Notes sur ma captivité à Saint-Pétersbourg/4


IV.

COMPAGNONS DE CAPTIVITÉ.


On amène de nouveaux prisonniers polonais. — Niemcewicz reconnaît Mostowski dans le prisonnier son voisin. — Ils parviennent à se mettre en communication. — Mostowski est transféré en ville. — Détails sur les autres prisonniers détenus dans la même prison. — Bonneau, consul de France à Varsovie. — Communication de Niemcevicz avec lui. — Un prisonnier français devenu fou. — Le banquier polonais Kapostas. — Le cordonnier, colonel Kilinski. — Trois prisonniers russes. — L’historique du bâtiment appelé Prison secrète.


Mon attente de voir arriver de nouveaux hôtes fut bientôt réalisée. Le 13 janvier 1795, à peu près à minuit, j’entendis ce bruit ou plutôt ce cri aigu, que font les roues d’une voiture sur de la neige excessivement glacée. La porte de la prison s'ouvrit, et j’entendis entrer du monde. Je me levai sur mon séant, et prêtai une oreille attentive à tout ce qui se passait. La porte de la cellule à côté de moi s’ouvrit de même qu’une autre plus loin, et une troisième du côté opposé. Malgré les plus grands soins à observer le silence, j’entendis poser une malle et la voix de Makarow, parlant allemand à un nouveau prisonnier. J’entendis aussi quelques mots de polonais qui me parurent prononcés par un domestique. La nuit se passa en conjectures et incertitudes ; le lendemain, vers les onze heures, j’entendis, dans la chambre de mon voisin, la voix de Samoilow ; je ne doutai plus que ce ne fut le commencement des interrogatoires et de toutes les cérémonies que j’avais subies moi-même. Il me parut que Samoilow visitait aussi les autres cellules ; et, au bout d’une heure, il vint chez moi. On voyait sur son visage une satisfaction, une joie, comme celle d’un pêcheur quand il vient d’attraper quelques gros et beaux poissons. « Enfin, me dit-il, votre Potocki, Zakrzewski, Wawrziecki, Mostowski, Kapostas[1], sont entre nos mains. »

— « Je suis fâché, lui dis-je, de voir le nombre des malheureux ; s’accroître. » — « Et nous avons pris aussi, ajouta-t-il, le roi Kilinski. » — « Je n’ai pas l’honneur, lui répondis-je, de connaître cette majesté-là. » Il sourit malignement, et sortit. Il paraît qu’il n’était entré chez moi que pour m'annoncer son triomphe, car tout le temps précédent, après l’interrogatoire qu’il m’avait fait subir, il n’était jamais venu me voir. Dans l’après-dîner, j’eus le plaisir de reconnaître dans la voix de mon voisin de chambre, celle de mon ami Mostowski[2]. Puisque sa destinée était d’être dans ce malheureux lieu, c’était une consolation pour moi comme pour lui, d’être si proches voisins. Désirant lui £aire connaître ma présence à côté de sa cellule, je me mis à fredonner en français un air où revenait souvent le nom de Du-Pont, ce qui est la traduction française de son nom. Mostowski reconnut bientôt ma voix et mon intention, car une demi-heure après il me répondit de même, en appuyant sur le nom d’Allemand, qui est la traduction du mien[3]. Nous n’osions cependant pas nous servir souvent de cette manière de communiquer, de crainte qu’on ne l’observât et qu’on ne nous plaçât loin l’un de l’autre. Pour ne pas courir ce risque, Mostowski demanda à Makarow la permission d’envoyer ses livres aux autres prisonniers, et d’avoir en retour l’usage des leurs. Makarow y consentit, mais il donna ordre à l’officier d’examiner, feuille par feuille, chaque livre envoyé ou rendu, pour voir si les prisonniers n’y avaient pas écrit quelque chose. En conséquence, un soir, le caporal vint me demander un livre ; je lui en donnai un. Au bout d’un quart d’heure, il me le rapporta, en me disant qu’il n’était pas bon, et qu’on en demandait un meilleur. Je compris ce que cela voulait dire ; je lui dis que je le chercherais. J’envoyai la garde pour me faire apporter de l’eau, et, prenant vite un peigne, j’écrivis avec sa dent sur le premier livre venu ces mots : « Je gémis ici depuis six semaines ; on m’a flatté et menacé tour à tour : je réponds sans bassesse. Quels sont les autres prisonniers ici ? J’ai perdu l’usage de ma main droite. On m’a enlevé tout mon argent. Donne un ducat au porteur : écris-moi avec précaution. Je t’embrasse de tout mon cœur. »

Je me suis bientôt convaincu que le ducat avait été donné, car le lendemain au soir, le caporal mé rapporta mon livre (c’était le Voyage de Vaillant), et j’y ai trouvé la feuille blanche avant le titre remplie, sans autre cérémonie, d’écriture, Mostowski m’y disait, qu’au mépris de la capitulation signée avec Suwarow, et dont le premier article assurait l’immunité, la sûreté, et l’oubli de tout le passé pour tous les habitants de Varsovie, un ordre signé de la main de Catherine avait fait saisir, lui, Mostowski, Potoçki, Zakrzewski, Kapostas, Kilinski ; que Kollontay s’était enfui, mais se trouvait arrêté par les Autrichiens ; que Samoilow lui avait fait aussi de grandes offres et des menaces, mais moins sévères qu’à moi ; qu’il avait fait ses réponses dans le même sens que moi ; qu’on lui avait dit qu’il n’avait écrit qu’un roman, et que, sachant qu’il avait été à Paris dans l’année 1793, on exigeait qu’il mît par écrit tout ce qu’il savait de la politique, des vues et des projets des chefs de la révolution française. Mostowski, qui était lié avec Vergniaux , ne se fit aucun scrupule de leur dire ce qu’il en savait ; il croyait, en écrivant comment l’émancipation de la Pologne entrait aussi dans les vastes projets des Girondins, empêcher les Russes, par la crainte des conséquences, de se porter aux dernières extrémités envers notre malheureuse patrie. Il s’est trompé en cela ; mais l’événement a prouvé qu’excepté en ce qui concerne la Pologne, le cabinet républiçain, malgré toutes les rivalités , les changements, le flux et le reflux des partis, a toujours suivi fidèlement, dans sa politique extérieure, les vues vastes et ambitieuses de la Gironde. Dès la fin de 1792, il était déjà question de morceler l’Italie en petites républiques, de faire du Rhin la frontière de la France, d’arracher la hollande au stathouder et même de conquérir l’Égypte. Mon ami me mandait encore que, vu le mauvais état de la santé de Potocki et de Zakrzewski, on les avait placés de l’autre côté de la rivière ; que Sokolnicki s’était offert pour tenir compagnie à Zakrzewski, et qu’on avait permis à Libiszewski d’accompagner Wawrzecki qu’on amenait par un autre chemin.

C’est ainsi que nous charmions les ennuis de notre situation, quelquefois en nous écrivant, quelquefois en fredonnant ce que nous voulions nous communiquer, et quand nous avions à nous écrire plus au long, nous nous servions, encore d’un autre moyen que j’expliquerai plus bas. Mais hélas ! cette douce consolation pour moi ne dura guère longtemps. La femme de Mostowski, née princesse Radziwill, arriva à Pétersbourg , et mit tant de zèle à ses démarches, tourmenta tellement le favori de Catherine, Zubow, qu’elle obtint enfin de faire transférer son mari dans une prison plus salubre et plus spacieuse, où il fut mis ensemble avec Zakrzewski. Avant de nous séparer, il me promit de m’envoyer régulièrement des livres et de m’écrire avec de l’encre invisible en marquant l’endroit avec une épingle. Il partit le 15 février 1795, et je n’ai pas besoin d’ajouter combien cette séparation me fut douloureuse.

Je puis dire que c’est vers cette époque que finirent les principaux événements de ma captivité et mes communications avec le dehors. Samoilow et Fuchs ne parurent plus du tout ; Makarow même, l’intendant principal de la prison, ne venait que tous les deux ou trois mois dans l’espace de deux années. Je ne vis donc pour ainsi dire une figure, ni n’entendis une voix humaine. Les incidents de la vie de prison arrivés pendant ce long intervalle, étaient en bien petit nombre. Un homme jouissant de sa liberté en rencontre davantage dans l’espace d’une heure ; mais il vivrait un demi-siècle dans le monde, que son imagination, son cœur, ne souffriraient, ne sentiraient peut-être pas autant que ceux d’un prisonnier isolé et abandonné à lui-même. Si j’avais à raconter toutes les idées, tous les fantômes que dans cette solitude mon imagination se créait, les peines que mon coeur souffrait, j’écrirais des volumes ; mais ces récits seraient aussi tristes qu’inutiles, et ma mémoire même répugne aujourd’hui à s’en rappeler le sujet. Je me bornerai donc ici à dire quelques mots sur mes compagnons d’infortune enfermés dans la même prison que moi, puis à ajouter quelques détails sur mon genre de vie dans cette captivité, et le petit nombre d’incidents qui y sont arrivés jusqu’à l’époque de mon élargissement.

La Sibérie et le Kamtschatka sont, pour ainsi dire, les deux grandes bastilles de la Russie ; Schlusselbourg, sur le lac Ladoga, est encore une forteresse où l’on enferme les prisonniers pour la vie. C’est là que le malheureux Iwan fut assassiné par les ordres de Catherine. La prison où j’étais incarcéré faisait partie de la citadelle de Pétersbourg, s’appelait secrète, et ne servait ordinairement qu’à détenir les criminels d’État, pendant l’espace de temps de la durée de leur interrogatoire. Je ne sais pas pourquoi on s’était écarté de cette règle en notre faveur, et à mon arrivée je n’y ai trouvé que deux prisonniers. Le plus ancien et celui qui à mon arrivée s’y trouvait déjà depuis deux ans, était Jean-Baptiste Bonneau[4], consul général de France à Varsovie, enlevé de cette capitale et de l’hôtel de son ambassadeur


vers la fin de 1792, et détenu depuis, au mépris du droit des gens, parce que, dans ses dépêches qu’on avait interceptées à l’époque du second partage de la Pologne, il parlait de cet acte et de la conduite de l’impératrice avec horreur et indignation. C’était un homme rempli des qualités les plus estimables : il avait un esprit orné, un cœur sensible ; bon époux, bon père, bon citoyen, il souffrait infiniment de sa position, séparé de sa femme et de fille, dont il était adoré. J’ignorais que M. Bonneau fût dans cette prison, lorsque le lendemain du départ de mon ami Mostowski, le caporal m’ayant apporté un de mes livres, j’y trouvai ces mots, écrits d’une manière presque imperceptible entre les caractères du titre : Cherchez dans la table des matières. Je cherche là, et je trouve un petit billet de M. Bonneau où il me dit, qu’il gémit déjà dans cette prison depuis deux ans, qu’il me demande des nouvelles de sa femme et de sa fille, et qu’il me propose d’entretenir avec lui une correspondance suivie. Je lui répondis, en le consolant de mon mieux sur la santé et le sort de sa famille ; quant à la correspondance, la manière de la pratiquer par le moyen des livres me paraissant dangereuse, je lui en proposai une autre que voici :

Les commodités étaient situées à l’autre bout de la prison, à côté de la porte d’entrée ; lorsqu’un prisonnier voulait y aller, il s’annonçait à la garde qui sortait et criait à la sentinelle placée près de la porte, ces mots : Pustoli ? c’est-à-dire, n’y a-t-il personne ? et si l’on répondait par l’affirmative, le prisonnier sortait suivi de sa garde ; la sentinelle à la porte se mettait sous les armes en face de lui ; il retournait enfin avec les mêmes cérémonies[5]. J’avais observé que dans le toit de ces commodités, qui étaient fort obscures, il y avait entre les lattes et la poutre traversière une fente suffisante pour y cacher un billet avec sûreté ; j’avais compté les lattes jusqu’à l’endroit où elles formaient cette petite crevasse ; je l’indiquai donc de manière à ne pas pouvoir s’y tromper, à M. Bonneau. Au bout de quelques mois, lorsque l’usage de l’encre et des plumes me fut permis, nous nous écrivions continuellement par ce moyen, sans jamais être découverts. On m’envoyait quelquefois la Gazette de Hambourg, et comme il ne savait pas l’allemand, je lui en faisais des extraits. De temps en temps, nous nous querellions aussi au sujet de la politique ; lui, quoique très-loin d’être un démocrate enragé, paraissait cependant approuver les conquêtes de sa nation ; moi, je soutenais que cette ambition démesurée compromettrait et finirait peut-être par ruiner la cause pour laquelle on avait entrepris et la révolution et la guerre, la cause de la liberté. A ma sortie de la prison, j’employai tous les moyens, en mon pouvoir pour la faire quitter aussi à M. Bonneau. Il fut élargi dix jours après moi.

Le second prisonnier que je trouvai à mon arrivée, était un inconnu. Tout ce que j’ai pu apprendre de lui, par le moyen de M. Bonneau, était, qu’il paraissait Français de nation, enfermé là pour être venu à Pétersbourg sans passe-port. Après six mois de cette dure captivité, son esprit s’était dérangé ; on l’envoya à l’hôpital, et à peine fut-il guéri, qu’on le remit encore une fois en prison, où il retomba dans un état pire que jamais. Mais pour cette fois, on ne le soigna plus à l’hôpital, on le garda. Parfois, il était tranquille et comme hébété ; mais de temps à autre il remplissait la prison de ses cris et de ses hurlements. Souvent aussi il chantait d’une très-belle voix la messe et les vêpres. Une fois, en traversant le corridor, je l’ai aperçu au moment où sa garde entr’ouvrait la porte pour sortir ; il me paraissait âgé de vingt-cinq ans, d’une très-belle figure, mais pâle et exténué. Quoiqu’il ne se souciât pas beaucoup de lire, je lui envoyais mes livres ; il m’en a involontairement gâté plusieurs, car il parait qu’il y avait tracé quelques mots, et l’officier sans autre cérémonie en arrachait les feuilles. Une fois cependant, j’ai trouvé au milieu d’un livre, qui me revenait de lui, des mots tracés avec du sang, puisqu’on ne lui permettait ni encre ni plumes. Je n’ai pas pu bien déchiffrer ce qu’il a voulu dire ; mais c’était quelque chcwse d’approchant des mots : Je suis Forpen ; et puis c’est pour vous que je suis ici Pol... L’état de ce malheureux jeune homme m’inspirait la compassion la plus vive. Souvent, quand il faisait trop de bruit ou ne voulait pas obéir, on avait la barbarie de le battre. On donnait 25 sous par jour pour sa nourriture : il avait du lait le matin, et une soupe avec un morceau de viande à diner et à souper ; la moitié en était encore volée par l’officier. A mon élargissement, j’ai raconté à ceux des Polonais qui avaient de l’influence, le triste sort de ce jeune homme ; je les ai priés de s’intéresser pour lui ; mais, parti bientôt moi-même, je n’ai pu savoir ce qu’il était devenu.

On avait mis dans la cellule abandonnée par mon ami Mostowski, M. Kapostas, amené en même temps que lui. C’était un riche banquier né en Hongrie, mais établi depuis longtemps à Varsovie. Avec un corps petit, frêle et débile, il possédait une énergie et un caractère peu communs. C'est de lui qu’on pouvait dire que le lame avait usé le fourreau. L’activité de son esprit, la fougue de ses passions, avaient à moitié anéanti le peu de forces physiques que la nature lui avait données. Il jouissait d’un grand crédit parmi les bourgeois de notre capitale, et fut un des plus zélés et des plus généreux défenseurs de la cause commune, Avec tout cela, il avait eu l’art ou le bonheur de ne pas trop déplaire par ses dépositions sur les questions qu’on lui avait faites ; mais il n’en fut pas cependant mieux traité pour cela[6]. Deux mois après son entrée dans ce malheureux cachot, il fut attaqué par de cruels accès d’épilepsie. Séparé de lui seulement par une muraille, au moment où je m’y attendais le moins, je l’entendais tout à coup pousser des cris affreux, se rouler par terre, se débattre enfin dans son mal, sans qu’il fût en mon pouvoir de lui porter aucun secours : c’est une des sensations les plus cruelles que j’aie jamais ressenties. La santé de Kapostas fut bientôt tellement ébranlée par ces crises, que le médecin, craignant pour sa vie, fit enfin des remontrances à Samoilow ; mais tout ce qu’il en put obtenir fut la permission que, par le beau temps et accompagné de sa garde, le prisonnier pourrait, pendant une demi-heure, se promener. sur le pont-levis. Ce soulagement, tout insignifiant qu’il parût être, lui fit beaucoup de bien, et ses accès d’épilepsie devinrent depuis moins fréquents.

L’homme livré à la solitude et n’ayant pour compagnons que son imagination, a plus d’un

danger à courir ; car cette imagination, qui nous amuse d’abord par la variété de ses rêves, de ses fantômes, se fixe bientôt, le plus souvent, sur une seule image, sur un seul objet favori, l’embellit, l’agrandit outre mesure, finit enfin par chasser de notre tête toute autre idée, et par égarer entièrement notre raison. Kapostas avait naturellement beaucoup de penchant pour la métaphysique et les sciences occultes ; il savait l’hébreu : les ouvrages des rabbins traitant de la cabale, ceux de Schepher et des Martinistes, lui avaient entièrement tourné la tête. Il était persuadé qu’en s’assujettissant à un certain genre de vie, en usant de certains aliments, en isolant sa pensée et son cœur de toute affection, de toute idée étrangère, et en combinant quelques versets de la Bible, pour faire ses évocations, il parviendrait à communiquer avec les esprits invisibles, à découvrir les secrets impénétrables au vulgaire, à se transporter dans les régions de l’empyrée, enfin à voir et à parler à l’auteur de l’univers. Tous les jours, au coucher du soleil, je l’entendais faire ses évocatiohs hébraïques, et, quoique les esprits ne lui répondissent pas, il croyait simplement avoir mal combiné ses versets de la Bible, et ne se rebutait jamais. Il avait encore une autre occupation bien plus utile : c’était celle d’apprendre à lire et à écrire à son domestique. Il lui expliquait aussi l’Écriture sainte ; mais à sa façon ; car il prétendait que les paroks de l’Écriture étaient toujour symboliques, que leur vrai sens n’était connu que de ceux qui savaient la science de la cabale. Nous vivions en bom voisins et communiquions ensemUe de temps à autre. Il fut élargi deux jours après moi.

Le dernier des prisonniers polonais amenés en même temps que Kapostas, était Kilinski. Il était cordonnier de profession ; mais, né ayec de la hardiesse, de l’activité, et une éloquence vraiment populaire, il devint un personnage de marque, aussitôt que la révolution, et surtout l’insurrection de Varsovie, eut fait connaître au peuple son importance et ses forces. Dix mille ouvriers et garçons de boutique obéissaient à sa voix. Il était tout naturel que le chef d’une pareille armée ne pût plus être envisagé comme cordonnier. Il promit de lever un régiment de bourgeois de Varsovie ; il en fut nommé colonel, et l’on ne pouvait faire mieux ; car d’abord il procurait mille hommes à l’armée, ensuite occupé du service et de ses fonctions militaires, il assistait rarement au conseil, dont il était membre, et nous épargnait ainsi bien des disputes et des lenteurs dans les délibérations. Il était curieux de voir des jeunes gens de nos premières familles, mais qui n’avaient que le grade de lieutenaot ou de capitaine, s’annoncer chez le colonel Kilinski, et lui témoigner tout le respect dû à son rang. Ces choses-là étonnaient en France ; mais en Pologne, où l’aristocratie était à son comble, où le peuple était à peine regardé, un pareil exemple paraissait à bien des gens une vraie monstruosité.

Kilinski, conservant les inclinations de son état primitif, s’enivrait ; et ayant eu une dispute avec le colonel Granowski, fit prendre les armes à son régiment, et voulut charger celui de son adversaire. C’était d’ailleurs un excellent homme, bien éloigné d’avoir le caractère sanguinaire qu’avaient certains monstres populaires à cette époque en France.

Les Russes semblaient vouloir faire expier à Kilinski, par mille et mille insultes, le crime d’avoir été colonel. On ne lui donnait que 25 kopeiks par jour. Il supportait son malheur avec courage, et souvent il m’amusait beaucoup par ses lettres à Kapostas, que celui-ci me communiquait. Le style n’en était pas d’un colonel, mais bien d’un cordonnier. La privation qui lui coûtait le plus, c’était celle des femmes ; c’était là le sujet de toutes ses plaintes ; pour la décence, Pétrone est une vestale à côté de lui. Il a aussi écrit l’histoire de sa vie, très-curieuse par sa naïveté, et peignant bien les mœurs de notre peuple. Crainte d’accident de découverte, je lui couseillai de brûler le chapitre contenant la part qu’il avait prise à la révolution. Il y donnait à l’impératrice des épithètes comme si elle avait été la femme d’un savetier. Il observait religieusement toutes les fêtes, et même le carnaval ; le mardi gras, il mettait ses plus beaux habits polonais, et une magnifique ceinture brochée d’or et de soie, le tout pour aller aux commodités ; car le malheureux ne pouvait aller nulle part ailleurs. Il sortit en même temps que Kapostas.

Pendant tout le temps de ma captivité, il n’y eut encore que trois autres personnes amenées dans notre prison. La première, au mois d’août 1795. J’ai appris, par la suite, que c’était un jeune homme attaché autrefois à Potemkin, et qui, par je ne sais quelle raison, avait découvert au gouvernement, comment madame Branicka s’était emparée des diamants du prince Potemkin. Ces diamants, dont Potemkin avait toute une cassette pleine, appartenaient en partie à l’impératrice et en partie au prince. Branicka, sa nièce, et qui était auprès de lui au moment de sa mort, en avait dérobé les plus beaux. L’impératrice et les héritiers de Potemkin, entre autres Samoilow, étaient également intéressés à les recouvrer. On n’avait enfermé ce jeune homme que pour l’intimider et le forcer à découvrir jusqu’aux moindres particularités à ce sujet ; mais, voyant qu’il ne savait rien de plus que ce qu’il avait d’ abord déclaré, on finit par le relâcher au bout d’une quinzaine de jours. Branicka, favorite et confidente de l’impératrice, aimée et traitée par elle comme une sœur, fut disgraciée et exilée dans ses terres de Bialocerkiew. C’est ainsi que le ciel semblait vouloir punir dans la femme, l’ambition criminelle de l’époux[7].

Dans le mois de juillet 1796, on avait amené deux autres prisonniers. Leur interrogatoire dura plus de six semaines. Samoilow vint trois fois lui-même pour les examiner, et il ne se passa presque pas de jour où ils n’eussent la visite de Makarow. Quelquefois on les enlevait à minuit pour les présenter au tribunal. Ces enlèvements nocturnes rappelaient toujours à mon imagination les mystères et les horreurs de la sainte inquisition. La longueur et l’activité de cette procédure prouvaient qu’on y attachait beaucoup d’importance, et que l’affaire devait être fort embrouillée. Enfin, le 14 septembre, Makarow vint encore examiner un des prisonniers. Dans cet interrogatoire, il élevait souvent la voix, et nous pouvions juger qu’il était fort en colère ; aussi, après une heure de disputes, je vis tout à coup deux soldats traîner un malheureux sous le bras vers les casemates, et bientôt des cris déchirants se firent entendre, et ne me permirent pas de douter qu’on lui infligeât la question, ou du moins la bastonnade. Les hurlements de ce malheureux me déchiraient l’âme et cependant Voltaire et d’autres philosophes courtisans n’ont-ils pas élevé au ciel l’immortelle Catherine pour avoir, selon eux, aboli la torture ! Après mon élargissement, j’ai appris des officiers russes eux-mêmes, que ces deux prisonniers étaient, l’un un caissier, et l’autre un conseiller de la banque des emprunts ; tous les deux gens comme il faut, et pères de famille. On avait trouvé daos la banque un déficit de 600,000 roubles. Ces employés subalternes n’avaient agi que par ordre du ministre ; lui seul était coupable ; ce sont eux cependant qui subissaient les peines.Paull Ier les fit élargir.

Nous apprîmes également plus tard que notre prison, vieille et tout en bois, avait été bâtie par Pierre le Grand, et que le premier prisonnier qui y avait été enfermé, était son propre fils Alexis, condamné à mort par ce barbare héros. Beniowski y a été aussi, mais seulement pendant quinze jours ; il fut ensuite exilé en Sibérie. Il occupait la même chambre que moi. Des étrangers de distinction, des officiers, des prêtres, y avaient gémi successivement ; mais peu d’entre eux y sont restés aussi longtemps que nous, leur sort ayant été aussitôt décidé.



    la Croix, ministre de France à Varsovie, étant rappelé, M. Bonneau fut nommé pour le remplacer. Son long séjour en Pologne, ses connaissances approfondies des lois, des mœurs et de la langue du pays, le rendaient éminemment propre à ces fonctions. Cependant il ne les exerça pas longtemps. Les Russes étant redevenus maîtres à Varsovie, Bonneau fut arrêté dans le courant de cette même année 1792, et tous les papiers de la légation française qui étaient dans ses mains furent saisis ; lui-même, conduit comme prisonnier à Pétersbourg, y resta quatre ans dans une rigoureuse captivité. Paul I, à son avènement, le fît mettre en liberté ; mais il ne retrouva plus ni sa femme, ni sa fille, qui avaient succombé au chagrin causé par ses malheurs. A Paris, il se vit entouré des Polonais qui s’étaient réfugiés en France pour travailler à la restauration de leur patrie. Bonneau, de ministre de France à Varsovie, devint, pour ainsi dire, ministre de Pologne auprès de la république française. Il s’associa aux conseils, aux projets, aux espérances des émigrés polonais. Voici ce qu’il écrivait au général Dombrowski, à l’occasion de la formation des légions polonaises : « Quel cœur sensible, quel appréciateur d’une nation illustre et valeureuse, digne d’un destin plus heureux, ne partage pas avec moi les mêmes sentiments ? Longtemps habitué parmi vous, j’ai joui de l’avantage de pouvoir vous apprécier plus particulièrement, parce que j’ai pu plus particulièrement vous connaître. Vous vous êtes trop honorés en tombant, votre existence devient trop nécessaire à l’Europe, pour devoir craindre d’en être oubliés. Recevez mes vœux

    à cet égard ; partagez l’espérance qui m’anime. » Il s’exprime avec la même chaleur dans sa lettre de 1798 au général Bernadotte, alors ministre de la république française auprès de la cour de Vienne. « J’ai imaginé, en effet, que parmi les intérêts commis eu ce moment à vos soins, celui de la malheureuse Pologne, si important en lui-même et relativement au système général, ne saurait avoir été oublié. J’ai été plus loin, et je me suis persuadé qu’ayant remis, au retour de ma longue captivité, sur la restauration possible de cette intéressante nation, un projet dont les vues n’ont pas été désapprouvées, on pourrait s’être décidé à en faire usage dans les instructions dont on aurait jugé devoir vous munir. En parlant de cette supposition, citoyen ambassadeur, recevez l’offre de tout ce qui pourrait dépendre de moi, et veuillez disposer de mon zèle. » Chose singulière ! cet homme qui aurait pu attribuer à la Pologne toutes ses souffrances : la perte de sa fortune, la mort des personnes qui lui étaient les plus chères, sa longue captivité, cet homme, le voilà tout prêt à se dévouer à cette cause malheureuse. C’est bien à M. Bonneau aussi qu’on peut, à juste titre, appliquer la devise que de nos jours les Polonais ont attachée au nom de leur noble ami, lord Dudley Stuart : Causas non fata sequor. M. Bonneau mourut à Paris, au mois de mars 1805.

    amnistie complète aux citoyens de cette capitale, il ne s’attendait jamais à se voir saisi et enfermé dans un cachot, Samoilow, avec une franchise vraiment admirable, lui répondit par ces mots : « Les raisons d’État ne connaissent ni bonne foi, ni justice. » Cette profession de foi de tous les despotes devrait, pour le profit des peuples, être gravée sur le marbre et l’airain.

    (Note de l’auteur.)

  1. Tous, membres du Conseil national suprême pendant la révolution de Pologne en 1794.
  2. Thadée Mostowski, à l’époque de la célèbre diète de quatre ans (1788-91), castellan de Racionz, se distingua parmi les patriotes polonais qui tentèrent alors une régénération politique de leur patrie. Il fut plus tard ministre de l’intérieur du duché de Varsovie sous Napoléon, et occupa le même département dans le royaume de Pologne jusqu’à la dernière révolution. Depuis ce temps il se retira en France, et mourut à Paris en 1842.
  3. Pont veut dire en polonais most, et allemand, niemiec.
  4. Jean-Alexandre de Bonneau, né à Montpellier en 1739, entra fort jeune dans la carrière de la diplomatie. En 1780, il s’établit en Pologne comme chargé d’affaires du prince Xavier de Saxe, fils d’Auguste III, roi de Pologne. Plus tard, il travailla avec activité à l’ouverture du commerce de la Pologne avec la France par la mer Noire, et provoqua, de la part du gouvernement polonais, des mesures favorables à ce projet. Il attira par ce moyen les regards du gouvernement français, de sorte, qu’en 1792, M. Descorches de
  5. Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs polonais en reproduisant ici le plan de la prison où fut détenu Niemcewicz, plan que nous trouvons tracé sur la marge de son manuscrit autographe. D’ailleurs, on ne doit pas oublier que la topographie des prisons russes entre pour beaucoup dans la biographie des patriotes polonais.
  6. Quand il reprocba à Samoilow : que, selon la capitulation de Yarsovie, et d’après la parole d’honneur de Souwarow, qui garantissait au nom de sa souveraine une
  7. Xavier Branicki, grand général de la couronne, et fameux partisan de la Russie, auquel l’auteur fait ici allusion, fut l’un des chefs de la confédération de Targowica, d’odieuse mémoire pour tout bon Polonais.