Notes sur ma captivité à Saint-Pétersbourg/3


III.

INTERROGATOIRE.


Première nuit passée en prison. — Visite de Titow, celle du sous-intendant de la prison Makarow, puis du procureur général Sameilow. — Ce dernier engage Niemcewicz à faire des révélations. — Réponse de Niemcewicz. — Menaces de Samoilow. — On présente au prisonnier un gros cahier de questions avec l’ordre d’y répondre sur-le-champ par écrit. — Questions principales. — Réponses de Niemcewicz. — On en est mécontent. — Nouvelles menaces de Samoilow. — Le prisonnier persiste dans son système d’explication. — Motifs des Russes pour chercher à augmenter le nombre des coupables. — Révélations faites par Deboli. — Sa conduite pendant la révolution. — Position de Niemcewicz. — Il apprend la sortie de Fischer.


Mon domestique m’ayant apporté mon manteau pour couverture, et un oreiller, je me couchai. On ne souffrit pas que j’éteignisse la lumière ; les soldats la placèrent au milieu de la chambre, et, s’étant enveloppés de leurs manteaux, se couchèrent par terre autour de mon lit, leurs fusils à côté, la sentinelle debout près de la porte. Que de précautions contre un seul prisonnier blessé et malade ! La vue de cette prison, de ces soldats éclairés par une faible lueur de la chandelle, et, plus que tout cela, mes tristes réflexions, m’empêchèrent de fermer l’œil de toute la nuit. Un horrible silence régnait dans cette maison ; de temps en temps, j’entendais seulement le bruit des pas d’un homme qui, sur le bout des pieds, marchait dans le corridor, puis semblait s’arrêter aux portes pour écouter ce qui se passait dans les chambres. Je me levai à six heures ; on m’apporta du café dans une tasse de bronze doré appartenant au général Kosciuszko. Cette circonstance me fit plaisir ; j’en augurai qu’il n’était pas loin. Rassuré sur ce point, je me résignai à tout, et je me sentis aussi tranquille qu’on peut l’être dans une aussi pénible situation. Le jour ne parut qu’à neuf heures passées ; je regardai à travers les barreaux qui se croisaient à la fenêtre et la glace qui couvrait à moitié les vitres ; je ne vis que le flanc de la flèche avec des casemates en bas, où logeaient les soldats attachés à la prison. Le jour me montra encore mieux combien cette petite chambre était humide. L’eau filtrait à traders les fondements, et des espèces de champignons poussaient dans tous les coins. Je fis quelques questions indifférentes aux soldats, mais ils branlèrent la tête sans répondre un seul mot. Je demandai mon portemanteau : le caporal sortit, et au bout d’une demi-heure iL me l’apporta. Je m’étais très-prudemment pourvu de quelques livres, comme Plutarque, Horace, les Nuits d’Young, etc. Je partageai donc mon temps entre la lecture et la promenade en ligne diagonale dans ma prison. Pendant les trois premiers jours, je ne vis ni n’entendis personne, excepté mes soldats. Une fois cependant, j’entendis à travers le parvis la voix de Fischer qui fredonnait sourdement un air polonais. Le troisième jour, j’eus la visite de Titow; comme il craignait que je ne me plaignisse des mauvais traitements qu’il m’avait fait subir pendant la route, il fut cette fois très-poli et même bavard ; il me dit que le général Kosciuszko, par égard pour son état de santé, était logé chez le commandant de la forteresse ; que, dans la conversation que celui-ci eut avec lui, le premier jour de son arrivée, il l’engagea à mettre par écrit les raisons qui l’avaient porté à l’insurrection, son but, ses liaisons avec les cours étrangères, les moyens avec lesquels il soutenait la guerre, et autres circonstances qui y étaient relatives. Titow me dit que le général Kosciuszko travaillait à cet ouvrage avec autant de peine que de répugnance. Le lendemain, je vis venir chez moi Alexandre-Siemianowicz Makarow, sous-intendant de notre prison et secrétaire principal de Samoilow. Il parlait allemand, me dit que tous ces jouns passés la rivière était impraticable, et la communication avec la forteresse interrompue ; il me demanda si j’étais bien nourri. Je le priai de m’envoyer un chirurgien pour panser mon bras : la blessure y était fermée, mais ma main était enflée ; je ne pouvais pas m’en servir, et de temps en temps j’y souffrais de grandes douleurs. Le chirurgien arriva, examina mon bras, et dit qu’il n’y avait que les eaux minérales qui pouvaient me rendre l’usage de la main. On ne m’y enverra pas certainement, me dis-je ; il faut donc se résigner et laisser agir la nature.

Le jour d’après, à onze heures du matin, j’entendis un grand nombre de personnes marcher dans le corridor ; la porte de la cellule de Fischer s’ouvrit et quelqu’un y entra ; je ne doutai pas que ce ne fût le procureur général Samoilow ; en effet, au bout d’un quart d’heure de conférence avec Fischer, ce personnage entra dans ma chambre : il me dit que je ne devais pas ignorer les torts impardonnables que j’avais envers la Russie et la personne auguste et sacrée de sa grande souveraine ; que mon sort cependant était encore entre mes mains ; que si j’étais franc et véridique sur tout ce qu’on me demanderait de renseignements sur la révolution, je pouvais être sûr de ma fortune et du sort le plus brillant ; que si, au contraire, je paraissais réservé et si je m’obstinais à me taire, je n’aurais qu’à m’attendre à tout le poids du courroux de l’impératrice et à ses conséquences les plus cruelles. « Monsieur, lui répondis-je, il ne s’est rien passé dans notre révolution que non-seulement votre cabinet, mais que l’Europe entière ne sache déjà ; excitée par le démembrement de nos plus belles provinces, par l’oppression, par l’insulte exercées envers les habitants, elle fut l’œuvre du désespoir et non pas du calcul. Au dedans, tous nos efforts tendaient à avoir des soldats, des armes et des vivres ; au dehors, je vous demande, à vous-même, pouvions-nous intriguer, entourés que nous étions, et par les provinces, et par les armées des trois puissances qui nous avaient partagés, et qui alors nous faisaient la guerre ? La communication entre la Pologne et le reste de l’univers se trouvait entièrement interceptée. » — « Mais vous ne pourrez pas me nier, reprit Samoilow que la France vous ait secourus en hommes et en argent. Nous le savons ; nous savons que le général Kosciuszko a été à Paris avant sa levée de boucliers. » — « Monsieur, lui dis-je, c’est un vieux proverbe, que l’homme qui se noie, s’accroche même à un rasoir. Détestant et les principes et les actions barbares de la révolution française, nous aurions cependant accepté ses secours. J’ai entendu dire que le Comité du salut public avait promis au général Kosciuszko trois millions de livres tournois et quelques officiers d’artillerie ; il l’avait promis, mais je puis vous certifier que nous n’avons vu ni un seul officier, ni reçu un seul sou. » — « Nous n’ignorons pas, me dit-il, que les chefs de la révolution avaient la plus grande confiance en vous ; vous savez tout, mais vous ne voulez rien dire, et vous vous en repentirez. » — « Je n’ai point de révélations à vous faire, Monsieur, et je n’ai point le talent de vous fabriquer des contes ; quant à vos menaces, je sais que je suis entre vos mains ; je m’attends et je suis résigné à tout, je désire la mort plus que je ne la crains. » — « On vous laissera la vie, m’interrompit-il, mais jamais vous ne sortirez d’ici. » — « En entrant dans ce cachot, lui répondis-je, j’ai laissé l’espérance derrière moi. » Voyant que ses menaces ne produisaient aucun effet, il se radoucit tout à coup, et me parla du ton le plus doux et le plus affectueux, en se répandant en flatteries et en promesses. « Causons avec confiance, me disait-il ; entre nous, votre Kosciuszko n’est qu’un imbécile. » — « Monsieur, lui répondis-je ; il vous a fait voir en mainte et mainte occasion qu’il est loin d’être ce que vous dites. » — « Mais enfin, reprit Samoilow, c’est vous, c’est Potocki, c’est Kollontay[1], qui l’avez mené. » — « Monsieur, fut ma réponse, je n’ai jamais eu l’ambition de mener qui que ce fût, excepté moi-même ; et vous voyez le peu de talent que j’ai pour cela, puisque me voilà ici. Quant à MM. Potocki et Kollontay, le général Kosciuszko pouvait en recevoir des conseils, mais il n’était pas mené par eux. » — « Il nous a dit lui-même que ce furent eux qui faisaient tout. » — « Il a été modeste, peut-être aux dépens de sa franchise. » — « Ce Potocki est un grand coquin. » — « C’est la première fois, l’interrompis-je, que cette épithète lui a été donnée ; M. Potocki est un homme de talent et de probité. » — « C’est un ambitieux. » — « Oui, Monsieur, il avait l’ambition de sauver son pays. » — Il sourit amèrement. — « Mais, au moins, vous avouerez que votre Kollontay est un grand scélérat. » — « M. Kollontay est un homme d’un grand talent et d’un grand caractère ; je ne vous cacherai cependant pas que, par tempérament porté à des mesures violentes, il était plus fait pour les passions volcaniques des Français que pour le caractère doux et humain des Polonais. » Il me fît encore mille autres questions, et au bout d’une heure me quitta sèchement, en me répétant qu’il était fâché de me voir si obstiné à ne vouloir rien découvrir : « Vous vous en repentirez, » ce fut le dernier mot qu’il prononça.

Cette visite subie, je croyais que je serais quitte de tout autre interrogatoire. Fatigué de lire et de marcher, j’étais tristement assis sur mon lit, lorsque, vers les neuf heures du soir, je vis la porte s’ouvrir doucement, un homme à figure rébarbative, vêtu en robe de peau de mouton, entra, me remit un gros paquet à mon adresse, s’inclina devant moi, et disparut sans, dire un mot. J’ouvris le paquet, c’était une lettre et un gros cahier. La première était de Samoilow, il m’y disait que, m’ayant vu obstiné et réservé dans mon interrogatoire verbal, il espérait que je m’ouvrirais davantage en répondant par écrit aux questions qu’il me transmettait ; qu’une place dans la diplomatie ou une pension viagère serait la récompense de ma franchise ; mais qu’au contraire, si je me taisais ou si je tergiversais dans mes réponses, je n’aurais qu’à m’accuser moi-même du supplice qui m’attendait. Le cahier était de dix pages in-folio, plié en deux ; chaque page numérotée en langue russe ; les questions mises d’un côté ; de l’autre, le papier laissé en blanc : on exigeait que je fisse les réponses pour le lendemain matin. Les questions, autant que je puis me les rappeler, étaient :

« Quels motifs avaient porté les rebelles à la révolte ?

« Quel était le but de la révolution, et qu’aurait-on fait en cas de réussite ?

« Quelles étaient les liaisons des rebelles avec la France et la Turquie, et leurs dispositions envers l’Autriche, la Prusse, et les autres puissances ?

« Quels étaient les Polonais des provinces dernièrement annexées à la Russie, et par conséquent sujets de la grande souveraine, qui s’étaient mis en correspondance avec M. Kosciuszko, et lui avaient promis de se soulever ?

N. B. « On insiste pour que le prisonnier réponde à cette question sans nulle réserve, et qu’il les nomme tous, sous peine de s’en repentir.

« D’où les rebelles tiraient-ils leurs fonds pour fournir à la solde de leurs armées et aux frais de la guerre ?

« Quelles étaient les liaisons de Kosciuszko avec le prince Adam Czartoryski ? Quelle est la somme d’argent que le prince et la princesse avaient fournie pour les premiers frais de la révolution ?

« Le roi de Pologne était-il bien actif, bien zélé pour la révolution ? Quelle était sa conduite ?

« Quels étaient les premiers moteurs de l’insurrection de Varsovie ? Par quel moyen l’abbé Kollontay avait-il empoisonné le prince primat ?

« Où étaient déposés les archives du Conseil national et les papiers du général Kosciuszko ?

Telles étaient les principales questions auxquelles on me demandait de répondre sur-le-champ ; j’en omets beaucoup d’autres à cause de leur moindre importance.

Il était, comme je l’ai déjà dit, presque neuf heures du soir lorsque je reçus le cahier ; les pages en étaient numérotées ; on ne voulut point me donner d’autre papier pour faire un brouillon. Je ne pouvais pas tenir ma plume dans ma main droite ; il fallait donc, à la lueur d’une misérable chandelle, en face du sous-officier qui veillait à ce que je ne me servisse point de la plume et de l’encre pour écrire sur quelque autre chiffon, il fallait, dis-je, malade, accablé et souffrant comme je l’étais, essayer d’écrire de ma main gauche, tracer l’une après l’autre des lettres crochues, bancales, sauvent illisibles. Je passai ainsi la nuit entière à remplir cette tâche pénible, lorsque, vers les six heures du matin, le sous-officier, voyant la difficulté avec laquelle ma main gauche avançait la besogne pour la première fois ouvrit la bouche, et me dit : « Il faut vous dépêcher, car à huit heures Alexandre-Nikolaiewicz doit présenter votre écrit à la souveraine. » — « Je finirai quand je pourrai, » lui dis-je. Effectivement, je n’achevai mes réponses que vers les neuf heures ; elles étaient à peu près comme il suit :

« Les Polonais, surtout ceux qui avaient échappé au démembrement, deux fois réitéré par leurs voisins, tant qu’il leur restait une province, aussi longtemps que le nom de leur patrie n’était pas anéanti, malgré leur faiblesse et leurs malheurs, se croyaient encore un peuple libre et indépendant ; comme tels, ils envisageaient de leur devoir de se défendre contre l’envahissement de leurs droits et de leur territoire, en un mot, contre toute domination étrangère ; de recouvrer même, s’il était possible, les pertes immenses qu’ils venaient d’essuyer. Pénétrés de ces vérités, ils ont fait leurs derniers efforts, efforts dictés plutôt par le zèle, par le désespoir, que par la prudence et par la réflexion. Il ont pris, les armes, non comme des rebelles qui les lèvent contre une autorité légitime, mais comme une nation libre, provoquée par des usurpations mille et mille fois réitérées. Il ont succombé, et la grande souveraine, qui sait apprécier les actions nobles, loin de sévir contre un peuple innocent, contre ses défenseurs livrés à sa puissance, ne leur refusera pas, j’en suis sûr, cette compassion et cet intérêt que la vertu malheureuse excite toujours dans un cœur magnanime.

« C’est la vérité, Monsieur le comte, que vous exigez de moi : je vous la dirai donc, quand même elle ne vous serait pas agréable. C’est l’envahissement de la Pologne, c’est la subversion d’une constitution monarchique, mais fondée sur les bases d’une liberté raisonnable, c’est le démembrement de ses plus belles provinces, les exils, les proscriptions, l’oppression jointe à l’insulte, qui ont forcé les Polonais à essayer de se délivrer de tant de maux. Non contents d’avoir enlevé les trois quarts de nos provinces, vous exerciez sur le reste d’un royaume malheureux et mutilé une autorité despotique. Le roi, quoique faible de caractère et dévoué entièrement à vos volontés, n’était cependant pas à l’abri de l’insulte et de la dérision. Dans les élections, c’étaient vos troupes qui choisissaient les députés. La diète a assemblée, vous entourâtes la chambre du sénat de vos soldats et de vos canons; votre ambassadeur s’assit à côté du roi, et déclara qu’aucun représentant ne sortirait avant d’avoir souscrit au traité de partage. Quoique les membres de la diète fussent de votre choix, aucun n’eut l’impudence de parler en vôtre faveur; vous les avez donc tous assiégés dans leur salle, en leur refusant toute nourriture; vous avez fait arracher de leur place ceux d’entre eux qui élevaient la voix contre ces actes de violence; votre ambassadeur, fatigué lui-même, prit le silence, l’accablement, la douleur de l’assemblée pour un consentement. Dans l’intérieur du pays, quelle fut votre conduite ? Vos troupes, non contentes d’être nourries et logées sans rien payer, commettaient des vexations odieuses. Les habitants ignominieusement traités; leurs femmes, leurs filles violées; leurs troupeaux égorgés; les champs couverts de blé brûlés avant la moisson : voilà les actes des ministres et des généraux russes, des actes contraires sans doute aux sentiments de l’impératrice, aux instructions qu’elle leur avait données, qui ont forcé la nation à l’insurrection. Ce sont vos ambassadeurs , vos généraux, qui ont fait la révolution; ce n’est pas nous.

« Vous me demandez quel était le but que les insurgés se proposaient et ce qu’ils auraient fait si la révolution avait réussi ? Je réponds : le but de la révolution était de s’affranchir de toutes les calamités qui affligeaient la Pologne; de forcer vos troupes à se retirer ; de recouvrer s’il était possible, les provinces démembrées; ensuite, tout le reste aurait été librement discuté, après que la Pologne eût été délivrée de la domination étrangère. Le maréchal Potocki, le général Kosciuszko, tous les Polonais bien pensants , auraient probablement offert la couronne au grand-duc Constantin, à condition qu’il acceptât la constitution du 3 mai, et que la Russie s’engageât solennellement à ne jamais s’immiscer dans les affaires de la Pologne.

« J’ai déjà répondu que, cernés de tous côtés par les armées des trois puissances combinées, il nous était impossible d’avoir aucune communication au dehors. Le Comité du salut public ne nous a envoyé aucun secours; pour les autres puissances, quelle est celle qui aurait voulu se déclarer et embrasser hautement le parti d’une nation à la veille d’être écrasée par l’immense supériorité des forces réunies contre elle ?

« J’ignore s’il y a eu des Polonais des provinces nouvellement annexées à la Russie qui aient songé à se soulever ou à favoriser notre révolution. Il est possible qu’il y en ait eu; mais je déclare que leurs noms me sont entièrement inconnus.

« L’argent pour fournir aux frais de la guerre provenait : 1° d’une somme assez considérable que le général Madalinski (le premier qui prit les armes et leva l’étendard de la révolution) avait enlevée aux Prussiens; 2° de l’argenterie qu'on prit dans les églises de Cracovie, de Varsovie, etc.; 3° de l’impôt consistant dans la moitié du revenu de chaque citoyen, impôt qui fut établi et levé dans l’espace de deux mois ; 4° des dons patriotiques. Cette dernière source était certes la plus abondante, je dirai presque intarissable : hommes, femmes, vieillards, enfants, personnes de tout rang, de toute condition, apportaient en foule leurs offrandes sur l’autel de la Patrie. La majeure partie de ces offrandes consistait en diamants, bijoux de toute espèce, vaisselle, chevaux, etc. Quant aux prétendus fonds avancés par la famille Czartoryski, je n’en ai jamais entendu parler; j’oserai même affirmer que les confiscations récentes ayant ruiné de fond en comble les ressources de cette famille, bien loin de pouvoir faire des avances, elle se trouvait elle-même aux expédients pour faire face à ses propres affaires.

« Je n’ai pas besoin de vous dépeindre le caractère du roi de Pologne; car, qui doit le connaître mieux que le cabinet de Russie ? Ce prince, instruit et même savant, possédait tous les avantages qui rendent un particulier aimable; il aurait même assez bien gouverné une monarchie déjà consolidée et paisible; mais jamais prince n’a été moins fait pour être le chef d’un peuple plongé dans l’anarchie, d’un peuple dont les trois puissances les plus formidables de l’Europe avaient juré la perte. Un grand caractère, un grand courage, auraient seuls pu sauver la Pologne. Stanislas-Auguste n’avait ni caractère, ni courage. Plus vain qu’ambitieux, il préférait d’être loué par les voyageurs et les journalistes que de laisser un nom dans l’histoire. Timide et indolent, la moindre menace de la Russie lui faisait abandonner les vues les plus salutaires pour son pays. Lors du premier partage, il prononça quelques discours, fit des protestations capables de le rendre intéressant aux yeux de l’Europe, sans le compromettre toutefois vis-à-vis de la Russie. Depuis cette époque, avec son Conseil permanent, le liberum veto, les diètes de six semaines, toutes ces monstruosités que vous avez établies, garanties et appelées lois cardinales, avec ses 15 millions par an pour ses menus plaisirs, Stanislas-Auguste, sous l’ombre de vos ailes, au milieu de ses maitresses, de ses peintres et de ses sculpteurs, dormit profondément l’espace de douze ans. Dans l’année 1788, les Polonais, voyant la Russie engagée dans la double guerre avec la Porte et la Suède , circonstance qui n’avait pas eu lieu depuis soixante ans, jugèrent le moment favorable pour relever leur patrie de l’attitude humiliante où elle se trouvait. Pour la première fois, depuis soixante ans, ils osèrent agir en peuple libre ; et plus leur joug et leur avilissement avaient été insupportables, plus la voix de l’indignation longtemps étouffée se fit entendre avec force et énergie. À ces accents, Stanislas, qui voyait déjà les baïonnettes russes arriver, trembla sur son trône ; il mit en usage toutes ses petites manœuvres pour persuader à la diète et à la nation de rester dans son ancienne léthargie. Mais le mouvement était donné ; les promesses, les exhortations, les secours du roi de Prusse, qui semblaient offerts avec tant de bonne foi, et surtout la crainte de voir la nation se soulever contre lui, le forcèrent enfin à se rendre aux vœux de la diète. La constitution du 3 mai, qui, au lieu d’un vain titre de roi, lui accordait une autorité vraiment monarchique, lui fit voir la différence qu’il y avait à être uni avec la nation, ou à vivre lâchement sous une tutelle étrangère. Pendant dix-huit mois, il parut travailler avec zèle et sincérité au bien de son royaume ; la nation oublia ses torts passés, et en fit son idole. En 1792, aux premiers bruits de l’invasion méditée par la Russie, il jura qu’il irait avec ses cheveux blancs se mettre à la tête de son armée, sauver l’État ou mourir avec gloire : aussi l’enthousiasme pour lui fut-il à son comble. Ah ! il aurait sauvé l’État, s’il avait persisté dans cette noble détermination ! Mais aussitôt que la guerre éclata, que le danger parut, que les armées russes gagnèrent du terrain, on vit Stanislas-Auguste différer de jour en jour son départ pour l’armée, éviter ses ministres, se retirer dans son sérail, et s’abandonner entièrement aux piailleries de ses sœurs et de ses maîtresses. C’est de cette indigne retraite que sortit l’ordre de suspendre les hostilités, et enfin l’accession à la confédération de Targowica. De roi, il devint de nouveau protégé, pour ne pas dire esclave ; il perdit toute son autorité et les trois quarts de ses États. À cette époque, avec un grand nombre de Polonais, je me vis forcé de chercher un asile dans les pays étrangers. On dit que Stanislas avait quelquefois des moments où il éprouvait toute la honte, tous les remords, toutes les angoisses d’une conscience coupable ; qu’il tachait de s’en consoler en envoyant à tous les gazetiers de l’Europe sa justification, écrite de sa propre main, et où il rejetait la faute sur la grandeur des difficultés à surmonter, et le plus souvent aussi, sur sa propre nation. Ces écrits étaient accompagnés de boîtes d’or et d’autres présents. Mais il ne fit jamais aucune autre tentative plus sérieuse pour se laver de l’opprobre dont il s’était couvert ; et, en effet, il était trop tard; le seul moment où il pouvait vivre ou mourir en roi était passé.

« Par tout ce que j’ai eu l’honneur de vous dire, M. le comte, vous voyez clairement que le roi de Pologne, coupable envers sa nation, ne l’a jamais été envers là Russie. Les Polonais, instruits par une triste expérience, se défiaient de lui; il n’eut aucune connaissance de l’insurrection qu’on méditait, et dans la suite des événements jamais il ne démentit son caractère. Lorsque le général Madalinski fit sa levée de boucliers, et que le général Kosciuszko proclama l’acte d’insurrection à Cracovie, Stanislas-Auguste, pensant que ces bravades de la démence et de la folie seraient bien vite étouffées par la supériorité des armées russes, déclara les insurgés rebelles à la patrie et proscrivit leurs chefs; mais quand, bientôt après, la garnison et les bourgeois de Varsovie défirent les Russes et les forcèrent à quitter la capitale, se voyant sans aucune protection et craignant l’effervescence du peuple, il se hâta de nouveau de jurer qu’il ne se séparerait jamais de la nation, et présenta M. Zakrzewski, fort aimé des bourgeois, pour être président ou maire de la ville de Varsovie. Mais toutes ces protestations n’en imposèrent à personne; on le traita toujours avec tous les égards, tout le respect possible; on lui communiqua même les principaux résultats des délibérations du Conseil national suprême, mais il n’eut aucune part dans ses décisions; en un mot, il ne jouissait d’aucune autorité. Ses caresses, ses plaintes, ses dons patriotiques, ne produisirent aucun changement dans la conduite qu’on s’était prescrite à son égard; il eut recours enfin aux manœuvres sourdes, qui ne contribuèrent pas peu à semer la division et à exaspérer les esprits. Je le répète donc, le roi de Pologne n’a eu aucun tort envers la Russie. Laissez à la postérité le soin de le punir.

« Pour répondre encore aux autres questions principales qui m’ont été posées, j’ajouterai que les mêmes causes qui forcèrent les provinces à prendre les armes, excitèrent aussi les habitants de Varsovie à se défaire de leurs hôtes. Les vexations, les contributions, les emprisonnements, les exils, y étaient plus fréquents que partout ailleurs. Je n’étais pas dans la capitale au moment où sa population s’est soulevée; je ne saurais donc donner plus de particularités sur ce mouvement. Tout ce que je puis affirmer, c’est que les militaires et les bourgeois y agissaient de concert.

« Je n’ai jamais entendu parler d’un empoisonnement du prince primat par l’abbé Kollontay. Le prince mourut de sa mort naturelle; on l’ouvrit, et on vit que c’était d’une maladie de foie.

« Les archives du Conseil national suprême étaient à Varsovie; les papiers du général Kosciuszko à son quartier général de Marimont. »

Je terminais mon écrit adressé à Samoilow à peu près de la manière suivante :

« Vous voyez, Monsieur, que mes réponses ont été aussi franches que sincères. Prisonnier de guerre, et néanmoins enfermé dans un cachot malsain et solitaire, je sais que je n’ai rien à espérer et tout à redouter. Ce n’est pas cependant ce qui me rend le plus malheureux. L’idée de ma patrie en proie à toutes les calamités, à toutes les horreurs de la guerre, en danger et peut-être à la veille de perdre à jamais son existence, voilà ce qui remplit mon ème de la douleur la plus poignante et la plus vive. La clémence, la sagesse profonde de Sa Majesté l’impératrice sont mon seul espoir. Si cette grande souveraine, qui d’un seul mot peut anéantir ou élever des empires, prête une main secourable à la Pologne, elle s’acquerra des droits éternels à sa reconnaissance, et j’aurai oublié tous mes maux. »

« De la prison d’État, le 27 décembre 1794. »


Fatigué de veiller et d’écrire ainsi toute la nuit, j’étais couché encore sur mon matelas, sans cependant pouvoir fermer l’œil, lorsque vers midi je vis entrer l’inspecteur de prison, Makarow suivi du secrétaire Fuchs. Ce dernier, descendant d’une famille allemande, était employé à la chancellerie secrète en qualité de traducteur pour les langues étrangères. Ils m’annoncèrent qu’on venait de lire mes dépositions, et qu’on en était fort mécontent; que si je ne voulais pas travailler à ma propre perte, je devais, en écrire d’autres. En disant cela, Fuchs me remit un nouveau cahier blanc pareil au premier; il s’offrit même, pour m’épargner la peine, d’écrire sous ma dictée; mais je répondis que ne sachant rien de plus, je n’avais rien à ajouter. Il faut écrire cependant, me dirent-ils, et ils sortirent. J’écrivis donc pour leur répéter et leur démontrer encore l’impossibilité où nous étions, pendant la révolution, d’avoir des liaisons quelconques avec le dehors et les cours étrangères, et je m’efforçais de soutenir que cette révolution n’avait, pour ainsi dire, aucun secret. Je leur ai renvoyé mon cahier le soir.

Deux jours après, j’eus encore la visite du procureur général Samoilow. Il vint cette fois habillé d’une bekieche ou redingote de velours vert foncé, doublée en zibeline, avec un manchon de même; des glands d’or par devant et par derrière, et des décorations de tous côtés. Il commença par me dire qu’on avait été fort mécontent de ma déposition, que je ne leur avais rien appris de nouveau, et que de criminel je m’étais fait accusateur, en rejetant toutes les fautes sur les sujets de la grande souveraine. Je lui répondis que j’avais dit la vérité, et qu’il n’était pas de ma faute si les secrets qu’ils cherchaient n’avaient jamais existé. — « Ils ont existé, m’interrompit-il avec fureur, et vous les possédez tous, car il n’y a eu rien de caché pour vous. Je vous somme de déclarer ici, tout de suite, les noms des Polonais de la Russie Rouge[2] qui étaient en correspondance avec vous et qui avaient promis de se révolter. Rappelez-vous que nous savons déjà ce que je vous demande ici ; que votre Pologne n’existe plus ; que tous vos chefs de la révolution, les Potocki, Kollontay, etc., sont entre nos mains. Si vous persistez à nier, vous vous perdrez seulement vous-même, sans faire de bien à qui que ce soit. Quels sont donc les noms de ces rebelles ? » — « Je vous ai déjà dit, M. le comte, que je n’en connais aucun. » — « Ah ! vous ne les connaissez pas ; vous ne voulez pas le dire ? Rappelez-vous où vous êtes. » — « Je sais, lui dis-je, que je suis dans un cachot et que ma vie est dans vos mains. » — « Vous savez les moyens dont on se sert pour forcer les criminels à déclarer la vérité, quand ils s’obstinent à la nier. » — « Je les connais, et je suis prêt à subir les tortures ; mais vous n’obtiendrez jamais rien de moi par ce moyen. » Réprimant alors sa fureur, Samoilow me dit enfin d’une voix étouffée : « Vous ne sortirez jamais d’ici, » et il partit.

Je connaissais très-bien les motifs qui les faisaient insister avec tant de violence pour savoir les noms de mes malheureux compatriotes compromis dans l’insurrection. L’impératrice, stimulée par les instigations de son favori et de ses ministres , faisait confisquer, au moindre soupçon, les terres de ces infortunés ; par conséquent, plus leur nombre augmentait, plus les aubaines de ces messieurs devenaient considérables, et je suis convaincu que c’est aussi principalement par leurs conseils et par leurs intrigues, que Catherine II, le cœur endurci et l’esprit affaibli par l’âge, se décida à démembrer définitivement ce qui restait de la Pologne : démarche aussi injuste et atroce en elle-même, qu’impolitique pour son empire, mais qui arrangeait à merveille ses favoris gorgés de rapines et de vols, en les assurant ainsi, sous la solidarité des deux autres grandes puissances européennes, contre tous les événements de l’avenir. Pour moi, je n’ai pas eu au moins, dans cette circonstance, à me reprocher la ruine d’aucun de mes compatriotes ; mais j’ai su depuis qu’il y a eu un homme qui a agi bien autrement. Et pourquoi ne le nommerais-je pas ici ? il n’y a pas moins de justice et peut-être même de plaisir à rendre hommage à la vérité, qu’à démasquer l’hypocrisie et le vice. Cet homme s’appelle Deboli. Descendu d’une très bonne maison de France, établie en Pologne depuis au moins deux siècles, il avait reçu son éducation dans l’école militaire de Varsovie. Depuis plus de vingt ans, il était ministre de Pologne à Pétersbourg ; faible, souple et rampant, il représentait un roi esclave avec toute la bassesse convenable. Il épousa une Russe ; mais l’impératrice ne l’en distingua pas plus pour cela. Dévoué à Stanislas, il suivait aveuglément toutes les oscillations de son caractère incertain et pusillanime. Dans le cours de la diète de quatre ans, à peine le roi avait-il accepté la constitution du 3 mai 1791 et prononcé quelques discours remplis d’énergie et de patriotisme, que Debolidevint aussitôt ministre zélé et actif. Ses dépêches, quoique écrites d’un style confus et obscur, étaient remplies d’informations sûres et d’avis salutaires. Il fit tant pour se distinguer par son patriotisme, que lorsqu’en 1792 le roi eut abandonné lâchement la cause nationale, les Russes, en foulant aux pieds toutes les convenances, chassèrent son ministre de Pétersbourg, sans lui accorder seulement une audience de congé. Revenu à Varsovie à l’époque de la persécution des bons citoyens, il s’attacha de plus en plus au parti patriote, et dès que la révolution de 1794 éclata, il fut nommé membre du Conseil national. Actif, laborieux, et simple dans ses manières, malgré les liaisons qu’il conservait toujours avec le roi, il était généralement estimé. Lorsqu’on se vit dans la nécessité d’établir un papier-mofinaie, chose entièrement neuve en Pologne, et qui, vu les dangers et l’incertitude de notre avenir politique, ne pouvait qu’inspirer fort peu de confiance, Deholi fut le premier qui porta cinquante mille florins en espèces pour les échanger contre ces nouveaux billets dont la valeur était si douteuse. Kosciuszko, pour qui le sentiment de la confiance n’était pas un plaisir, mais plutôt un effort, lui accorda cependant un peu de la sienne. Cet homme donc, qui avait mérité l’honneur d’être chassé et persécuté par les Russes, et avait servi la cause commune de tout son bien et de tous ses moyens, prit tout à coup, au moment où le premier siège de Varsovie fut levé, un congé d’absence pour trois semaines, et se rendit droit en Russie chez le feld-maréchal Romanzow, pour lui découvrir tout ce qu’il savait de la révolution. Avant d’avoir la certitude de ce que je viens de dire, je m’en étais déjà douté à l’occasion d’une des questions qui me furent posées dans mon interrogatoire, et que j’ai oublié de mentionner à sa place. On me demandait quels étaient les griefs des Cosaques contre le gouvernement russe, lorsqu’ils avaient fait des ouvertures pour passer de notre côté, en ajoutant qu’on savait de source certaine que j’avais été employé dans cette affaire. En effet, cette négociation si délicate était un secret pour les personnes mêmes les plus marquantes de la révolution. Deboli et moi en fûmes seuls les dépositaires ; et comme il savait parfaitement le russe, il traduisait mes dépêches dans cette langue, les expédiait, et recevait les réponses, Je fus confondu et outré de cette trahison d’un homme qui avait déjà donné tant de preuves de civisme ; mais telle est la faiblesse ou plutôt l’inconsistance naturelle du caractère de la plupart des hommes[3].

Cependant ces paroles : Vous ne sortirez jamais d’ici, paroles que prononça Samoilow en me quittant, pesaient de tout leur poids sur mon esprit et sur mon imagination. On dit qu’une conscience tranquille nous console de tous les maux ; sans doute, le témoignage qu’un cœur honnête se rend à lui-même, est dans l’infortune une des plus grandes douceurs ; elle peut nous faire supporter la persécution, l’indigence, les plus grands revers du sort ; mais ce bien si précieux n’est pas capable toutefois de nous dédommager de la privation de la liberté. Accoutumé depuis ma jeunesse à une vie active et indépendante, aimant les plaisirs et étant très-sensible aux charmes de la société, l’idée d’être enfermé dans une prison triste et solitaire, sans jamais respirer l’air frais, sans jamais voir mes semblables, ni même entendre leur voix, d’être réduit à déchirer avec mes doigts les aliments qu’on me servait, de me voir entouré sans cesse de soldats et des précautions d’un espionnage aussi inutile qu’insupportable, et surtout l’idée de gémir dans cet état pour toujours ou du moins pour bien longtemps, mettaient souvent en défaut tout mon courage et toute ma philosophie. Le présent et l’avenir, ma propre situation et celle de tout ce qui m’était cher, ne me présentaient que des images affligeantes : ma patrie mise à feu et à sang et anéantie à jamais ; mes parents, mes amis, ou partageant mon sort, ou dépouillés de leur fortune, et traînant dans l’exil une existence malheureuse ; nulle nouvelle d’eux ; en un mot, l’univers hors des murailles de ma prison n’existant plus pour moi. La solitude et un affreux silence nourrissaient dans mon esprit une foule d’idées lugubres dont aucun objet extérieur ne détournait mon attention. Nous étions au cœur de l’hiver ; le soleil ne se levait qu’à neuf heures, il était pâle et couvert d’épais nuages ; les jours clairs étaient accompagnés d’un froid si excessif, que plus d’une fois je vis des corneilles volant dans l’air, geler tout à coup et tomber roides mortes. Les cris de ces oiseaux, extrêmement nombreux aux environs de la forteresse, étaient insupportables. Les froids excessifs se trouvaient suivis par des chutes des neiges qui tombaient en gros flocons quelquefois pendant plusieurs jours de suite, et rien alors n’était plus monotone et plus triste. A deux heures et demie après-midi, la demi-clarté du soleil cessait entièrement et faisait place à d’épaisses ténèbres ; l’officier qui me gardait me laissait toujours longtemps dans l’obscurité, jusqu’à ce qu’enfin on daignât m’apporter une pauvre petite chandelle, dont j’étais obligé de plier la mèche de temps en temps avec une croûte de pain, l’usage des mouchettes ainsi que de tout autre objet en fer m’étant rigoureusement défendu.

Pendant plusieurs jours, après la dernière visite de Samoilow, je ne vis qu’une fois Makarow et Fuchs, qui vinrent me demander de mettre par écrit mon nom, mon âge, où j’avais reçu mon éducation, et les pays étrangers que j’avais visités. Je ne savais pas à quoi cela tendait, mais je satisfis à leurs demandes sans difficulté.

Au bout de trois semaines de cette déplorable existence, j’entendis une fois, vers les dix heures du soir, du bruit dans la chambre de Fischer ; je crus entendre la voix de Fuchs ; des soldats y entraient et sortaient ; enfin Fuchs entra précipitamment dans ma chambre pour me demander combien, dans la cassette qu’on m’avait prise, il y avait d’argent à moi et combien à Fischer. Je lui indiquai la somme qui était à moi, et bientôt après j’entendis plusieurs personnes qui traversaient le corridor ; le bruit se perdit à la porte de la prison, et je ne doutai pas que ce ne fût Fischer à qui l’on rendait la liberté. Tout en me réjouissant de son bonheur, je m’affligeais d’être ainsi délaissé et destiné à rester absolument seul dans mon cachot. Le lendemain, je me confirmai dans ma supposition du départ de Fischer, en observant que le caporal qui, tous les matins, venait emprunter mon peigne pour mon compagnon, ne me le demanda plus. Sur le midi, il vint me rapporter quelques volumes de Plutarque que j’avais prêtés à Fischer. « Il est donc parti, lui dis-je, il « est libre ? » Il me regarda fixement, puis se retournant et voyant que la garde était éloignée, il ajouta d’une voix basse : « Ne lui enviez pas son sort, car il n’est pas allé dans sa terre natale. »

Une nuit, l’officier me dit qu’il fallait le suivre, et aussitôt il me conduisit à une cellule à l’autre extrémité du corridor ; on y apporta mon portemanteau. Il me dit que je reprendrais bientôt la mienne. Celle dans laquelle je venais d’entrer était si petite, que de la table à la porte il n’y avait que trois pas ; c’était là toute l’étendue de ma promenade. J’entendis travailler les ouvriers ; on portait des baquets de chaux, apparemment pour recrépir les murailles : tout annonçait qu’on attendait de nouveaux hôtes. Quatre ou cinq jours après, on me reconduisit dans ma première chambre, toujours avec un mystère et des précautions que j’aurais trouvées bien ridicules, si elles ne me rappelaient tristement quelle importance on attachait à ma personne et combien on paraissait craindre de me voir échapper.


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  1. Hugues Kollontay, vice-chancelier de la couronne, un des hommes d’État les plus remarquables de son pays et de son époque, prit une part très-active à tous les efforts qui furent tentés par les patriotes polonais pour préserver leur patrie, du sort qui finit par l’atteindre. Après les événements de 1794, Kollontay fut longtemps détenu à Olmutz. Il mourut à Varsovie en 1812. Quant à ses travaux politiques et littéraires, nous renvoyons nos lecteurs à l’article Kollontay, dans l’Encyclopédie des gens du monde, publiée à Paris chez Treuftel et Wûrtz.
  2. C’est ainsi que la cour de Pétersbourg a baptisé la Volhynie, la Podolie et l’Ukraine, enlevées à la Pologne il n’y avait alors que dix-huit mois.
    (Note de l’auteur.)
  3. Il est de notre devoir de ne pas passer ici sous silence l’opinion que M. Ferrand émet sur Deboli :

    « À peine, dans le cours d’une année, Chreptowicw (ministre des affaires étrangères) fit-il connaître deux fois la position générale des affaires ; et quand il annonça à la diète, pour la première fois, les projets hostiles des Russes (1792), le bruit de leur invasion très-prochaine était déjà répandu partout. Vainement aurait-il voulu, pour justifier son silence, inculper l’ambassadeur de Pologne à Pétersbourg. Deboli, chargé de cette importante légation, en remplissait les fonctions avec autant d’exactitude et d’intelligence que de probité ; il avait su résister à tous les genres de séduction, porter un coup d’œil pénétrant sur les opérations les plus secrètes du cabinet de Russie, et tenir toujours celui de Varsovie au courant de ce qu’il avait à craindre. » Histoire des trois démembrements de la Pologne, tome III, page 206.