pologne. Le crime de son partage est si honteux, si lâche, que l’histoire cherche en vain le premier auteur de cette idée satanique. La Russie l’attribua à la Prusse, la Prusse la rejeta sur la Russie, et l’Autriche s’en défendit toujours. Tous nos spoliateurs assurent qu’ils n’y ont pris part que par le seul fait de la nécessité, quelques-uns même d’entre eux ont avoué qu’ils restitueraient volontiers leur part de cette rapine… Ainsi la question du droit, de la justice, de la légitimité du rétablissement de la Pologne, n’a jamais été mise en doute. Quant au problème de l’exécution, il est tout résolu : il ne s’agit que d’apprécier, à sa juste valeur, la portée de l’insurrection de 1831.

Cette force que la Pologne déploya alors sera disponible au premier coup de canon d’une guerre européenne. Cette force que la Pologne déploya alors, quarante ans après son anéantissement complet et entier, cette force qui, sans l’appui d’une bonne direction à l’intérieur, sans secours étranger, tint à elle seule en échec toute la puissance de la Russie : cette force n’est que ce sentiment intime, ce feu sacré, ce principe de vie, que la Providence divine entretient au fond des consciences, pour contre-balancer les violences et repousser les triomphes passagers de l’injustice.

La politique exterminatrice que poursuit avec tant de persistance l’empereur Nicolas, ne change rien au fond des choses. Toutes ces mesures de rigueurs et de persécutions, qui peuvent bien rendre le nom russe odieux aux yeux de l’Europe, ne peuvent détruire ce que la Pologne a d’éternel : elles couvrent bien de deuil et remplissent d’amertume une nation noble et généreuse ; mais, après tout, elles ne peuvent qu’augmenter l’intensité des sentiments d’un peuple martyr et ranimer son patriotisme. L’empereur de Russie peut voir déjà, ou il verra un jour, que ses coups ont porté à faux, et qu’il a tout subjugué, enchaîné, détruit en Pologne, hors l’âme. Cuncta terrarum subacta, præter atrocem animum. Non, il n’y a ni sagesse, ni prévoyance, ni force, qui puissent empêcher une nation, telle que la Pologne, de se dresser en face de ses oppresseurs, à la première occasion, que le cours des événements amènera nécessairement.

D’ailleurs la Pologne, tout écartée qu’elle paraisse être de la scène du monde politique, n’en cesse pas moins d’avoir pour alliée une nation grande et puissante. Entre la France et la Pologne il existe un pacte séculaire, indissoluble. Nations de différentes races d’hommes, de différents éléments sociaux, de différents degrés de civilisation : celle-là grande, libre et heureuse, celle-ci subjuguée et partagée, elles sont pourtant liées à jamais par sympathie, par intérêts, par positions, par cette disposition providentielle qui balance les maux et les remèdes sur la terre. Elle existe cette alliance des deux nations dans la tradition du passé, dans les prévisions de la diplomatie, dans la peur soupçonneuse de nos spoliateurs, dans le raisonnement des hommes d’État et dans les vagues pressentiments de notre peuple, qui chaque printemps, au retour de l’hirondelle, ne se lasse guère d’attendre les armées libératrices de la France. Une société littéraire de Leipzig vient de publier un concours pour un mémoire historique : sur les relations entre la France et la Pologne. Ce serait un beau sujet pour un publiciste français. Il aurait à parcourir nos vieilles çhroniques, à puiser dans l’histoire de notre église, de notre littérature, de notre civilisation, des élections de nos rois. Les trois cents volumes de documents polonais, conservés aux archives diplomatiques de la France, lui offriraient d’amples matériaux. Il aurait à exposer les grands projets de Richelieu et les torts des Polonais ; les plans hardis, les conseils prophétiques de Marie-Louise de Gonzague, et les torts de Louis XIV. L’auteur nous montrerait l’époque de Leszczynski, où, pour la première fois, la France et la Russie entrent en lutte au sujet des affaires de la Pologne ; il exposerait sans réserve les fausses et indolentes mesures du cabinet de Louis XV, et les soins infructueux de Stanislas Poniatowski, qui implorait en vain, par une mission secrète, l’assistance de la France pour se soustraire à temps à la rude protection de son amante impériale. Il aurait à retracer, à la même époque, et la révolution en France et une diète réformatrice en Pologne ; il tâcherait d’apprécier l’influence réciproque de ces deux mouvements simultanés, fâcheuse pour nous et propice pour nos amis. En vérifiant les faits, au temps de l’empire, il mettrait en évidence que l’expédition de 1812 n’avait nullement pour but le rétablissement de la Pologne, et que c’est uniquement par cette raison-là qu’elle fut suivie de tant de désastres. À la révolution française de 1830, succède immédiatement l’insurrection de Pologne. Serait-il interdit à l’historien de faire entendre quelques regrets et quelques plaintes amères, en rappelant l’abandon où la France laissa alors une nation amie et malheureuse, tandis qu’elle profitait de sa lutte héroïque pour établir en paix sa destinée nouvelle ? L’auteur pourrait rappeler aussi les jours où des proscrits de la France trouvaient un asile en Pologne, et il y joindrait le tableau de cette noble hospitalité du peuple français, qui pourvoit à l’entretien de tant d’exilés, tandis que ses législateurs font prolonger l’ancienne alliance avec la Pologne par des paroles d’espérance. L’historien, enfin, demanderait au magnanime peuple français s’il n’ajouterait pas volontiers une page de plus, une des plus belles, aux fastes de sa gloire. Le glaive de Sobieski doit, dit-on, reposer sur le monument que la France élève à son empereur. Ce serait une noble et ingénieuse idée de rappeler ainsi, et l’ancienne alliance des deux nations et le trophée qui manque au tombeau de Napoléon.

D’ailleurs, le rétablissement de la Pologne est un vœu, un besoin du monde civilisé. L’Angleterre, cette ancienne alliée de la Russie, et dont les intérêts étaient si peu liés avec ceux de la Pologne, l’Angleterre a exprimé, dans ces derniers temps, et de la manière la moins équivoque, par les organes de tous ses partis, une opinion décidée en faveur de notre patrie, et elle embrassa, sur cette question, un système analogue à la France, « Aussi la cause de la Pologne, » — et ici nous copions ce qu’un pair de France, M. de Montalembert, a dit à un meeting anglais présidé par le duc de Sussex, en 1839, à Londres, — « la cause de la Pologne me parait surtout un gage de sympathie entre l’Angleterre et la France. Ces deux nations ont eu des torts semblables envers la Pologne ; toutes deux doivent les racheter. Ce devoir, cette dette commune est, dans mon opinion, le meilleur et le plus sûr d’entre les liens qui unissent l’Angleterre et la France. »

L’histoire, les droits, les malheurs de la Pologne, les sympathies qu’ils excitent, c’est notre lien social, notre force nationale ; c’est l’espoir de notre avenir. En publiant un fragment de la vie d’un patriote polonais, nous avons cru de notre devoir de le faire précéder de ce peu de mots sur le passé et les droits de notre patrie, sur ce qu’il y a de plus essentiel, de plus sacré dans l’existence d’un Polonais.

Il nous reste à dire quelques mots sur le manuscrit d’après lequel ces notes ont été imprimées. L’auteur avait légué au Comité historique polonais de Paris, dont il a été fondateur, plusieurs manuscrits très-précieux, parmi lesquels s’est trouvé celui-ci, rédigé en français, sous le titre modeste : Notes sur ma captivité à Pétersbourg, écrit de la main même de Julien Niemcewicz. Ce manuscrit, d’une écriture très-serrée, en trois cahiers in-folio, porte la date du 10 mai 1800, à Élisabeth-Town, New-Jersey, États-Unis d’Amérique. Le Comité historique, présidé actuellement par M. Adam Mickiewicz, professeur de littérature slave au Collège de France, ayant ordonné la publication de ce manuscrit, nous a chargé, comme secrétaire du Comité, de ce soin honorable, dans lequel nous avons été assisté par M. Calixte Morozewicz, nonce à la dernière diète polonaise, et un des membres les plus actifs du Comité. Cette tâche se bornait à revoir la copie du manuscrit autographe, à le partager en chapitres, à faire des sommaires, et à ajouter quelques notes explicatives là où elles nous paraissaient nécessaires pour l’intelligence de quelques faits et noms polonais. C’est aussi à M. Morozewicz qu’on doit la notice biographique de Julien-Ursin Niemcewicz, qui se trouve à la fin de ce livre, et qui paraissait indispensable pour la plupart des lecteurs étrangers.

Paris, le 17 juin 1843.
Le secrétaire du Comité historique,
Charles Sienkiewicz.
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