Notes sur l’éducation publique/Texte entier

Librairie Hachette (p. 1-319).

AVANT-PROPOS



Si la montée universelle du flot démocratique ne se traduisait pas, aux yeux des moins perspicaces, par beaucoup de signes certains, l’importance que prennent de nos jours les problèmes pédagogiques suffirait à l’indiquer. Un célèbre révolutionnaire dont quelques clairvoyances heureuses ont traversé le sanglant obscurantisme a dit cette parole profonde : « après le pain, l’éducation est le premier besoin du peuple ». Lancés par Danton aux approches du xixe siècle, ces mots sont devenus le programme d’action de la démocratie moderne. Ils marquent, d’ailleurs, sa supériorité sur la démocratie antique qui, même émancipée, gardait le sceau de l’esclavage et ne savait, en plus du pain, réclamer que des jeux.

À l’heure où s’ouvre le xxe siècle, le problème de l’organisation pédagogique n’est pas résolu, mais il est posé partout et sur des données à peu près identiques. C’est là un phénomène trop considérable pour que la science de l’éducation n’en reçoive pas le contre-coup. Elle se transforme, en effet, sous nos yeux. Dans ces Notes je n’ai d’autre ambition que de fixer quelques traits caractéristiques de la transformation qu’elle subit et de signaler, au passage, quelques solutions qui paraissent désirables ou probables. Oser davantage serait imprudent : il s’agit, après tout, d’explorer un pays neuf et non point de parcourir une région déjà connue dont on puisse, avec certitude, fixer les aspects et énumérer les ressources.

Tout en retenant, comme il est naturel, l’avenir français au premier rang de mes préoccupations, je n’ai point entendu limiter à la France mon investigation et mes raisonnements. Au contraire, ce que j’ai consigné ici est le résultat d’observations recueillies, à plusieurs reprises depuis dix ans, dans les divers États d’Europe et dans l’Amérique du Nord et c’est ainsi que j’ai pu constater l’existence de grands courants de réforme pédagogique, indépendants des systèmes gouvernementaux et supérieurs même aux traditions nationales.

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l’état et la famille

L’un de ces courants entraîne les monarchies comme les républiques vers l’acceptation, de plus en plus formelle, du contrôle de l’État en matière d’éducation.

Au premier abord, le fait ne s’impose pas. Le voyageur a même quelque difficulté à l’apercevoir à travers les multiples diversités de détails qui égarent son jugement. À chaque frontière, il se trouve en présence d’une réglementation nouvelle. Au « système » qu’il vient d’examiner succède un autre « système » en contradiction, sur plus d’un point, avec le précédent. Ici le gouvernement central a la haute main sur l’école, sur le collège, sur l’université ; là, c’est la province, ou bien la municipalité : plus loin, l’autorité ecclésiastique est restée en possession d’anciens privilèges. Tantôt l’internat domine et tantôt l’externat. Les uns favorisent le développement de la coéducation, les autres en repoussent énergiquement le principe. Il est souvent malaisé de déterminer la cause de ces divergences. Ni la constitution politique ni la constitution sociale ne suffisent à les expliquer. La Hollande démocratique n’a-t-elle pas établi dans ses écoles élémentaires des « catégories » dont le caractère anti-égalitaire serait jugé inacceptable dans la plupart des pays aristocratiques ? En visitant successivement Eton, Louis le Grand ou le Theresianum, on est porté à se demander si des établissements gouvernés d’après des méthodes aussi dissemblables ont, entre eux, le lien d’un but commun. Et, malgré tout, au travers de cette pédagogie d’apparence composite s’affirme, discrètement ou bruyamment selon les cas, le principe qui finira par lui donner une orientation unique.

C’est par l’inspection que l’État s’introduit dans la place. Partout aujourd’hui, l’État inspecte et ceux qui se méfient le plus de ses empiètements reconnaissent que c’est là sa fonction naturelle, son rôle normal. L’État qui n’inspecterait pas serait accusé de routine et d’insouciance : il manquerait à son devoir. Au besoin on le lui rappellerait au moindre incident dont la morale ou l’hygiène auraient à souffrir. Or, l’inspection signale des progrès et dénonce des abus Ne convient-il pas de légiférer pour réprimer les uns et propager les autres ? Devant cette délicate question, un pouvoir unipersonnel pourra hésiter ; mais l’opinion, consultée, penchera toujours vers l’affirmative.

Cela n’a rien de surprenant. Entre les idées de démocratie et d’obligation existent des rapports beaucoup plus étroits qu’entre les idées de démocratie et de liberté. En Europe, nous entretenons, à cet égard, des illusions que les écrits de certains auteurs français, et sans doute aussi les débuts de l’expérience américaine, ont contribué à faire naître. Il n’est pas inexact, du reste, de concevoir la démocratie comme un état de choses favorable à l’épanouissement des libertés individuelles. Elle peut, dans certaines phases de son développement, réaliser, sous ce rapport, l’idéal du gouvernement. L’erreur est de croire cette réalisation essentielle et durable.

Si même la liberté pouvait être le produit spontané des institutions, les institutions qui l’auraient produite demeureraient inhabiles à la faire vivre ; sous aucun régime elle ne saurait subsister par elle-même, par son propre poids ; il faut, pour la maintenir, l’effort voulu et constant de la majorité des citoyens. La liberté, en somme, a pour base l’esprit de tolérance lequel, à son tour, ne s’établit que par la contrainte de chacun sur soi-même. Cette contrainte, les citoyens se l’imposent volontiers à l’aurore du mouvement démocratique, sous l’influence des illusions généreuses et des nobles enthousiasmes qui dominent alors ; sans doute, ils se l’imposeront plus aisément encore si jamais ils habitent la cité modèle où régneront la Justice et la Vérité. Mais pendant la longue période des enfantements intermédiaires, la démocratie s’abandonne à son attrait naturel pour l’uniformité et l’obligation ; lorsque ce n’est pas en son nom. c’est en tous les cas sous son influence que se produit l’ingérence de l’État dans le domaine pédagogique.

Au point de vue du droit pur, il est évident qu’aucun argument nouveau ni péremptoire n’a été découvert pour légitimer cette ingérence, de sorte que la discussion théorique pourra se prolonger longtemps entre ceux qui l’approuvent et ceux qui la condamnent. Mais, quand bien même le nombre de ces derniers augmenterait au lieu de diminuer, ils se trouveraient impuissants, dans la pratique, à réagir efficacement. Le contrôle de l’État sur l’éducation n’est pas seulement un principe que la démocratie affirme ou consolide ; c’est aussi une habitude que les progrès de la civilisation répandent partout. L’opinion, munie désormais de moyens d’informations amples et rapides, est à même de suivre l’inspection, d’en connaître les résultats et de la provoquer là où elle ne se fait pas.

L’existence d’un tel courant n’est donc pas bien difficile à expliquer ; mais elle l’est encore moins à constater et là est le point capital. Quand on voit les célèbres « Public Schools » d’Angleterre, citadelles du particularisme, incliner à leur tour vers l’idée d’un contrôle officiel et leurs Headmasters, réunis en conférence, discuter favorablement le principe de l’inspection, peut-on douter qu’on soit en présence d’une irrésistible évolution ? Si les collèges anglais riches en ressources et en traditions, indépendants, étrangers aux fluctuations de la politique et établis dans un pays plus entraîné qu’aucun autre au self-government, — si de tels collèges renoncent au régime de la liberté absolue, où et comment luttera-t-on pour le défendre, avec quelque chance de succès ?

On peut déplorer une semblable tendance : je ne comprends pas très bien qu’on s’en irrite ; autant se mettre en colère contre le temps qu’il fait dehors. Aussi bien, les choses peuvent-elles tourner autrement que n’augurent les pessimistes. Ce ne serait pas la première fois qu’une institution, médiocre ou mauvaise en soi, donnerait des résultats satisfaisants. Certes, le régime scolaire napoléonien a fait à la France un mal incalculable, mais il faut reconnaître que d’autres nations ont compris différemment l’éducation d’État et savent en tirer profit. Si donc la marche en avant de la démocratie oblige les peuples à accepter sans plus le discuter le principe de l’éducation par l’État ou sous le contrôle de l’État, je ne vois pas que ce soit là un motif suffisant pour renoncer à faire de la bonne pédagogie.

Les esprits chagrins d’ailleurs peuvent se rasséréner en constatant que le rôle de la famille grandit en même temps que celui de l’État. Si la constatation est inattendue et semble paradoxale, ce sont encore nos opinions préconçues qui en sont la cause. Lycurgue a dangereusement impressionné l’humanité ; depuis son temps la famille et l’État représentent deux forces irréconciliables qui s’arrachent l’enfant et ne sauraient, par conséquent, collaborer pacifiquement à son éducation. Nous négligeons de nous apercevoir que le tyran Spartiate avait abordé le problème pédagogique par un de ses petits côtés et l’avait conçu de façon fort étroite. Il est vrai qu’il a eu des successeurs. Le monde a vu à l’œuvre, après lui, plusieurs Lycurgues — des grands et des petits — qui ont naturellement ajouté à la force de son exemple ; le temps seul a manqué à quelques-uns d’entre eux pour remettre ses doctrines en honneur : on devine l’usage qu’en aurait fait le Comité de Salut public si ses membres avaient eu le loisir de réorganiser l’éducation. Toutes les fois que le pouvoir sera entre les mains d’un groupe de terroristes ou d’un chef militaire assoiffé de gloire et de conquêtes, l’antinomie spartiate renaîtra ; les droits de la famille seront violés pour satisfaire aux prétentions de l’État : au lieu de songer à faire des citoyens, on ne se préoccupera que de former des esclaves et des soldats.

Mais ce sont là des conditions exceptionnelles et passagères, auxquelles on ne saurait comparer l’avènement de la démocratie, phénomène naturel et durable. Qu’il soit accompagné ici ou là de quelques crises violentes, ce n’est pas une raison pour que ses adversaires aient le droit — comme ils en ont le désir — de lui attribuer un caractère révolutionnaire. Il est même probable que nos descendants, en étudiant les progrès des idées et des influences démocratiques entre 1850 et 1900, constateront que peu d’évolutions générales se sont accomplies d’une manière plus régulière et plus pacifique. On voit bien sous l’action de quels mobiles intéressés a pu prendre naissance, durant certaines périodes de tyrannie, l’opposition entre la famille et l’État au sujet de l’éducation ; on ne voit pas quels motifs pourraient être invoqués pour transformer cette opposition en une des caractéristiques fondamentales de l’État démocratique. Méfions-nous des généralisations ; la démocratie n’est pas plus inféodée à la liberté qu’au despotisme ; elle n’est ni la compagne inséparable de l’une ni l’épouse prédestinée de l’autre.

Les faits, d’ailleurs, parlent assez haut et s’il est toujours utile de contrôler leur signification par le raisonnement, il est sage, en pareille matière, de ne pas se laisser emporter par les spéculations abstraites. Une réalité s’impose à tous les regards : le développement prodigieux de l’externat. Certains pays sont encore rebelles ; les uns, comme les pays anglo-saxons, à cause de la supériorité indiscutable de leurs internats ; d’autres, comme les pays de l’Europe centrale, parce que les rivalités de nationalités, de races, de religions, y compliquent singulièrement l’éducation et font que les parents ne choisissent pas toujours l’établissement qui est à leur portée ; d’autres encore, comme les pays latins parce que l’Église — très favorable à l’internat — y détint plus longtemps le privilège pédagogique. La France pourtant est déjà plus qu’à demi conquise : l’Italie est entamée, l’Angleterre aussi. Dans les régions nouvelles où les villes sont rares et la population moins dense, il faudra plus de temps ; on peut prévoir néanmoins l’époque relativement prochaine où le principe de l’externat aura vaincu partout.

Or, l’externat c’est la mainmise de la famille sur la moitié de l’éducation publique, c’est-à-dire un fait dont la portée sociale est immense. En effet, si le foyer agit sur l’enfant, l’enfant, par sa seule présence, réagit sur le foyer d’une façon plus intense encore. Au point de vue du maintien de l’union familiale que tendent à ébranler — momentanément au moins — la pratique du divorce et la propagation des idées féministes, au point de vue des conflits de croyances, des oppositions d’idées et de sentiments qu’encourage une époque de libre discussion comme la nôtre, l’externat représente une force qui ne peut qu’être profitable à la morale, à l’ordre et à la paix. Il est probable, il est même certain que, sous cette forme, l’éducation n’atteindra jamais le degré d’élévation, de force, de virilité réalisé par l’internat tel que l’institua Arnold et tel que ses disciples l’ont pratiqué après lui. Mais de semblables institutions sont difficiles à maintenir au niveau désirable et il est plus difficile encore de les imiter. Et puis, si la pléiade d’individualités énergiques qu’elles produisent est merveilleusement apte à servir des intérêts nationaux et à assurer la prépondérance d’une race, peut-être l’externat avec ses résultats moyens et les rapprochements qu’il opère entre la jeunesse, la famille et l’État, convient-il mieux aux sociétés démocratiques.

Toujours est-il que ses progrès coïncident avec ceux de la démocratie : mais, quels que soient les liens entre les deux phénomènes, il faut reconnaître que l’externat — facilité d’ailleurs par certaines améliorations matérielles de la vie moderne — a trouvé son plus puissant stimulant dans la réaction marquée qui s’opère contre les théories pédagogiques des âges précédents. Autant les vues politiques de Jean-Jacques Rousseau avaient suscité d’adhésions enthousiastes, autant ses préceptes éducatifs étaient demeurés sans influence sur l’opinion. Or, s’il entrait une forte dose d’utopie dans sa conception idyllique du gouvernement, Rousseau était plus près de la vérité en cherchant à enlever à l’éducation son caractère rébarbatif et s’il est naïf, de la part de l’État, de trop tenir compte des bonnes intentions de ses administrés, rien n’est plus maladroit, de la part du pédagogue, que de limiter sa tâche à la destruction des mauvais germes et à la poursuite des mauvais instincts de ses élèves.

Cette conception dangereuse et surannée de l’éducation vient en grande partie de l’Église. La rudesse des mœurs la favorisa mais c’est aux doctrines ecclésiastiques qu’elle dut surtout sa diffusion. On ne jette pas, plusieurs siècles durant, l’anathème sur la chair de l’homme sans que l’enfant souffre de cette malédiction permanente. On ne travaille pas à faire de l’humilité, de l’obéissance et de la mortification, les pierres angulaires du progrès humain, sans donner à la pédagogie une orientation contre nature. C’est précisément ce qui s’est produit. Le collège s’est transformé en prison, l’adolescent a été traité sinon comme un coupable, du moins comme un prévenu et la préoccupation principale de ses maîtres a été d’organiser, autour de lui, la méfiance, dans le but de mieux lui apprendre « l’autorité et le respect ». C’est la formule à laquelle, après beaucoup de réflexions, s’arrêta un prélat célèbre et qui passait pour libéral, Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans. Rien n’est suggestif comme la lecture des volumes dans lesquels il a condensé son système — suggestif surtout par ce qu’on n’y trouve pas. La parole émancipatrice que promettait la réputation de l’auteur n’est pas prononcée. L’homme, peut-être, l’eût dite volontiers ; le prêtre a été retenu par la notion de cette tare originelle à laquelle il faut livrer une bataille sans merci — de cette tare que l’âge mûr fait peser si lourdement sur les épaules de la jeunesse comme pour s’en décharger lui-même ; car, chose étrange, ce n’est pas seulement le prêtre qui en possède la notion ; elle s’étend au fonctionnaire laïque, à la société entière ; on retrouve ses traces dans les lois, dans les règlements, dans tout l’édifice administratif : elle avait pris partout racine.

Ouvrez maintenant un modeste manuel de date plus récente qui porte la signature d’Edward Thring, en son vivant Headmaster du collège d’Uppingham et l’un des plus nobles esprits que l’Angleterre ait produits. Celui-là aussi a trouvé une formule, mais combien différente ! L’éducation, pour lui, est une œuvre « de travail, d’observation et d’amour ». L’autorité et le respect, il n’en parle plus. La bataille, il la nie. Travail, observation, amour : la recette est unique et suprême.

C’est vers cette formule que se tourne la démocratie, par une de ces réactions naturelles qui n’ont pas besoin d’être provoquées : Rousseau, d’ailleurs, n’est plus assez lu et Thring est trop peu connu pour qu’on leur attribue en ceci un rôle déterminant. Les causes en sont plus lointaines et plus générales. La diffusion de l’instruction, l’émancipation graduelle de la conscience, l’habitude de juger plus librement des choses ont ébranlé peu à peu des théories que leur exagération même condamnait. En enlevant à l’Église le monopole pédagogique, l’État moderne a fait en quelque sorte rentrer dans le domaine public tout ce qui touche à la formation de l’enfant et de l’adolescent ; et la famille qui s’était associée aux sévérités dont on lui démontrait théologiquement l’impérieuse nécessité, s’ouvre à une conception plus humaine de son devoir : elle se demande s’il est vraiment indispensable au bonheur de l’homme que l’enfant soit meurtri et si la compression qu’on exerce sur lui est vraiment productrice de force dans l’avenir.

Il est à noter qu’une confusion avait fini par s’établir entre deux notions fort distinctes. S’agissait-il de « briser » ou « d’aguerrir » ? La doctrine première de l’Église ne fait pas de doute. Elle visait à « briser » l’individualisme et l’avouait. Plus tard, le militarisme étant venu, il ne fut plus question que d’endurcissement. Mais en réalité le but demeurait le même. L’emprisonnement et la méfiance brisent : ils n’aguerrissent point. Ne disons donc pas que l’externat sera nécessairement un régime débilitant : il sera ce que la famille le fera. Si en certains pays — en France, par exemple, à l’heure actuelle, on doit redouter quelque amollissement, en Allemagne ou en Scandinavie les mêmes craintes seraient superflues. Ce n’est pas contre ce qu’il pouvait y avoir de rude dans l’éducation d’hier, que la réaction s’opère ; c’est contre la méfiance injustifiée qui lui servait de base.

Que donnera cette double tendance de l’État et de la famille à se partager l’éducation ? Si elle devait être passagère, il serait superflu de rechercher en quoi elle se rattache au mouvement démocratique et en dépend. L’État, à vrai dire, ne rétrograde pas aisément. Ce qu’il a pris, il le restitue rarement : à plus forte raison lorsqu’il s’agit, non d’une conquête violente, mais d’une annexion progressive et consentie sans trop de résistance. Quant à la famille, elle est plus changeante, plus influençable. Ne peut-elle se lasser d’une tâche ardue et s’en décharger de nouveau — mais sur l’État cette fois — comme jadis elle s’en était déchargée sur l’Église ? Je ne le crois pas. Si la tâche est ardue, elle est captivante aussi et ce n’est pas volontairement que la famille y avait renoncé ; c’est sous l’influence de scrupules religieux que l’Église avait intérêt à faire naître et à cultiver. Aujourd’hui, elle reprend conscience de son devoir, infiniment mieux outillée pour le remplir. Et cela non plus, n’est pas brusque. Il s’agit d’une réforme très lente et qui n’a son centre ni dans un pays quelconque, ni dans un milieu social déterminé, ni dans un culte spécial. Dans tous les pays, parmi les riches comme parmi les pauvres, chez les catholiques et les protestants aussi bien que chez les juifs ou les libres penseurs, on trouve des parents pour qui l’éducation personnelle de leurs enfants est devenue la grande affaire, l’intérêt principal de la vie, des parents qui n’hésitent pas à modifier leur existence, à changer de domicile pour que cette éducation se poursuive dans des conditions préférables. Ceux-là sont encore la minorité, mais une minorité déjà puissante. Il y a cinquante ans, on les eût partout trouvés blâmables ; aujourd’hui, ceux qui ne les imitent pas, les admirent et les louent. Une idée philosophique grandit dans le monde civilisé et s’étend comme une tache d’huile, c’est que pour une génération, l’œuvre par excellence est de former la suivante. Juste ou non, l’idée est belle et bien certainement un grand morceau d’avenir lui appartient.

ii

le problème de l’école primaire

Il y a un problème de l’école primaire. Mais je suis enclin à penser qu’il n’y en a qu’un et qu’il n’est pas d’ordre confessionnel. On croirait le contraire à en juger par la façon dont la bataille est engagée, un peu partout ; mais cette impression ne résiste pas à un examen impartial et consciencieux des conditions du combat.

En premier lieu, il est aisé de constater combien les troupes sont loin d’être unies par le lien d’intérêts solidaires ou de communes tendances et combien est trompeuse la couleur des drapeaux autour desquels elles se rallient. En certains pays, les défenseurs de l’école laïque et neutre sont des libéraux convaincus ; ailleurs, ce sont, pour la plupart, d’ardents Jacobins. Tel qui, en Suisse, s’est enrôlé dans le camp clérical passerait, en Espagne, dans le camp adverse. Les catholiques de certaines portions de l’Amérique du Nord accepteraient avec empressement le régime qu’en France leurs coreligionnaires déclarent injuste et tyrannique ; ils visent à conquérir cette neutralité que les autres repoussent. Enfin, chez les peuples opprimés, l’école confessionnelle, devenue un foyer de patriotisme et l’atelier naturel de la liberté future, est soutenue fréquemment par les incroyants eux-mêmes. Il est difficile de prétendre que tous ces soldats d’origine si peu homogène soient mus par les mêmes mobiles et obéissent aux mêmes impulsions.

Ce qui est plus singulier encore que la composition des troupes, c’est le choix du champ de bataille. Dans l’enseignement supérieur, les systèmes philosophiques s’opposent. Dans l’enseignement secondaire, l’histoire d’un peuple ou d’une époque peut être envisagée à des points de vue très différents ; il n’est pas jusqu’à la rhétorique dont un professeur habile ne sache tirer parti pour influencer ses élèves. Mais l’enseignement élémentaire a cet avantage de ne pouvoir se plier à une propagande doctrinale. Avec la meilleure volonté du monde vous ne saurez faire que la géographie tende au matérialisme et l’arithmétique au spiritualisme — que la grammaire soit dévote ou le dessin, anticlérical. Quant au catéchisme, l’idée de confier à un autre qu’au ministre du culte le soin de le faire réciter et de le commenter est tellement anormale qu’on s’étonnera plus tard de la retrouver au fond de toute cette querelle, au milieu d’erreurs depuis longtemps reconnues et de préjugés dont on aura percé tout le néant. Nos descendants souriront en apprenant que nous avons cru la « neutralité » en péril parce qu’on prononçait le nom de Dieu dans l’école et que nous avons qualifié d’« athée » l’enseignement primaire du jour où il a été donné par un laïque.

La cause réelle de l’agitation qui s’entretient autour de l’école primaire n’est point religieuse elle est politique et, pour parler plus clairement encore, elle est électorale. Un coup d’œil donné à la psychologie de l’instituteur suffit à s’en convaincre.

Produit naturel et nécessaire de la démocratie, l’instituteur primaire est déjà légion et cette légion va toujours s’accroissant. Il occupe un poste d’honneur et son rôle est considérable. Il est la sentinelle avancée de la civilisation, le pourvoyeur de l’avenir, l’initiateur de la science. Il la représente non seulement aux yeux de ses élèves, mais de leurs parents encore peu cultivés. Ses émoluments d’autre part sont minimes ; les gouvernements se préoccupent bien d’améliorer son sort : on le logera un peu mieux, on lui procurera quelques avantages, on créera pour lui des caisses de retraite. Mais multipliée par le nombre des instituteurs, la moindre augmentation de dépense en leur faveur grève lourdement les budgets. Une disproportion fâcheuse subsistera toujours entre leur situation matérielle et leur situation morale.

De là, chez l’instituteur, une double tendance à s’occuper de politique et à se syndiquer. Le syndicat attire tout naturellement les collectivités qui se sentent ou se croient lésées ; elles y ont recours pour défendre leurs droits ou leurs intérêts. Certains syndicats professionnels qui peuvent, en décidant une grève à un moment opportun, occasionner les plus graves perturbations dans la vie matérielle de tout un pays ou au moins d’une région, possèdent de la sorte une arme redoutable que les syndicats d’instituteurs ne sauraient manier. La grève qu’ils proclameraient n’aurait, en effet, ni sens ni portée. Par contre, l’action politique qu’ils sont susceptibles d’exercer est considérable parce qu’elle est permanente.

La politique tente l’instituteur à tous les points de vue. D’abord elle l’intéresse. Un peu isolé, il mène une vie presque exclusivement intellectuelle, mais en même temps immobile, passive, terne. À moins qu’il n’y ait en lui l’étoffe d’un véritable manieur d’âmes — étoffe très rare après tout — on ne peut lui demander que de la conscience, non de l’enthousiasme, dans sa façon de remplir son mandat. Les matières qu’il enseigne ne sont pas passionnantes en elles-mêmes. L’appréciation et la discussion des événements contemporains le sont davantage ; ils représentent pour lui la vie, l’action, l’actualité. Il a une opinion sur ces choses et volontiers, il la donne. Dans les campagnes ou dans les centres peu populeux, on le provoque d’ailleurs à parler. Mais la politique a pour lui un intérêt encore plus direct : elle est une source d’influence et, en même temps, elle lui ouvre des horizons meilleurs. C’est qu’en effet, l’instituteur, dans la société démocratique où l’élection domine, est une force électorale indiscutable. On le consulte parce qu’on pense qu’il connaît les affaires locales et qu’il est capable également de juger les questions d’ordre général. Ce n’est pas toujours le cas, certes, mais il parle du moins des unes et des autres de façon à donner l’illusion du savoir et de la compétence.

Obtiendrez-vous du candidat en tournée qu’il renonce, par délicatesse, à profiter de cette situation et qu’il ne franchisse pas le seuil de l’instituteur ? Et prétendez-vous imposer à celui-ci de ne pas donner ses sympathies au candidat qui lui a fait des promesses et de ne pas chercher à lui gagner des voix ? Il ne faut pas exiger de la nature humaine plus qu’elle ne peut donner. Ces promesses d’ailleurs sont blâmables parce que celui qui les formule sait trop souvent qu’il ne les tiendra pas. Mais, en soi, qu’ont-elles de répréhensible ? Il s’agit d’un avancement, d’une gratification à obtenir, ou même d’un simple vote à émettre pour appuyer une mesure favorable à la corporation.

Par malheur, les choses n’en restent pas là. C’est tout un engrenage dans lequel l’instituteur a mis le pied. Auprès de lui, à sa portée se tient la presse locale que la démocratie développe parallèlement à l’école. L’instituteur et le journaliste d’opinions avancées ne peuvent demeurer longtemps à l’écart l’un de l’autre. Tout les rapproche : le désir d’échanger des idées, leurs intérêts, le souci de se pousser, de monter… enfin les périodes électorales pendant lesquelles ils combattent côte à côte, leurs communs ennemis qui sont, en général, les réactionnaires naturellement portés à ralentir les progrès de l’instruction plutôt qu’à les hâter et les cléricaux anxieux de ressaisir cette forteresse de l’influence électorale qu’est l’école.

Voilà le problème de l’école primaire. Il se pose partout. Non pas que le tableau que je viens de tracer corresponde à l’état actuel des choses dans tous les pays. Cela ne saurait être puisque la démocratie n’est pas également répandue et que les différents pays sont, à ce point de vue, en avance ou en retard les uns sur les autres. Certaines particularités nationales viennent d’ailleurs atténuer ici quelques traits, en accentuer là quelques autres. Mais, dans ses données générales, le problème est universel. On retrouve partout, au moins à l’état embryonnaire, la démocratie, l’école primaire, l’instituteur, le régime électoral et la presse. Entre tous ces éléments qui vont se développant d’une manière plus ou moins rapide, mais infaillible, il existe un lien qu’on tentera vainement de rompre. Que vous examiniez la question en Autriche, en Russie ou aux Antipodes, vous emportez l’impression très nette que partout où l’on se battra pour la possession de l’école primaire, la religion pourra servir de façade, mais la politique sera la vraie cause du conflit.

Si le fait est grave et semble irrémédiable, des mesures salutaires en diminueront pourtant les conséquences — et, en premier lieu, toute organisation qui soustraira la nomination des instituteurs à l’action directe des pouvoirs élus et les rendra aussi dépendants que possible d’une autorité académique ou universitaire, homogène et stable. Quant à interdire ou à paralyser leurs syndicats, le moyen peut être bon tant que ces groupements sont rares et de visées modestes ; mais on ne saurait y recourir sans danger lorsqu’ils auront pris de l’extension et de l’influence. Il est bon de signaler aussi un remède lointain mais assuré : c’est la diffusion de l’instruction qui diminuera le prestige — et partant l’influence de l’instituteur — en rapprochant de lui ceux auxquels en impose aujourd’hui son modeste savoir. Un jour viendra où les parents de ses élèves en sauront presque autant que lui.

En regard de cette difficulté de défendre l’école contre les ingérences néfastes de la politique, les autres questions qu’on discute à son sujet perdent singulièrement de leur importance. L’obligation par exemple…, il est visible que partout, on incline vers l’enseignement primaire obligatoire. J’ai déjà indiqué qu’il y avait là une tendance habituelle à la démocratie. Mais d’autres causes agissent dans le même sens. De nos jours, la rencontre d’un homme tout à fait illettré offusque : inconsciemment, cet homme-là nous paraît plus rapproché du singe. Depuis Darwin, savoir décliner un verbe ou faire une addition constitue une sorte de baptême humain dont nous estimons que personne ne saurait être dispensé. C’est là, si l’on veut, une considération d’ordre sentimental ; en voici une d’ordre pratique. Les connaissances élémentaires sont désormais indispensables à tout homme pour réussir, fut-ce dans un métier purement manuel. S’il ne les possède pas, il se trouve dans une situation d’infériorité vis-à-vis de ses concurrents ; sa vie active prend, pour ainsi dire, son point de départ dans le sous-sol au lieu de commencer de plain-pied avec celle de la majorité des autres hommes. Le mot de Danton est ainsi doublement justifié ; car l’éducation devient nécessaire pour obtenir le pain ; c’est un second besoin sans lequel on risque de ne pouvoir satisfaire le premier. La société estime, à bon droit, criminels des parents qui, pouvant nourrir leurs enfants, les laissent souffrir de la faim et elle tend de plus en plus à assimiler à ce crime la privation d’instruction. Il y a vingt ans, l’idée d’obligation passait encore pour une grave atteinte à la liberté individuelle ; les craintes que suscitait alors cette nouveauté s’apaisent graduellement et le nombre de ses adversaires décroît rapidement.

Les motifs invoqués en faveur de la gratuité sont loin d’avoir la même force ; aussi le courant ne se dessine pas d’une façon bien nette. À ceux qui prétendent établir une corrélation indispensable entre l’obligation et la gratuité, on peut répondre que, de tout temps, l’État a imposé des dépenses aux citoyens, en dehors du paiement régulier des impôts. Dans beaucoup de pays, on estime d’ailleurs que la rétribution scolaire présente de grands avantages et, notamment, celui d’intéresser les parents à l’instruction que reçoivent leurs enfants, de les rendre attentifs à leur assiduité et à leurs progrès, comme aussi à la conduite et aux talents du maître Le fait, déjà cité, qu’un pays comme la Hollande ait établi dans ses écoles élémentaires, des catégories correspondant à des rétributions scolaires différentes (la première catégorie étant seule gratuite) indique clairement combien la démocratie est encore indécise sur cette question de la gratuité et combien elle est peu préparée à la réglementer d’une manière uniforme.

Elle ne se prononce pas davantage pour la coéducation, bien qu’elle semble favorablement disposée à cet égard. Il ne s’agit pas ici, cela va sans le dire, de la coéducation universitaire, qui pose des points d’interrogation délicats, mais plus simplement de la présence dans une même école primaire, de jeunes enfants des deux sexes pouvant être instruits soit par un instituteur, soit par une institutrice. Je crois qu’il y a tendance à adopter le système de l’école mixte dans les campagnes plutôt que dans les villes, qu’il réussit mieux au Nord qu’au Midi et qu’en général, les institutrices s’y montrent plus habiles et plus aptes à acquérir de l’autorité sur les élèves que les instituteurs. Il est à remarquer que, tant que les femmes ne votent pas, le meilleur moyen de soustraire l’école à l’action électorale est de la leur confier ; pour n’être pas partout applicable et n’être pas exempt d’inconvénients, le remède n’en a pas moins sa valeur.

Quant au programme de l’enseignement primaire, il ne saurait varier beaucoup. Partout il tourne autour des mêmes matières et son évolution est extrêmement limitée ; la grammaire et l’arithmétique en sont les deux foyers. On ne peut y ajouter que des notions immédiates et sommaires. Il s’agit de retenir l’attention, d’entraîner la mémoire, d’éveiller le raisonnement et le jugement. Tant que ce résultat n’est pas atteint, tout effort au delà demeure infructueux. L’écolier n’est pas apte à saisir les liens qui unissent les êtres, les idées et les choses. Le convier à réfléchir sur les éléments de la fabrication d’un meuble ou de la construction d’une maison, n’est guère moins utopique que de lui demander de résumer le Discours sur la Méthode de Descartes. Ce qui lui convient, ce sont des dates, des faits, des règles, des mots qui jalonneront son intelligence. Qu’on exerce en même temps ses doigts, qu’on lui enseigne des mouvements rythmés, qu’on l’initie à la musique et au dessin : c’est là un programme simple et rationnel qui, aux yeux de bien des gens, a malheureusement le défaut de n’être pas assez moderne. Mais les meilleures écoles primaires, dans le monde, paraissent être celles qui s’en tiennent à ce programme et ne cherchent point à développer précocement la faculté d’observation et l’esprit critique.

iii

la crise de l’enseignement secondaire

Au rebours de l’école primaire et de l’université, qui ont bien leurs embarras ou leurs déboires, mais se développent néanmoins d’une manière régulière et normale, l’établissement secondaire est en proie à une maladie dont on n’a pas encore réussi à fixer la nature. Certains tiennent pour une crise de croissance ; d’autres relèvent les symptômes d’un mal organique. Ce qui est étrange et suggestif, c’est le caractère en quelque sorte universel des perturbations observées. Chaque peuple, à la vérité, se croit volontiers le seul atteint ; mais le voyageur en juge autrement, puisqu’à chacune de ses étapes, il recueille des doléances identiques et note des phénomènes analogues.

Pour ma part, j’ai été très frappé par la similitude des déclarations qui m’ont été faites. Les professeurs, s’ils apportent quelque discrétion à toucher ce sujet, ne cherchent pas, cependant, à dissimuler leurs sentiments ; ils constatent à la fois la difficulté croissante de leur tâche et la médiocrité relative des résultats obtenus. « La valeur intellectuelle de nos élèves, disent-ils, ne s’accroît pas en raison des connaissances acquises. » Et quelques-uns, plus pessimistes, déclarent franchement qu’à leur avis, « le niveau baisse ». Dans les pays neufs, où les termes de comparaison avec le passé font défaut, où l’habitude de l’effort est d’ailleurs plus générale et le rend pour ainsi dire plus aisé, on est moins prompt à constater le mal ; la confiance s’affaiblit pourtant et l’inquiétude se propage.

En présence des ravages causés par cette espèce de « phylloxera » pédagogique, une question se pose : l’enseignement secondaire est-il indispensable ? Sa suppression serait, en effet, un remède radical fait pour charmer, par là même, les esprits audacieux.

La division de renseignement en trois ordres : primaire — secondaire — supérieur, n’a pas été sans soulever déjà bien des critiques. On l’a qualifiée de fictive, d’artificielle. On s’est demandé quelle était sa raison d’être, à quel besoin elle répondait Il y a là plus qu’une simple question d’organisation administrative. En effet, les architectes du futur État socialiste avaient fait un beau rêve, celui de l’instruction intégrale. La formule est ambitieuse, comme la plupart des formules socialistes. On s’est peut-être trop pressé d’en sourire, car il n’était pas certain qu’elle recouvrît une utopie. « Instruction intégrale » ne voulut jamais dire — sinon dans l’esprit de quelques naïfs — que les ouvriers de demain seraient des bacheliers et les contremaîtres des agrégés. Une révolution préalable était sous-entendue, qui eût fait table rase des baccalauréats et des agrégations. À voir l’animosité déployée contre ces institutions par des représentants éclairés de la bourgeoisie, on ne saurait s’indigner que des socialistes en fissent bon marché dans leurs plans d’avenir. Il s’agissait, en somme, d’établir une période unique d’instruction, allant peut-être jusqu’à 16 ou 17 ans et pouvant se combiner dans les dernières années tout au moins, avec l’apprentissage et la pratique d’un métier. Un peu plus de justice eût été ainsi répandu au seuil de la virilité et les inégalités fatales retardées d’autant. Au total, la civilisation aurait pu y gagner. En admettant même que la diffusion de la culture soit défavorable à l’élite, ce qui est encore insuffisamment vérifié, on ne peut nier que les progrès de la masse ne profitent à l’ensemble de la société.

L’instruction intégrale ne doit pas être condamnée a priori ; les idées sur lesquelles elle s’appuie valent d’être sérieusement examinées. Mais cet examen, précisément, ne semble pas devoir aboutir à des conclusions favorables. La théorie peut être juste : ce sont les faits qui lui barrent la route. Loin de se fusionner en un groupe, l’enseignement suit une marche inverse. La division en trois groupes va s’accentuant. Même là où on cherche à l’étendre et à le compléter, l’enseignement primaire ne rejoint pas pour cela l’enseignement secondaire et, entre ce dernier et l’enseignement supérieur, le fossé ne fait que s’élargir. Une expérience intéressante a, du reste, été tentée aux États-Unis. L’université américaine s’était flattée de faire un étudiant d’un écolier. Pour accomplir ce miracle, il suffisait, croyait-on là-bas, de prolonger un peu la durée de l’école et de porter à quatre années le stage universitaire ; de la sorte, la période « secondaire » était supprimée. C’était beaucoup de temps gagné dans un pays où le temps a toute sa valeur. Mais l’absence d’études intermédiaires s’est fait sentir. La tâche des universités en a été compliquée et leur niveau intellectuel abaissé. Aujourd’hui, on crée en Amérique des établissements secondaires qui combleront une lacune dûment reconnue.

Il semble donc que dans l’état présent de la civilisation, les connaissances dont l’enseignement de la jeunesse comporte l’acquisition, se classent d’elles-mêmes en trois groupes. Le premier comprend ce qui est désormais indispensable à l’homme pour réussir, fût-ce dans un métier purement manuel. Le second groupe permet l’accès des « professions libérales ». Quant au troisième groupe, il conduit aux spéculations désintéressées ou aux spécialisations scientifiques.

Envisagée sous cet angle, la triple division de l’enseignement perd son apparence artificielle. En elle-même, il est certain qu’elle n’a point de sens ; mais, appliquée aux besoins sociaux, elle en prend un. Si la science est une et ne comporte ni arrêts ni démarcations, elle est contrainte, en tant qu’instrument de formation, d’éducation, de servir la société. Or, la société est hiérarchisée et la hiérarchie paraît être dans son essence, puisqu’elle n’a jamais pu s’en libérer et ne semble pas en voie d’y parvenir. La démocratie supprimera-t-elle les catégories sociales auxquelles donne naissance la division de l’enseignement en trois ordres ? Toute la question est là. Or, la démocratie n’est point sentimentale dans ses tendances, quand bien même elle le serait dans ses aspirations. Ce qui, par elle, triomphe le plus sûrement, ce sont ses intérêts directs : elle y plie les hommes et les choses. Qu’avec la complication de l’outillage et de la vie modernes, elle ait intérêt à maintenir, pour son service, ces catégories, c’est ce qui me paraît de plus en plus évident. À cet égard, elle n’est pas égalitaire, et c’est pourquoi tout à l’heure j’employais le mot uniformité — de préférence à égalité. Elle veut un régime uniforme dans ses écoles, mais non pas une seule catégorie d’écoles : elle veut que le travailleur manuel soit considéré par ses concitoyens comme le travailleur cérébral, mais elle ne vise point à les confondre : et pour ce qui est du gouvernement, elle ne prétend pas le moins du monde à le voir exercer par le plus cultivé. Dans ces temps de transformation, où les jugements et les institutions d’hier pèsent encore si lourdement sur nous, nous échappons difficilement à certaines idées préconçues ; c’est ainsi qu’à la notion de démocratie, nous associons toujours et la notion politique de république et la notion philosophique d’égalité.

Assurément, si l’enseignement secondaire n’avait pas la vie dure et ne remplissait pas une fonction nécessaire, l’heure actuelle aurait été des plus propices à sa disparition, puisque nulle part, on n’en est satisfait. Ne pouvant le supprimer, il faut donc l’amender, on y travaille et depuis longtemps déjà.

Une opinion très répandue veut que l’essence du mal réside dans le surmenage. Surmenage est un mot — ou plutôt un barbarisme — français ; mais la chose qu’exprime ce mot est cosmopolite. En France nous pensons volontiers qu’elle tient à notre système d’examens : ses adversaires le comparent au mandarinat chinois avec lequel il n’est pas, en effet, sans quelque analogie. À en juger toutefois par ce qui se passe ailleurs, la multiplication des examens peut empirer le mal mais n’en est pas la cause, car le mal existe là même où l’examen est réduit à sa plus simple — disons à sa plus raisonnable expression.

C’est pour obvier à une situation dont les esprits perspicaces s’inquiétaient par avance que fut appliquée la « bifurcation » chère à M. Duruy. L’idée fondamentale était de séparer l’enseignement secondaire en deux cercles, l’un conservant pour centre la culture classique, l’autre tournant autour de ce qu’on appela, d’un nom ingénieux mais peu précis, la culture moderne. Voici longtemps déjà que l’expérience se poursuit sans donner de résultats certains et probants. L’Angleterre témoigne assez peu d’enthousiasme pour le « modern side » institué dans ses collèges et qui demeure pourtant tout imprégné d’influences classiques. En Allemagne, les succès très relatifs du modernisme semblent dus pour une large part à ce que le peuple allemand vient de traverser une ère de prospérité matérielle dont il était insuffisamment préparé à bénéficier, ce qui l’a fait pencher, plus que ne le comportaient ses tendances naturelles, vers l’éducation utilitaire. En Hollande, malgré des circonstances exceptionnelles qui le rendent très supérieur à ce qu’il est ailleurs, l’enseignement moderne a causé des désillusions. En France, on ne parvient pas à le fonder définitivement : il faut sans cesse en remanier les programmes et nonobstant les « campagnes » que mènent périodiquement en sa faveur des publicistes à la mode, comme Raoul Frary ou Jules Lemaître, l’opinion demeure méfiante.

Mais il y a un symptôme plus important à noter que le degré de succès réalisé ici ou là ; c’est la persistance et même l’aggravation du surmenage. Que l’enseignement soit classique ou moderne, littéraire ou scientifique, il n’en sévit pas moins et la bifurcation a manqué son effet de remède préventif ; car c’est depuis la mise en vigueur de ce système que le surmenage a pris, en bien des pays, un caractère aigu et s’est affirmé comme un péril imminent. Le surmenage est donc un des aspects du mal, mais ne représente pas le mal tout entier.

Il existe une profonde différence entre l’ordre secondaire et les deux autres au point de vue de leurs rapports avec la société en général. L’école primaire et l’université ont devant elles un but immuable ; leurs besoins sont simples : à des degrés divers, elles luttent contre un même adversaire, l’ignorance. Le collège subit bien autrement le contre-coup des circonstances extérieures. La société est plus tentée d’agir sur lui parce qu’elle en dépend davantage. Elle rend le collège responsable des maux qui la frappent, des lacunes qu’elle constate en elle-même et c’est en le réformant qu’elle cherche à remédier à ces maux et à ces lacunes. De là vient l’instabilité relative de l’éducation secondaire, transformée de période en période tantôt dans un sens et tantôt dans un autre, selon les nécessités de l’heure présente.

Ces nécessités, aujourd’hui, quelles sont-elles ? Interrogez les parents et vous noterez chez eux une triple préoccupation. Ils souhaiteraient pour leurs fils plus de science encore, mais en même temps ils leur voudraient voir des corps plus robustes et des caractères plus fermes. Or ils ne savent comment réaliser un idéal dont les différents termes ne s’accordent pas, semblent même contradictoires. Ils avaient le sentiment que l’affaiblissement du corps et du caractère était en quelque sorte la rançon de l’avancement des sciences et ils estimaient que ces inconvénients mis en regard de la révolution scientifique ne pouvaient balancer les bienfaits que le monde en a reçus. Il leur paraissait naturel que l’agrandissement subit des horizons n’eût pas seulement agi sur le cerveau de l’homme, en renversant des notions acquises, mais qu’il eût encore ébranlé la morale et que, d’autre part, les applications pratiques de la science, en modifiant ses habitudes de vie, eussent jeté le trouble dans l’organisme ; tout cela est logique et s’enchaîne.

Mais si l’esprit, à son tour, est menacé, si vraiment au point de vue intellectuel « le niveau baisse », alors ces sacrifices auront été consentis en pure perte De là, l’inquiétude qui gagne de proche en proche.

Prenez actuellement, dans n’importe quel pays du monde, ce que nous appelons, en France, un bachelier, c’est-à-dire un jeune homme à la moustache naissante, ayant des goûts plus ou moins marqués pour une carrière quelconque, sachant traduire à livre ouvert sans trop de solécismes une demi-page de Cicéron ou édifier un carré de l’hypoténuse présentable et capable de vous énumérer à votre choix les maîtresses de Louis XIV ou les composés du soufre. Tâchez de gagner sa confiance et de le faire causer : il vous communiquera ses vues personnelles sur le monde extérieur, car il en a. Vous les trouverez souvent naïves, parfois originales, mais vous serez surpris avant tout d’y relever des traits communs ou plutôt des lacunes, toujours les mêmes — dont, bien entendu, il serait impossible de l’amener à se rendre compte.

En premier lieu, l’émiettement. Les connaissances, chez lui, sont éparses. Elles ne le sont ni comme des débris d’acropole qui éveillent la notion de l’unité disparue, ni comme les matériaux d’une construction prochaine qui éveillent celle de l’unité future. Non seulement le lien est absent mais cette absence ne se présente pas comme une anomalie. Chaque connaissance semble faite pour demeurer isolée à un niveau différent de sa voisine, sans communication avec elle ; ou bien, si quelques rapports existent, ils sont fictifs, résultant de classifications de hasard ou de combinaisons mnémotechniques. De si étranges accouplements engendrent tout naturellement de faux points de vue et des habitudes d’esprit défectueuses. Après l’émiettement des connaissances, ce qui frappe le plus, c’est l’abondance des formules, le nombre des idées toutes faites, le rôle exagéré du convenu. Il en résulte, dans le jugement naissant, une sorte d’encombrement qui l’empêche de s’exercer librement. C’est à cela du reste qu’il doit sa stabilité relative et son apparente sûreté. Si, par impossible, vous enleviez brusquement les a priori qui l’étayent, sa fragilité et son manque d’équilibre vous épouvanteraient.

Mais, dira-t-on, cela est normal. Comment les connaissances d’un bachelier ne seraient-elles pas émiettées ? Comment pourrait-il, novice dans la vie, juger de toutes choses par lui-même ? L’objection est spécieuse. S’il ne s’agissait que de lacunes pouvant être comblées par l’expérience, il n’y aurait pas lieu, en effet, de s’en inquiéter ou de s’en étonner. Mais tel n’est pas le cas. Ces lacunes subsistent et le plus souvent s’aggravent jusqu’à constituer d’infranchissables obstacles. Combien d’hommes, parmi les plus réfléchis et les plus indépendants, arrivent aujourd’hui à concevoir l’harmonie universelle, à déterminer le sens de leur vie, à trouver en eux-mêmes une règle de conduite ? Nous les regardons, ceux-là, avec une sorte d’admiration mêlée de surprise, tant nous avons conscience des efforts qu’ils ont accomplis, de la longue marche qu’ils ont fournie. Le but atteint par eux est devenu, pour nous, le dernier mot de la philosophie, le terme suprême auquel il semble qu’une petite troupe fortunée ait seule le droit de viser.

Cette situation est étrange et nouvelle. Les sommets, évidemment, n’ont jamais été accessibles qu’aux privilégiés, mais ce n’était pas une raison pour que la conception de l’ordre qui y règne demeurât étrangère à ceux qui campent à mi-côte ou restent en bas, dans la plaine. Victor Hugo, imaginant de faire parler le temple grec, lui prête, par une audace heureuse, ces belles paroles :

Le peuple, en me voyant, comprend l’ordre et s’apaise.

Or, non seulement la foule ne saisit plus, rien qu’à le contempler, les lignes de l’édifice qu’a construit l’élite, mais on dirait que l’élite, en regardant son œuvre, se trouble et s’égare. Faut-il donc croire que les certitudes extérieures, en se multipliant, détruisent nécessairement une part de la certitude interne et que pour beaucoup de clartés matérielles qui s’allument, il y a des clartés morales qui doivent s’éteindre c’est, en somme, la vieille doctrine obscurantiste qui compte encore, dans certains milieux, des partisans inavoués. La science, à leurs yeux, est toujours l’arbre de mort dont le fruit causa la perte du genre humain. Mais, pour quiconque n’accepte pas cette théorie surannée qui condamne le principe même du progrès scientifique, force est bien de chercher ailleurs la cause d’un phénomène qu’on ne peut nier.

Telle serait, semble-t-il, l’explication la plus plausible d’une crise qui frappe par sa durée et son étendue. L’opinion a fait à la science de grands sacrifices ; dans la formation de l’adolescent, elle lui a tout subordonné, la force physique et jusqu’à la force morale. Elle craint à présent que son placement n’ait été maladroit, que le capital engagé ne soit compromis, d’autre part, elle n’aperçoit pas le moyen de se passer de cette redoutable et importante période de l’enseignement secondaire : ce sont de légitimes et naturels sujets d’anxiété. Là-dessus, quelques esprits exaltés ou maussades ont crié à la faillite de la science.

Il y a bien une faillite, mais ce n’est pas celle de la science, c’est celle de la méthode encyclopédique.

iv

analyse ou synthèse

Si le principe d’une méthode nouvelle, susceptible de remplacer la méthode encyclopédique, n’a point encore été découvert, c’est tout simplement parce qu’on ne l’a pas cherché. En matière d’enseignement comme en tout le reste, les procédés ne sont que de deux sortes : analyse ou synthèse. Il faut toujours en revenir là et choisir entre l’un ou l’autre terme. Or la méthode encyclopédique est visiblement synthétique : avec des éléments variés qui sont les divers ordres de connaissances, elle vise à créer dans le cerveau humain une culture d’ensemble, une conception homogène du monde et de la vie.

C’est à quoi apparemment elle ne réussit plus et il n’y a pas lieu de s’en étonner beaucoup. Depuis un siècle, les connaissances humaines se sont prodigieusement accrues ; en acquérir les « fondements » est demeure le but de l’enseignement secondaire. Comment y parvenir ? Au lieu de quelques édifices, il s’agit maintenant d’une ville entière. Certains savants se flattaient, il est vrai, de découvrir rapidement le secret de son architecture, la loi suprême qui a présidé à sa construction. Une telle découverte eût sans doute simplifié les méthodes pédagogiques, mais il n’est guère possible de l’escompter. En attendant, dans la cité qui n’a cessé de s’étendre, la jeunesse s’est égarée de plus en plus. On s’efforce de lui apprendre le nom de chaque rue et le numéro de chaque maison, quartier par quartier ; on ne lui fournit pas de vrais moyens de s’orienter.

Là est la cause de ce désordre que je signalais tout à l’heure, le même chez l’homme et chez l’adolescent, chez le bachelier et chez le docteur. Il ne saurait diminuer de lui-même. Tout aspect nouveau, toute découverte inattendue viendront forcément l’accroître. Si déjà, le point d’arrivée se trouve hors de portée, ce n’est pas en multipliant les points de départ ou en allongeant la route indéfiniment qu’il deviendra plus facile d’accès. Si la synthèse est déjà si difficile à réaliser avec les éléments actuels, comment ne le serait-elle pas davantage encore avec des éléments plus nombreux ? En vérité, il est impossible de ne pas rendre la méthode d’enseignement responsable d’un mal que la diminution des matières enseignées et le déchargement des programmes se montrent totalement impuissants, non pas à guérir, mais même à enrayer. L’évidence s’en impose et il est à croire qu’on l’aurait admise plus tôt si la méthode qu’il faut abandonner n’avait pas été consacrée par ses services et rendue vénérable par son ancienneté.

Nous sommes ainsi conduits à examiner la méthode inverse, celle qui aurait pour base non plus la synthèse mais l’analyse. Au lieu d’être une vaste tentative synthétique, l’enseignement secondaire aurait recours au procédé analytique. Il n’y a à cette révolution aucun empêchement essentiel. Seulement il faut, pour l’accomplir, résoudre, au préalable, la question fondamentale d’où dépend je ne dirai pas son succès, mais même sa possibilité. Sur quel ensemble en effet portera l’analyse ? Où trouver le bloc susceptible d’être utilisé pour une pareille opération ? Si vous l’allez chercher trop haut, dans les régions philosophiques par exemple, il est probable que l’esprit de l’adolescent sera impuissant à l’atteindre et comment lui faire analyser un objet qu’il n’aperçoit pas, qu’il ne peut toucher ni concevoir ? D’ailleurs, il faut craindre en voulant agrandir démesurément l’horizon, de franchir la limite des connaissances certaines et des définitions précises et c’est là encore une condition indispensable du succès, que l’analyse ne porte pas sur quelque chose de discutable et d’imprécis.

Dans cette recherche évidemment, on ne doit se laisser guider par aucune expérience antérieure. La solution ne peut exister dans le passé et rien de ce qui a été essayé auparavant ne peut s’appliquer au cas présent. La nouveauté du problème est absolue : il ne s’est jamais posé ; il ne pouvait se poser tant que le procédé synthétique, plus simple en l’espèce et plus naturel que le procédé analytique, suffisait à la tache. Il faut donc, avant de l’aborder, faire abstraction de toute idée préconçue et supposer que l’on se trouve placé subitement en face de l’amas de richesses, que représentent les connaissances humaines, dans leur état actuel. Imaginons, d’autre part, qu’il nous arrive d’une planète lointaine, un homme semblable à nous, susceptible de nous connaître et de nous comprendre mais ne possédant encore sur le monde que nous habitons, d’autres notions que celles, toutes superficielles, qu’il a pu acquérir par un premier regard, jeté autour de lui. C’est à peu près l’état dans lequel se trouve l’adolescent que nous cherchons à former ; seulement, si le but à atteindre est le même dans l’un et l’autre cas, nous nous sentons vis-à-vis de l’un de ces deux êtres plus libres de préjugés et de traditions, plus dégagés de l’héritage pédagogique que nous ne le sommes vis-à-vis de l’autre ; de là l’utilité d’une pareille hypothèse.

Pour ce disciple inattendu, faudra-t-il établir une classification, une hiérarchie des sciences ? Faudra-t-il déterminer leurs préséances respectives ? Ce n’est pas d’hier qu’on y travaille, mais sans grand succès. Lui pourtant, si nous l’interrogeons, aiguillera nos efforts dans une direction différente. Que lui importe l’ordre logique des connaissances ? Ce qui le frappe ce sont des faits. « Enseignez-moi, dira-t-il, ce qui concerne la terre sur laquelle je me trouve et contez-moi les actions de vos semblables ; je veux savoir comment ils ont vécu et ce qu’ils ont créé ».
Et si nous y réfléchissons, nous verrons que ce sont là, en effet, les deux fortes assises de la civilisation qui doivent être aussi les assises de la culture dans l’esprit de chaque homme vivant. La terre et l’humanité constituent les phénomènes qui dominent notre existence. Est-ce bien, pourtant, sur l’acceptation de cette vérité première que sont basés nos systèmes d’éducation ? Loin de là : aussi pouvons-nous réaliser à quelle faillite nous aboutirions en tentant de les appliquer à cet émigré d’un autre univers dont nous imaginions, tout à l’heure, la venue parmi nous. Ce qu’il apprendrait par nos méthodes ne répondrait guère à la double question qu’il aurait posée ; cette question, cependant, si vaste soit-elle, est trop simple pour ne pas comporter de réponse. Nous sommes dans l’obligation morale de lui en trouver une. Essayons. Après tout, il ne s’agit pas d’une Amérique à découvrir ; nos ambitions seront plus modestes. Nous voulons savoir s’il serait possible d’établir un programme d’enseignement secondaire, rien qu’en développant ces deux notions générales, la Terre et les Hommes ; nous voulons connaître ce que ce programme comporterait d’additions et de sacrifices, par rapport aux matières qui trouvent place dans notre enseignement secondaire actuel : nous voulons enfin, nous rendre compte de sa valeur pratique, car ce n’est pas tout de penser, il faut vivre et si l’erreur est grande d’orienter trop tôt l’esprit de l’adolescent dans une direction technique, il serait infiniment dangereux de l’entraîner systématiquement dans le domaine des pures spéculations.

v

la terre

La terre fait partie du système solaire qui fait lui-même partie du système universel. C’est sur ce prodigieux mécanisme qu’une attention novice peut être le plus aisément attirée. Les spectacles de la nuit nous en rappellent quotidiennement l’existence ; la simplicité d’ailleurs, en égale l’ampleur. Il n’y a pas d’auditoire, si peu développé soit-il, auquel vous ne puissiez faire saisir du premier coup les fondements de l’astronomie et qui ne soit aussitôt captivé par l’exposé que vous lui en ferez.

En face des abîmes infinis du monde sidéral, nos mesures habituelles n’ont plus aucune signification. Qu’est-ce qu’un mètre ? Qu’est-ce qu’une lieue ? Une unité nouvelle devient nécessaire ; ce sera l’espace que la lumière franchit en une seconde. Or cet espace est de 77 000 lieues et aucune étoile de première grandeur ne peut nous envoyer ses rayons en moins de trois ans. Les nébuleuses sont des amas d’étoiles ; les étoiles sont des soleils, semblables au nôtre et retenant autour d’eux un cortège d’invisibles planètes. Parmi ces soleils, il en est de doubles, de multiples, de colorés, de variables aussi dont l’éclat et la coloration subissent des modifications périodiques. Leur nombre est incommensurable, les distances qui les séparent défient l’imagination et tous ces astres sont animés d’un mouvement incessant et maintenus dans une harmonie permanente. Sans crainte, on peut citer des chiffres ; les chiffres astronomiques ont une vertu singulière ; leur formidable puissance n’écrase point. Ils comportent, d’ailleurs, les leçons les plus diverses : la poésie qui s’en dégage surpasse assurément toutes les créations de l’esprit humain, sans que cette poésie ait rien de trouble ou de maladif ; ils revêtent, d’autre part, la précision des sciences exactes et aboutissent néanmoins à d’insondables mystères. Ainsi, ils enseignent à la fois l’action et la modestie, la possibilité de progresser indéfiniment dans la recherche du vrai et l’impossibilité de surprendre la vérité totale ; aucune science ne place en un relief plus saisissant cette double loi du travail humain dont nous sommes trop portés à ne point tenir compte, oubliant tantôt un terme et tantôt l’autre.

Pour tous ces motifs, l’astronomie est le véritable vestibule de l’instruction secondaire qui, au seuil de l’édifice pédagogique, ouvre sur toutes les salles et prépare le regard à la vue de ce qui s’y trouve. Elle contient, pour l’esprit, le germe d’une heureuse discipline, dont les études littéraires bénéficieront aussi bien que les scientifiques ; elle crée enfin, pour le jugement, un cadre solide : le cadre même de l’univers.

Après cet aperçu d’un si grandiose ensemble, l’attention est ramenée naturellement vers le globe terrestre qui en fait partie et qui constitue, pour l’homme, le domaine dans lequel s’enferme son activité matérielle. Toute petite, imperceptible par rapport à l’immensité du monde sidéral, la terre grossit démesurément dès que nous l’envisageons par rapport à nous-mêmes. Alors, sa circonférence de 40 000 kilomètres, sa superficie de 500 millions de kilomètres carrés nous dominent et nous écrasent. La proportion a changé On parle de leçon de choses ; en voilà une, singulièrement suggestive et impressionnante !

Ce globe se meut et ses mouvements règlent notre vie : sa translation autour du soleil engendre les saisons, sa rotation sur lui-même, la succession des jours et des nuits. À l’étude de ces phénomènes très simples, il faut se garder de mêler l’histoire des grandes découvertes : ce n’est pas le moment d’insister sur les longues ignorances des ancêtres et de conter comment Copernic au xvie, Keppler au xviie siècles, ont aperçu et proclamé la vérité. Mais ce qui est plus fâcheux encore, c’est de mêler à la notion réelle de la sphéricité de la terre ou à celle de son aplatissement polaire, la notion artificielle des solstices et des équinoxes, de l’équateur, des tropiques et des méridiens. Ces données, cérébralement, ne s’accordent point. Sur la surface terrestre, encore vierge et associée tout entière, dans le jeune esprit qu’il s’agit de former, à l’idée des forces naturelles, vous inscrivez les lignes fictives, les points conventionnels dont l’usage a été suggéré à l’homme par des siècles d’expériences, de déboires et de tâtonnements : invention géniale à coup sûr mais l’une des moins spontanées, des plus complexes parmi celles que relatent les annales du progrès humain. À chaque instant, dans vos explications reviennent ces mots : supposons que ainsi avant de rien savoir, voilà vos élèves aux prises avec cette délicate serrure du raisonnement scientifique, l’hypothèse.

Oh ! ils comprendront ! Ils comprendront la manière de dresser les cartes, les échelles, la projection de Mercator ; ils sauront dire quelle heure il est à San Francisco quand il est midi à Paris, évaluer en milles marins la distance à vol d’oiseau entre Zanzibar et Batavia, énumérer les régions comprises dans la zone tempérée et les villes situées sur le méridien de Singapour. Tout cela, ils y réussiront sans se donner trop de mal. Seulement, un petit brouillard très léger aura commencé de se former dans leur cerveau et je pense que c’est de la réunion de beaucoup de petits brouillards semblables qu’est fait le nuage dont nous déplorions tout à l’heure l’étendue et l’opacité.

Notez que quelques coups d’œil jetés sur la mappemonde suppléeraient à cet enseignement. La mappemonde, il est vrai, est d’un emploi peu fréquent ; on ne se rend pas compte qu’elle seule peut donner à l’élève ce que j’appellerai la notion terrestre ; les cartes planes sont complètement destructives de cette notion, puisqu’elles indiquent la position d’un point par rapport à un autre, jamais par rapport à l’ensemble. Si donc vous faites usage de la mappemonde, ces choses s’infiltreront d’elles-mêmes dans l’esprit. Les points cardinaux, les zones, la longitude, la latitude appartiennent à la catégorie des données que le regard, pour ainsi dire, acclimate dans l’esprit et qui perdent leur clarté dès qu’on entreprend d’en faire un exposé scientifique. Quand il en sera d’ailleurs à la navigation, l’élève saisira immédiatement la nécessité de points de repère conventionnels sur les océans uniformes et mouvants. Ce qui ne le frappait pas jusque-là lui deviendra aussitôt compréhensible. Combien de connaissances nos méthodes actuelles rendent complexes et obscures rien qu’en les présentant mal à propos, en les enveloppant d’explications intempestives et de classifications maladroites !

Combien d’autres sont passées sous silence et ne figurent pas à la place que leur assigneraient l’ordre naturel et la logique. Certes, après le tableau du monde sidéral, de ses profondeurs infinies et de son ordre éternel, rien n’est mieux fait pour captiver les imaginations, pour déposer dans de jeunes esprits le germe de pensées utiles et de réflexions fondamentales que le grand drame géologique d’où est issu le relief actuel du sol. Mais c’est à la condition de n’en pas mettre tous les acteurs sur le même rang, d’écarter les énumérations barbares, de ne point prononcer les mots de cambrien, de silurien, de trias, de jurassique, de crétacé, sur lesquels la mémoire ne s’exerce qu’au détriment de l’intelligence, de ne point se perdre dans les complications du métamorphisme. Qu’importe que le granit soit une roche cristalline composée de feldspath, de quartz et de mica et qu’il y ait différentes espèces de granitoïdes ? Il suffit de savoir la différence entre la formation neptunienne et la formation plutonique, celle-ci répandue en couches stratifiées sur les quatre cinquièmes du globe, celle-la représentant les jaillissements de la masse ignée. Passez rapidement sur les terrains secondaires ou tertiaires et insistez sur les terrains de transport, provenant de cette période diluvienne qui constitue, pour l’humanité, le tréfonds des âges et dans le drame de la création est un des derniers actes, le plus récent avant celui qui se joue sous nos yeux. Le globe ensuite a commencé de se refroidir bien lentement, puisque sa croûte solide est encore de si faible épaisseur. Les filons métallifères, les coulées de lave, de basalte, de granit ont rempli les crevasses du sol où se sont d’autre part emmagasinés les grès, les ardoises, les craies, les calcaires, les argiles, la houille surtout de formation si étrange et devenue la clef de voûte de l’industrie moderne ; et mêlés à ces matières, les débris fossiles des végétaux ou des animaux, à l’aide desquels peuvent être reconstituées les flores et les faunes disparues. Peu à peu les continents ont émergé ; des soulèvements, des dislocations, des plissements de l’écorce terrestre ont produit les montagnes ; de grands courants ont creusé les vallées ; des volcans ont livré passage à la poussée incandescente…

Tel est, en raccourci, le thème d’une série d’inoubliables leçons qui familiarisent l’esprit avec la conception de l’action lente et ininterrompue des forces naturelles, avec l’idée des richesses que recèle la terre, richesses qui n’ont point de valeur en soi et qui en prennent par l’intelligence, le travail et la persévérance de l’homme. Pour simples qu’elles soient, de telles pensées valent pourtant qu’on y insiste ; elles constituent les pierres d’attente de la philosophie pratique à laquelle, sous peine de stérilité, l’enseignement secondaire doit aboutir.

Après la terre et le feu, l’air et l’eau. Le globe est entouré d’une atmosphère, indispensable à la vie physique des êtres. On en connaît approximativement l’épaisseur : on en connaît aussi la composition, du moins les éléments principaux, car, hier encore, on y découvrait des éléments accessoires, non soupçonnés jusqu’alors. La pénétration de l’air par les rayons solaires est la base de nombreux phénomènes atmosphériques dont l’étude nécessite une incursion dans le domaine de la physique, comme l’analyse de l’air en a nécessité une sur le terrain chimique. La formation du brouillard et des nuages, la chute de la pluie, du grésil, de la neige, de la grêle, supposent connues la congélation, l’évaporation, la condensation, la saturation, la force élastique des gaz, la pesanteur… dont la démonstration est ici à sa vraie place et prend tout l’intérêt qui distingue un fait naturel d’une expérience de laboratoire. De même, le régime des vents implique la connaissance de la pression atmosphérique et du baromètre qui sert à la mesurer.

Ces données, combinées avec celle du relief et de la position d’une région, permettent d’en déterminer le climat. C’est encore le doigt sur la mappemonde, qu’on peut le mieux comprendre pourquoi la limite des neiges éternelles est à 5 000 mètres sur le Kilimandjaro, lorsqu’elle s’abaisse à 2 500 mètres dans certaines parties des Alpes et à 1 500 mètres sur les montagnes de Scandinavie — pourquoi les montagnes Rocheuses, les Andes ou l’Himalaya, en arrêtant les nuages et en supprimant les pluies, ont formé les déserts d’Utah, d’Atacama et les plateaux desséchés du Thibet — pourquoi les alizés du nord, en chassant les nuées venues de l’océan, entretiennent en Afrique la nudité saharienne. Un tracé de lignes isothermes est utile à montrer, non qu’il faille se rappeler les points par où passent ces lignes, mais parce que la vue de leurs irrégularités permet de se rendre compte des multiples circonstances qui peuvent influer sur les climats.

L’étendue des mers et leur profondeur sont des faits surprenants. Elles occupent une surface trois fois plus grande que celle des terres. Le Pacifique, à lui seul, représente un tiers du globe. Quant à la profondeur, le long des îles Kouriles, le fond n’a pas été atteint par 8 500 mètres. La composition chimique de l’eau de mer, la houle, les vagues dont la hauteur varie entre 5 et 15 mètres, les marées, les banquises, les glaces flottantes, les grands courants, tels que le Gulf-Stream ou le Kouro-Sivo et les courants secondaires, sont des sujets de leçons qui prêtent à des développements suggestifs, à des aperçus ingénieux et variés. La circulation de l’eau est une odyssée merveilleuse. Le soleil qui la prend à l’océan, la rend purifiée à la terre où elle s’emmagasine ; sur les sommets, elle forme les glaciers ; dans le sol, elle se répand en ruisseaux ou en étangs souterrains ; si des matières étanches lui barrent la route, on la voit sourdre à la surface et voilà une rivière ou un fleuve ; à moins qu’emprisonnée de toutes parts à des niveaux différents, elle n’attende que le génie de l’homme, en creusant un puits artésien, ne lui rende la liberté. Les lois de l’équilibre des liquides et du niveau d’eau trouvent ici leur application.

La description du cours des fleuves, des différentes lignes de partage qui les séparent, des lacs qu’ils traversent, des alluvions qu’ils déposent, des érosions qu’ils produisent, des rivages auxquels ils aboutissent, achève de préciser la configuration des continents. Toute cette portion de l’enseignement se complétera avantageusement par ce qu’on a si bien nommé « l’enseignement par l’aspect » c’est-à-dire par l’usage des vues photographiques et surtout des projections lumineuses : amélioration réalisable à peu de frais dans la plupart des établissements scolaires. Une simple vue du grand cañon du Colorado rendra les effets de l’érosion plus compréhensibles que des explications savantes ; il en sera de même pour un névé, une moraine, l’étiage ou la crue d’un cours d’eau, les falaises ou les dunes d’une côte.

Pourquoi faut-il qu’un bachelier connaisse la botanique et ignore les premières notions d’agriculture ? Mystère profond. Je ne sais pas combien l’univers renferme de jardins botaniques, mais je sais qu’en France, par exemple, l’agriculture occupe 22 millions d’habitants soit les deux tiers de la population, que la valeur annuelle des produits agricoles est d’environ 6 milliards, que la plus légère augmentation de rendement — mettons 60 litres par hectare — se traduirait par un bénéfice de 70 à 80 millions… Ce sont là des chiffres significatifs. Il ne faut pas craindre d’abuser de ce genre de statistique qui joue dans l’enseignement le même rôle que le « trait de force » en dessin, c’est-à-dire qu’il accentue le relief, les proportions et les distances.

Sans doute, il est nécessaire d’être initié de bonne heure à la vie des plantes, de savoir comment les racines servent à pomper dans le sol les liquides nécessaires à la nutrition des tissus, comment par ses feuilles le végétal respire en quelque sorte et rend l’eau dont la sève doit se débarrasser ; sans doute, il est utile de pouvoir distinguer dans l’arbre la moelle, les fibres et l’écorce, de connaître la circulation de la sève, la reproduction, la bouture et la greffe. Mais il ne l’est pas moins de pouvoir distinguer ensuite le métayage du fermage, et de savoir en quoi consistent le drainage et les assolements, à quoi servent les charrues, les herses, les faneuses, les batteuses, de quoi se compose un sol arable et comment, si l’azote, l’acide phosphorique, la potasse ou la chaux font défaut dans ce sol, on peut y remédier au moyen des engrais : engrais verts, engrais marins, engrais minéraux…, etc. On n’est pas un ingénieur agronome, même en espérance, parce que l’on possède ces notions élémentaires. Et il conviendrait d’y ajouter encore quelques données sur les différents modes d’exploitation forestière et sur les différentes sortes d’élevages : élevages pour la reproduction, pour l’engraissement ou pour l’exploitation des produits. De brèves leçons de zoologie compléteraient le tableau : brèves, car il peut être très darwinien, mais il serait très absurde d’y mêler l’étude du corps humain que nous inscrirons ailleurs, avec tous les développements qu’elle doit comporter.

Un grand fait commence à se dégager de cet enseignement : le travail, loi suprême qui attache l’homme à la terre. Nous savons désormais que le globe recèle la houille, le fer, le cuivre, le pétrole, l’or, l’argent, les pierres précieuses ; la mer, les algues, les huîtres perlières, les coraux — que, sur le sol, on fait pousser, ou l’on récolte directement le blé, l’orge, l’avoine, le riz, la vigne, le lin, le houblon, le manioc, les fruits, la canne à sucre, le thé, le café, le coton, le cacao — qu’enfin l’on chasse ou l’on élève les animaux à laine, à fourrures, à produits alimentaires, moutons, loutres, vaches, poules…, etc. Si le temps le permet, des détails intéressants peuvent être donnés sur tous ces ordres de travaux ; en tous les cas, beaucoup de ces produits étant inutilisables à l’état brut, il faut leur faire subir des préparations : c’est l’objet de l’industrie. La culture et l’industrie sont les deux formes principales du travail ; denrées et produits manufacturés deviennent l’objet du commerce dont les transports sont la vivante expression.

Il faut s’habituer à considérer les chemins de fer, la navigation, les télégraphes et les téléphones comme un chapitre indispensable de l’enseignement secondaire. La vapeur, l’électricité, le magnétisme sont les principaux agents du mouvement moderne, mais il ne suffit pas d’analyser leur fonctionnement : on doit aller plus loin. La locomotive, les rails, les navires, l’hélice, le gouvernail, les appareils de télégraphie et de téléphonie, la boussole, le sextant, le manomètre, l’installation des câbles, le percement des tunnels, le creusement des ports, les écluses, les sondages…, etc., voilà des sujets de leçons plus propres à former le futur citoyen du xxe siècle que la distinction des plantes monocotylédones et des plantes dicotylédones, des vertébrés et des annulés, des mollusques et des rayonnés, des mammifères et des batraciens.

La rapidité des communications et la densité de la population (déjà énorme dans certains États d’Europe) sont les deux facteurs qui nous obligent à considérer notre époque comme une époque véritablement nouvelle à laquelle, sur bien des points, l’expérience du passé peut venir en aide, qui ne doit pas pourtant y chercher des règles de conduite trop strictes ; car des faits matériels sont survenus qui ont changé les habitudes, influent sur les formules sociales, dressent des problèmes nouveaux et rendront peut-être réalisable demain l’utopie d’hier. Tracez sur la mappemonde le réseau de la télégraphie sous-marine et celui des voies ferrées continentales ; calculez approximativement le nombre des voyageurs qui circulent sur l’un de ces réseaux, le nombre des mots que transmet l’autre et vous aurez l’impression très nette que l’homme a véritablement « corrigé » la terre, qu’il a tourné ou dominé les obstacles que lui opposaient le relief, la distance, le climat… et ce ne sont point des lignes fictives qu’il a dessinées de la sorte, mais des lignes réelles, tangibles. De quel droit les ignorer ? Au temps où M. Thiers, premier ministre du roi Louis-Philippe, s’écriait, aux applaudissements de la Chambre française : « Pensez-vous que les chemins de fer puissent jamais remplacer les diligences ? » — On conçoit que les chemins de fer fussent considérés comme une intéressante curiosité et non comme un fait géographique ; aujourd’hui ils s’imposent au géographe et les stations du Transsibérien sont assurément plus importantes à connaître que les villes arrosées par le Niémen ou la Drave.

Mais, dira-t-on, ces choses s’apprendront plus tard par l’usage, par la vie ; le Transsibérien sera peut-être détruit, modifié, doublé, tandis que le Niémen ou la Drave ne cesseront point de couler. Voilà, mise en lumière par une objection d’apparence logique, l’erreur fondamentale de la pédagogie. Sous prétexte de distinguer entre l’immuable et le passager, entre le principal et l’accessoire, elle barre à jamais la route à certaines notions, elle fausse pour jamais la proportionnalité de certains faits, elle apprend à l’adolescent un monde différent du sien et l’on s’étonne ensuite de l’y voir si dépaysé, si lent à trouver son chemin, si maladroit à se débrouiller. À 17 ans, il sait peut-être beaucoup de choses, mais de la culture, de l’industrie, du commerce, il ignore tout ; s’il doit se vouer aux lettres, s’il devient fonctionnaire, journaliste, député, quand aura-t-il le loisir d’acquérir ces connaissances ? Autour de lui, il verra peut-être son pays entraîné à la guerre par des rivalités commerciales, exposé à la ruine par d’âpres concurrences agricoles, en proie à une révolution par suite de sa mauvaise organisation industrielle En vérité, il est inadmissible que cette triple base de la civilisation matérielle demeure ainsi lettre morte pour un homme au seuil de la vie active et publique.

Volontiers, j’exigerais encore quelque chose ; sans pénétrer sur le terrain réservé de l’économie politique, je voudrais que le collégien fût initié aux conséquences générales de la production et de la circulation de la richesse : la monnaie, le crédit, la banque, la balance des importations et des exportations, les impôts et le budget national, la vente au comptant ou à terme, le change et l’escompte, les assurances, les douanes, les docks et entrepôts, tout cela s’explique très vite quand il n’y a pas besoin d’approfondir : encore faut-il s’y arrêter quelques instants.

Qu’un tel enseignement dissémine et confonde la plupart des sciences, cela n’est pas douteux. Mais qu’importe ? L’enseignement des sciences doit-il être subordonné aux besoins de l’esprit humain ou bien est-ce l’esprit humain qui doit céder devant les exigences formalistes des sciences ? Poser la question, c’est la résoudre. Dans le jardin pédagogique actuel, plusieurs sciences n’ont point accès ; les autres occupent, chacune, un pavillon séparé ; c’est avec des matériaux neufs mêlés aux matériaux provenant de la démolition de ces pavillons que nous voulons construire notre édifice. Pour cela, nous mettons à contribution l’astronomie, l’économie politique, l’agriculture : nous réduisons le rôle de la zoologie et de la botanique ; nous grandissons celui de la géologie et de la météorologie ; nous introduisons çà et là des notions pratiques d’une haute importance qui ne pouvaient trouver place sur l’étroit damier d’un enseignement formaliste ; nous reprenons à la physique et à la chimie les territoires qu’elles ont indûment envahis ; enfin, dirigeant l’attention de l’élève sur l’admirable outil à l’aide duquel tant de progrès divers ont pu être réalisés, nous lui livrons les mathématiques, vérités abstraites, intangibles, éternelles qui constituent le couronnement normal d’un semblable plan d’études.

L’expropriation de la physique et de la chimie doit évidemment soulever des objections : elle n’en est pas moins nécessaire. Ces deux sciences ont été codifiées comme les autres, de sorte qu’on y a réuni, non ce qui était essentiel au point de vue de la culture générale, mais ce qui était essentiel pour en donner un aperçu homogène et complet. L’abus des expériences y a atteint de plus des proportions imprévues. L’élève apprend comment se fabriquent les instruments qui servent aux expériences et on lui enseigne à reproduire celles au moyen desquelles les savants ont découvert une loi ou isolé un corps. Il sait de quelle façon ont été faites les premières vérifications de la loi de Mariotte, quelles sont la méthode de Gay-Lussac et celle de Dumas pour mesurer la densité des vapeurs, comment Sainte Claire Deville a isolé l’anhydride azotique et Moissan, le fluor, comment Scheele obtenait la glycérine et Otto de Guericke, des répulsions électriques. Il n’est pas absolument certain que ces connaissances soient indispensables, même dans l’enseignement technique si l’on ne vise qu’un but rigoureusement pratique ; mais ce qui est certain, c’est que dans l’enseignement général, elles ne sont point à leur place.

Quant aux mathématiques, il semble que l’étude doive en être rendue plus intéressante et plus aisée si on lui donne pour piédestal cette revue du monde extérieur. L’élève, du reste, n’en ignorera point, pour cela, l’existence et l’utilité. Rompu de bonne heure au calcul, il devrait sortir de l’école primaire, ferré sur l’arithmétique et le système des poids et mesures en usage dans son pays, et possédant en outre quelque teinture de géométrie et d’algèbre. En « apprenant la terre », il aura de fréquentes occasions de faire emploi des données ainsi acquises. Pourquoi d’ailleurs ne lui expliquerait-on pas, chemin faisant et quand l’occasion s’en présentera, ce que sont un sinus et un cosinus et sur quels principes est basée la géométrie descriptive ? Qu’y a-t-il de plus simple et pourquoi faudrait-il n’habituer l’oreille à ces termes, le regard à ces figures, que lorsque le moment sera venu de s’en servir pour résoudre des problèmes et pousser plus loin ?…

vi

l’humanité

La « notion terrestre » serait vaine si la « notion humaine » ne la venait compléter. À vrai dire, nous avons déjà vu l’humanité à l’œuvre. Le globe que nous venons d’étudier, ce n’est pas le globe primitif, livré à la seule action des forces naturelles, c’est le globe conquis et transformé par l’homme. Seulement, nos semblables ne se sont pas contentés d’explorer la terre et de l’exploiter. Ils se sont abandonnés à leurs instincts — les nobles, ceux qui les engagent à chercher le beau et le bien, et à approfondir indéfatigablement le problème de leur destinée — les brutaux, ceux qui les poussent à s’approprier le bien d’autrui et à accroître sans cesse leur pouvoir et l’étendue de leurs domaines.

Ces points de vue différents sont inséparables ; l’évolution artistique, littéraire, philosophique d’un peuple, son état social, c’est-à-dire sa conception de la famille, de la propriété, des rapports de l’individu et de l’État sont des faits aussi importants que ses conquêtes et beaucoup plus importants que les noms des chefs qui l’ont dirigé et des batailles que ceux-ci ont livrées. Quant aux dates, la peine qu’on prend et le temps qu’on dépense pour les fixer dans la mémoire pourraient avec avantage être appliqués à un autre objet. Il y a entre le monde matériel et l’humanité un lien réel, c’est la manière de mesurer le temps. L’année, nous l’avons vu, est quelque chose d’astronomique, de précis par conséquent et de fixe. Aussi est-il sage de tout rapporter aux années ou aux groupes d’années qui se nomment siècles, plutôt qu’aux « périodes » historiques qui constituent des divisions fictives, sujettes à discussion et propres à détruire toute proportion dans le temps, comme notre façon d’étudier la géographie la détruit dans l’espace. Mais qu’est-il besoin d’aller au delà et ne vaudrait-il pas mieux retenir une bonne fois dans quels siècles vécurent Lycurgue, Cyrus, les Gracches, Dioclétien ou Othon le Grand que d’apprendre les dates de leur naissance et de leur mort pour les oublier ensuite et être forcé, si l’on veut les retrouver, de recourir au dictionnaire ?

Ce que j’appelais tout à l’heure la « notion humaine », c’est-à-dire la notion de ce que les hommes ont accompli sur la terre, ne peut s’acquérir qu’à cette double condition de substituer autant que possible l’étude des collectivités à celle des individus et de diviser cette étude par siècles. Et ici encore je voudrais que la mappemonde demeurât présente pour que les points lumineux qui s’allument successivement sur le transparent historique ne concentrent pas l’attention de l’élève, au point de lui faire perdre le sentiment des grandes étendues où s’élaborent dans l’ombre les tragédies futures.

La présence de débris préhistoriques dans toute l’Europe, en Asie, en Afrique et la découverte, parmi ces débris, de dessins gravés sur des os de rennes géants ou de l’ivoire de Mammouth et représentant précisément ces grands mammifères antédiluviens, sont des faits d’une capitale importance. Ils témoignent que l’homme fut le contemporain de cette faune disparue et que déjà, en ces temps reculés, il s’était répandu sur une large portion de la surface terrestre et se distinguait, parmi le règne animal, par l’adresse de ses mains et les conceptions de sa pensée. Comment serait-il permis à un homme d’aujourd’hui d’ignorer cela ?

Après ce prologue le rideau tombe pour se relever à l’heure où, voici plus de cinquante siècles, l’empire chaldéen s’écroule de vétusté tandis que s’inscrivent, dans les annales égyptiennes, les premiers récits authentiques et les premières données certaines. Quelque trouvaille inattendue nous éclairera peut-être un jour sur la lente et silencieuse transformation qui fit du rude sauvage tapi dans les cavernes et vivant des produits de sa chasse et de sa pêche, l’habitant déjà policé des mystérieuses cités chaldéennes.

Puis paraissent et grandissent Babylone, Ninive, Mycènes, Jérusalem, Tyr et Sidon, pendant qu’à l’autre bout du monde asiatique, Wou-wang, fondateur de la troisième dynastie chinoise, soumet à la condition de simples vassaux les chefs de tribus, jusque-là presque indépendants. Chacune de ces communautés primitives vit d’une vie à elle, a son caractère propre, ses tendances particulières ; chacune nous a laissé quelque trace de son passage. La formidable architecture égyptienne a défié les âges ; si les Assyriens n’ont pu rien élever de durable, nous sommes à même pourtant de reconstituer, par la pensée, leurs longs palais de briques crues, aux toits plats, gardés par des taureaux ailés et ornés de bas-reliefs d’albâtre. Rien de matériel n’a survécu de la Jérusalem de Salomon, mais par ses livres saints le peuple hébreu nous a transmis, avec une littérature grandiose, le récit de ses vicissitudes et la connaissance de son long effort vers le monothéisme et c’est aussi par des monuments intellectuels, par les Vedas, le code des lois de Manou et l’Avesta, que nous ont été révélées la Perse et l’Inde antiques. Les peintures des tombeaux égyptiens témoignent que, dès les temps les plus anciens, les habitants de la plaine du Nil surent labourer, semer, moissonner, travailler les métaux, fabriquer de la faïence et de l’émail, tisser de la laine et du lin. Dans les tombeaux mycéniens ont été trouvés des objets précieux, produits d’un art déjà avancé. La Chine s’enorgueillit d’avoir sur beaucoup de points précédé l’Occident dans les voies de la civilisation et la précision de certaines données de l’astronomie chaldéenne est faite pour nous surprendre. Par ailleurs le droit féodal, qui plus tard régira l’Europe, est déjà né et nous assistons, à Sparte, sous Lycurgue, à la première tentative de gouvernement par le socialisme d’État. Sur tous ces faits si suggestifs, si pleins de réflexions et d’enseignements, il est impossible de fixer de jeunes esprits auxquels on veut imposer, en même temps, la chronologie impitoyable des rois d’Israël et de Juda et les généalogies de peuples et de dieux que la fertile imagination des Grecs s’est complu à dresser.

Et dès que Rome sera fondée, petit village ignoré et pauvre, végétant tristement dans un site malsain et peuplé de quelques bandes de montagnards sabins et d’aventuriers étrusques, c’est sur les scènes inintéressantes dont elle est le théâtre, qu’au nom de sa grandeur future, on va faire converger l’attention de l’élève, au lieu de la diriger sur la Phénicie par exemple, cette étonnante Phénicie, resserrée sur son étroit territoire, dans ses villes aux maisons de huit étages et dont les fils, navigateurs sans peur et commercants infatigables, ont laissé jusqu’en Scandinavie les traces de leurs entreprises. N’ont-ils pas d’ailleurs inventé cette écriture phénicienne qu’on retrouve au fond de tous les alphabets, juif, grec, italique, étrusque, ibérique et même runique, en sorte qu’on peut dire, avec M. Seignobos, qu’ils ont appris à écrire au monde ?

Un autre oublié, c’est le peuple perse. Nous voyons bien Cyrus renverser à Sardes le trône de Crésus et à Babylone celui de Balthasar, son fils Cambyse conquérir l’Égypte, sortie florissante du long règne d’Amasis, Darius, enfin, entreprendre une série de conquêtes qui firent de l’Inde occidentale une satrapie persane et menacèrent, un moment, l’indépendance hellénique. Mais est-ce bien au génie de ces princes qu’il faut attribuer de tels exploits ? N’est-ce pas plutôt à la supériorité morale de ce peuple de montagnards, supériorité qui frappa les Grecs, conquit Alexandre, inspira à Xénophon sa Cyropédie et fit dire à Diodore que « la poignée de main d’une Perse est le gage le plus certain d’une promesse » ? Et cette supériorité morale, peut-on la comprendre si l’on ne sait rien des doctrines de Zoroastre, de sa loi morale empreinte d’un doux stoïcisme, basée sur l’horreur du mensonge et la pureté de la vie, mais proclamant en même temps l’allégresse de l’action et la sainteté de la lutte ?

On ne peut dire, assurément, que, dans nos programmes d’enseignement, la Grèce soit négligée. Nous sommes à cet égard, pour nos collégiens, des guides consciencieux : nous les promenons longuement à travers les ruelles de l’histoire grecque, comme nous les promenons ensuite à travers les esplanades latines. Quand pourtant songeons-nous à leur expliquer le rôle que la Grèce a joué dans le monde et comment l’hellénisme fut un état d’esprit, tandis que la domination romaine fut un fait ? Savent-ils de quoi se composait un État grec ? Il y en eut plus d’un millier, tous indépendants les uns des autres, sans compter Sparte obstinément dorienne et demeurée particulariste à travers les siècles. Les plus grands avaient peut-être 300 000 habitants, comprenaient une ville, une plage, un port, quelques villages ; ils se multiplièrent dans l’archipel, dans la mer Noire, sur les côtes de la Turquie actuelle, de l’Afrique, de la Sicile, de la France et de l’Espagne. Dans l’Italie du Sud, leur nombre fut tel que le pays s’appela la Grande Grèce. Entre eux la paix fut rarement durable, l’entente jamais profonde ; ils ne cessèrent de s’attaquer ; la seule guerre du Péloponnèse dura vingt-huit ans et s’étendit de la Sicile à l’Asie Mineure ; leur politique extérieure n’eut aucune suite, fut toute en heurts et en caprices ; à l’intérieur, les révoltes et les cabales se succédèrent presque sans interruption ; Corinthe renversa et restaura ses oligarchies ; Athènes passa des lois sages de Solon à la tyrannie éclairée de Pisistrate, puis au despotisme de ses fils pour revenir à la liberté ; Agrigente et Syracuse furent tour à tour gouvernées par des « tyrans » et par des collectivités aristocratiques. L’expérience, d’ailleurs, ne corrigea jamais les États grecs, puisqu’ils se montrèrent impuissants à faire vivre cette Ligue achéenne dont le fédéralisme démocratique semblait convenir si bien à leur tempérament politique. Tout cela n’empêcha point l’hellénisme de se répandre et de s’affirmer par la similitude des institutions, par le commerce, par les lettres et les arts, par une façon uniforme de vivre et de penser. L’histoire grecque, envisagée sous cet angle, prend son véritable aspect et sa véritable durée ; elle englobe l’empire d’Alexandre, pénètre l’empire romain, y survit, s’inféode enfin à l’empire byzantin et prend fin avec lui.

Entre temps, en Égypte sous les Ptolémées, à Pergame, sous Attale, des foyers d’hellénisme se sont allumés. Au premier siècle avant Jésus-Christ, Athènes, Rhodes et Alexandrie brilleront encore du plus vif éclat ; le génie grec, dans les siècles suivants, donnera un Plutarque et un Épictète, et c’est en grec que Marc-Aurèle rédigera ses maximes. Mais une histoire ainsi faite d’art et dépensée peut-elle se conter, sans qu’une large place soit faite aux artistes et aux penseurs qui l’ont illustrée ? L’analyse, plus ou moins serrée, des chefs-d’œuvre d’Homère, d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, d’Aristophane, de Démosthène, de Socrate, de Platon, de Phidias, de Praxitèle en sera le complément obligatoire. La beauté littéraire de l’Iliade, la beauté architecturale du Parthénon, la beauté morale d’un dialogue de Platon ne dépassent nullement la compréhension d’un garçon de treize ou quatorze ans ; et, s’il en était ainsi, autant vaudrait renoncer à lui parler de la Grèce, car en parler en dehors de l’hellénisme, c’est lui en donner l’idée la plus fausse et déposer en lui le germe de multiples erreurs.

Assurément, l’épopée d’Alexandre mérite qu’on s’y arrête, et plus longuement même qu’on ne le fait dans nos collèges. Les victoires du Granique et d’Issus, la prise de Tyr, l’occupation de l’Égypte et la fondation d’Alexandrie, la conquête de la Perse et de l’Afghanistan, le passage de l’Indus, les travaux gigantesques entrepris à l’embouchure du fleuve, puis le retour triomphal à Babylone et la mort prématurée du héros à 32 ans, au seuil de vastes projets, au centre d’un empire colossal qui s’étendait en arc de cercle autour de la Méditerranée et touchait, vers l’Orient, aux sources du Gange, tout cela ne rappelle-t-il pas en plus énorme, en plus frappant, Austerlitz, Iéna, le camp de Boulogne et la retraite de Russie, Waterloo et Sainte-Hélène, — en plus solide aussi, car bien qu’il se soit créé en 12 ans, l’empire mettra 50 ans à se désagréger complètement. Mais si de tels exploits valent d’être contés et prêtent à une intéressante revue de l’état de monde asiatique au ive siècle, n’est-ce pas travestir l’histoire que de donner à ce grand mouvement l’absurde qualificatif de macédonien ? Parce que l’outil de ses débuts fut une petite armée solide et aguerrie, formée par son père Philippe avec les rudes habitants à demi barbares des vallées macédoniennes, Alexandre n’en fut pas moins un Grec, élève d’Aristote, imbibé de littérature grecque, passionné pour tout ce qui a formé le génie grec. Lorsqu’il eut conquis la Perse, le génie persan le conquit à son tour ; il se laissa aller à une adoption un peu servile des coutumes suivies, des idées en usage chez ceux qu’il avait vaincus. Son empire n’en fut pas moins le triomphe de l’hellénisme et le résultat le plus clair de ses victoires fut d’helléniser l’Orient. Lorsque ses généraux se partagèrent cet empire, il en sortit les royautés grecques de Cassandre en Macédoine, de Séleucus à Babylone, de Lysimaque en Thrace, d’Antigone en Asie, de Ptolémée en Égypte.

Si l’on ne peut comprendre l’hellénisme en le séparant des lettres et des arts, qui en furent comme la moelle, on ne peut davantage comprendre la puissance romaine en la séparant des lois qui en furent le piédestal, de l’organisation politique qui en fut l’instrument, de l’esprit de discipline qui en constitua le ciment et que la Rome païenne légua ensuite à l’Église. Ce ne sont pas les légendes de la royauté ni même le récit des premières conquêtes de la République et des interminables guerres puniques qui en donneront une idée précise : ce seront plutôt la constitution rigide et sévère de la famille, le culte étroit et formaliste, l’administration stricte et pesante : tout cet édifice s’élève pièce à pièce, laborieusement et nous le désignons en général sous des termes impropres. Le terme de république perd vite sa signification, celui d’empire est long à prendre la sienne. Sans doute, au temps où le père de famille exerce sur les siens sa redoutable autorité et, peu soucieux des muses, enseigne à ses fils la sobriété, le silence et la modestie, au temps où les citoyens votent librement pour des magistrats intègres et s’équipent à leurs frais pour composer la légion, il existe une république, patricienne il est vrai, peu démocratique et dure aux plébéiens lesquels, plusieurs fois révoltés, tentent de la confisquer à leur profit. Mais plus de cent ans avant sa chute, cette république ne vit plus que de nom et la faible résistance du Sénat est impuissante à la sauver.

Le peuple romain s’est transformé. Il vivait de la petite culture : quand arrivent les grains de Sicile et d’Afrique, le blé tombe à bas prix ; les laboureurs vendent à de grands propriétaires qui font de l’élevage et emploient d’innombrables esclaves. Ces paysans ruinés envahissent Rome où se trouvent aussi les affranchis, Grecs, Syriens, Égyptiens, Africains, Espagnols, Gaulois, — populace qui finit par conquérir le droit de vote, à laquelle on donne des spectacles, des repas, dont on achète même les suffrages. En même temps l’armée se transforme. Marius commence à admettre dans les légions des indigents qui s’enrôlent pour vingt ans, se rengagent ensuite avec une solde plus forte, deviennent des vétérans, et ne connaissant plus ni la loi, ni le Sénat, ne sont dévoués qu’à leur général. Pendant un siècle, les Romains vivent au milieu des émeutes et des guerres civiles entre Marius et Sylla, Pompée et Sertorius, César et Pompée, Brutus et Antoine, Antoine et Octave. Ce n’est pas seulement le rétablissement de l’unité qu’on salue en Octave devenu, sous le nom d’Auguste, le maître du monde, c’est surtout et avant tout l’établissement de la Paix, Pax Romana : un terme qu’il faut aussi définir, celui-là, parce qu’il explique la longue puissance d’un empire dont le centre est irrémédiablement corrompu et dont les chefs sont trop souvent des hommes vulgaires, indignes de la pourpre que le hasard d’une adoption ou une popularité de mauvais aloi ont jetée sur leurs épaules. La cité romaine a été dégradée par les peuples qui en ont forcé l’entrée, mais l’empire est heureux ; le monde jouit de la sécurité, de l’ordre, de la perfection de l’organisation matérielle. Les lieutenants et les intendants impériaux sont souvent des hommes distingués ; la vie municipale subsiste d’ailleurs, presque intacte ; la pensée et la foi sont libres ; les chrétiens seraient libres comme les autres et le Christ prendrait rang dans le Panthéon si ses disciples voulaient dans leur culte faire une place, non point aux idoles, mais à l’empereur, idole vivante.

Aux frontières est l’armée, une armée de 400 000 hommes environ, pour en garder 80 millions : c’est peu, mais c’est assez, car dans l’empire, personne ne songe à se révolter. Les Grecs ne se sentent point opprimés ; ils ne gouvernent pas, mais ils règnent véritablement par le langage, par les modes, par tous les raffinements de l’esprit auxquels les Romains, longtemps insensibles, ont fini par se prendre, en même temps que leur contact avec l’Asie leur donnait le goût du luxe et des raffinements matériels. Ici encore, il faudrait faire la place de la pensée et de l’art latins : comme écrivain et comme philosophe, Cicéron a droit à une place à part, mais comment comprendre ce grand opportuniste si on l’étudie en dehors des circonstances qui ont soutenu ses aspirations et orienté son talent ? L’Énéide, d’autre part, et le Carmen sæculare gagnent singulièrement en intérêt lorsqu’on se reporte à l’heure où Virgile prit la plume pour composer son poème, sept ans après Actium, dans la lune de miel d’un pouvoir qui n’était encore que le cumul de toutes les charges et de toutes les dignités passées — et aux fêtes inoubliables pour lesquelles, peu après, Horace écrivit son chant triomphal. C’est aussi l’heure de connaître la « Germanie » de Tacite…

Voici venir, en effet, les « Barbares » ; mais ces mots désignent mal les fortes races qui, déjà touchées par la civilisation romaine en Gaule et bientôt en Grande-Bretagne, guerroyaient dès le temps de Darius contre les Perses et dont l’empereur Chi Hoang Ti crut préserver la Chine en élevant sa fameuse grande muraille. Ce que nous appelons « l’invasion » des barbares dura deux siècles, s’opéra par bandes de compagnons réunis autour d’un chef ; ils ne détruisirent pas la civilisation par la prise ou le sac d’une ville (c’est une idée fausse, malheureusement très répandue) ; mais ils l’affaiblirent en s’installant au milieu d’elle. La seule faiblesse de l’administration romaine fut de ne pas assez ménager les deniers des propriétaires et surtout des propriétaires urbains ; l’impôt s’en allait à Rome alimenter le budget impérial ; les riches devaient tirer de leur poche de quoi le compléter, lorsque la somme fixée n’était pas atteinte, et en tout cas de quoi payer au peuple les fêtes auxquelles, à l’instar de Rome, il s’était accoutumé. Un tel régime a vite fait de ruiner un pays et de le dépeupler. Les barbares prirent la place des impériaux sur les terres vacantes et dans les rangs de l’armée : tantôt, ils s’imposaient par la force, tantôt, ils faisaient agréer leurs services comme alliés. Toujours plus nombreux, ils laissèrent les écoles, les théâtres, les bains tomber en ruine et les villes romaines des frontières devinrent parfois de rudes bourgades fortifiées où l’on ne savait plus pratiquer en temps de paix que les travaux manuels. Pendant ce temps les Bourguignons s’établirent sur le Rhône et la Saône, les Visigoths s’emparèrent des provinces situées entre les Pyrénées et la Loire et bientôt d’une partie de l’Espagne, où les suivirent les Vandales que Genséric conduisit ensuite en Afrique. Au nord de la Loire, circulaient les Francs qui se fixèrent, avec Clovis, autour de Paris : rien de durable pourtant ne se fonda en Gaule par suite de la coutume du morcellement, du partage égal, qui ruina la monarchie de Clovis et celle de Clotaire et démembra de même l’empire franco-germanique édifié par Charlemagne.

Nous négligeons, en général, de nous apercevoir qu’Haroun-al-Raschid fut le contemporain de Charlemagne. L’empire arabe est oublié comme l’empire perse et avec plus de dommage encore, puisque la Perse, de nos jours, n’est plus qu’un petit royaume que se disputent l’influence russe et l’influence anglaise, tandis que l’islamisme, toujours puissant, pose, sinon en Turquie, du moins en Afrique, des problèmes d’avenir. Au viiie siècle, non seulement de Bagdad à Cordoue, la domination des Arabes est ininterrompue, mais leur langue et leur civilisation ont remplacé la langue et la littérature helléniques ; ils s’en sont appropriés les richesses ; c’est chez eux que les études profanes se sont réfugiées ; ils paraissent surtout aptes à faire progresser les sciences et les arts pratiques, l’agriculture et l’industrie. Nous leur devons des progrès dans toutes les branches de la culture et de la fabrication : lin, mûrier, riz, orange, citron, sarrasin, café, coton, canne à sucre, maroquinerie, soieries, mousselines, velours, verres, glaces, papier, sucre, acier, tout cela nous vient d’eux en même temps que des connaissances nouvelles en algèbre, en trigonométrie, en médecine et en chimie.

Si l’empire arabe est oublié, l’empire germanique, établi par Othon le Grand, reste d’un bout à l’autre de son histoire, inexpliqué ; c’est qu’ici les chronologies deviennent plus touffues ; la liste des batailles, les noms des individus suffiraient à remplir un dictionnaire : les croisades et les contacts si pleins de lointaines conséquences qui en résultèrent, le régime féodal importé de France en Angleterre et en Italie par les Normands, les chartes urbaines arrachées aux seigneurs par les bourgeois des villes, l’organisation des métiers, les villes libres de Lombardie et d’Allemagne, Venise et la Hanse Germanique, la formation et le perfectionnement de la langue tudesque et de la langue romane, l’art gothique, la scolastique et les romans, la corruption de l’Église et sa réforme par Grégoire vii, le schisme grec, la fondation et l’influence des ordres réformés, la naissance des libertés parlementaires en Angleterre et de la centralisation en France, donnent pourtant une notion autrement vivante, autrement profonde, autrement exacte, de ce qu’est l’activité humaine au moyen âge, que les pérégrinations des seigneurs et les exploits des monarques.

vii

l’humanité (Suite)

S’il est absolument nécessaire d’introduire une division dans cette analyse séculaire, ce n’est pas à la prise de Constantinople par les Turcs qu’il faut opérer la coupure. Avec une persistance assez inexplicable, on considère cette date de 1453 comme mettant fin à ce qu’on appelle le moyen âge et inaugurant les temps modernes. Le coup de grâce donné à ce fantôme d’empire qu’était alors la puissance byzantine ne fait pas, cependant, l’importance de cette date, non plus que la présence des Turcs en Europe. À vrai dire, la question d’Orient, qui fut pendant une partie du xixe siècle la terreur des chancelleries européennes, a pu faire croire que, suivant le mot de Napoléon, Constantinople était véritablement l’empire du monde et que l’héritage turc dominerait jusqu’au bout la politique internationale. Nous voyons à présent combien cette vue était erronée.

Un fait bien plus marquant et dont les conséquences ont été autrement considérables, s’est produit à la fin du xve siècle, c’est la découverte du Nouveau-Monde, suivant d’assez près, du reste, la découverte de l’imprimerie. Christophe Colomb et Gutenberg ont véritablement ouvert l’âge nouveau. La terre est désormais offerte tout entière à la conquête humaine et la pensée possède le premier, l’indispensable instrument de son expansion. Jusque-là, le monde occidental a, malgré tout, ressemblé quelque peu au monde chinois : il a compris une élite de lettrés et une majorité d’ignorants. Les bibliothèques d’Alexandrie et de Byzance, les monastères des Gaules, de Grande-Bretagne ou de Germanie ont conservé et transmis, à travers les âges troublés et confus, le dépôt des manuscrits ; mais rares étaient ceux qui, admis à en prendre connaissance et à en copier des fragments, pouvaient ainsi s’instruire en lisant. L’enseignement n’était donné qu’oralement par la parole du maître et, nécessairement, à un petit nombre d’écoliers. Non seulement la masse était privée d’instruction, mais, sous le régime féodal, la plupart des nobles et des chevaliers l’étaient aussi. À peine découverte, l’imprimerie se propage et, avec elle, l’instruction qui, désormais, va s’infiltrer peu à peu dans toutes les classes de la société.

Ce ne sont pas seulement ces différences si profondes, entre les siècles précédents et les quatre derniers siècles, qui légitiment une sorte d’entr’acte historique, c’est qu’ici le procédé d’enseignement doit se modifier. Au lieu de cette succession d’empires dont Bossuet s’émerveillait, il y a désormais une série de nations qui, jusqu’à nos jours, ne sortiront plus de l’histoire. La courbe de leurs destins s’élève ou s’abaisse ; elles n’en demeurent pas moins sur l’horizon universel. Il faut suivre leur formation simultanée, voir se développer leur génie respectif sous toutes ses formes. Cela ne saurait se faire, si l’on donne aux moindres combats livrés par les armées de Louis XIV et de Napoléon, aux moindres stipulations des traités internationaux, aux moindres conquêtes momentanées d’un Charles XII ou d’un Philippe II, une attention qui ne peut alors s’appliquer à des choses à la fois plus vastes et plus durables.

Si vous demandez à un jeune Français, à un jeune Allemand, à un jeune Anglais, de vous résumer les principaux événements de l’histoire de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre pendant le xvie et le xviie siècles, qui furent par excellence des siècles de cristallisation, d’où vient qu’ils vous diront des choses si étrangement contradictoires ? D’où vient que chacun d’eux, de très bonne foi, vous présentera son pays sous la forme du soleil autour duquel tournent des planètes de grandeurs inégales, mais recevant toutes de l’astre central la lumière et la chaleur ? D’où vient que le récit de l’un fera surgir en tout premier plan des faits et des personnages dont l’autre ne fera pas même mention ? Dans l’histoire ainsi conçue, le génie de chaque peuple n’a pas sa place ; rien n’est mis au point ; la « notion humaine » peut, moins que jamais, se former, et l’inconvénient s’aggrave à mesure que l’on approche de l’époque moderne et qu’il s’agit des collectivités au milieu desquelles nous vivons.

On a beau insister sur les détails de la guerre de Trente Ans, ce n’est pas à travers ses multiples complications que l’Allemagne se dessine. Il faut chercher autre part les traces du patient labeur germanique. On ne peut isoler l’Allemagne des institutions qui l’ont régie, de sa Diète, de ses Électeurs, de ses villes libres, de la Réforme qui l’a si profondément remuée, des sécularisations qui ont exercé sur ses destins une action prépondérante, des héritages Espagnol, Italien, puis, plus tard, Tchèque et Hongrois qui, en arrachant sans cesse l’Autriche à sa mission impériale, devaient forcément créer une Prusse pour la remplir ; on ne peut surtout l’isoler des grands penseurs qui l’ont cherchée, creusée, rassemblée, conduite à travers plusieurs siècles, au milieu de divisions perpétuelles, d’obscurités presque impénétrables, de catastrophes décourageantes. Si la poésie, l’art, la philosophie, la science germaniques offrent au critique un vaste terrain d’investigation, semé de points de vue variés, les traits généraux en sont assez nets et assez caractéristiques pour que l’éducateur n’éprouve aucune peine à les fixer ; et tant qu’il ne l’aura pas fait, l’Allemagne demeurera pour l’élève ce qu’elle serait en réalité, si son génie n’existait point — une terre d’histoire indistincte et de géographie imprécise.

Si la guerre de Trente Ans n’apprend pas l’Allemagne, sont-ce la guerre de Cent Ans ou la guerre des Deux Roses qui apprendront l’Angleterre ? Combien d’adolescents, sur les bancs des collèges continentaux, se représentent l’Angleterre telle qu’elle était à la fin du xve siècle : une nation de cultivateurs et d’éleveurs, aux villes petites et pauvres, n’ayant ni marins ni commerçants, et ne sachant même pas tisser chez elle la laine de ses moutons — marquée déjà, cependant, pour la plus haute destinée par deux qualités précieuses et rares : l’esprit de discipline et l’esprit de liberté. C’est à l’organisation normande, rude, simple et logique, que les Anglais durent la première ; c’est à la faiblesse de leurs barons obligés, pour résister au pouvoir royal, de s’entendre et de s’unir, qu’ils durent la seconde. Le Domesday Book et la Grande Charte sont, avec le théâtre de Shakespeare et la philosophie de Bacon, les quatre sources d’où l’Angleterre moderne a découlé. Dans tout Anglais d’aujourd’hui, vous retrouvez l’esprit d’ordre du Domesday Book, la fierté libre de la Grande Charte, les aspirations géniales et brumeuses de Shakespeare, les tendances individualistes et expérimentales de Bacon.

Ce que Shakespeare et Bacon sont à l’Angleterre, Rabelais et Descartes à la France, Goethe et Kant à l’Allemagne, Spinoza ne l’est point à la Hollande ni Dante à l’Italie. Il y a des penseurs chez lesquels le génie de la race s’est plus spécialement incarné, ou bien qui ont agi assez puissamment sur lui pour le détourner, momentanément du moins, de sa voie. Sans exalter ceux-là au-dessus du niveau que leur assignent leurs œuvres, il importe de bien mettre en relief l’influence qu’ils ont exercée ; ce sont ces influences, après tout, qui, dans les temps modernes, décident en général du cours des choses. Je ne vois pas qu’un tel enseignement passe la portée des jeunes esprits que le maître doit former. Rien de plus clair que l’exposé de la plupart des grands systèmes philosophiques et des grandes œuvres littéraires ou artistiques, si l’on prend la peine d’en rechercher les idées vraiment centrales, de les traduire en langage ordinaire et de se dégager résolument, ici de la métaphysique, là de la rhétorique ou du procédé qui sont affaire d’enseignement spécial.

Jusqu’ici, on ne le tente guère : c’est pourquoi toute l’époque de la Renaissance — notamment en Italie — demeure si confuse et si vague. Qu’il y eût alors une Italie, c’est ce dont nul ne se doutait hier et ce que les jeunes Italiens sont encore aujourd’hui seuls à apprendre. Sortie bien vivante de cette longue lutte pendant laquelle la papauté et l’empire allemand s’étaient épuisés l’un l’autre, la péninsule aspirait à jouir de paix, de liberté, de richesse et de raffinement. Milan, Venise, Florence, Rome et Naples lui formaient une couronne à cinq fleurons. Le gouvernement absolu des Sforza, l’oligarchie vénitienne, le régime démocratique des premiers Médicis, le pontificat tolérant d’un Pie ii et d’un Nicolas v, la royauté étrangère d’un Alphonse d’Aragon, pour dissemblables qu’ils fussent, tendaient néanmoins au même but : tournés vers l’agonie byzantine, ils recueillaient avidement l’héritage antique qu’on leur léguait. Longtemps avant la chute de Constantinople, ses princes déchus de leur puissance orientale s’étaient retournés vers l’Occident : aux relations commerciales, entretenues par les vaisseaux de Venise, s’étaient superposées les relations intellectuelles ; des hommes de bonne volonté travaillaient à un rapprochement philosophique et religieux, cherchant à accorder Platon, resté Grec, avec Aristote, devenu Latin, et à préparer la fusion des deux Églises. Lorsque Constantinople fut prise, le mouvement s’accentua au point qu’on put se demander si l’hellénisme ne marchait pas, une seconde fois, à la conquête du monde.

Mais cela n’eut pas lieu : le germe était affaibli et le sol trop humide. Il sortit une végétation prodigieuse qui se traduisit par les œuvres d’un Michel Ange, d’un Léonard de Vinci, d’un Raphaël et d’une pléiade d’artistes, sculpteurs, peintres, architectes, de savants, d’écrivains, de poètes ; mais le fruit moral ne vint point : il tomba avant l’heure et l’on vit qu’il était pourri.

Ainsi naquit la Réforme, non point d’une aspiration vers la liberté de conscience que ni Luther, ni Calvin ne ressentaient, moins encore du désir d’amener une révolution politique qu’ils répudièrent hautement, mais de l’indignation que soulevaient en eux les crimes, les hontes, le cynisme d’Alexandre Borgia et, plus encore peut-être, le matérialisme guerrier de Jules ii et le tranquille athéisme de Léon x. Bien loin d’être connexes, la Renaissance et la Réforme furent deux mouvements contraires ; mais le second ne tarda pas à en déterminer un troisième qui se traduisit par la fondation de la Compagnie de Jésus et la réunion du Concile de Trente.

Le Concile de Trente est peut-être l’événement le plus important de la période moderne ; on lui consacre, dans la plupart des cours d’histoire, trois ou quatre lignes et il prend rang dans la mémoire parmi tous les autres conciles, comme s’il n’avait eu d’autre résultat que d’introduire quelques modifications dans le règlement intérieur de l’Église. En réalité, il transforma la religion, la politique, la philosophie, la littérature : seul, l’art échappa aux conséquences de ses censures. En face des exagérations de la Réforme, il dressa les exagérations d’un nouveau catholicisme, dogmatique et intransigeant ; il en chassa les philosophes qui avaient été jusque-là les compagnons laïques des théologiens ; il créa l’Index, cette Bastille de la pensée et l’Inquisition, cette parodie sanglante de la justice ; enfin il tua le génie grec, rejeta l’orthodoxie vers le monde slave et restaura ces influences latines qui devaient se traduire, au siècle suivant, par des mouvements littéraires d’une si belle ordonnance que l’humanité charmée leur pardonna leur grande pauvreté de sentiments.

Charles-Quint, Philippe II et Louis XIV furent les exécuteurs de cette œuvre colossale. Le premier l’imposa à l’Italie ; le second commit en son nom des excès qui provoquèrent la révolte des Pays-Bas et préparèrent la ruine de l’Espagne ; le troisième l’habilla d’élégance et de gloire, au point qu’elle parut acceptable et qu’un siècle durant, les peuples, soumis, la vénérèrent.

Dans le sillon français pourtant, reposait dès lors un autre grain : Henri IV l’y avait enfoui ; il a produit, depuis, la moisson du bon sens opportuniste et tolérant. Toute la France des xviiie et xixe siècles se résume dans le choc de ces deux courants contraires, celui du jacobinisme royal ou révolutionnaire, conservateur ou radical — et celui du possibilisme mesuré, prudent et sage. Ils n’ont point fini de lutter et certains pensent que cette lutte est indispensable à la nation, tant elle paraît être dans l’essence de son génie.

Il s’est joué dans le Nord, du xvie au xviiie siècles des tragédies sanglantes, dont la Suède et la Pologne furent les acteurs principaux, qui se terminèrent par l’éclipse de la première et la ruine de la seconde et d’où sortirent sous leur forme actuelle, la Prusse et la Russie. Les noms de Gustave-Adolphe, de Charles xii, de Pierre le Grand et de Frédéric ii, et le récit des hauts faits de ces hommes, remarquables à des titres si divers, ne suffisent point à éclairer le grand travail humain qui s’est accompli là. La Pologne des Jagellons n’était point la plaine indécise dont on nous parle et le problème de son organisation, d’ailleurs, n’a point été résolu par le partage ; il existe toujours, il grandit même et nos enfants auront à le résoudre à nouveau. Le scandinavisme, s’il semble devoir s’affaiblir bientôt dans une lutte fratricide, témoigne, d’autre part, d’une belle vitalité. Il y a encore la Suisse, la Hollande, la Hongrie dont on néglige de consulter les annales fécondes, d’étudier les institutions : cantons, corporations, comitats. Toutes ces collectivités échappent à notre investigation, égarés que nous sommes par les enduits dont Louis XIV et ses collaborateurs ont badigeonné l’Europe : l’enduit classique dont s’est vêtue, plus ou moins maladroitement, la pensée internationale et l’enduit du Droit divin qui recouvrit toutes les façades gouvernementales. On vit alors ce que ni l’Orient ni l’hellénisme ni le monde romain n’avaient connu : une oligarchie de propriétaires couronnés entretenant les uns chez les autres des agents de parade et des agents secrets pour se duper ou conclure des marchés, administrant leurs domaines au mieux de leurs propres intérêts et de ceux de leur famille, réglant toutes choses et jusqu’au commerce de leurs sujets, soit directement dans leur cabinet, soit indirectement par leurs intendants, se cédant et se rétrocédant des provinces et des royaumes entiers, sans égard pour les habitants et sans la moindre notion de la nationalité. La Révolution française ne mit pas fin à ces usages : comme Louis XIV, elle voulut plâtrer les esprits et les États. Mais bien que poursuivies pendant plus d’un siècle et demi, ces tentatives furent impuissantes à étouffer le sentiment national. « Il n’y a plus aujourd’hui de Français, d’Allemands, d’Espagnols, d’Anglais, écrivait Rousseau ; il n’y a plus que des Européens ; tous ont les mêmes goûts, les mêmes passions, les mêmes mœurs, parce qu’aucun n’a reçu de forme nationale par une éducation particulière ».

À quel point Rousseau se trompait, le xixe siècle l’a démontré. Partout, sous la poussée des forces nationales, l’enduit a éclaté. L’enduit intellectuel s’était déjà modifié, avait changé de couleur ; les influences naturalistes s’étaient substituées aux influences classiques, mais l’homme dont on scrutait l’âme, dont on cherchait à préciser le destin, demeurait un être conventionnel, abstrait, uniforme. La plume d’un Balzac, d’un Dickens, d’un Ibsen, d’un Tolstoï lui a rendu son aspect véritable, son élasticité, ses diversités caractéristiques, fruits de la race et du milieu. Quant à l’enduit politique, il s’effrite chaque jour sous nos yeux. Partout le parti national triomphe. Ce ne sont pas seulement l’Allemagne et l’Italie qui, en réalisant leur unité, ont restauré, dans des conditions nouvelles, des formes historiques ; ce sont les Français du Canada, les Parsis de l’Inde, ce seront demain les Hollandais de l’Afrique du Sud préservant leur religion, leur langue, leurs habitudes de vie, les tendances et les idées fondamentales de leur race, au milieu de circonstances défavorables, de luttes et d’adversités : ce sont encore les étonnantes manifestations du sentiment qui rapproche à travers d’énormes distances et malgré des divergences déjà marquées, les membres de la grande famille anglo-saxonne. Voilà par quoi le xixe siècle s’imposera dans l’histoire. Mais l’événement qui sans doute fixera l’attention des historiens futurs, c’est la résurrection de la Grèce, vrai miracle social, inattendu et si surprenant que nous en réalisons à peine l’importance et les conséquences. Le siècle qui, presque à son début, tenta par les traités de Vienne une dernière et timide application des principes de Louis XIV, nous lègue une loi qui est la négation absolue de ces principes et qu’on peut formuler ainsi : on ne tue pas un peuple qui ne veut pas mourir. Si l’on observe que d’Helsingfors à Athènes en passant par Riga, Varsovie, Prague, Laybach, Agram et les Balkans, l’Europe est traversée par une bande formée de peuples « qui ne veulent pas mourir » et le prouvent chaque jour, on aura une idée des problèmes territoriaux que le xixe siècle lègue au vingtième.
Ne serait-ce que pour ce motif, il conviendrait d’instruire nos fils de tout ce qui concerne notre époque et de les mettre au courant des principaux événements qui en ont marqué le développement. L’Afrique se forme sous leurs yeux, soit ; mais les États-Unis n’ont-ils pas derrière eux une existence déjà remplie ? Et la Chine, l’Australie, l’Inde, les Républiques Sud-Américaines, n’ont-elles pas de passé ? N’y a-t-il rien à dire du Japon ? Est-ce que les œuvres de Washington, d’Abraham Lincoln, de Bismarck, de Cavour, de Gladstone ne sont point à apprendre ; et de savoir ce qu’ont fait Oxenstiern, Alberoni ou Mazarin comblera-t-il une pareille lacune ? Qu’on me pardonne l’inconvenance de cette comparaison, mais l’enseignement historique que reçoivent les jeunes Européens me fait toujours penser à ces manèges de chevaux de bois qui circulent dans les foires ; vous y montez, à votre gré, le cheval d’Alexandre, celui de César, de Charlemagne, de Gengiskhan ou de Napoléon : braves quadrupèdes un peu fanés, parce qu’ils ont fourni de nombreuses campagnes, mais qui se cabrent noblement, l’œil enflammé et les jambes en l’air. Voilà l’histoire : une réunion de gens à cheval, morts depuis longtemps. Il semble qu’on ne puisse y admettre ni les morts récents ni les gens qui allaient à pied et que, seuls, les « grands capitaines » comme eût dit Bossuet, aient conduit l’humanité ; conception si sotte et si bornée qu’elle en est humiliante pour la pédagogie.

viii

l’enseignement spécial
et l’enseignement des langues

Ce serait méconnaître le caractère de ces Notes que de chercher, dans les pages qui précèdent, un résumé historique et scientifique assez précis et assez complet pour constituer un véritable programme d’enseignement secondaire. Ce n’est pas là ce que j’ai cherché et j’espère qu’on ne s’y est point mépris. Aussi bien un tel programme ne pourrait-il s’établir ainsi, du premier jet, sans expériences et sans tâtonnements. Avant de songer à l’établir, il fallait reconnaître la route et s’assurer qu’elle menait quelque part : il fallait être certain que l’analyse du globe terrestre et de l’œuvre humaine renfermait les éléments d’un enseignement général, susceptible d’être substitué à la tentative de synthèse dont le néant s’accuse chaque jour davantage. Ces éléments, on contestera difficilement leur existence et leur valeur. Mais quelques points demeurent dans l’ombre qu’il importe d’élucider et quelques objections sont à prévoir au-devant desquelles il convient d’aller.

Supposons un jeune homme de quinze ou seize ans, instruit d’après les données que je viens de vous soumettre ; il est clair que par rapport à celui qu’aura formé l’ancienne méthode, il aura à la fois une supériorité et une infériorité. Sa supériorité résidera dans la connaissance des causes, de l’enchaînement des faits — dans un sentiment exact du temps, de l’espace et des proportions — dans la possession de points de départ et de points de comparaison auxquels il pourra ramener mentalement ses observations et ses réflexions. Son infériorité sera d’ignorer de nombreux détails, nomenclatures, généalogies, procédés de classification, dates précises : toutes choses avec lesquelles son camarade aura été familiarisé de bonne heure. Reste à savoir lequel des deux se trouvera le mieux outillé pour l’existence : car c’est là un point de vue qu’il n’est pas permis de négliger.

Mais qu’entendons-nous, d’abord, par ces mots : outillé pour l’existence ? — on en fait, dans toutes les langues, un si étrange abus, ils servent si volontiers de thème aux déclamations des conférenciers et aux chroniques des journalistes, ils paraissent abriter tant d’aigres ressentiments et de chimériques espoirs qu’il est indispensable d’en définir le sens. Or ce sens est double. Ils peuvent signifier, d’une part, que l’homme doit être préparé aux luttes et aux labeurs de la vie et d’autre part, qu’il doit être muni d’un outil spécial lui permettant de subvenir à ses besoins et de s’élever aussi haut qu’il pourra. Le terme « outil » n’a pas pour but d’évoquer ici l’image du travail manuel ; nous nous occupons de l’enseignement secondaire seul : outil est pris dans le sens de carrière, de spécialité. Eh bien, des deux jeunes gens que nous plaçons, par l’imagination, en face de cette double obligation, je dis que le premier sera plus favorisé que le second non seulement parce que sa préparation générale sera meilleure, mais parce qu’il pourra mieux choisir son outil, au milieu de tous ceux qui seront posés devant lui.

De ces outils — pour continuer ma comparaison — la méthode actuelle fait deux tas ; d’un côté les lettres, de l’autre côté les sciences. Il est entendu que l’adolescent doit compter parmi les « forts en thèmes » ou parmi ceux qui marquent « des dispositions pour les mathématiques ». Si par malheur il ne rentre dans aucune de ces deux catégories, tout le monde est désorienté, lui tout le premier. Il arrive au bout de ses études sans savoir à quoi elles l’ont préparé ; alors, au dernier moment, vous lui faites passer en revue rapidement les carrières auxquelles il pourrait se vouer. Mais à part quelques détails d’ordre matériel et d’assez minime importance, que lui direz-vous qui puisse l’aider dans sa décision ? Ses classes ne lui ont point appris le rang que tiennent dans la société, le rôle qu’y jouent le droit, l’agriculture, l’art, le commerce, la littérature, l’industrie, l’administration, les transports, la presse, la colonisation. Tout cela évoque dans son esprit de petites images locales et spéciales : être agriculteur, c’est labourer ; être financier, c’est aligner des chiffres ; se faire colon, c’est chercher des aventures ; il ne sort pas de là. Comment s’aviserait-il qu’un bon architecte doit être un ingénieur doublé d’un artiste et qu’un même métier peut être vécu de plusieurs façons ? Le genre de vie qui l’attend, voilà ce qui devrait fixer en dernier lieu son choix et ce qu’il ignore absolument, parce qu’il ignore les conditions générales de la vie de l’homme, telles qu’elles résultent de l’état actuel du globe et du passé du genre humain. Notez que s’il était logique avec l’enseignement qu’il a reçu, il dirait : je veux être botaniste ou physicien ; je veux faire de l’algèbre, de la rhétorique, des versions latines Sont-ce là des carrières ?

Ainsi, non seulement au point de vue de la culture générale, mais même au point de vue des intérêts pratiques, la méthode analytique l’emporte sur la méthode synthétique et l’ensemble qu’elle découvre, si vague soit-il, paraît devoir mieux entraîner l’individu pour les réalités de l’existence, que les connaissances détaillées à l’aide desquelles on croit l’y préparer aujourd’hui. Cela revient à constater qu’entre l’enseignement secondaire d’ordre général dont nous venons d’examiner les éléments et l’enseignement spécialisé qui est nécessaire à la préparation de beaucoup de carrières il n’existe aucune muraille, aucun fossé. Bien plus, l’un mène à l’autre, l’un est la préface naturelle de l’autre.

Mais ce n’est pas tout : la méthode nouvelle a encore l’avantage d’une extrême élasticité. L’analyse qui en est le fondement peut en effet être plus ou moins poussée selon le temps dont on dispose ou selon les circonstances. Si vous demeurez cinq minutes au sommet d’un belvédère, d’où le regard s’étend au loin, vous saisissez du moins les lignes principales du paysage ; puis, si vous y restez davantage, les particularités et les plans de ce paysage se révèlent à vous d’une manière plus intense et plus complète. Ainsi en est-il de l’analyse, mais non de la synthèse et c’est pourquoi l’enseignement secondaire actuel ne peut être ni résumé ni raccourci ; c’est tout ou rien : ce qu’on y apprend d’un bout à l’autre, est un minimum et nous avons vu que déjà ce minimum était insuffisant à produire l’effet désiré sur ceux qui se l’assimilent complètement ; que peuvent alors en tirer ceux qui, pour une cause ou pour une autre, ne s’en assimilent que des bribes ? Ils ont perdu leur temps, bien heureux encore si, de cette excursion dans l’obscurité, ils n’ont point rapporté des idées fausses.

On est trop enclin à croire que beaucoup de carrières modernes exigent, avant tout, une préparation technique détaillée et exclusive. Si l’on rapproche les uns des autres les résultats qu’ont obtenus, d’une part l’Allemagne et le Japon qui, depuis vingt ans, se sont grandement inspirés de cette idée, d’autre part l’Angleterre qui a toujours mis en pratique la doctrine opposée, on sera, je pense, amené à reconnaître la haute importance d’une formation d’ensemble précédant la formation technique. Ce qu’il faudrait, c’est qu’une éducation pût s’infléchir peu à peu vers la spécialisation, sans cesser pour cela d’être générale. Ce vœu n’est point réalisable aujourd’hui ; diverses expériences en ont fourni la preuve. Chaque fois que l’on a tenté, en manière de correctif, d’ajouter une faible dose de culture scientifique à une forte dose de culture littéraire ou vice versa, les matières les moins favorisées ont été comme étouffées par les autres ; elles perdaient alors, aux yeux de l’élève, leur raison d’être, leur rang dans l’univers ; partant, elles n’avaient plus pour lui d’intérêt.

Avec l’analyse, au contraire, la spécialisation sera toujours aisée. De même qu’en contemplant un tableau, en écoutant une symphonie, en lisant un livre, le fait de donner une attention particulière au coloris, à l’orchestration, au style n’empêche pas de saisir l’ensemble de l’œuvre et d’en garder présente la notion totale, de même on peut concentrer une forte quantité de travail sur un objet déterminé sans négliger pour cela le tout dont cet objet fait partie. L’adolescent pourra donc, au cours de ses classes, non seulement choisir, en connaissance de cause, la carrière qui répondra le mieux à ses goûts et à ses instincts, mais encore commencer d’orienter vers cette carrière sa pensée et ses efforts.

Le lecteur se sera déjà demandé, sans doute, ce qu’il adviendrait, en tout ceci, de l’enseignement des langues. Nous semblons en faire bon marché puisque, jusqu’ici, il n’en a pas été question et que ni les langues mortes ni les langues vivantes n’ont trouvé place dans notre projet. Après avoir échelonné les sciences tout le long du chemin, prenant à chacune ce qui était nécessaire pour analyser le globe terrestre, nous avons disséminé la littérature et la philosophie à travers l’histoire, ayant soin d’inscrire, selon les cas, la mention sommaire ou l’étude plus approfondie de chaque œuvre importante du génie humain à son rang historique, dans les circonstances de temps et de lieu où elle fut composée. Il ne peut être question d’agir de même pour les langues et de prendre des aperçus du chinois, du sanscrit, du grec, du latin, de l’arabe, de l’anglais, de l’espagnol, de l’allemand à mesure que défilent Confucius, Çakia Mouni, Démosthène, Cicéron, Mahomet, Shakespeare, Cervantes ou Gœthe. Prend-on, d’ailleurs, un « aperçu » d’un langage organisé ? J’ignore si les progrès de la philologie le rendront possible dans l’avenir. Peut-être qu’en serrant de plus près la recherche des lois qui président à la formation des langues, on arrivera à dégager leurs caractéristiques assez clairement pour que l’étude comparative en devienne aisée. Mais nous n’en sommes pas là et quand il est question pour nous d’apprendre une langue quelconque, morte ou vivante, ce ne sont point ses caractéristiques qui nous préoccupent ; nous avons en vue de réussir à la parler ou à la lire le plus couramment possible, soit pour en faire un usage pratique, soit pour goûter, sous leur forme originale, les pensées que des hommes ont formulées dans cette langue. Il y a grand débat, à ce sujet, entre « classiques » et « modernes », les premiers tenant pour les langues mortes qui ont produit des chefs-d’œuvre sans pareils, les seconds tenant pour les langues vivantes qui, disent-ils, ont également produit des chefs-d’œuvre et possèdent, en plus, l’avantage de donner accès aux diverses formes de civilisation au milieu desquelles nous vivons.

Cette querelle paraît un peu oiseuse et surannée ; elle perdrait sans doute beaucoup de son acuité si l’on en dégageait d’abord la cause de l’antiquité, qui s’y trouve compromise. L’étude approfondie de l’antiquité est-elle une des bases nécessaires de tout enseignement secondaire ? Voilà une question à laquelle je suis convaincu que la démocratie, revenue de ses premiers éblouissements scientifiques, répondra, dans l’avenir, affirmativement. Cette étude doit-elle être englobée dans celle du grec et du latin ? Voilà une seconde question très distincte de la première, bien qu’on les ait si longtemps confondues et celle-là ne paraît pas comporter de réponse certaine. Remarquons d’ailleurs qu’il n’y a plus qu’une langue morte. Des deux, la plus puissante, la plus féconde, la plus géniale, la langue grecque est redevenue vivante. Elle a ressuscité comme la Grèce elle-même ; elle s’est peu à peu épurée de tout ce que la conquête et l’esclavage y avaient mêlé de poussières et de scories. Périclès, s’il se promenait aujourd’hui dans Athènes, aurait peut-être quelque peine à se faire comprendre, mais il lirait l’Asty sans difficulté. La chose aura forcément des conséquences, ne fut-ce qu’au point de vue de la méthode : une langue vivante s’apprend autrement qu’une langue morte : il y a plus de façons de l’aborder, partant plus de chances d’y réussir.

L’utilité de posséder plusieurs langues vivantes est indiscutable : on ne peut nier d’autre part qu’il n’y ait avantage à savoir le plus possible de grec et de latin. Mais ces connaissances ne sont point liées à celles du monde moderne ou du monde antique. Nous sommes toujours portés à croire que quiconque parle couramment l’anglais est admirablement renseigné sur tout ce qui concerne l’Angleterre et si, d’aventure, un occidental parle russe, nous l’imaginons ferré sur tous les problèmes slaves ; quant au jardin des racines grecques, il nous a paru, longtemps, mener tout droit au génie de Phidias. Ce sont là des habitudes d’esprit déjà anciennes. Quand on en aura reconnu le caractère essentiellement défectueux, on fera de l’enseignement des langues — mortes ou vivantes — un enseignement homogène, distinct de tous les autres par le but et la méthode et dont, seules, les circonstances détermineront la place, l’organisation et la durée. Remarquons en passant qu’il ne sera pas unique de son espèce. Un autre enseignement moins long, moins laborieux, sinon de moindre importance viendra constituer également une sorte d’annexe à l’instruction secondaire. L’hygiène en sera l’objet, l’hygiène appuyée sur l’examen du corps humain distrait de la zoologie pour devenir le centre d’un nouveau groupe d’études. Si l’homme doit connaître le monde où s’écoulera son existence, s’il doit connaître les œuvres accomplies dans le passé par ses semblables, ne doit-il pas aussi se connaître lui-même ? Le Γνῶθι σεαυτόν est le dernier mot de la sagesse démocratique et ce n’est pas trop tôt de le mettre en pratique dès l’adolescence. Nous retrouverons ce sujet à propos de l’éducation sociale.

Je vais, pour terminer, au-devant de deux objections qui ne peuvent manquer de m’être faites. La première a trait au mode d’enseignement analytique : qui le donnera ? Il suppose une grande unité. La tâche, pourtant, ne dépassera-t-elle pas les forces et la compétence d’un seul professeur ? La partie historique, de plus, exige non seulement des compétences variées, mais une impartialité, une ampleur de jugement bien rares… Si l’on veut me permettre une expression triviale, c’est « mettre la charrue devant les bœufs » que de s’inquiéter de ces détails. Il est certain que les professeurs deviennent plus aptes à enseigner d’après une méthode, lorsqu’ils ont été eux-mêmes formés par cette méthode. Mais si l’on devait tenir compte de cette infériorité passagère, on n’innoverait jamais rien ; il faut bien qu’une réforme soit mise en train à un moment quelconque. D’ailleurs, pourquoi ne réaliserait-on pas l’unité désirable par la collaboration de plusieurs professeurs, d’accord entre eux, ou placés sous le contrôle amical d’un directeur d’études ?

La seconde objection, c’est que tout cela présente un caractère bien aléatoire et frise l’utopie. On me reprochera d’avoir procédé par affirmation, d’avoir proclamé des principes douteux, d’avoir prétendu révolutionner, et de fond en comble, une organisation lentement élaborée par les générations précédentes pour élever à la place tout un édifice qui, à l’usage, vaudrait peut-être moins encore. Je tiens à me défendre de cette accusation-là ; l’édifice n’est point du tout construit, même sur le papier. Que de points importants laissés dans l’ombre, le problème des sanctions, par exemple. Je me suis gardé de recommander le maintien ou la suppression des examens, tant il est clair qu’on ne saurait légiférer d’avance dans des questions de cette nature sur lesquelles, du reste, l’unanimité ne se fera jamais. Chaque peuple a des penchants, des aptitudes, des préjugés qui influent nécessairement sur l’éducation comme sur le reste. Mais il est un point que je me suis appliqué à faire ressortir parce qu’il m’a paru très frappant, c’est que la méthode par laquelle se distribue actuellement l’enseignement secondaire est moribonde, non pas dans un pays ni dans deux, mais partout et que cette maladie mortelle provient de l’impuissance, toujours plus grande, où se trouve la synthèse de répondre aux exigences modernes.

Alors, si la synthèse fait faillite, quoi de plus naturel et de moins utopique que de proposer l’analyse ?

ix

le sport à travers les âges

La réapparition soudaine du sport dans le monde, ses progrès rapides, les conquêtes successives qu’il opère parmi la jeunesse d’Europe et d’Amérique, n’ont pas laissé que de surprendre et de déconcerter la pédagogie moderne. Encore que parmi les initiateurs de cette révolution compte précisément l’un de ses plus illustres représentants, Thomas Arnold, elle ne trouve pas sa voie sur le terrain nouveau qui s’ouvre devant elle. Dans le rameur ou le boxeur d’aujourd’hui, elle ne reconnaît point l’athlète antique qu’elle admire d’ailleurs par tradition classique, sans l’avoir jamais compris. Volontiers, elle crierait à la parodie, sinon au sacrilège. Il y a là pourtant un phénomène avec lequel elle devra compter, car il n’est ni local ni passager et si elle ne sait pas le faire tourner à son profit, sa tâche s’en trouvera fort compliquée. On ne s’étonnera donc pas que, dans ces Notes, je donne une place relativement considérable à l’étude du sport et de la gymnastique. Je les distingue intentionnellement et veux dire quelques mots de leurs origines respectives.

Ce ne sont pas les Grecs qui ont inventé l’art de développer le corps humain par l’exercice. Plusieurs des héros des épopées hindoues sont loués pour leur habileté à la lutte et au pugilat et parmi les attributs du Dieu Vichnou figurent un disque et une massue. Sur les bords du Nil, l’athlétisme servit à préparer la jeunesse aux fatigues de la vie militaire. L’Égypte était féodale. Chaque seigneur, pour son service personnel ou pour le service du roi, levait ce qu’il avait autour de lui d’hommes en état de porter les armes. De ces seigneurs les uns furent pacifiques et ne songèrent pas à leur armée ; les autres passèrent leur existence à guerroyer et voulurent avoir des soldats d’élite. Des tombeaux découverts il y a déjà longtemps, renfermaient les momies de deux princes qui, non contents d’avoir donné au combat la meilleure part de leur vie, voulurent, selon l’usage de leurs ancêtres, être entourés, dans le silence de la sépulture, de tout ce qui avait trait à l’objet de leurs soucis d’ici-bas ; c’est à eux que nous devons de connaître les mœurs militaires des Égyptiens. Les murs de ces sombres demeures sont couverts de figures représentant les divers exercices auxquels se livraient les soldats. On leur enseignait l’escrime au bâton, mais la lutte semble leur avoir été surtout familière. Ce n’était pas une lutte barbare, sans règles et sans conventions. Grâce aux dessins qui en reproduisent les différentes phases, on se rend compte que la lutte s’est peu modifiée depuis cette époque reculée. Chacune de ses phases a sa désignation propre, chacune des poses reproduites porte un nom et ce seul fait indique bien que l’on se trouve en présence d’un exercice réglementé, raisonné et jouissant d’une certaine vogue. Le lutteur, quand il a renversé son adversaire, cherche à faire « toucher » ses deux épaules contre le sol, ce qui mettra fin au combat[1].

Le tir à l’arc était naturellement pratiqué par les soldats ; peut-être aussi se livraient-ils à la course ; en tous cas, c’étaient de solides marcheurs. Leurs étapes auraient été en moyenne de douze lieues. Il est difficile de se tromper à cet égard ; les marches de l’armée sont indiquées nettement par les noms de localités qui existent encore. Dans les occasions où le roi se trouvait à la tête de l’armée, il payait de sa personne et prenait sa part de ces fatigues, ce qui prouve qu’il avait lui-même reçu l’éducation militaire. Il ne paraît pas que les marins aient été formés avec le même soin que les soldats. Cependant, dès la plus haute antiquité, une marine fluviale, forte et active, avait existé sur le Nil et d’ailleurs, au cours de l’histoire, si longue du peuple égyptien, il y eut des périodes de puissance et d’unité pendant lesquelles les dynasties furent assez fortes pour avoir une marine militaire et tenter d’audacieuses expéditions. Mais les guerres maritimes eurent un caractère exceptionnel. La natation fut probablement peu pratiquée ; on possède un document dans lequel un Égyptien se vante d’avoir appris à nager. En tous les cas, les exercices physiques revêtaient un caractère utilitaire et intermittent. On ne s’y livrait qu’en vue d’un but déterminé, non pour y chercher quotidiennement une jouissance et une satisfaction personnelles.

Nous remarquons bien quelque chose d’analogue au seuil de la civilisation grecque. L’idée du « sport pour la guerre », du Ludus pro patria vient assez naturellement à l’esprit de l’homme : et si elle a fait défaut chez certains peuples civilisés, même durant des périodes de luttes et de conquêtes, on en trouve par contre les traces jusque chez les communautés indiennes de l’Amérique du Nord, primitives et barbares. Mais cette idée ne suffit point à expliquer l’athlétisme grec qui dura dix siècles, exerça sur la pensée, sur l’art, sur la politique une action considérable et aida puissamment à l’unification de l’hellénisme et à son expansion au dehors. Ni la religion de la guerre, ni la religion de la beauté, encore que l’une ait dominé Sparte d’une façon permanente et que l’autre ait poussé sur le sol athénien des racines si profondes, n’auraient pu élever et maintenir l’institution à un pareil niveau. Dans un dialogue célèbre de Lucien, Solon, répondant aux questions d’Anacharsis, insiste à plusieurs reprises sur ce double point de vue : il loue, dans l’athlétisme, la préservation de l’harmonie individuelle et l’entretien de la force nationale. Un peu plus loin, il démontre comment le désir de se distinguer, la soif de la renommée, qui en découlent habituellement, deviennent des stimulants favorables au perfectionnement social de la nation En réalité ce ne sont là que des motifs divers d’approuver l’athlétisme, de bonnes raisons qui militent en sa faveur : mais ce qui le soutient, c’est l’existence d’un instinct que j’appellerai l’instinct sportif et dont nous tâcherons précisément de déterminer, tout à l’heure, la nature et les caractères.

Cet instinct-là ne s’était pas manifesté chez les peuples de l’Orient. On le pressent en quelque sorte en lisant dans l’Iliade le récit des jeux auxquels se livrent, sous les murs de Troie, les guerriers hellènes. Il apparaît nettement et s’affirme dans l’organisation savante du gymnase grec, établi sur un plan uniforme avec ses portiques où se tiennent les promeneurs et les curieux, ses bains, ses exèdres où enseignent les philosophes et les rhéteurs, ses salles de jeux et ses terrains d’exercices. Ceux qui viennent là sont bien en quête de la joie de vivre. Ils cherchent, comme des fumeurs d’opium, l’enivrement dont ils ont pris la poignante habitude ; mais cet enivrement est sain ; il est fait d’énergie, de santé, de rapidité, d’adresse, d’équilibre, de puissance vécue Beaucoup, peut-être, échapperaient à l’attirance, mais, dans la cité grecque, tout vise à réduire le nombre des dissidents et à rendre cette attirance plus générale et plus irrésistible. Le spectacle athlétique est le premier qui sollicite l’attention de l’enfant et le dernier qui fixe celle du vieillard ; il est, pour l’un, le symbole des promesses de la vie, pour l’autre le gage de la continuité de la race. Le génie sous ses formes variées, le culte et ses pompes prestigieuses, concourent à en rehausser l’éclat. Comment, encadré et cultivé de la sorte, l’instinct sportif ne prendrait-il pas un développement inattendu et anormal ? Aussi quand il meurt, n’est-ce pas d’épuisement mais d’excès. L’enthousiasme des foules a fini par créer le professionnel, l’homme qui y donne toute son existence, y sacrifie au besoin sa santé et en retour se procure la richesse et une gloire de mauvais aloi. Avec le temps, cet homme-là deviendra le gladiateur, l’athlète de décadence légué par la Grèce vaincue à l’empire romain, son vainqueur.

Rome n’a point passé par les mêmes phases. Soldats laboureurs, les contemporains de Scipion l’Africain et de Caton le Censeur se contentaient d’alterner avec leurs travaux agricoles les exercices militaires du Champ de Mars. Quand Néron construisit les luxueux gymnases pour lesquels il faisait venir à grands frais le sable du Nil[2], il se flattait sans doute de restaurer l’athlétisme : il ne fit qu’en hâter la décrépitude. Les Thermes déjà l’avaient accentuée. Ce n’était plus la salutaire et saine hydrothérapie qu’aimaient les Grecs, mais une succession savante de frictions, d’onctions, de massages dans la vapeur et les parfums. Puis vint le cirque avec ses bestialités ; il fallut à la foule des blessures, du sang, des agonies L’instinct sportif n’exista plus à l’état collectif ; mais, sans doute, on eût pu, à travers la décadence romaine et plus encore à travers la décadence byzantine, en suivre, chez les individus, l’affaiblissement graduel, les manifestations de plus en plus rares. Peut-être quelques convaincus réussirent-ils à provoquer une réaction momentanée, l’empire grec, en somme, a duré mille ans et son histoire est peu connue. Elle contient sans doute bien des relèvements partiels, des renaissances avortées, de ces alternatives de force et de faiblesse propres aux maladies chroniques des peuples comme à celles des particuliers.

Le sport hellénique avait été démocratique au sens que pouvait avoir ce mot, en un temps d’esclavage : le sport du moyen âge fut aristocratique. La vie physique du futur chevalier le prenait dès l’enfance. À un âge invraisemblable on le plaçait sur un cheval ; puis il apprenait l’escrime du bâton, de la lance et de l’épée. Il suivait son père à la chasse ; au sortir des murailles sombres du donjon féodal, le plein air le grisait ; il touchait le moins possible aux livres, les jugeant bons pour les estropiés. Un rude apprentissage commençait ensuite pour lui, celui d’écuyer. Le mot est gracieux et l’on se représente mal l’écuyer soumis à un régime d’obéissance passive et devant s’abaisser jusqu’aux corvées d’écurie. Il en était ainsi, mais le but à atteindre illuminait la route, de même qu’à la caserne, aujourd’hui, la besogne la plus vile est anoblie, aux yeux des soldats, par l’idée de la patrie pour laquelle ils l’accomplissent. Enfin venait le jour où, son stage terminé, le jeune écuyer entrait dans la chevalerie. La cérémonie rappelait la « remise des armes » en usage chez les Germains. Ses parrains lui remettaient les éperons, la cotte de mailles, le casque et enfin l’épée dont le premier contact l’armait chevalier. Alors il devait, d’un bond, sauter sur son cheval ; c’eût été un déshonneur de toucher l’étrier[3]. Au grand galop, il s’élançait pour abattre la quintaine. La quintaine représentait le Sarrasin, l’ennemi symbolique. C’était un pieu très épais, enfoncé en terre et supportant un trophée d’armes. Percer d’un coup de lance le bouclier et si possible, renverser le pieu, voilà le tour de force et d’adresse qu’on attendait de lui.

Ce fut l’origine des tournois dont les « carrousels » modernes peuvent donner quelque idée. Les tournois eurent une vogue de quatre siècles environ et laissèrent derrière eux, en Allemagne principalement, un souvenir durable. Là encore, l’instinct sportif s’affirme. Les sentiments et les idées qui servirent d’assises à la chevalerie se modifièrent assez rapidement sous l’action des circonstances, mais en eût-il été autrement que l’athlétisme du moyen âge n’y aurait pas puisé de quoi fournir une si longue carrière. La force impulsive d’une idée, d’un sentiment survit rarement à la seconde génération. Un instinct au contraire, dès qu’il est puissamment éveillé et suffisamment répandu, a la vie dure et sa résistance est longue.

La grande infériorité des sports de cette époque vint de leur caractère aristocratique et coûteux, jalousement maintenu d’ailleurs par les princes et les seigneurs. Une ordonnance d’Édouard iii d’Angleterre défendit sous peine de mort au peuple anglais de se livrer à d’autres exercices que celui du tir à l’arc. En 1369, Charles v de France, lui-même grand amateur de paume[4] en interdit la pratique à ses sujets. De Charles v à François ier, les édits prohibitifs furent souvent renouvelés. Le roi et les nobles entendaient se réserver la paume et, malgré eux, le goût s’en répandait en province parmi la bourgeoisie et le peuple. Il est certain qu’au moyen âge l’instinct sportif se fût aisément développé en Europe si l’esprit féodal ne lui avait barré la route. Quelque dépourvus de réglementation sportive qu’aient été la soûle ou certains jeux similaires, en vogue dans l’Ouest au xive et au xve siècles, il est permis de penser que leur influence ne fut pas nulle sur la formation de l’infanterie anglaise qui vainquit à Crécy, à Poitiers, à Azincourt et plus tard des redoutables bataillons français qui envahirent l’Italie.

Vers le milieu du moyen âge, l’instinct sportif rencontra un autre ennemi, non moins redoutable que l’exclusivisme féodal : ce fut l’Église. Le christianisme avait, dès ses débuts, regardé l’athlète d’un mauvais œil. Si les Pères de l’Église primitive, prompts à l’anathème, l’ont en général épargné, c’est probablement que, voyant sa décadence se précipiter, ils réservaient leurs forces pour abattre des institutions plus vivaces et, partant, plus inquiétantes. Tant que le jeune chevalier fut animé par une foi robuste et une charité ardente, tant que son idéal fut la « défense des faibles » ou la conquête de la Terre Sainte, l’Église qui avait grandement contribué à armer son bras suivit avec sympathie son entraînement et bénit sa vaillance. Mais lorsque ces formules furent devenues vaines, lorsque les tournois, en se transformant, eurent apporté dans l’existence du jeune noble un élément mondain et romanesque, elle se souvint de cette source de péché que l’Écriture Sainte appelle d’un nom si suggestif : l’orgueil de la vie.

Ces mots ne sont pas seulement applicables au sport : ils le définissent, ils l’expliquent, ils l’éclairent d’une clarté effrayante pour les pieux chrétiens, tentés de prendre au pied de la lettre le texte sacré. Aujourd’hui, le nombre de ceux-là a singulièrement diminué. Si l’humilité compte encore au nombre des vertus qui gagnent le ciel, il est depuis longtemps reconnu qu’elle ne gagne pas la terre et nul ne souhaite de la voir pratiquer par ses fils : je parle de la véritable humilité et non de cette qualité charmante qu’on nomme la modestie. Mais, en ces jours lointains où l’univers n’offrait point encore à l’activité humaine des perspectives indéfinies, où les croisades ayant pris fin et l’Amérique n’étant point découverte, l’Europe vivait un peu repliée sur elle-même, l’Église redoutait par-dessus tout l’orgueil de la vie parce qu’elle voyait en lui un dangereux précurseur de l’indépendance de la pensée.

Elle ne le combattit point en prêchant l’ascétisme exalté d’un saint Antoine ou d’un saint Siméon Stylite, mais en répandant la doctrine ascétique adoucie, mise à la portée de tous. Elle inspira à l’homme autre chose que le mépris — la méfiance — de son corps. Elle montra ce corps, non seulement vil dans son origine, mais rempli de germes vicieux qui sont autant de pièges tendus à l’âme. Le prestige de l’Église, en ces siècles de foi, s’accroissait de tout l’art dépensé dans la construction de ses cathédrales, de toute la science amassée dans ses monastères. Sa parole fut trop entendue et détermina une sorte de déséquilibre de l’être humain, dont les lointaines conséquences se sont manifestées jusqu’à nous. Il y a telle lacune de nos lois, telle contradiction dans nos mœurs, telle bizarrerie de nos habitudes héréditaires qui n’ont pas d’autre cause que cette théorie de l’antagonisme forcé de l’âme et de la chair.

Trois siècles plus tard, Rousseau protesta au nom de la nature. Ni la Renaissance ni la Réforme n’avaient produit de réaction. Si Rabelais et Montaigne en France, Luther, Mélancthon et Commenius en Allemagne, Milton et Locke en Angleterre émirent des opinions favorables à la culture physique, ce furent le bon sens naturel des uns, la tendance classique des autres, voire même l’anticléricalisme naissant qui les leur inspirèrent. Ils ne firent rien pour passer des idées aux actes.

Lorsque Rousseau intervint, l’instinct sportif était mort. Il restait, en province, quelques seigneurs opiniâtres qui préféraient une journée de chasse au spectacle d’un bal à Versailles. L’Allemagne possédait encore des Ritterschulen ou Adels-Akademien où les jeunes nobles apprenaient à manier les armes et les chevaux ; mais l’équitation elle-même avait changé de caractère ; à l’équitation athlétique, sortie d’Espagne, avait succédé l’équitation artistique née en Italie et importée en France par M. de Pluvinel, écuyer de Henri iii. Le manège en était le théâtre habituel et le quadrille, la suprême expression : allures lentes, évolutions rythmées qu’accompagnait la musique : passages, piaffers, voltes, changements de pieds, airs bas et airs relevés, en constituaient les éléments principaux. Les tendances théâtrales prirent rapidement le dessus ; les carrousels, donnés en 1662 à Paris et en 1664 à Versailles, en l’honneur de Mlle de La Vallière, eurent un caractère allégorique tiré de la fable ou de l’histoire. Au milieu des préciosités, des raffinements, des quintessences du xviiie siècle, les admirateurs de Rousseau étaient peu à même de tirer de son enseignement les énergiques conclusions qu’il eût comportées. Lui-même d’ailleurs ne les indiquait qu’en traits vagues et hésitants. Toutefois l’un d’eux, le célèbre Basedow, tenta quelque chose. Dans l’école qu’il fonda en 1774 à Dessau, les exercices physiques eurent une place d’honneur ; on alla jusqu’à restaurer le Pentathlon des Grecs. Mais les athlètes firent défaut. Pestalozzi ne fut guère plus heureux dans ses entreprises successives (1780-1810). Entre temps, le Directoire avait institué à Paris des Jeux Olympiques qui moururent aussitôt d’anémie et presque à la même date, un Américain de marque, Noah Webster, s’adressant à la jeunesse de son pays pour lui recommander les exercices virils, avait prononcé cette parole audacieuse : « Une salle d’armes n’est pas moins nécessaire dans un collège qu’une chaire de mathématiques. »

Tout cela fut en vain ; l’instinct sportif ne naquit point. Et certes, en un sens, l’Europe d’alors ne manquait ni de vigueur ni d’entrain. L’entêtement des Anglais à reprendre sans cesse la lutte, l’âpre résistance des Espagnols, l’espoir tenace des Prussiens, le grandiose sacrifice des Russes et jusqu’à l’héroïque passivité des Autrichiens firent à l’épopée napoléonienne un cadre digne d’elle. Et l’Amérique, qu’un gigantesque effort venait d’émanciper, ne pouvait davantage méconnaître la valeur de la force physique.

Cette valeur en effet ne passa point complètement inaperçue. Nous verrons plus tard ce qu’il advint des disciples de Basedow et de Pestalozzi et comment leurs théories prirent racine et se développèrent dans les deux mondes. Ce qui est étrange, c’est de noter parmi ces races que secoue le frisson guerrier, parmi cette jeunesse qui goûte l’âpre volupté des batailles, l’absence totale de toute tendance vers le sport. On dirait que le soldat de cette grande époque et principalement le soldat français est un hypnotisé, un suggestionné du génie, l’instrument d’une âme collective qui a supprimé son individualité en s’en emparant. Il accomplit des besognes étonnantes, il fait preuve d’une merveilleuse endurance, mais vienne à cesser le souffle qui le transportait, il est désorienté, déraciné : il erre à l’aventure, sans initiative, sans volonté. Lorsque à Waterloo, l’épopée prend fin, une paix s’établit qui sera à la fois durable et agitée parce que si les muscles des hommes sont las, leurs nerfs sont exaspérés. Le sang leur monte au cerveau et enfièvre les imaginations. Tout tourne en idées, en aspirations, en exaltations, en effervescences. Le peuple qui le premier retrouvera son équilibre parce que le premier il le cherchera, ce sera le peuple anglais et dans cette recherche d’équilibre, le sport tiendra une grande place.

Après avoir aimé et pratiqué certains jeux virils, les Anglais s’en étaient peu à peu détachés. Nous avons vu que leurs souverains les y avaient aidés. L’ordonnance tyrannique d’Édouard iii fut renouvelée en 1388 par Richard ii. Deux siècles plus tard au contraire, le roi Jacques ier jugeait nécessaire d’encourager chez ses sujets le goût des exercices physiques, par une proclamation connue sous le nom de King’s Book of Sports et que Charles ier renouvela en 1633. Du reste il s’agissait là d’un athlétisme rudimentaire qui n’allait pas beaucoup au delà des quilles, des boules ou du mât de cocagne. Au début du xixe siècle, rien assurément n’indiquait que l’Angleterre fût prédestinée à devenir le foyer d’une renaissance athlétique. Ni le Squire dans son comté, ni le collégien dans son public school n’avaient su s’éprendre du sport. Chez l’un comme chez l’autre, il y avait bien un besoin d’expansion animale, mais qui se traduisait par une brutalité trop prompte à se donner carrière et par une tendance trop fréquente vers les cartes et l’alcool. Si je ne l’avais recueilli de la bouche même de M. Gladstone, je tiendrais pour exagéré et poussé au noir le récit de ce qu’étaient, en son enfance, le collège d’Eton et les universités.

Les débuts du relèvement furent modestes et, par une coïncidence assez étrange, ils se trouvèrent placés sous le patronage de la religion. Les premiers ouvriers de ce grand labeur furent quelques jeunes gens groupés autour du chanoine Kingsley. On les appelait des « muscular christians » non qu’ils mêlassent à leurs exercices le moindre signe d’un culte quelconque, mais parce que, très carrément, ils proclamaient l’action moralisatrice du sport, la noblesse de la force physique et l’utilité pour l’âme d’être servie par des chairs fermes et des muscles durs. Ils s’inquiétaient moins de faire école que de se procurer à eux-mêmes de saines jouissances. Ils voyaient loin cependant. Une certaine lueur philosophique les environnait : des ressouvenirs de la Grèce, le respect des traditions stoïciennes et une conception assez nette des services que le sport pouvait rendre au monde moderne, ne tardèrent pas à attirer l’attention sur eux. On se moqua d’eux, mais le ridicule ne les découragea point. Quand le mouvement prit de la consistance, ils furent attaqués furieusement, avec rage, par la parole et surtout par la presse. Mais déjà leur œuvre était hors d’atteinte ; les universités d’Oxford et de Cambridge s’y étaient associées. Elles devaient y trouver le germe d’un magnifique relèvement, d’une véritable purification. En même temps ce grand citoyen, Thomas Arnold, le chef et le type des éducateurs anglais, donnait la formule précise du triple rôle de l’athlétisme dans la pédagogie : son rôle physique qui est d’équilibrer le corps, de fortifier les muscles, d’apaiser les sens et l’imagination — son rôle moral qui est de mettre dans la vie du collégien un intérêt immédiat, d’offrir un but tangible à ses efforts, de développer par là son expérience personnelle, de lui apprendre la valeur de l’entraînement, la relation fatale de cause à effet, la loi de la responsabilité individuelle, son rôle social enfin qui est de préparer la jeunesse, en lui remettant la direction et l’administration de ses jeux, au fonctionnement des rouages sociaux.

Tout cela, Arnold ne l’a pas dit ; il a fait mieux, il l’a mis en pratique. L’œuvre de quatorze années qu’il poursuivit comme headmaster du collège de Rugby, et à laquelle mit fin sa mort prématurée eut, pour le peuple anglais, le caractère d’une grande leçon de choses. Une génération absolument transformée sortit de Rugby et bientôt des autres public schools auxquels Rugby servit de modèle. Son influence sur les destinées de l’empire britannique fut décisive. Dans tous les services publics comme dans toutes les manifestations de l’initiative privée, son action s’est fait sentir. Que des circonstances ultérieures aient affaibli la portée de ces résultats, que des exagérations aient paru compromettre le principe même de la réforme accomplie, cela n’infirme en rien ce fait que quiconque voudra dans l’avenir analyser le Victorian Era, devra chercher dans l’œuvre d’Arnold le principal ressort de cette grande époque.

Par cette œuvre le sport fut en peu de temps si bien identifié avec l’Angleterre que les autres peuples se prirent à voir là une particularité héréditaire de la race anglo-saxonne — particularité que l’esprit d’imitation ou le culte des élégances exotiques parviennent seuls à implanter chez les autres races. C’est là un point de vue absolument fantaisiste. L’histoire nous montre combien l’esprit d’imitation s’est trouvé jadis impuissant à faire vivre le sport hors du monde grec. D’autre part, les gazettes d’outre-Manche, vieilles seulement de 60 à 70 ans, nous apprennent à quel point les Anglais d’alors l’avaient délaissé. Enfin il est aisé de constater qu’aujourd’hui le sport est entré dans les mœurs de toute une jeunesse qui ne s’avise nullement, qu’en pratiquant ses exercices favoris, elle puisse accomplir un acte quelconque d’anglomanie ou de snobisme. J’ai déjà signalé ce mouvement il y a plusieurs années[5] ; il gagne chaque jour en importance et en extension.

Ses progrès sont surtout remarquables en Allemagne et en Suède, où ils sembleraient devoir être entravés par les systèmes de gymnastique en vogue dans ces deux pays. Or il n’en est rien. D’une tournée récente à travers l’Europe me reste, entr’autres, le souvenir des Ruder-Clubs de la Sprée, nombreux et prospères. La rivière dont la réputation maussade n’est pas méritée leur offre, entre ses rives verdoyantes, un champ de courses large et paisible. L’un d’eux — il est bon de le noter en passant — est de fondation impériale : pour le construire, Guillaume ii a tiré 35 000 marks de sa cassette particulière et il l’a offert ensuite aux « potaches » de sa capitale. Les rameurs de tous ces clubs montent des bateaux de construction allemande et lisent des feuilles sportives rédigées en allemand. Leur quartier général est à Hambourg et non à Henley. On pourrait faire des remarques analogues à propos des clubs de foot-ball qui se multiplient autour de Berlin.

En Suède, le mouvement sportif, chaleureusement appuyé par le prince royal, est dirigé par le colonel Balck, premier professeur à l’Institut central de gymnastique. Il ne vise pas seulement à perfectionner les sports d’hiver, complément naturel de la vie scandinave, mais à en développer d’autres qui déjà possèdent, à Stockholm, une installation de plein air « Idrottsparken » (le parc des sports) et une maison en ville, le « Tattersall ». Ces deux établissements peuvent rivaliser en leur genre, avec le « Knickerbocker » de New-York, l’« Athletic Association » de Chicago, ou l’« Olympic Club » de San Francisco.

La côte du Danemark est semée de terrains de tennis. On y joue au centre de la forteresse démantelée de Copenhague et au fond des remparts d’Elseneur, tout contre la célèbre terrasse où Hamlet sonda le problème de l’existence. En Russie le mouvement s’annonce ; en Hongrie, en Bohème, il est esquissé déjà. J’ai conté ailleurs[6] l’histoire de ses débuts sur le sol néerlandais. La Grèce, qui avait oublié cette partie de son passé, s’en souvient depuis la célébration des Jeux Olympiques de 1896. L’Espagne et l’Italie du Nord ne sont point trop en retard et Vienne s’est offert, en plein Prater, un cercle sportif qui réunit, autour d’un luxueux bâtiment, jusqu’à un champ de foot-ball et des pistes de courses à pied. La Belgique et la France ont vivement rattrapé le temps perdu. Quant aux États-Unis, longtemps réfractaires, ils ont, depuis la guerre de Sécession, ouvert leurs portes à deux battants. La bicyclette sillonne les deux mondes et dans chaque pays, s’établissent des fabricants d’objets sportifs qui, en général, ne se plaignent pas de faire de mauvaises affaires.

x

la psychologie du sport

Quels sont, dans le monde moderne, ceux qui font du sport et pourquoi en font-ils ?

Pour le mieux déterminer, il est bon de faire abstraction des souvenirs antiques et de regarder simplement autour de nous. Cet instinct sportif, dont je parlais tout à l’heure, ne sommeille pas en chacun de nous pour s’éveiller au premier appel. Peut-être même est-il impossible de le faire naître là où il n’existe pas en germe. Gardez-vous de le considérer comme une prolongation de ce besoin de remuer, de cette tendance à se dépenser qui sont innés chez l’enfant. Il apparaît seulement avec l’adolescence et parfois même aux approches de la virilité : il n’est ni une preuve de santé ni la manifestation d’un surcroît de force constitutionnelle. J’ai observé, en maintes circonstances, de jeunes enfants qu’on avait systématiquement habitués à la pratique des différents sports, ou bien des adolescents sur lesquels avaient agi soit l’exemple de camarades influents, soit le désir de briller dans des concours ou d’y récolter des applaudissements — ou bien encore des jeunes gens vigoureux, agiles, bien découplés, ayant paru goûter l’entraînement forcé du régiment. Ni les uns ni les autres n’avaient acquis de la sorte l’instinct sportif qui leur manquait et dès qu’avait cessé l’action tout extérieure et artificielle — persuasion ou contrainte — à laquelle ils obéissaient, ils avaient délaissé des exercices qui, sans leur déplaire, ne répondaient cependant en eux à aucun besoin, à aucune impulsion irrésistible. Or ce besoin, cette impulsion se font jour fréquemment chez des individus placés dans des conditions absolument inverses, c’est-à-dire n’ayant eu ni par éducation, ni par camaraderie, de contact avec le sport — et doués d’ailleurs de moyens physiques très imparfaits.

Une autre observation que je n’hésite pas à formuler quand bien même elle contredit une opinion très répandue — c’est que la plupart des sportifs sont des gens occupés ; je ne dis pas des intellectuels ou des hommes mentalement supérieurs aux autres : cela serait absurde. Quand Bourget a écrit que le mariage de la haute culture et des violents exercices physiques était « fécond en splendeurs viriles », c’est du caractère qu’il a voulu parler et non de l’intelligence. Sans doute, l’exercice physique éclaircit le cerveau en fournissant au travail cérébral un utile contrepoids, mais pourquoi et comment ferait-il davantage ? Restituer aux muscles, dans l’équilibre humain, leur rôle trop longtemps méconnu, ce n’est pas les égaler à la pensée dont ils doivent rester les humbles serviteurs. En réponse aux exagérations d’un publiciste qui s’inquiétait naguère de faire rendre « au muscle, les honneurs souverains », il n’est peut-être pas mauvais de rappeler, en passant, que les honneurs souverains ne sont dus qu’à l’Esprit.

Mais la constatation de ce fait que les sportifs sont le plus souvent des gens occupés, ne nous entraîne pas si loin : il s’agit ici d’employés, d’hommes ayant une carrière, une profession, parfois même exerçant un métier manuel : ces derniers ne sont pas les moins ardents. En Angleterre, les soldats consacrent volontiers au sport leurs heures de récréation ; de nombreux ouvriers, mineurs ou autres, en font autant : on ne peut pas prétendre que les uns et les autres y soient incités par leur genre d’existence, car cette existence n’est ni sédentaire ni exempte de fatigue musculaire. D’autre part, ce n’est pas une affaire de race car, aux États-Unis, où les milieux sont très mélangés au point de vue de la race, les mêmes observations peuvent être faites. Enfin, il semble que, sous ce rapport, l’Europe continentale doive confirmer plutôt que démentir l’expérience anglo-saxonne ; en France, en Belgique, en Allemagne on relève des faits qui le donnent à penser. Ne serait-on pas en droit de conclure alors, que le sport est une des formes de l’activité, qualité qui ne dépend ni de l’intelligence, ni de la santé et qui est loin d’être universelle, mais à laquelle la civilisation moderne sert d’aiguillon, en lui procurant des occasions multiples de s’utiliser ?

Pour fixer, toutefois, d’une manière plus exacte, la nature de l’attrait qui opère sur cette catégorie d’actifs, il est bon de passer en revue les différentes formes du sport et d’essayer de les distinguer psychologiquement, car on oublie trop souvent que le terme général « sport » englobe des exercices fort dissemblables et qu’on a même fini par l’étendre au fait d’aimer le sport d’un amour tout platonique ; c’est ainsi que sont qualifiés « hommes de sport » ceux qui possèdent des écuries de course ou s’y connaissent en chevaux, sans pour cela s’adonner le moins du monde à l’équitation. Psychologiquement, les sports se ramènent à deux groupes principaux : les uns sont des sports d’équilibre ; les autres, des sports de combat. Le mot équilibre est pris ici dans le sens d’entente, d’harmonie. L’aviron, le patinage, l’équitation, la bicyclette, le tennis, la gymnastique aérienne sont des sports d’équilibre tandis que l’escrime, la boxe, la lutte, la natation, l’alpinisme, le foot-ball, l’automobilisme, l’aérostation sont des sports de combat. Une brève analyse légitimera cette classification peut-être inattendue.

Prenons l’aviron. Le rameur novice, dans sa yole à bancs fixes, peut éprouver de la satisfaction à vaincre la double résistance que lui opposent l’élément liquide et sa propre maladresse, mais dès qu’il aura acquis assez d’expérience pour pouvoir monter un bateau de course à bancs mobiles, une impression nouvelle se fera jour. Son état physiologique est alors modifié ; une sorte de classement des muscles s’est opéré : ceux qui ont un rôle déterminé à jouer demeurent en action ; les autres, inutiles et qui, par leur zèle ignorant, ne faisaient d’abord que gêner la manœuvre, retombent au repos : la résistance de l’eau s’affaiblit graduellement et l’entraînement, bientôt, la réduira à un minimum. Quel est alors « l’état d’âme » du rameur ? Quelle est la source du plaisir qu’il éprouve ? Ce plaisir réside presque exclusivement dans l’harmonie mécanique qui s’établit entre lui et son bateau, dans le rythme qui règle sa nage, dans la régularité absolue de l’effort, dans la proportionnalité heureuse de la dépense de force avec l’effet obtenu. L’homme devient une machine, mais une machine qui continue de penser et de vouloir et qui sent la vigueur se produire en elle, se condenser et s’échapper avec la même précision mathématique que s’il s’agissait de vapeur ou d’électricité. Il y a là une sensation saine à coup sûr et d’une extraordinaire puissance ; on s’en grise parfois. Tout rameur a éprouvé cela et se souvient comme de réveils désagréables, des légers accrocs qui interrompent son rythme, troublent l’harmonie de sa course : une pelle d’aviron prise dans les herbes, une secousse maladroite donnée par un camarade distrait, une fausse manœuvre du barreur : l’embarcation ne s’arrête pas pour si peu, mais celui qui la monte perd soudain la notion de l’équilibre qui le charmait.

Même recherche inconsciente d’équilibre dans l’équitation. Sans doute l’homme entre fréquemment en lutte avec le cheval et cette lutte l’intéresse, d’autant mieux que l’intelligence s’y combine avec la force. Pour inférieur qu’il soit dans l’échelle des êtres, l’animal n’en a pas moins son idée et tient à la faire prévaloir. Toutefois, si la lutte se prolonge, le cavalier se lasse et proclame sa monture vicieuse, ce qui veut dire, très souvent, qu’elle est indomptable. Et ce n’est pas seulement sous le rapport utilitaire que le cheval « vicieux » a perdu de sa valeur, c’est également au point de vue sportif. Ce pourra être un plaisir pour des jeunes gens hardis, que le danger aiguillonne, de se mesurer avec lui, comme c’en est un pour les cowboys de réduire des chevaux sauvages sur les ranches d’Amérique, mais personne ne pensera que cette bataille constitue le dernier mot de l’équitation, ni la meilleure des jouissances qu’elle peut procurer. Un auteur yankee a décerné au cheval ce bizarre éloge : « il donne à l’homme la sensation d’avoir quatre jambes ». Buffon n’eût pas trouvé cela sans doute. Mais l’idée est juste et exprime, sous une forme nouvelle, quelque chose de fort ancien. L’imagination antique avait créé l’homme à quatre jambes, le centaure, en lequel elle se plaisait à symboliser le sport hippique à son plus haut degré de perfection — à ce point précis où les muscles du cheval semblent le prolongement de ceux de l’homme tant ils s’accordent et se complètent. La civilisation moderne n’a point modifié cet idéal équestre : il est resté le sien. Si le débutant s’amuse parfois de la dureté des réactions qui menacent sa stabilité, le cavalier accompli est joyeux de ne les point sentir et, par son art, d’affaiblir jusqu’à l’annihiler totalement, la notion des « solutions de continuité » qui existent entre lui et sa monture.

Pour le patinage, à peine est-il besoin d’insister, puisque le patineur est, par excellence, un équilibriste. On peut remarquer toutefois que l’équilibre matériel qui, en lui, s’établit et se rompt sans cesse, ne suffit pas à le contenter ; il veut être en harmonie avec la glace et réaliser ainsi cette perfection rythmique qui fait du patinage, selon une expression charmante « la mélodie du mouvement ». J’oserai presque dire qu’il lui faut davantage encore et que, pour être complet, son bonheur exige un accord intime avec le paysage. Les grands bois dépouillés, la neige aux reflets bleus, le soleil rouge dans la brume, les silences de la nature endormie lui deviennent nécessaires. Mais ce sont là des subtilités septentrionales que peut-être les habitués parisiens du « Palais de glace » ou du « Pôle Nord » n’ont jamais ressenties, hypnotisés qu’ils sont par le désir d’arriver à tracer sur la surface lisse leur initiale ou leur paraphe. Au patinage, il convient d’assimiler les courses rapides sur la neige, les pieds armés de ces larges raquettes canadiennes appelées snow-shoes ou bien des skis, longs patins de bois, chers aux Scandinaves. Du reste, le Canada et la Scandinavie n’en ont plus le monopole. Les « sports de glace » qui progressent et se perfectionnent continuellement ont, à présent, un quartier général à Saint-Moritz dans l’Engadine et ils font des conquêtes jusqu’en Transylvanie.

C’est encore l’équilibre qui est la base du cyclisme ; il s’y nuance à l’infini, depuis la bonne bicyclette que l’honnête bourgeois ventru enjambe en l’inclinant, jusqu’au monocycle qu’un clown seul sait manœuvrer. Comme son frère le patineur, le cycliste inconsciemment copie l’oiseau. Son idéal est de supprimer la pesanteur : pour cela, il lui faut ne plus sentir les frottements de la machine, ni les déplacements de son propre centre de gravité. L’industrie moderne lui livre des montures si parfaites qu’elles ont, en quelque sorte, leur individualité, leur tempérament ; c’est à lui de développer, en s’en servant, son agilité et d’atteindre ainsi le maximum d’équilibre qu’il peut réaliser. Au gymnase, bon nombre d’exercices réunissent les mêmes éléments psychologiques ; entre l’homme et son trapèze volant il y a aussi une harmonie intime

Combien différents sont les sports de combat : non point seulement la lutte et l’escrime ou la boxe, qui sont des formes de la lutte, mais aussi la natation où l’adversaire est une chose. On dit d’un homme : il nage comme un poisson. Mais rien n’est moins exact. Le poisson se meut normalement dans l’eau, comme l’être humain sur le sol. La natation n’est pas normale. C’est un combat avec un élément hostile qui est le plus fort et qui aura le dernier si l’on ne se soustrait pas à son étreinte, en temps voulu. La force des vagues rend sans doute le spectacle plus émouvant, mais l’onde la plus douce et la plus calme n’enlève pas au sport ce caractère combatif qui est son essence et fait son charme.

La bataille que le nageur livre au flot, l’alpiniste la livre à la montagne. On s’en aperçoit rien qu’à surprendre le regard dont il la mesure d’en bas, avant de commencer à en gravir les pentes. En effet, sous son masque impassible, elle va se défendre contre lui comme un adversaire vivant, l’égarant, le mystifiant, lui opposant une série déconcertante d’obstacles : d’énormes rochers à escalader, d’interminables pentes neigeuses à parcourir. Et ce ne sont là que les préliminaires. Elle tient en réserve, pour le perdre, d’épais brouillards qui l’envelopperont, des crevasses profondes qui s’ouvriront sous ses pas, de lourdes avalanches qui chercheront à l’entraîner dans leur course foudroyante ; elle tentera de le terrasser par le vertige, par la bise et par le froid ; et lui, ne vaincra que par une virile combinaison d’énergie bien distribuée, de sang-froid voulu et de ferme prudence. Certes, c’est bien là une bataille et de la catégorie la plus moderne, de celles que gagne la stratégie et non la fougue.

Je note encore l’instinct combatif dans certains sports ayant, pourtant, ceci de particulier que l’homme semble y demeurer plus ou moins passif, en face de la force qu’il a déchaînée et dont parfois il cesse d’être le maître. Exemples : le yachting à voile, le tobogganing, l’Ice yachting, l’aérostation et, provisoirement au moins, l’automobile. Le toboggan est le traîneau dont se servaient les Indiens pour y entasser le produit de leur chasse et qu’ils tiraient après eux à travers les forêts du Nouveau-Monde. Les « Visages Pâles » en ont fait un instrument de locomotion vertigineuse, pour lequel on prépare aux flancs des collines neigeuses de longues pistes glacées. Il va de soi que rien au monde ne peut arrêter le toboggan, une fois lancé sur ces pistes. Quant à l’Ice yacht qui s’appellerait plus justement « patin à voile », il est formé de deux traverses de bois placées à angle droit ; aux extrémités de la pièce transversale, deux lames de métal mordent la glace ; à l’extrémité postérieure de l’autre pièce, une troisième lame qui s’incline à volonté sert de gouvernail. Près de l’intersection des deux pièces s’élève le mât portant la voilure. Les passagers s’arriment de leur mieux au mât, la voile est hissée et la machine se met en mouvement. Telle est sa légèreté, que la vitesse s’accélère jusqu’à devenir une course folle, invraisemblable, coupée de zig zags et de bonds fantastiques pendant lesquels on perd, naturellement, toute action sur le gouvernail. Ces sports impliquent presque tous une lutte contre la nature, un défi. De l’aérostation encore pleine d’inconnus et de dangers, on ne peut guère parler ; ce qu’Horace disait des premiers navigateurs !…

« Aes triplex circa pectus erat »

est applicable aux premiers aéronautes ; mais il est possible que, dans l’avenir, des découvertes nouvelles permettent de circuler par air avec facilité et sécurité. Le ballon deviendra alors un moyen de locomotion comme l’automobile dont le caractère sportif est tout provisoire. Un tricycle à pétrole donne aujourd’hui à celui qui le monte des sensations neuves : la puissance et l’obéissance de sa monture le charment, la vitesse le grise, le maniement de la machine l’amuse, — toutes choses dont la génération suivante négligera de s’apercevoir, tant elle s’y sera habituée physiquement et moralement. Au contraire, un fleuret, un trapèze ou un aviron ne cesseront jamais d’être des instruments de sport.

Les jeux offrent également des contrastes. En général les jeux de balle rentrent dans la catégorie des sports d’équilibre ; d’abord par les attitudes elles-mêmes. C’est ce qu’exprime si bien le conseil qu’un joueur de Longue-paume donnait à son élève : « Appuyez-vous sur la balle », lui disait-il — ensuite par la succession rapide et l’imprévu des mouvements. Il ne s’agit pas de répéter le même geste, mais de se tenir prêt à exécuter celui qui s’indiquera et de pouvoir l’exécuter avec précision et par conséquent avec retenue[7]. Le foot-ball au contraire est un sport de combat ; la bataille y est même collective, ce qui suffit à faire comprendre comment les Américains ont pu faire à cet admirable jeu l’application d’un principe de stratégie napoléonienne et comment un officier général anglais a pu me dire qu’il y avait dans tout bon capitaine de foot-ball l’étoffe d’un futur chef d’armée. Son enthousiasme d’ailleurs l’égarait et de récents événements contribueront sans doute a le lui faire voir. Le polo qui se joue à cheval, le hockey qui se pratique souvent sur la glace, le water-polo qui est une sorte de ballon aquatique, participent des caractères que j’ai attribués à l’équitation, au patinage, à la natation. Dans la chasse, il faut distinguer le tir qui est affaire d’équilibre et la poursuite du gibier qui est une lutte… Du reste, je ne veux pas, en continuant indéfiniment cette analyse, lui donner plus d’importance qu’elle n’en a. Je n’ai insisté sur cette classification psychologique des sports que parce qu’elle m’a semblé rendre plus intéressant et plus compréhensible un sujet, jusqu’ici peu étudié, et aussi parce qu’elle détruit la distinction, un tantinet prud’hommesque, entre la force et l’adresse, dont il est ordinairement fait mention dans les discours de distributions de prix. On recommande aux « jeunes élèves » de cultiver l’une et l’autre. En réalité, il n’y a pas d’exercice dans lequel la force et l’adresse ne soient combinées et parfois, malgré les apparences, à degré égal. La plupart du temps, l’adresse consiste même à bien distribuer la force et c’est ce qui fait que, tantôt, le public n’aperçoit qu’elle et que, tantôt, il ne l’aperçoit pas du tout. Dans le travail des poids, par exemple, le spectateur ne peut saisir l’instant où intervient le « truc » pas plus qu’il ne se rend compte dans la lutte des ingénieuses applications que fait le lutteur des lois de la mécanique. Il n’y a pas de bon boxeur sans adresse ni de bon patineur sans force. Force et adresse ne sont, en somme, que des apparences. Équilibre et combat sont des instincts.

Je voudrais indiquer maintenant quels sont, à mon sens, les effets psychologiques du sport sur ceux qui s’y adonnent. De nos jours on en étudie avec grand soin les effets physiologiques. Des expériences curieuses se poursuivent qui éclaireront complètement la question. Mais le côté psychologique est demeuré dans l’ombre. Loin de ma pensée, l’ambition de faire toute la lumière sur un sujet aussi délicat. Je me borne en tout ceci à exposer, à titre documentaire, le résultat d’observations personnelles.

Tout d’abord il faut se rappeler que la physiologie et la psychologie ont des frontières communes imparfaitement délimitées. Un des principaux effets physiologiques des sports est de discipliner, de classer les muscles. À l’appel d’un débutant, un grand nombre de muscles entrent en action, qui n’ont presque rien à voir dans la manœuvre demandée. Par leur ardeur maladroite, ils la gênent et la font échouer. Ce n’est que peu à peu qu’on leur persuade de se tenir tranquilles. En fait d’exercice physique, la gaucherie provient, huit fois sur dix, d’un excès et non d’une insuffisance d’actionnement musculaire. Elle disparaît à mesure que se complète l’éducation des muscles. Alors, les mouvements deviennent certains, le geste est assuré, le regard s’accoutume à des évaluations de distances exactes et rapides. Un peu de cette assurance et un peu aussi de la persévérance qui est nécessaire pour l’acquérir, remontent jusqu’à l’âme. Je crois qu’en général le sport donne à ses adeptes, toutes choses égales d’ailleurs, quelque clarté de plus dans le jugement, quelque ténacité de plus dans l’action. Mais parvient-il à fortifier le caractère et à développer ce qu’on pourrait appeler la musculature morale de l’homme ? Voilà sans doute la question fondamentale.

Au premier abord on est tenté d’établir des distinctions, de répondre : oui, dans certains cas et non dans d’autres. Semble-t-il possible, par exemple, de comparer moralement un alpiniste avec un joueur de tennis, ou même un boxeur avec un patineur ?… Il y a des sports qui côtoient sans cesse le danger ; tels l’équitation ou la natation ; il en est comme la boxe qui exposent non votre vie, mais votre peau et, suivant la spirituelle expression du Dr Lagrange, combien ont peur pour leur peau qui ne trembleraient point pour leur vie ! Enfin d’autres, comme l’escrime, suggèrent le danger. L’arme qui vous menace a beau avoir été rendue inoffensive par le mouchetage, vous l’écartez avec autant de prestesse que la pointe véritable qu’elle simule. De tels exercices paraissent faits pour agir sur le moral, avec une tout autre intensité que ceux auxquels on peut se livrer sans courir le moindre risque et sans même éprouver la notion d’un risque possible.

Il est certain qu’ils impliquent du courage et du sang-froid, mais un courage et un sang-froid circonstanciels. La chose, à y réfléchir, ne peut surprendre, car n’est-ce pas le cas de beaucoup de métiers manuels ? Le couvreur parisien déploie dans l’exercice de sa profession un sang-froid remarquable et, pour porter ses lourds fardeaux, il faut à un coltineur beaucoup de courage. Est-ce à dire que ces qualités continueront de se manifester chez eux, après que le premier sera descendu de son toit et que le second aura déposé son sac ? Il est impossible de le prétendre. La vie est remplie d’exemples analogues. Nous acquérons, avec une facilité relative, les qualités qui nous sont nécessaires pour accomplir un acte donné. L’obligation ou la fantaisie les font naître et l’habitude les fixe en nous ; mais elles y demeurent en quelque sorte localisées ou plutôt spécialisées. Elles se manifestent dans des circonstances données, pour un but donné — toujours les mêmes. Le difficile est de les étendre à toutes les circonstances, à tous les buts. Pour cela il faut substituer la volonté à l’habitude.

La volonté ! voilà ce qui féconde le sport et le transforme en un merveilleux instrument de « virilisation ». Dans les métiers que je viens de citer ou dans d’autres du même genre, la limite de l’effort utile est assez vite atteinte. Il n’est pas nécessaire et il peut être imprudent de tenter davantage. À quoi bon ? Un travailleur intelligent vise à fournir le plus de besogne possible dans le moins de temps et avec le moins de fatigue possible. Le sportsman demeure étranger à toute préoccupation utilitaire. La tâche qu’il accomplit, c’est lui-même qui se l’est assignée et, comme il n’est pas obligé pour gagner sa vie de la recommencer le lendemain, le souci de se ménager lui est épargné. Il peut ainsi cultiver l’effort pour l’effort, chercher les obstacles, en dresser lui-même sur sa route, viser toujours un degré au-dessus de celui qu’il doit atteindre. C’est ce qu’exprime si bien la devise choisie par le Père Didon pour ses élèves d’Arcueil, groupés en Association athlétique. « Voici, leur avait-il dit, le jour de leur première réunion, voici votre mot d’ordre : citius, altius, fortius : Plus vite, plus haut, plus fort ! »

Par là nous sortons presque du sport pour atteindre les régions philosophiques. Ce langage n’est pas nouveau. C’est celui des stoïciens de tous les temps. Les gymnases grecs ont sans doute retenti fréquemment de paroles analogues dites par d’obscurs disciples des grands penseurs et répétées par de simples maîtres de gymnastique, qui ne croyaient pas que cette recette de virilité dût jamais être perdue pour des peuples civilisés.

L’antiquité en fit un usage abondant, cela est certain ; mais de nos jours s’en sert-on ? Est-elle même applicable à notre civilisation présente faite de hâte fébrile et d’âpre concurrence ? Et le sport qui nous est revenu de si loin, après une éclipse si longue et si absolue, n’a-t-il pas complètement changé de caractère ? Ne tend-il pas à se confondre avec l’usage d’instruments de locomotion de plus en plus perfectionnés ? Est-ce bien là ce même athlétisme dont la portée morale était sans cesse proclamée et dont le mot d’ordre du Père Didon tendrait à rétablir la formule ?

À ces questions le temps donnera une réponse définitive ; mais déjà il appert que si les formes sont en partie nouvelles, l’esprit est demeuré le même. L’instinct sportif est toujours inégalement distribué : ne l’a pas qui veut. Et parmi ceux qui l’ont, tous ne vont pas jusqu’au bout de ce qu’il peut donner. Tous n’y cherchent pas la peur pour la dominer, la fatigue pour en triompher, la difficulté pour la vaincre. Ceux-là, pourtant, me semblent plus nombreux qu’on ne croirait au premier abord. De sorte qu’on en peut tirer cette conclusion, qu’aujourd’hui comme jadis, la tendance du sport est vers l’excès ; il vise plus de vitesse, plus de hauteur, plus de force… toujours plus.

C’est son inconvénient, soit ! au point de vue de l’équilibre humain ; mais c’est aussi sa noblesse — et sa poésie.

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la gymnastique

Ce que nous appelons aujourd’hui la « gymnastique » est née au cours du xixe siècle d’un double phénomène ; la transformation de l’art militaire et le progrès des sciences. La guerre moderne réclame des collectivités disciplinées plutôt que des individualités puissantes. C’est le principe qui, depuis Iéna, a guidé la Prusse dans l’œuvre de son relèvement et la préparation de sa revanche. D’autre part des hygiénistes, dont le plus connu fut le Suédois Ling, voyant le corps humain livrer successivement les secrets de son organisme, conçurent l’idée de lui faire atteindre artificiellement son plus haut degré de perfection. Ainsi, se créèrent en Allemagne, la gymnastique à tendances spéciales, à l’aide de laquelle on prépare des soldats et en Suède, la gymnastique à tendances locales par laquelle on poursuit le rétablissement ou la consolidation de la santé.

Nous avons vu l’échec de Basedow dans sa fondation de Dessau. En 1784, son disciple Salzmann créa, sur un plan similaire, une école près de Gotha ; c’est là que, de 1785 à 1839, enseigna Guts Muths. Aux premiers jours de son apostolat, Guts Muths définissait son système « un travail en plein air pour la récréation et le plaisir de la jeunesse ». Plus tard il le définit : « un ensemble d’exercices tendant à la perfection corporelle ». Plus tard encore il déclara que « la vraie gymnastique doit être basée sur la physiologie et tout mouvement, réglé d’après les particularités physiques de l’individu ». On saisit la gradation et par là, l’évolution des idées de Muths. Mais, chose curieuse, sa gymnastique n’évolue pas en même temps que ses idées. C’est l’esprit qui change et non la forme. Les exercices qu’il fait exécuter à ses élèves sont de vrais sports ; le saut à la perche, la course, la lutte, le travail des poids. Quelques marches rythmées et des « balancements » indiquent seuls la voie nouvelle qui va s’ouvrir.

Dès 1804, Guts Muths avait attiré l’attention du ministre prussien Massow sur l’utilité d’introduire les exercices physiques obligatoires dans les écoles, afin de préparer de bons soldats pour l’avenir. Cette utilité fut aussitôt admise. Scharnhorst, Stein et Humboldt se montrèrent favorables, mais leur sympathie demeura platonique et ne se traduisit par aucun décret. Ce fut une association privée et secrète qui ouvrit en 1809, à Braunsberg, le premier Turnplatz.

Deux ans plus tard, Jahn en ouvrit un autre dans le Hasenheide près de Berlin. Ludwig Jahn avait alors 33 ans. Rien dans sa carrière d’étudiant indiscipliné, errant d’université en université, ne semblait le prédestiner au rôle qu’il a joué. Il ne témoignait même pas d’un goût personnel très vif pour les exercices du corps. Mais son tempérament fougueux et entreprenant le rendait plus réfractaire encore au militarisme et cependant le militarisme fixait et concentrait toutes ses pensées, parce qu’il y devinait l’instrument nécessaire du relèvement germanique. Son patriotisme, au début, se traduisit de manière étrange. Il fit porter à ses disciples un costume spécial, restaura à leur usage de vieilles formes de langage teutoniques et leur remit des insignes sur lesquels se lisaient ces chiffres cabalistiques : 9 — 919 — 1519 — 1811. C’étaient les dates du désastre de Varus, de l’introduction des tournois en Allemagne, de la célébration du dernier tournoi et de la création récente du Turnplatz de Berlin. Ce symbolisme fut, en haut lieu, discuté et ridiculisé ; mais il obtint quand même du succès parmi les masses. Après les campagnes de 1813 et de 1814, pendant lesquelles Jahn et ses élèves se battirent héroïquement, le mouvement s’affirma ; il revêtit un caractère bien marqué d’union patriotique. C’est ainsi qu’à Breslau, catholiques et protestants, élèves et professeurs, officiers et civils fréquentaient en commun le Turnplatz.

En 1819, l’assassinat de Kotzebue par un membre d’un Turnverein changea brusquement les bonnes dispositions du gouvernement et compromit l’œuvre de Jahn. Une réaction violente éclata. Jahn lui-même fut arrêté[8] et les Turners abolis pour ne renaître que vingt-deux ans plus tard, en 1842. Leur fondateur, qui vécut jusqu’en 1852 ne recouvra jamais, de son vivant, son influence et son prestige. Au Parlement de Francfort, en 1848, il joua un rôle effacé. Son dernier écrit, publié vers cette époque, se termine par ces mots, qui donnent à l’existence de ce grand patriote sa véritable signification. « L’unité de l’Allemagne a été le rêve de ma première enfance, la lumière matinale de mon adolescence, la splendeur ensoleillée de mon âge viril ; elle demeure l’étoile du soir qui guide encore mes pas au seuil de l’éternel repos. »

À partir de 1860, le mouvement reprit avec vigueur ; 6 000 gymnastes participèrent au festival de 1861 à Berlin, 20 000 à celui de Leipsig en 1863. En 1864 le nombre des adhérents était déjà de 170 000. Il atteignit 550 000 en 1896[9]. L’organisation d’ensemble des Turnvereine embrasse toute l’Allemagne, y compris l’Autriche allemande. Le pays est divisé en 15 cercles et les cercles en districts. Dans chaque Société, il y a deux classes ; les jeunes gens de 14 à 17 ans et les hommes ; les uns et les autres sont groupés d’après leurs qualités physiques. Quant aux exercices, ils ne ressemblent guère à ceux que recommandaient Guts Muths et Jahn. Jahn, s’il visait à « rétablir la symétrie perdue de la nature humaine », appelait d’autre part le Turnplatz un « lieu de contestations chevaleresques ». Ce point de vue tout sportif a disparu. La gymnastique allemande dérive, en somme, d’Adolphe Spiess qui enseigna, de 1830 à 1848, à Giessen d’abord, puis à Darmstadt et fut le véritable instigateur, sinon le créateur des mouvements d’ensemble. Par là, il donna à la pensée de Muths et de Jahn toute sa portée ; il mit en usage l’instrument qui pouvait le mieux répondre à leurs vues et atteindre le but qu’ils s’étaient proposé.

Avec la meilleure volonté du monde, on ne saurait trouver dans la vie de Ling la même unité que dans celle des promoteurs de la gymnastique allemande. Il est vrai que la première partie de cette existence agitée confine à la légende. À peine adolescent, Ling, échappé de l’école, aurait parcouru toute l’Europe, exerçant les métiers les plus divers, tour à tour domestique, interprète, soldat dans l’armée de Condé… etc. À 17 ans, en tous les cas, il avait rallié la terre natale et étudiait à Lund qu’il quitta pour aller passer sa théologie à Upsal. Puis il s’inscrivit à l’Université de Copenhague où il fit un long séjour. Il paraît avoir pris part à la défense de la ville, lors de son bombardement par les Anglais en 1801. On dit qu’il reçut ses premières leçons d’escrime de deux émigrés français qui avaient établi à Copenhague une salle d’armes, et qu’il attribua à cet exercice la guérison d’une affection de nature goutteuse dont il souffrait. D’autre part, il suivit l’enseignement d’un disciple de Guts Muths, Nachtegall, qui avait peu auparavant établi un institut de gymnastique en Danemark. Telles furent sans doute les origines de sa vocation.

À vrai dire ce furent les circonstances qui la dessinèrent plus que le caractère de l’homme, car, chose curieuse, le fondateur de la gymnastique « scientifique » n’était pas un savant, au vrai sens du mot. C’était un imaginatif, un empirique, un poète même. Sur les 2 500 pages qu’il a publiées, il n’y en a pas 400 qui aient trait à la gymnastique. Dans son œuvre d’éducation physique, il fut grandement aidé par la protection de Charles xiv (Bernadotte) et d’Oscar ier et aussi par la popularité que lui valurent son scandinavisme et ses efforts pour remettre en honneur les vieilles sagas et les épopées légendaires du Nord. Depuis longtemps on le considérait comme le créateur d’un système nouveau, alors qu’il se bornait encore à développer celui de Muths et de Nachtegall. Sa théorie des « trois manifestations de la force vitale » d’après laquelle le système nerveux jouerait dans le corps humain le rôle dynamique, la circulation du sang le rôle chimique, et le système musculaire le rôle mécanique, est aussi originale qu’incomplète et on ne saisit pas bien pourquoi, ces trois manifestations devant « s’égaler » —, « la prédominance de la manifestation mécanique amènera une maladie d’ordre chimique tandis que la prédominance de la manifestation chimique amènera une maladie d’ordre dynamique ».

On appelle parfois la gymnastique suédoise : gymnastique sans appareils — et l’absence d’appareils, en effet, fut pendant longtemps une de ses principales caractéristiques. Or, les motifs pour lesquels Ling en préconise la suppression sont, presque tous, de l’ordre le plus vulgaire ; il estime que l’on évite ainsi les dépenses occasionnées par l’achat et l’entretien du matériel — qu’il n’est pas besoin d’un local aménagé spécialement — qu’un plus grand nombre d’élèves peuvent être exercés par un seul maître — que la surveillance est plus aisée… etc. Il ajoute que les exercices sans appareils sont mieux adaptables aux particularités physiques de chacun et réussissent mieux à vaincre la raideur et la gaucherie naturelles. La première de ces affirmations est un peu incertaine et la seconde n’a qu’une importance relative.

Si l’on n’attribuait à Ling que le mérite des idées qu’il a exprimées, il serait difficile de voir en lui le père de la gymnastique suédoise, telle qu’elle existe aujourd’hui. Mais Ling dirigea, pendant plus de vingt-cinq ans, l’Institut de Stockholm fondé à son instigation en 1814. Là, son action s’exerça d’une manière suivie, ses idées achevèrent de se former, les traditions qu’il inaugura eurent le temps de s’implanter et c’est ainsi que prit naissance son « système ». Ce système se résume pour moi en un axiome que je n’ai vu inscrit nulle part, mais qui m’a paru sous-entendu partout. « L’homme est un mécanicien inséparablement uni à sa machine, qu’il a le devoir et la possibilité d’apprendre à mouvoir, à entretenir et à réparer ». C’est vers ce triple but que, dans la gymnastique suédoise, tout converge. Les mouvements visent à rester « naturels » c’est-à-dire conformes à la destination de chaque membre, de chaque muscle, de chaque fibre. La préoccupation dominante est ensuite de bien « doser » l’exercice, de façon à éviter toute exagération, à maintenir l’équilibre, l’harmonie. Enfin, si cet équilibre et cette harmonie viennent à se rompre, on travaille à les rétablir par des « attitudes », par des mouvements « correctifs », par des massages. Le professeur Törngren, qui dirige actuellement l’Institut de Stockholm, a résumé l’esprit du système entier lorsqu’il a dit : « on doit travailler pour soi-même et non pour être comparé à d’autres ». En effet, peut-on faire concourir entre elles des machines qui ne sont pas d’égale force ?

Il était réservé aux États-Unis de devenir le champ d’expériences préféré des partisans de ces méthodes diverses et, nulle part à l’heure actuelle, on n’en peut mieux saisir les tendances et suivre les progrès. Avant la guerre de Sécession, l’Amérique du Nord, au point de vue de l’éducation physique, était encore une sorte de terre vierge. Aux environs de 1825, il avait bien été de mode — surtout dans la Nouvelle-Angleterre. — de discuter la question. Beaucoup d’écrits et quelques fondations en étaient résultés. Mais dix ans plus tard, l’attention publique s’était presque complètement détournée de ce sujet. La génération qui occupa la scène entre 1830 et 1860 avait de tout autres préoccupations ; elle était l’esclave de l’éloquence qui débordait de toutes parts : éloquence prolixe et tonitruante des politiciens en renom, éloquence sombre et maladive des agitateurs religieux. Partout on parlait, partout on tenait des meetings et des revivals. Les étudiants composaient et déclamaient des discours en prose et en vers ; les femmes avaient des maladies nerveuses ; on faisait tourner et parler les tables, on fondait des sectes contre nature et des sociétés puérilement secrètes.

La guerre, à la durée de laquelle personne n’avait cru parce que nul ne savait qu’il se lèverait un Abraham Lincoln pour la conduire — la guerre donna à la société américaine une secousse salutaire et lui rendit la notion d’un avenir viril. L’éducation physique ne pouvait manquer d’en bénéficier[10]. À cette époque les Allemands étaient déjà nombreux en Amérique. Ceux d’entre eux que les événements de 1848 avaient chassés d’Allemagne, s’étaient empressés de créer au Nouveau-Monde des Turnvereine qui leur rappelaient, à la fois, la patrie absente et leurs espérances politiques. Ces Turnvereine, en se multipliant, finirent par former la « North American Turnerbund », vaste fédération qui s’étend aujourd’hui à la plupart des États de l’Union. D’abord exclusivement composé d’Allemands et un peu compromis par l’ingérence de quelques-unes de ses sociétés dans le domaine de la politique socialiste, le Turnerbund s’est américanisé, en même temps qu’il tendait à se limiter de plus en plus à son programme technique. Les exercices qu’il préconise ont pour eux d’avoir servi à édifier l’Allemagne impériale dont le prestige influe naturellement sur les Américains, toujours sensibles au succès. Pendant la même période, les relations entre les universités des deux pays n’ont cessé de se resserrer, chaque jour davantage ; la plupart des professeurs américains ont fait, en Allemagne, un stage académique de quelques mois, s’ils n’y ont pas « pris leurs degrés ». Ils en ont, en général, rapporté des impressions agréables et sympathiques. On comprend que, sous l’action combinée de ces diverses influences, la gymnastique militaire se soit taillé une place assez importante dans la civilisation transatlantique.

La présence, aux États-Unis, d’émigrés scandinaves n’aurait sans doute pas suffi à y introduire les principes de Ling. Encore qu’il y ait là un fait ancien, puisque l’établissement suédois du Delaware remonte à Oxenstiern qui s’inspira, en le créant, d’un projet de Gustave-Adolphe lui-même, — ces émigrés n’auraient jamais été assez nombreux ni assez influents pour implanter en Amérique leur système national de gymnastique, si ce système n’avait répondu à un penchant très accusé de l’esprit américain. Il comporte, en effet, des études scientifiques détaillées qui se peuvent résoudre en résultats immédiats. Or, les Américains, quand il s’agit de la science, à laquelle ils ont voué un véritable culte, pensent qu’il n’y a point de détail inintéressant ; ils se penchent sur un globule de sang comme sur un brin d’herbe, avec le même intérêt passionné. Mais leur hâte naturelle et leur féconde imagination reprenant bientôt le dessus, ils tirent d’observations insuffisamment contrôlées, des conclusions absolues et générales dont ils s’empressent de faire une application pratique.

Quant au sport, il atteignait, en Angleterre, son plein développement, à l’heure même où la jeunesse américaine posait les armes et rentrait dans ses foyers, ayant repris le goût et l’habitude de l’effort physique. Entre la mère-patrie et ses colonies émancipées, les rapports ont parfois été acerbes. Mais la civilisation anglaise n’a jamais cessé d’avoir pour les Américains un secret attrait : Oxford et Cambridge n’ont jamais cessé d’influencer leurs universités. Celles-ci ont voulu avoir les plus beaux terrains de jeux, les plus belles piscines, les plus belles salles d’escrime en même temps que les meilleurs athlètes. L’athlétisme a trouvé là un terrain éminemment favorable à sa propagation.

L’expérience américaine permet plusieurs constatations importantes. La première c’est que le contact de ces méthodes diverses n’a jusqu’ici amené, entre elles, aucune fusion. Nous pouvions le prévoir, nous autres Européens, après ce qui s’était passé chez nous. Pour avoir été peu suivie du grand public, la querelle entre « sportifs » et « gymnastes » n’en a pas moins été des plus âpres ; la presse technique débordait, hier encore, d’attaques injurieuses, qu’on se lançait d’un camp à l’autre, et cette mauvaise habitude n’a point entièrement disparu. En France, en Allemagne, en Suède, le sport a dû, pour gagner droit de cité, résister à de furieux assauts. Les adeptes de la gymnastique allemande et ceux de la gymnastique suédoise ne se sont pas davantage épargnés entre eux. Des flots d’encre coulèrent en Allemagne, vers 1862, à propos de la fameuse question des « barres ». Le capitaine Rothstein qui commandait alors l’Institut royal de Berlin (École normale de gymnastique à la fois civile et militaire, créée en 1851) était un admirateur enthousiaste de Ling. Il décida la suppression de la barre fixe et de la barre parallèle que Ling avait déconseillées. Aussitôt s’engagea une violente controverse. L’Université de Berlin y prit part ; des hommes aussi considérables que les Professeurs Virchow et Du Bois Reymond se rangèrent du côté des partisans des barres. L’usage en fut maintenu et le capitaine Rothstein dut abandonner la direction de l’Institut. Tout cela, il est vrai, se compliquait, en Europe, de susceptibilités nationales qui n’existent pas, ou du moins sont bien atténuées aux États-Unis. Les étiquettes anglaise, allemande ou suédoise accolées par nous au sport et à la gymnastique militaire ou hygiénique, perdent là-bas les trois quarts de leur signification. Mais cela n’a pas facilité l’entente. Il y a là des incompatibilités organiques, si l’on peut ainsi dire, et l’entente ne se fera pas sans sacrifices réciproques et sans une ferme volonté de la réaliser.

Une autre constatation, non dépourvue d’intérêt, c’est que le mode de propagation du sport diffère absolument de celui de la gymnastique. Les groupements sportifs sont, en général, spontanés ; ils sont l’œuvre de jeunes gens anxieux de rendre plus facile et plus agréable la pratique de leurs exercices favoris. Au contraire, une réunion de gymnastes est due, presque toujours, à une initiative supérieure, celle d’un professeur, d’un hygiéniste, d’un patriote, d’un homme en un mot, qui agit sous l’impulsion de certains motifs d’ordre général, au nom desquels, il fait appel à la bonne volonté de la jeunesse ; dans le premier cas, ce sont des camarades qui s’associent ; dans le second, des élèves qui s’inscrivent pour recevoir un enseignement. Déjà différentes par leur mode de formation, ces sociétés se différencient encore davantage par leurs habitudes et leurs tendances. Les sociétés sportives sont homogènes et indépendantes ; elles veulent le rester ; il faut l’obligation où elles se trouvent d’unifier leurs règlements, en vue des concours, pour les amener à s’aboucher et à s’entendre les unes avec les autres. Encore n’y parviennent-elles pas toujours. Aux États-Unis, l’Amateur Athletic Union, la National Association of Amateur Oarsmen et la League of American Wheelmen sont loin de grouper tous les joueurs, tous les cyclistes, tous les rameurs de l’Union, et les liens que ces fédérations établissent se rompraient, s’ils étaient trop nombreux et trop tendus. Les Associations qui ont pour but le développement de la gymnastique, comme le Turnerbund, la North American Gymnastic Union, etc., témoignent de dispositions toutes différentes ; elles travaillent à rendre les relations aussi intimes et aussi fréquentes que possible ; elles multiplient les congrès, les conférences, les réunions de tout genre d’où pourrait sortir une entente plus complète. Elles visent, en un mot, à l’unité et se montrent aussi anxieuses de la réaliser que les autres se montrent jalouses de maintenir leur indépendance.

Il est visible que les premières sont le produit d’un instinct, tandis que les secondes résultent de la recherche d’une doctrine. De là ces tendances décentralisatrices des unes et centralisatrices des autres. On en peut conclure qu’au besoin, la gymnastique s’accommoderait d’une organisation d’État, à laquelle le sport répugne et ainsi se silhouette la philosophie de cette dispute, qui tout à l’heure semblait un peu mesquine et de nature à provoquer les dédaigneux sourires des hommes graves. La question est d’un ordre plus élevé qu’il ne paraît, car ces formes d’activité physique symbolisent les deux tendances politiques et sociales qui se partagent, plus que jamais, le monde civilisé. L’une laisse le citoyen libre de disposer de lui-même, au mieux de ses intérêts personnels ; l’autre vise à endiguer son activité, à la limiter, à la diriger de façon qu’elle serve à la réalisation d’un vaste plan gouvernemental. Le « civium vires, civitatis vis » des anciens peut, en effet, s’entendre des deux façons. Que l’État consacre, en en profitant, les résultats obtenus par l’individu ou bien qu’il convie l’individu à exécuter l’œuvre conçue et préparée par lui, il demeure en tous les cas le grand bénéficiaire.

Mais de quelle façon réalise-t-il le plus haut bénéfice ? Voilà le point central de la controverse que viennent aviver, d’ailleurs, les divergences de races, de tempéraments, de milieux, de traditions. Les amateurs de formules certaines opèrent la départition d’une manière bien simple. La première méthode, assurent-ils, est le propre des peuples latins, la seconde convient aux anglo-saxons. Le classement serait, de toute façon, fort incomplet, parce que le génie latin et le génie anglo-saxon ne sont pas seuls en présence, même en Europe. Mais de plus, c’est peu exact. L’initiative privée, pour n’y avoir pas été érigée en doctrine, a joué quand même un grand rôle dans l’ancienne France. Elle a des adeptes en Piémont et peut-être que dans certaines parties de l’Espagne, on trouverait avantage à encourager ses manifestations. Par contre, dans le monde anglo-saxon, la démocratie aidant, le dogme de l’État-dirigeant a gagné récemment du terrain.

La vérité est qu’il y a là deux conceptions opposées des rapports de l’individu et de l’État, anciennes toutes deux, dignes toutes deux d’être sérieusement approfondies et de grouper de chaleureux partisans. Nous saisissons, dans la question des exercices physiques, un reflet de l’alternative dont elles posent les termes.

La civilisation transatlantique a une certaine tendance à l’exagération, qui rend perceptibles, comme ferait le grossissement d’un microscope, des détails jusqu’alors inaperçus. Pour bien comprendre une idée à l’état de pondération, il serait souvent utile de la pouvoir étudier à l’état d’exagération, d’hypertrophie. Cette facilité se rencontre aux États-Unis et notamment en ce qui concerne le militarisme et « l’hygiénisme » pédagogiques.

Nombreux sont, là-bas, les établissements d’instruction qui se réclament de la caserne et inscrivent sur leurs prospectus le régime militaire, comme un des avantages principaux qu’ils présentent ; nombreux sont les bataillons, formés et commandés par des élèves, et qui manœuvrent avec un sérieux impayable sous l’œil de quelque ex-volontaire de la guerre de Sécession. Je résumerai l’impression que m’ont laissée ces institutions, en disant que le militarisme ainsi introduit dans la vie scolaire y devient assez facilement un joujou pour l’adolescent et un oreiller de paresse pour le maître : et il n’y a pas de motif pour que cela ne soit pas vrai du vieux monde aussi bien que du nouveau. Je ne songe pas, bien entendu, à englober dans une telle suspicion de véritables écoles militaires comme, par exemple, le Prytanée de La Flèche (France) ou les écoles d’enfants de troupe ; là le militarisme n’est pas en façade : il est sérieux, rationnel ; il vise à former de futurs soldats : mais je songe à ces écoles où les tambours, les épaulettes, les ceinturons, les uniformes, au lieu d’être des accessoires, deviennent le principal, où les témoignages accordés aux meilleurs élèves revêtent la forme de galons cousus sur les manches et de promotions de caporaux et de brigadiers, où l’on échange un mot de passe, où l’on fait l’appel, la parade, le salut militaire C’est tout cet extérieur de la vie du soldat, appliqué à la jeunesse, qui constitue pour elle un amusement sans portée et, pour ceux qui la dirigent, un redoutable encouragement au statu quo. La discipline militaire, surtout quand elle s’en tient aux formes et ne répond pas à une nécessité patriotique, est, de toutes, la plus facile à exercer. La tentation est toujours grande pour l’homme de commander au lieu d’expliquer, d’envisager un total plutôt que des unités, de plier des volontés plutôt que de leur apprendre à s’exercer séparément et librement. Ce militarisme de mauvais aloi s’introduit, en général, dans le collège par le simple contact, sous le seul couvert de la gymnastique, des marches en rang, des mouvements d’ensemble : tendance dangereuse contre laquelle il sera bon de prendre quelques précautions.

Des exagérations plus singulières encore, sinon plus fâcheuses, ont été engendrées, en Amérique, par l’hygiénisme, c’est-à-dire par cette idée que Guts Muths caressa vaguement et à laquelle les disciples de Ling se sont attachés passionnément, de la perfection corporelle atteinte par le développement systématique et scientifique de l’individu. Elle a été poussée à l’extrême par le Dr Sargent, directeur de l’éducation physique à l’Université de Harvard. Sargent a reconstitué l’homme normal, c’est-à-dire l’homme dont tous les organes sont dans la situation de volume, de force, de proportion que la nature leur attribuait dans son plan primitif ; mille causes ont pu déranger ce plan. Sargent les suppose connues et prétend y remédier. Pour cela, il se livre à un examen approfondi du corps humain. Il prend sur vous des mesures nombreuses, qui s’inscrivent sur une feuille[11] spéciale dont une copie est remise à l’examiné, dont l’autre demeure dans les archives de son gymnase. Il prend la circonférence du crâne et celle du genou, l’angle facial, la longueur des membres, étudie la dentition et le système capillaire, détermine la capacité des poumons à l’aide du spiromètre, la vitesse et l’énergie des battements de l’artère radiale à l’aide du sphygmographe, le coefficient nerveux et la « durée de l’effluve vital » à l’aide de l’ergographe ; il fait même intervenir l’élément héréditaire en vous interrogeant sur vos ascendants, interrogation qui, portant principalement sur des détails physiologiques, serait vaine partout, mais l’est plus encore dans un pays où les traditions familiales sont courtes, où l’on ignore parfois les détails les plus importants de la vie de son grand-père ou même de son père.

Ces renseignements — dans lesquels il entre et il entrera toujours, quel que soit le degré d’avancement de la science, des causes nombreuses d’inexactitude et d’erreur, sans parler des lacunes inévitables — servent à dresser votre courbe, c’est-à-dire l’image de ce que vous êtes par rapport à l’homme normal. Cette courbe indique les défectuosités auxquelles vous devez chercher à remédier, par le moyen d’exercices locaux, avec ou sans appareils, qui vous sont aussitôt indiqués ; c’est, en somme, une manière d’élevage et le système témoigne d’une belle présomption scientifique. Mais, en admettant même le bien-fondé de semblables pratiques, où s’arrêtera-t-on dans cette voie ? N’ira-t-on pas jusqu’à l’obligation ? Précisément une récente décision du « Board of Education » de Chicago oblige les directeurs des établissements d’instruction de la ville, à faire procéder à la mensuration trimestrielle de leurs élèves des deux sexes ; et, presque en même temps, un savant allemand lançait son fameux projet de la réglementation du mariage. Dans les deux cas les intentions sont bonnes ; on n’a en vue que le développement et la préservation de la santé publique et par conséquent le bien de l’humanité : reste à savoir si l’humanité s’accommodera jamais d’être ainsi transformée en un vaste haras et si, au cas où un tel résultat serait le dernier mot de la civilisation, elle n’entrera pas en lutte avec la civilisation plutôt que subir ce régime.

xii

l’éducation physique au xxe siècle

Entre gens qui se disputent une proie, la paix peut se rétablir de différentes façons : en premier lieu, si l’un des adversaires accepte sa défaite et se retire bénévolement ; en second lieu, s’ils se mettent d’accord et s’unissent pour jouir ensemble de ce qui fit l’objet de leur litige ; en troisième lieu, s’ils se le partagent, chacun renonçant à disputer à l’autre la part qui lui est attribuée.

C’est évidemment de cette troisième façon que se réglera la question de l’éducation physique au xxe siècle. On ne saurait l’éluder ; elle s’impose avec une force de plus en plus grande à l’attention de tous. La société s’aperçoit que là seulement résident certains remèdes, vainement cherchés ailleurs. Le corps humain, dans son ensemble — cerveau, muscles, sang, hérédité — occupe dans la civilisation moderne une place trop centrale, constitue un rouage trop important pour qu’on puisse se désintéresser désormais de sa constitution et de son fonctionnement.

Il n’en fut pas toujours ainsi. Jusqu’à présent, penseurs, soldats, ouvriers avaient plus ou moins vécu à part les uns des autres ; il y avait une tendance à favoriser le développement animal de l’individu, dans le sens du métier, du rang social, des dispositions naturelles. La tendance est aujourd’hui vers la culture totale. Ce n’est pas seulement la démocratie qui veut cela, c’est surtout la transformation du travail, le caractère industriel de l’époque, la toute-puissante déesse Activité qui règne déjà sans conteste. Pour la servir comme elle veut être servie, le penseur doit avoir de bons muscles et l’ouvrier, un cerveau bien lesté. Voilà pourquoi l’éducation physique dominera de plus en plus les préoccupations des peuples, et pourquoi son rôle va grandir inévitablement. Mais dans quel sens le mouvement se dessinera-t-il ? Trois écoles en revendiquent la direction ; nous venons d’examiner leurs titres respectifs, qui sont sérieux. Voudrait-on d’ailleurs éliminer l’une d’entre elles qu’on n’y parviendrait pas, tant les circonstances s’annoncent favorables à leur développement simultané. D’autre part, il paraît inutile de chercher à les faire fusionner, tant elles diffèrent d’esprit et de procédés.

Le sport est grandement aidé dans ses progrès par l’intense émulation qui résulte, à la fois, de la démocratie et de l’internationalisme. La chose est assez curieuse, car on reproche parfois au sport ses tendances aristocratiques et nationalistes. La vérité est que l’aristocratie sportive dépend des seules qualités de l’individu ; ce ne sont ni votre noblesse ni votre fortune qui vous rendront capable de gagner une course ou de triompher dans un concours. De là vient que la démocratie est propice au sport ; elle lui fournit une base très large et des ressources inépuisables pour le recrutement de ses adeptes. Et quant au nationalisme sportif, il est avivé, certes, par la multiplication des rencontres internationales. L’émulation qui naît d’un match de foot-ball entre Anglais et Français, d’une course à l’aviron entre Belges et Espagnols est évidemment d’un autre ordre et d’une autre nature que celle qui naît d’un simple match ou d’une simple course, entre équipes de même nationalité. Mais ce nationalisme ne saurait cesser d’être pacifique, car l’esprit chevaleresque, la courtoisie, la bonne humeur, la bonne camaraderie sont l’essence même de ces rencontres et la condition première de leur succès.

Donc, le fait que le sport a pris racine aujourd’hui parmi les démocraties latine, germanique, scandinave et anglo-saxonne suffirait à assurer son avenir : mais il y a plus. Les inventions modernes — celles de la bicyclette, du motocycle, du banc à coulisses pour les bateaux, les perfectionnements apportés dans la fabrication des armes, des appareils et engins de toutes sortes servant aux exercices physiques, tout cela contribue à rendre le sport plus attrayant, plus varié. En même temps, il confine à la vie pratique ; certains sports ont un caractère directement utilitaire et économisent le temps et l’argent de ceux qui s’y livrent. Enfin, la réclame provenant tant de la presse que de l’industrie sportives, agit comme une suggestion et cette action est puissante, parce qu’elle est quotidienne. En dernier lieu, il y a ce fait que le sport fournit des facilités de tous genres pour alterner le travail sédentaire et cérébral avec l’exercice : un « turnverein » ne peut se réunir qu’à date fixe et la réunion prend du temps, plusieurs heures au moins ; votre bicyclette, votre bateau, si vous avez une rivière à portée, votre salle d’armes, votre boxing bag, tous ces appareils ingénieux qui mettent le sport sous votre main, pour ainsi dire, donnent des satisfactions bien plus rapides, sinon plus complètes.

Si nous envisageons maintenant le point de vue militaire, nous voyons que les circonstances ne lui sont pas moins favorables qu’au point de vue sportif. Que les armées des puissances demeurent sur le pied actuel ou que le désarmement s’opère d’un commun accord, la préparation anticipée du jeune homme à son rôle éventuel de défenseur du territoire, n’en deviendra pas moins nécessaire. De bonnes milices ne sauraient exister sans cette préparation, et on sera bien forcé d’y recourir aussi pour les armées permanentes, de façon à réduire le temps de service, dont la durée présente constitue, pour les budgets, une charge accablante et paralyse, en même temps, l’essor de la vie nationale. Les services rendus par les volontaires américains, pendant la guerre contre l’Espagne, et les effets remarquables du tir des Boers ont, d’ailleurs, mis en relief l’utilité de l’entraînement préparatoire d’une manière si probante que la question se trouve désormais inscrite à l’ordre du jour de l’opinion et n’en sera plus effacée.

Ceux qui se placent au point de vue hygiénique ont aussi des droits à être entendus. Ils sont certains d’y réussir, car ils parlent au nom de la science et, de notre temps, ce seul fait empêcherait que leur voix ne fût couverte. La gymnastique scientifique a sans doute des prétentions exorbitantes ; elle se croit volontiers propre à répondre à toutes les exigences sociales, apte à entraîner des soldats vigoureux ou à satisfaire des adolescents bien portants autant qu’à exercer de jeunes enfants ou à guérir des malades. Elle devra en rabattre : néanmoins, trop de bienfaits sont, dès à présent, inscrits à son actif pour qu’un domaine étendu ne lui soit pas réservé dans le champ de l’éducation physique.

Ce domaine englobera, très évidemment, les enfants, les jeunes filles, les gens déjà avancés en âge, les malades et, d’une manière générale, les faibles. La gymnastique scientifique s’adapte à merveille aux besoins de ceux-là. Je ne lui donne pas le qualificatif de « suédoise », parce que je ne crois pas que, sous sa forme scandinave, elle se soit engagée dans une voie assez large pour pouvoir rallier dans l’avenir tous les travailleurs qui chercheront à la faire progresser ; la Suède n’en gardera pas moins l’honneur d’avoir été l’initiatrice. Le terme « scientifique » me paraît mieux approprié, parce qu’il indique bien que la préoccupation dominante est de marcher avec la science et de ne marcher qu’avec elle, fût-ce à pas lents. C’est cette préoccupation qui fait le mérite du système et la garantie de son succès. Or, la science est bien loin d’avoir dit son dernier mot sur cette grave question de l’aide que l’homme peut apporter à la nature, dans les lentes et incessantes transformations que subit le corps humain. Notamment, lorsqu’il s’agit de l’enfant, être malléable par excellence, l’exercice bien approprié et bien dosé produit des effets d’une remarquable puissance. L’effort viril, au contraire, lui est pernicieux. Rien de pire que de livrer prématurément à l’enfant des engins de sport. En dehors de ses jeux, pour lesquels il faut évidemment lui laisser quelque liberté de mouvement et d’imagination, on doit tendre à adoucir, à modérer le fonctionnement de la machine corporelle. C’est seulement ainsi que les organes se développeront normalement et régulièrement ; l’exercice en accélérera le développement, mais il ne peut l’accélérer efficacement et sans danger que s’il est strictement rationnel.

Par bonheur, ce caractère de modération n’ennuie pas l’enfant. Le rythme est une nouveauté pour lui : il s’en amuse. Évoluer avec ses camarades lui suffit : il ne discute pas les mouvements qu’on lui fait exécuter, parce qu’il ne les analyse pas ; il n’éprouve pas le besoin de leur découvrir un but, une utilité quelconques. Pour un autre motif, la jeune fille s’y complait également : il y a, au fond d’elle-même, une tendance héréditaire vers la grâce et l’harmonie qui lui fait goûter, instinctivement, des exercices aptes à produire ces qualités. Comment l’homme âgé, qui cherche à prolonger sa vigueur et le malade qui travaille à rétablir sa santé, ne s’éprendraient-ils pas d’un remède si aisé, si peu pénible, dont ils peuvent suivre eux-mêmes les résultats et, avec un peu de science et de réflexion, comprendre le principe et la méthode ? Le Kindergarten, l’École primaire, l’Institut médical, voilà où régnera et dominera, sans rivalité possible, la gymnastique scientifique. Le caractère d’institution d’intérêt public qui en résultera pour elle, la préservera des exagérations et des dévergondages empiriques, dont l’expérience américaine nous signale le danger, et qui ne manqueraient pas de se produire, si toute l’organisation en devait être abandonnée à l’initiative privée. Mais, dans ses écoles primaires et dans les Instituts, sur lesquels il s’attribuera un droit de surveillance, si même il ne les subventionne pas, l’État ne laissera s’introduire assurément qu’un enseignement sérieux, résultant d’études et de discussions approfondies.

Si la gymnastique scientifique prétendait étendre plus loin son empire et réclamait, comme ses sujets, les adolescents valides et robustes, il est certain qu’elle verrait se dresser contre elle, non seulement la fougue de cette jeunesse révoltée, mais aussi l’utilitarisme des parents. On a cité souvent l’expression du mépris antique s’appliquant à l’homme qui ne savait ni lire ni nager. Le monde moderne est en train de reprendre la formule et d’en amplifier le second terme, comme il a déjà amplifié le premier. Ce n’est plus assez de savoir lire : ce n’est plus assez de savoir nager.

Trouvez-vous sage de lancer votre fils dans la vie sans qu’il puisse manœuvrer un cheval, un bateau, une bicyclette, donner et parer des coups de poing, tenir une épée et s’en servir ? Moi, je ne le trouve pas et si vous ne partagez pas encore mon sentiment à cet égard, vous y viendrez, parce que les circonstances vous forceront d’y venir. La question d’argent n’a rien à voir ici. N’y a-t-il à apprendre l’équitation que les garçons qui peuvent avoir un cheval à eux ? Faut-il posséder un phaéton pour qu’on vous montre à conduire, un bateau pour savoir ramer, une bicyclette ou un motocycle pour en connaître le maniement ? La société s’amalgame de plus en plus. Où que soit posé désormais le berceau d’un enfant, il serait imprudent d’en tirer un horoscope. Quelle que soit la destinée probable d’un adolescent, il serait plus imprudent encore de l’élever en vue de cette destinée. Si vous voulez que votre fils soit préparé aux conditions de la vie moderne, vous devez le bien instruire et le rendre « débrouillard ». Pas d’autre recette. Il est vrai qu’une pédagogie savante en suggère de plus raffinées, que pas mal de penseurs escomptent la fin de ce qu’ils nomment un peu dédaigneusement « l’ère du commerce », que le socialisme enfin prétend se passer du concours des initiatives privées et les rendre à jamais inutiles : mais ce sont là des aspirations vagues ou des théories creuses ; la vérité, c’est que l’homme instruit et débrouillard sera encore le maitre ce soir, et encore demain. Or ne comptons pas plus, pour fabriquer un débrouillard, sur la gymnastique scientifique que sur les logarithmes.

Cet apprentissage viril, dont l’importance sera vite reconnue et l’habitude bientôt prise, aura une conséquence susceptible de réjouir Rousseau dans sa tombe. Grâce à lui, se trouvera organisé le travail manuel que, tant de fois, on a cherché à introduire dans les collèges et qui n’y a guère réussi parce qu’on n’avait pas su lui donner une forme pratique. L’invention de la bicyclette et, surtout, celle du motocycle ont, à cet égard, révolutionné le sport. Un bon cycliste doit savoir réparer lui-même nombre de petits accidents survenus à sa machine, en cours de route, et le plus souvent il le fait. Toutefois, il peut encore, neuf fois sur dix, se soustraire à cette obligation, soit que le « grand frère » se trouve à portée, soit que passe un véhicule complaisant qui le recueillera… il n’en va pas de même du chauffeur. Celui-là n’a pas le choix. Force lui est de nettoyer lui-même son trembleur, de changer sa bougie, de vérifier ses contacts ; de passer en revue tous les rouages de sa machine pour découvrir d’où vient la « panne ». Il doit faire tout cela sur place, séance tenante, sans crainte de se salir ou de se tacher, qu’il soit le grand-duc russe dont j’examinais le tricycle ce matin même ou l’apprenti mécanicien qui, hier, m’a amené le mien du garage… Voilà une très salutaire obligation qui ne tardera pas à influer sur tous les sports. Pourquoi un garçon ne sellerait-il pas le cheval qu’il va monter, n’attellerait-il pas celui qu’il va conduire ? Pourquoi ne remplacerait-il pas lui-même la lame brisée de son fleuret ? Et s’il a un bateau à lui, pourquoi ne lui laisserait-on pas le soin de le laver, de le revernir même à l’occasion ?… Du sport, ces habitudes glisseront tout doucement dans la vie quotidienne. En Amérique, elles s’y trouvent déjà installées et le «  help yourself » — débrouillez-vous ! — est en maintes circonstances, le dernier mot de la sagesse. Pas besoin d’un atelier en somme pour devenir adroit de ses mains ; la démocratie est un vaste atelier où il y a place pour tous. Sports, voyages, service militaire suffisent à réaliser la pensée de Rousseau. Ces mœurs futures, ne les redoutez pas ; elles aideront peut-être à résoudre le délicat problème des rapports entre maîtres et domestiques et c’est par elles, qu’un peu de simplicité rentrera dans notre vie quintessenciée.

L’âge du service militaire approche ; c’est le moment de familiariser l’adolescent avec le maniement des armes, le tir, la marche et la gymnastique militaire. Il est à remarquer que sa préparation individuelle est déjà fort avancée, si sa préparation collective est presque nulle. Il représente une unité robuste, agile, bien entraînée qu’il faut maintenant encadrer parmi d’autres unités semblables. C’est, je crois, le point de vue qui prévaudra. Lorsqu’il y a douze ans, se dessinait, en France, le mouvement de propagation des exercices physiques dans l’éducation, le distingué général Tramond, commandant l’école de Saint-Cyr, qui nous aidait de tout son pouvoir, ne cessait d’insister sur l’inconvénient d’un militarisme prématuré. « Faites-nous des hommes, disait-il toujours : nous en ferons, alors, des soldats vite et bien ; mais ne cherchez pas à faciliter notre tâche en l’anticipant ; vous ne sauriez qu’en compromettre le succès ». — La justesse de ces vues s’imposera à mesure que l’éducation physique progressera, et je ne doute pas qu’on ne se trouve finalement d’accord, dans tous les pays où régnera le service égal, pour rejeter à la fin de la période scolaire, la préparation directe au métier militaire.

L’organisation du tir en doit être, de toutes façons, l’instrument principal. Un bon tireur ne se forme pas en quelques semaines ni en quelques mois, et les stands sont difficiles et coûteux à créer ; l’intervention de l’État est indispensable. Les marches demanderont à être surveillées comme pouvant engendrer un surmenage très lent, dont les effets sont, par conséquent, difficiles à surprendre. Quant aux exercices gymnastiques, il n’est pas probable que les hygiénistes, malgré la furieuse campagne menée contre ces engins, arrivent à prescrire les cordes lisses, les trapèzes, les barres fixes et les planches à rétablissement. La gymnastique scientifique — il faudra bien que ses partisans se résignent à le constater — n’est pas en mesure de pourvoir à la formation du soldat, pas plus qu’elle n’est en mesure de satisfaire aux exigences de l’instinct sportif. On devrait s’en rendre compte jusqu’à Stockholm ; car non seulement le patinage, les skis, la natation, le yachting y secondent utilement l’œuvre de l’Institut de gymnastique, mais dans cet institut même, on pratique l’escrime, les planchers des salles d’exercices se transforment en jeux de tennis et, dans le préau, on se livre à la voltige sur un vrai cheval. Or, je ne sache pas que les mouvements auxquels donnent lieu l’escrime, le tennis et la voltige répondent au principe fondamental, sur lequel reposent le système de Ling et la gymnastique scientifique en général. Il y a là un aveu d’impuissance, bon à noter. Encore une fois, la gymnastique scientifique jouera un rôle considérable dans l’éducation physique ; mais ce rôle n’englobera ni le soldat, ni le sportif.

Nous avons vu ce que demanderait le soldat ; que fera-t-on pour le sportif ? Le sportif, ainsi que je l’ai déjà indiqué, désire avant tout qu’on ne l’entrave point ; il est individualiste, s’organise à sa guise et fait assez peu de cas des belles hiérarchies, des fonctions honorifiques et des ensembles bien ordonnés. Mais la principale caractéristique des groupements qu’il forme, c’est que le recrutement en est libre et volontaire. On néglige fréquemment d’en faire la remarque. Je me souviens de l’aimable proviseur d’un lycée français qui me remerciait d’avoir provoqué, parmi ses élèves, la formation d’une association athlétique pour la pratique du football et de la course à pied. Il appelait de ses vœux le jour où tous les élèves feraient partie de cette association, où tous joueraient au football et s’adonneraient à la course à pied. « Mais ce jour ne viendra jamais, lui disais-je, et, s’il devait venir, l’association n’y survivrait guère ; pour prospérer, il faut qu’elle demeure un groupe dans le lycée ; elle ne répondra à son but que sous cette forme et dans ces limites ». C’est que, dans le lycée comme dans le monde, il y a des sportifs, c’est-à-dire des instinctifs, des actifs d’une certaine catégorie dont on n’a pas le droit d’arrêter, de comprimer l’élan, au nom d’un principe d’égalité dangereusement poussé à l’absurde. Nous avons analysé les tendances de ceux-là et constaté d’autre part, que leur nombre tendait à augmenter, les circonstances présentes leur étant très favorables. Nous avons vu tout le bien matériel et moral qu’on peut tirer du sport ; mais nous savons qu’il tend irrémédiablement vers l’excès, que ce sont là son essence, sa marque indélébile. Prétendre modifier ce principe fondamental, c’est poursuivre une chimère ; jamais vous n’empêcherez le citius, altius, fortius, de s’échapper des lèvres d’un vrai sportif et des vrais sportifs, vous n’empêcherez pas davantage qu’il y en ait. Ce que vous pourrez faire, ce sera de tempérer individuellement le trop absolu de leurs aspirations. Les moyens ne manquent pas. Quand il s’agit de jeunes gens non encore échappés à la tutelle des maîtres et des parents, l’examen médical périodique sera une bonne précaution, à condition qu’il soit dirigé par des hommes au courant de la question et non point systématiquement hostiles au sport, comme le sont aujourd’hui la plupart des médecins. La diffusion de l’hygiène par l’enseignement agira dans le même sens. Mais ce qui importe encore davantage, c’est que les pouvoirs publics, les municipalités, les sociétés elles-mêmes évitent, en donnant des prix nombreux et de grande valeur, de surexciter, à côté de l’émulation sportive, un redoutable esprit de lucre. Si le mépris mystique de la « guenille charnelle » qui contribua si fort à abattre l’athlétisme aristocratique du moyen âge a cessé d’être dangereux, il n’en est pas de même de l’argent, par lequel fut avili l’athlétisme démocratique de l’ancienne Grèce : sa beauté morale sombra lorsque le professionnalisme l’eut envahi et la société moderne est trop inféodée à la richesse, pour que pareil destin ne soit pas à craindre pour les sports renaissants. Les gouvernements ont accru le péril en encourageant, au delà de toutes bornes raisonnables, les courses de chevaux et en laissant se développer ainsi le chancre du pari. Or les paris s’établissent sur des coureurs, des bicyclettes ou des bateaux aussi bien que sur des chevaux et de quel droit pourrait-on maintenant les supprimer ?… C’est aux sportifs à lutter les premiers, parce qu’ils sont les mieux placés pour la résistance ; c’est à eux de travailler à maintenir dans sa belle intégrité, cette chose très nécessaire, pour laquelle on a forgé un mot à la fois suggestif et précis : l’amateurisme.

Ainsi donc, la première jeunesse confiée aux soins de la gymnastique scientifique, de qui relèveraient également les organes délicats et les lentes convalescences — au cours de l’adolescence, un apprentissage plus ou moins complet des diverses formes d’exercices dont la civilisation moderne n’a pas seulement accru l’attrait, mais qu’elle a rendues utilitaires — au seuil de la virilité, une énergique période de préparation militaire — enfin, pour ceux chez qui se manifeste l’instinct sportif, une liberté aussi complète que possible, tempérée seulement par quelque surveillance médicale, la vulgarisation de l’hygiène et des exhortations à la modération : telles sont, à mon avis, les stipulations probables du traité de partage qui, en assignant à chacun sa part logique et légitime d’influence, mettra fin aux querelles intestines dont souffre l’éducation physique.

xiii

l’éducation sociale

L’éducation physique, intellectuelle et morale ne contentera pas la démocratie : elle créera encore l’éducation sociale. Par là, je ne veux pas dire qu’elle prescrira l’enseignement de la sociologie dans ses collèges. S’il y a, en sociologie comme en économie politique, certaines notions fondamentales, certaines données caractéristiques qui aident à faire comprendre le monde et l’humanité (tels par exemple les traits essentiels qui distinguent les peuples pasteurs des peuples cultivateurs ou chasseurs) ces notions sont à leur place dans l’enseignement général ; instituer, de ce chef, un enseignement spécial serait insensé. La sociologie — science à peine formée — appartiendra, quand on l’aura poussée un peu plus loin — à l’enseignement supérieur ; elle conservera toujours d’ailleurs ce caractère vacillant et incertain des sciences régies par des lois que démentent sans cesse les exceptions et dont les circonstances entravent sans cesse l’application. Il faut se garder d’introduire parmi les études secondaires un ordre de connaissances aussi imprécis.

Mais il y a une sociologie, avec laquelle l’adolescent doit être familiarisé, parce que les habitudes qu’elle lui fera contracter, les notions qu’elle fixera en lui, contribueront grandement au bien de la collectivité dont il fera partie, en même temps qu’elles amélioreront et faciliteront son existence individuelle. Les deux bases de cette branche nouvelle de la pédagogie démocratique sont l’hygiène et la coopération.

L’importance de l’hygiène est admise par tous, mais d’une manière purement théorique. Nous avons fait de l’hygiène une sorte de divinité lointaine, servie par des prêtres qui ont pour mission d’imposer son culte et qui, naturellement, n’y parviennent pas et n’y parviendront jamais. Pour que le règne de l’hygiène s’établisse, il faut que chacun devienne son propre hygiéniste. Il n’y a point là d’utopie. Si au temps de Gutenberg, quelqu’un avait prédit qu’un jour viendrait où le plus pauvre pourrait apprendre à lire dans un livre imprimé, on eût ri au nez de l’homme assez osé pour émettre une semblable opinion. À la réflexion, il est beaucoup moins invraisemblable de penser qu’un jour viendra, où chacun saura quels soins de propreté il convient de donner à son corps et à sa maison, et par quels moyens on peut éviter certaines maladies et se préserver de certains miasmes. Que se produise alors une épidémie ou qu’une circonstance quelconque amène les pouvoirs publics à édicter temporairement des mesures spéciales, loin de se heurter à la sourde résistance d’une population à tendances rétrogrades, l’autorité trouvera en elle l’auxiliaire intelligent et zélé dont elle a besoin.

Ces heureux résultats ne peuvent être atteints que par un enseignement systématique ; seulement, il est clair que cet enseignement doit venir d’en haut et non point d’en bas. Tant qu’on ne l’aura pas sérieusement organisé dans les collèges, il sera inutile de le créer dans des écoles élémentaires. Comment amènerez-vous le fils du paysan ou de l’ouvrier à admettre la nécessité de pratiques que néglige le fils du riche cultivateur ou du chef d’atelier ? Or, non seulement les classes moyennes et supérieures se préoccupent insuffisamment de la salubrité de leurs demeures et affichent en général une déplorable ignorance des lois hygiéniques, mais la propreté corporelle qui, de toutes ces lois, est la plus aisée à suivre en même temps que la plus importante, ne fait parmi elles que des progrès très lents. En dehors des Anglo-Saxons et des Scandinaves, on ne peut pas dire que les lavages quotidiens soient entrés dans les mœurs d’aucun peuple : et parmi les Scandinaves et les Anglo-Saxons eux-mêmes, comme au sein des aristocraties d’Europe en apparence les plus raffinées, combien sont encore rebelles à l’influence salutaire de l’hydrothérapie. L’enseignement de l’hygiène aura seul raison de cette apathie et de cette indifférence.

L’analyse du corps humain trouverait ici sa place. Du plan d’études exposé dans les précédents chapitres, la zoologie se trouvait presque éliminée. Alors que tant de matières indispensables ont peine à pénétrer dans le programme de l’enseignement secondaire, peut-on y maintenir des chapitres tels que la circulation du lézard et du colimaçon, l’appareil respiratoire des reptiles ou le mécanisme de la vision chez l’oiseau ? Étudier l’homme au rang que lui assignent, parmi les représentants du règne animal, la structure et la disposition de ses organes, est peut-être très scientifique et très logique ; mais l’étudier en se regardant dans la glace, l’étudier comme soi-même, au point de vue de la consolidation de la santé, de l’entretien des forces, voilà qui est infiniment plus intéressant et plus pratique.

À cet enseignement se trouvera annexé, tout naturellement, une sorte de champ d’expérience qui peut rendre de grands services ; ce sont les exercices physiques. Dès qu’ils prennent la forme de jeux, de sports, l’observation de certaines règles d’hygiène devient nécessaire, tant pour en activer les bons effets que pour en neutraliser les inconvénients. Or, s’il s’agit d’adolescents placés sous le contrôle direct de leurs parents ou de leurs maîtres, ceux-ci surveilleront bien le sommeil ou la nourriture, mais il leur sera difficile de faire davantage et, s’il s’agit de jeunes gens à demi émancipés, la chose deviendra impossible. Qui empêchera un garçon de ramer avec un jersey de coton, sans avoir de « sweater » à jeter sur ses épaules dès qu’il s’arrête — de rester immobile après une course, à regarder la course suivante sans avoir pris soin d’endosser un vêtement chaud ? — Qui le déshabituera de porter l’absurde ceinture dite de gymnastique, ou de sucer des citrons pendant le temps de repos d’un match de foot-ball ? — Qui l’empêchera de prendre une douche froide après que la sueur a séché sur lui, d’absorber des boissons glacées étant en nage, ou de faire un emballage à bicyclette en sortant de déjeuner ?… Lui seul peut se garantir contre les dangers de pareilles pratiques en se les interdisant, mais ces dangers ne deviendront réels à ses yeux que si on les lui explique scientifiquement ; sous forme de recommandations ou d’injonctions, il n’y prendra pas garde, ne voyant là que l’expression d’une sollicitude trop facilement éveillée. Au contraire, dès qu’il connaîtra le fonctionnement de la peau, le mécanisme de la digestion, l’effet du travail sur les muscles, dès qu’il saura qu’il peut contrôler lui-même son propre entraînement, que, par exemple, le simple examen de l’urine émise après un exercice indique si cet exercice a dépassé la dose que permettait l’état de l’entraînement, dès qu’il saura pourquoi le trouble apporté dans l’organisme par un exercice violent, pris après le repas, peut déterminer des appendicites et des pérityphlites, il apercevra l’intérêt direct de ces choses qui seront entrées dans sa vie, qui existeront réellement à ses yeux.

Si la connaissance et l’observation des lois de l’hygiène sont nécessaires à une démocratie moderne, l’habitude de la coopération l’est encore davantage. Que les citoyens s’associent pour unir des résistances ou combiner des renforts, pour serrer le frein ou pousser à la roue, l’association est, dans une société démocratique, l’origine de toute force utile, la base de tout effort logique. Pour élire leurs chefs, pour défendre leurs intérêts, pour étudier un problème, pour provoquer une réforme… c’est toujours à elle qu’il leur faut recourir ; d’elle seule ils peuvent attendre un secours efficace. Le væ soli de l’Écriture pourrait s’inscrire au fronton de nos édifices, tant cette parole s’applique bien aux conditions de la vie présente.

La coopération, l’association représentent-elles chez l’homme des tendances instinctives ? On a beaucoup discouru à ce sujet. Mais ces discussions théoriques, si intéressantes soient-elles, n’ont qu’une importance relative, car un fait capital les domine. Porté ou non à la coopération, l’homme y fait preuve au début d’une gaucherie, d’une maladresse évidentes. Que le principe en soit donc étranger à sa nature ou qu’il en ait été déshabitué héréditairement, l’effet est le même. Nous en voyons autour de nous des exemples nombreux. On peut dire que la principale caractéristique du xixe siècle aura été la mise en route des démocraties ; leurs vêtements divers, leurs allures variées nous égaraient ; de voir à la tête des peuples, ici un empereur tenant le glaive et là une aristocratie puissante, nous avait donné le change ; mais à y regarder de près, ce sont bien les démocraties qui sont en marche et leur marche est, en général, pesante et irrégulière, comme s’il leur manquait un membre ou si un de leurs organes était endommagé ; qu’on me pardonne l’expression, elles se meuvent un peu comme des culs-de-jatte.

On dit : c’est la liberté qui fait défaut. Mais les plus agiles, précisément, ne sont pas les plus libres et la preuve que la liberté ne suffit pas c’est qu’en certains cas les pouvoirs publics, non contents d’autoriser, ont vainement encouragé les citoyens à recourir à l’association. Il faut donc reconnaître la nécessité d’un apprentissage et la question est, maintenant, de savoir si cet apprentissage doit commencer dès le collège. S’il ne s’agissait que des rouages extérieurs de l’association, il n’y aurait aucun avantage à tant se hâter ; le vote, l’autorité des élus, l’ordre des séances, le budget, les procès-verbaux, tout ce mécanisme est assimilable aisément par un homme d’esprit ouvert, quand bien même il ne posséderait qu’une instruction un peu rudimentaire. Mais dans le mécanisme, il faut verser le pétrole qui l’actionnera. Une association, quelle qu’elle soit, ne peut bien fonctionner qu’alimentée par un mélange d’activité personnelle, de tolérance réciproque et de bonne entente des intérêts communs. Ces qualités-là, non seulement ne naissent pas spontanément, mais hésitent à se fixer chez l’homme fait. Le plus tôt on y travaille, le plus on a de chances de les incruster fortement dans le caractère.

Ainsi le citoyen le plus utile à la démocratie ne sera pas celui auquel on aura fait étudier la sociologie, auquel on aura expliqué la théorie de la solidarité et celle de la responsabilité mutuelles, mais celui qui entrera dans la vie active, déjà entraîné à l’effort collectif, rompu inconsciemment aux mouvements, au rythme, aux retenues que cet effort exige ; et celui-là ne veut pas être formé par la théorie, mais par la pratique seule.

L’idée n’était pas absolument nouvelle quand Arnold la prit à son compte ; on pourrait en retrouver des vestiges — incertains il est vrai — chez quelques pédagogues du siècle dernier. Mais il est douteux que le Headmaster de Rugby, qui n’avait pas fait d’études spéciales et ne professait point une très haute estime pour le xviiie siècle, ait puisé à ces sources-là. Il regarda autour de lui, comprit aussitôt les nécessités nouvelles et utilisa, pour les satisfaire, des institutions rudimentaires qu’il trouva à sa portée et qu’il perfectionna. Parmi les écoliers anglais, quelques groupements traditionnels s’étaient maintenus, qui devinrent le germe d’associations régulières. Ils apprirent à les gouverner avec sagesse et mesure. Cette vie sociale leur devint même si familière qu’on se prit à croire, au dehors — comme pour la vie sportive — qu’elle avait toujours existé parmi eux et qu’elle était le fruit d’un penchant de race, d’une irrésistible tendance atavique. Certes, les péripéties de son histoire intérieure ont particulièrement préparé le peuple anglais au self-government, mais il est certain qu’il s’y montre bien plus expert et plus habile depuis que le principe de la coopération a été ainsi introduit dans ses établissements d’éducation. D’autre part, rien ne permet de penser que les autres races soient, par nature, rebelles à ce principe et qu’ailleurs, une expérience du même genre soit nécessairement condamnée à échouer. Il va sans dire, du reste, que les formes seront très différentes en Allemagne de ce qu’elles sont en Angleterre — en Italie, de ce qu’elles seront en Suède. Chaque peuple les façonnera d’après son génie propre, d’après ses idées et ses habitudes particulières. La question doit être abordée de plus haut. Quels que soient le gouvernement d’une démocratie, ses institutions politiques, ses aspirations, ses aspects sociaux, elle a besoin de la coopération pour vivre et prospérer : coopération entièrement libre ou coopération dirigée, patronnée par l’État, peu importe. Or la coopération a besoin d’être apprise et on a avantage à l’apprendre dès la jeunesse. Cette vérité s’imposera à la démocratie et elle sera conduite à introduire la coopération dans la vie scolaire pour y préparer, en vue de la vie active, le futur citoyen. Comment peut se faire cette préparation ?…

À peine s’il convient de mentionner ici certaines bizarreries, dont les échos nous sont venus d’outre-Manche et d’outre-Atlantique. Il y avait une fois, en Angleterre, un Collège-République dont les élèves se gouvernaient eux-mêmes ; je crois bien qu’ils gouvernaient aussi leurs maîtres. On m’assure que les règlements n’étaient point déraisonnables et ne changeaient pas trop souvent ; le temps me manqua, dans mes enquêtes passées, pour vérifier la chose et je ne le regrette point ; il s’agissait en somme d’une fantaisie pédagogique dont l’intérêt ne pouvait, en aucun cas, être généralisé. On doit en dire autant de cette « École-Ville » qui vient, paraît-il, de se créer quelque part en Amérique, et qui présente tous les aspects d’une municipalité bien ordonnée ; le maire, les adjoints, les conseillers municipaux sont des élèves ; ils se partagent l’administration de l’école comme autant de services publics ; le reporter qui a découvert cette petite merveille en exalte les mérites et la propose en modèle aux pédagogues des deux mondes. Ceux-ci ont le droit de considérer de pareilles fondations d’un œil ironique ou distrait ; mais ils commettraient une grave erreur, en assimilant à ces exagérations, les applications raisonnables qui sont faites ailleurs du principe dont elles s’inspirent.

Les jeunes sociétés formées par les collégiens peuvent se ramener à cinq types principaux : elles visent, en général, les jeux et sports, les lettres ou les sciences, les arts, la parole publique, la charité. Les premières sont, probablement, à l’heure actuelle, les plus nombreuses et les moins discutées. On ne saurait en être surpris, car s’il y a un gouvernement auquel la jeunesse ait un droit incontestable, c’est bien celui de ses Jeux. Ce droit pourtant lui fut longtemps dénié, sous le prétexte que l’exercice en était incompatible avec le bon ordre et la discipline, et là même , aujourd’hui, on le concède en théorie, il arrive qu’on cherche à le supprimer dans la pratique. C’est le cas en France ; l’âpre rivalité, résultant du partage de l’enseignement secondaire entre l’Université d’État et les congrégations, y rend malaisée toute amélioration de ce genre ; la liberté qui s’établit dans un camp est aussitôt taxée de licence par l’autre camp, empressé à en dénoncer les abus, même imaginaires. Malgré cette situation défavorable, les associations sportives se sont multipliées dans les lycées français ; les premières furent fondées en 1888 et 1889 ; il y en a aujourd’hui plus de cent, comptant environ 4 000 adhérents. Ce qui fait le grand intérêt de ce mouvement, c’est que l’initiative en vint du dehors et que l’administration l’envisagea avec mauvaise humeur, sinon d’une manière franchement hostile. On peut donc considérer que le résultat obtenu est, presque entièrement, dû aux élèves eux-mêmes : pour les aider, les initiateurs ne pouvaient pas grand’chose et les maîtres ne voulurent, en général, rien tenter.

Je ne puis entrer ici dans le détail de l’expérience française ; je renvoie le lecteur aux documents spéciaux[12] ; mais, sans m’y attarder, j’en peux indiquer les conclusions principales. Les associations ont paru utiles au bon fonctionnement des jeux, indispensables même à l’organisation de certains jeux savants et compliqués, tels que le foot-ball ; elles n’ont amené aucun désordre et les dépenses qu’elles ont occasionnées à leurs adhérents ont été très minimes. Enfin, s’il est douteux qu’elles aient exercé une heureuse influence sur le travail, il est certain qu’elles ne lui ont pas nui. Mais l’important serait de déterminer leur action au point de vue social. Cette action n’est nullement négligeable. Une enquête approfondie, conduite il y a quelques années sous les auspices de l’éminent et regretté Henri Marion, professeur de pédagogie à la Sorbonne, en a révélé tous les bons aspects. Donc, malgré le caractère improvisé et aléatoire de ces petites sociétés, leurs fragiles rouages ont bien fonctionné et si l’on estime — suivant une opinion répandue, que je ne veux pas discuter ici — que le sol français est peu productif de self-government, il faut avouer que leur réussite n’en est que plus probante.

En dehors des Public-Schools anglais et des établissements qui, aux États-Unis et dans les colonies britanniques, s’inspirent de leur exemple, il existe peu de groupements scolaires ayant un caractère nettement littéraire ou scientifique. Les Jésuites ont conservé l’institution des « académies » et en tirent fort bon parti : mais, encore que les jeunes académiciens jouissent, en général, d’une grande latitude dans le choix des sujets de communications ou de discussions, le maître n’en est pas moins présent pour intervenir, au besoin, dans les débats et surtout pour diriger le recrutement de l’Assemblée et le limiter aux bons élèves. De plus, il n’y a point de cotisations, par conséquent point de budget à établir ni de finances à gérer : l’éducation sociale se réduit à un minimum ; rester courtois entre collègues et bien choisir les chefs, voilà tout ce qu’on apprend : c’est quelque chose, ce n’est pas assez. Il est aisé de se représenter — surtout en corrélation avec un enseignement secondaire transformé, d’après les principes précédemment exprimés — des groupements littéraires vraiment libres, ayant en vue quelque culture supplémentaire, l’étude détaillée par exemple d’une littérature étrangère, ancienne ou moderne. Les sciences pourront donner lieu à des créations analogues. Pourquoi chimistes, botanistes, photographes en herbe, n’auraient-ils pas la libre disposition d’un petit laboratoire, d’un petit musée où leur vocation puisse s’affirmer et se préciser ? La coopération — indispensable pour rendre viables ces nouveautés — ne serait pas seule à y trouver son compte ; l’entendement et la morale y trouveraient aussi le leur.

Je parlerai plus loin du rôle de l’art dans l’éducation. Quant à la parole publique, à peine est-il besoin d’insister sur la nécessité d’y exercer, de bonne heure, de futurs citoyens. Les qualités utiles ne s’acquièrent pas, à moins de dispositions naturelles, passé un certain âge. Elles sont de deux sortes ; pour bien s’exprimer, sinon à une tribune, du moins au sein d’une réunion quelconque, il faut, d’abord, ordonner sa pensée avec promptitude et clarté, et ensuite, la rendre en termes appropriés aux circonstances et à l’effet que l’on veut produire. Boileau prétendait qu’il suffisait de « bien concevoir » pour « énoncer clairement » ; mais la démocratie nous a fait toucher du doigt l’inexactitude du précepte. La parole démocratique, cela va de soi, est tout le contraire de la déclamation, et les représentations dramatiques ne sauraient suppléer à l’entraînement d’une Debating Society ; ces représentations, d’ailleurs, ont tant d’inconvénients, notamment ceux de coûter cher et de perdre beaucoup de temps, qu’il n’y a pas lieu de regretter leur décadence et de souhaiter qu’elles reviennent à la mode ; au point de vue coopératif, en tout cas, elles sont de nul effet. Les « Debating » anglaises tournent, d’ordinaire, autour des grandes questions du jour et font écho à ce qui se dit à la Chambre des Communes. Cette actualité peut déplaire ; mais en dehors de la politique, tant de problèmes du plus haut intérêt sont susceptibles de solliciter l’attention juvénile, qu’on ne saurait en tirer un argument contre l’institution elle-même.

Reste la charité. C’est encore l’Angleterre qui nous en donne la vraie formule. Si séduisante que soit l’idée d’organiser dans les collèges de petites sociétés de Saint-Vincent-de-Paul, elle présente plus d’inconvénients que d’avantages. Rien ne serait pire que de mettre la jeunesse en contact avec des pauvres de choix, si j’ose employer cette expression cruelle, — avec cette misère à demi simulée et vêtue d’hypocrisie qui, dans les villes, s’amasse volontiers au seuil des œuvres charitables. Mais le contact de la vraie misère, celle qui voisine avec le vice, est-il réalisable sans danger ; l’hygiène, à elle seule, n’exige-t-elle pas qu’on la tienne écartée des collégiens ? C’est dans un tout autre ordre d’idées, que les initiatives britanniques se sont manifestées. Recueillir parmi les camarades et les professeurs le plus d’argent possible, obtenir, d’une municipalité généreuse, un vaste pré voisin de la mer ou d’une rivière, louer un matériel de campement, s’entendre avec les compagnies de chemins de fer pour un transport à prix réduits, et, au début des vacances, conduire au bon air, durant une semaine ou deux, toute une colonie d’enfants pris parmi la population scolaire la plus pauvre et la plus méritante, voilà, certes, pour des garçons de quinze ans, une belle besogne, profondément saine et admirablement éducative. Comprise de la sorte, la charité — ou plutôt la solidarité — peut donner lieu à des groupements d’une haute portée pédagogique.

Ainsi, nous apercevons de différents côtés des jalons déjà posés, pour cette éducation sociale, en laquelle la démocratie trouvera la satisfaction d’un instinct légitime.

xiv

l’enseignement moral et la religion

Ceux qui ont cru et proclamé que la science allait, avant peu, se trouver à même de remplacer la religion, sont, peut-être, excusables de s’être trompés, car les apparences pouvaient les égarer. Il semblait, en effet, que les progrès magnifiques de la science coïncidassent avec un recul marqué de l’idée religieuse, et ce recul n’était-il pas conforme aux lois de l’inexorable fatalité ? Du moment que l’homme était capable d’atteindre la vérité par la seule force de son génie progressif, de quelle utilité lui devenait Dieu ? Or, il y avait transformation et non recul, nous le voyons aujourd’hui. De tous côtés, l’esprit religieux se manifeste et ces manifestations ont ceci de remarquable et de nouveau qu’elles sont individuelles, spontanées, indépendantes les unes des autres et qu’elles revêtent les formes les plus inattendues. Il est possible que la chose ne soit point claire pour celui qui, tenant les yeux fixés sur la seule région environnante, ne cherche pas à percevoir ce qui se passe au delà. Mais quiconque envisage l’ensemble de l’univers civilisé, y note des mouvements comme ceux dont le catholicisme américain, l’épiscopalisme anglais ou l’orthodoxie grecque sont actuellement le théâtre — des faits comme la réunion du Parlement de Chicago ou les succès obtenus par l’armée du Salut — des écrits comme ceux de Tolstoï, de Wagner, de Sheldon impossible alors de méconnaitre le caractère général, la signification unique de ces phénomènes si divers ; ils procèdent d’un même sentiment, plus fort que les divisions de races et de frontières ; ils proclament que l’humanité, bien loin de renoncer à chercher dans un principe supérieur à elle, la clef du problème de sa destinée, tend à s’y appliquer avec plus d’ardeur et d’ingéniosité que jamais : un peu de science ne saurait apaiser son angoisse d’y parvenir.

Cela a suffi, pourtant, à ébranler les barrières dans lesquelles les églises prétendaient enfermer sa curiosité. Les credos, vraiment, s’étaient faits trop étroits pour une pensée à demi émancipée, déjà prompte au libre examen ; d’autant qu’à l’heure même où il eût fallu en élargir les formules, une politique maladroite s’était employée à les rétrécir encore davantage. Devant les hommes d’esprit indépendant, chaque jour plus nombreux, les portes des temples s’étaient fermées. La conquête de la matière, un instant, put distraire ces hommes, les griser même. Les voici pourtant qui reviennent, mais très différents de ce qu’ils étaient au départ. Ils ne cherchent plus à pénétrer dans les parvis sacrés ; ils se massent à l’entour. Là, les uns élèvent des autels solitaires, les autres forment des groupes désintéressés ; d’autres, encore, regardent et méditent. Le culte du « Dieu universel » est né. En Virginie et en Californie, des étudiants, déjà, lui ont dédié des chapelles. C’est bien à Lui, du reste, que le président des États-Unis rend un hommage public lorsque revient, chaque année, l’époque du Thanksgiving et il y a telle circonstance de leur règne, où la reine d’Angleterre et l’empereur d’Allemagne ont, en des rescrits mémorables, prêché son évangile à leurs sujets.

Les vibrations de l’action scientifique se sont prolongées plus loin encore. Jusque dans les milieux ecclésiastiques, en apparence les moins mobiles, elles se sont fait sentir. S’il n’a pu toucher au patrimoine dogmatique du Saint-Siège, Léon xiii, rien que par le rayonnement d’un spiritualisme plus éclairé, a singulièrement allégé les consciences. Les routes qu’il a ouvertes seront barrées, peut-être, par l’intransigeance passagère d’un successeur timoré. Le fait que le tracé en aura été établi de la main d’un pape n’en demeurera pas moins, avec toutes ses conséquences. Par contre, il est probable que des influences plus douces auront bientôt raison de l’œuvre d’étroitesse et de réaction à laquelle, dans une pensée mal déguisée de domination politique, M. de Pobedonotszeff a convié le Saint-Synode. Partout on voit, de la sorte, des tendances s’opposer, des partis se former. C’est la vie qui circule, c’est l’esprit qui pénètre de nouveau la lettre et la vivifie.

Ainsi, il n’est que juste de dire que la science a agi sur la religion, mais dans un sens bien opposé à ce qu’auguraient ses enthousiastes disciples. Depuis les enceintes closes où s’enfermaient, intactes, les croyances du passé jusqu’aux groupements indécis que forment les masses laborieuses, inquiètes d’idéal autant que de bien-être, son influence s’est partout manifestée, pour rajeunir et consolider, non pour dissoudre et détruire. Par là se préparent, non point une religion nouvelle, mais des façons nouvelles de comprendre la religion et de la pratiquer, des manières nouvelles de croire et d’espérer. Et, dans l’avenir, si jamais la science, desservie par ses fidèles et s’imaginant posséder une certitude qu’elle ne saurait atteindre, devenait cette religion laïque que des utopistes rêvent d’imposer aux habitants des cités futures, on verrait peut-être, spectacle étrange, les églises émancipées par elle, se faire les asiles de la liberté de penser, opprimée en son nom !… Sans, cependant, porter si loin nos regards dans le champ des hypothèses, contentons-nous d’observer le présent et de constater le raffermissement, la rénovation du sentiment religieux, c’est-à-dire un fait dont la portée pédagogique ne saurait être méconnue.

Ici encore, la famille se place au premier plan. Elle n’était, hier, que la servante docile d’une église déterminée, fût-ce de l’église athée, car l’athéisme est parfois une religion et non l’une des moins fanatiques. Aujourd’hui, elle est autre chose : inféodée à une église, elle travaille, inconsciemment, à en devenir l’auxiliaire libre et intelligente ; indépendante, elle tend à se créer à elle-même son propre culte. Jusqu’ici, deux familles catholiques — orthodoxes — luthériennes… ne différaient guère entre elles que par la ferveur plus ou moins grande de leurs pratiques ; maintenant, elles sont encore liées par la communauté d’un même langage, par l’emploi des mêmes formules, mais ce langage, ces formules interprètent des sentiments moins uniformes ; les croyances se raisonnent : on les envisage sous des angles dont le milieu, les influences extérieures, les études personnelles, contribuent presque autant que la race et la tradition à déterminer le nombre de degrés. Il semble que, sous ce rapport, nous retournions à l’antique conception des Dieux Lares, à cette religion domestique qui, sans doute, varia grandement selon la hauteur morale à laquelle le père de famille sut l’élever. Un individualisme familial, si l’on peut accoler ces deux mots, se développe sous nos yeux. L’homme et la femme qui ont créé un foyer fécond, ne se composent point une liturgie particulière et n’édifient point un oratoire privé au fond de leur demeure ; mais il n’est pas si rare qu’ils s’efforcent de se mettre d’accord sur les grands problèmes de la destinée humaine. Sinon pour eux-mêmes, du moins pour les enfants qui grandissent autour d’eux et auxquels ils sentent le besoin d’assurer une direction morale. Je ne parle pas, bien entendu, de ces associations conjugales que le souci de la richesse et des hiérarchies mondaines préoccupe exclusivement, mais de ceux qui veulent vivre une vie naturelle et normale. Que même parmi ceux-là, le fait signalé soit encore exceptionnel, peu importe ; il n’en constitue pas moins une innovation suggestive. Jadis, la religion — qu’on me passe une image triviale — ne se fabriquait pas ainsi, à domicile : les prêtres la préparaient et la distribuaient ; on ne s’adressait qu’à eux et il n’y avait pas d’autre moyen de demeurer indépendant que de s’abstenir de leur contact et de s’enfermer dans l’indifférence… Parfois, une sorte de compromis tacite se scellait au foyer, la mère conservant ses attaches cléricales, le père les ignorant volontairement. Il est curieux de noter que des esprits pénétrés de l’importance de la religion, se prennent à regretter la disparition d’un état de choses propre, peut-être, à entretenir certaines habitudes formalistes, mais si peu favorable au progrès spirituel des âmes.

La renaissance du sentiment religieux au sein de la famille, renaissance très lente mais indéniable puisqu’on peut l’observer un peu partout et qu’elle n’est le monopole d’aucune race devrait être pour l’enseignement public une cause de simplification ; en réalité, elle le compliquera. La simplification est certaine en théorie ; plus la formation morale de l’adolescent sera inspirée et dirigée par les siens, moins ses maîtres auront à s’en préoccuper. Par contre, il faut bien admettre que l’enseignement moral sera plus délicat et plus difficile à distribuer, lorsque les parents voudront le contrôler. Dans beaucoup de pays, aujourd’hui, dès qu’un élève est inscrit pour suivre le cours d’instruction religieuse, la question se trouve résolue ; il est entré dans une filière et n’a plus qu’à la parcourir jusqu’au bout : la responsabilité des maîtres et celle des parents sont également sauvegardées ; il n’en va plus de même lorsque des convictions raisonnées tendent à prendre le pas sur des conventions établies.

Mais, au collège, un enseignement moral est-il donc indispensable ? Si j’ai des idées personnelles sur la nature divine, sur le destin de l’âme humaine, sur les rapports entre l’homme et Dieu, sur les devoirs de l’homme en ce monde, il paraît rationnel que je veuille les inculquer moi-même à mes enfants et, dès lors, une opération similaire, exécutée par d’autres, me paraîtra à tout le moins inutile. Fort bien ; seulement, comment y parviendrez-vous si vous n’avez pas — circonstance rare — des loisirs considérables à consacrer à cette œuvre ? Il faut distinguer entre l’exemple et l’enseignement ; ils se complètent et ne se remplacent pas. La conscience d’un adolescent se forme, évidemment, d’après les modèles que ses parents lui fournissent et les leçons les plus géniales ne seront, si de ce chef les bons exemples font défaut, que de la théorie débile ; mais, à moins que ces exemples n’aient un prestige, une force exceptionnels, ils ne suppléeront point à l’enseignement. Et puis, l’externat peut seul leur permettre d’agir énergiquement, un externat absolu, mettant les parents en contact perpétuel avec les enfants, faisant coïncider exactement les occupations du père de famille avec celles de ses fils Ce sont là des conditions toujours difficiles à réaliser. Pour tous ces motifs, on ne voit pas que, d’ici à longtemps, l’enseignement moral puisse être exclu des études secondaires. Reste alors à déterminer sa nature.

Des tentatives ont été faites çà et là pour le laïciser, c’est-à-dire pour le dégager de toute influence, non seulement confessionnelle, mais même religieuse ; elles ont, en général, avorté. La raison en est simple ; il faut à cet enseignement une base précise ; il ne saurait flotter dans le vide. Or, si l’on examine les bases sur lesquelles il peut reposer, on trouve qu’elles sont au nombre de quatre : le Bien — la Patrie — l’Humanité — Dieu. Un enseignement moral, fondé sur l’idée du Bien, serait, à coup sûr, d’une grande élévation et d’une parfaite beauté, mais son efficacité demeurerait bien problématique. La conscience est un organe ; elle se développe, se fortifie comme les autres organes ; il est absurde de lui demander un effort prématuré qu’elle ne saurait fournir. Comment la jeunesse serait-elle en mesure de prendre pour guide de ses actes, une notion qui est trop souvent impuissante à sauvegarder des consciences viriles ? Cette notion, de plus, est vague, indéterminée et dépourvue de sanction.

La Patrie est, à l’inverse, quelque chose de précis, de limité, de presque tangible ; seulement, ses rapports avec la morale sont indirects et insuffisants. La Patrie réclame de ses enfants le dévouement, l’abnégation, le courage ; elle est intéressée à ce que leur travail soit vigoureux et persévérant, mais il faut quelque culture et surtout quelque expérience de la vie pour saisir la relation entre les vertus civiques et les vertus privées, entre la pureté des mœurs et la résistance nationale, entre l’honnêteté des citoyens et la prospérité de l’État ; le lien, si réel soit-il, n’apparaît pas clairement. Matthew Arnold, fils du célèbre éducateur anglais et lui-même adonné à la pédagogie, a conté la surprise qu’il éprouva naguère en visitant les écoles primaires de Paris, où la troisième République venait d’inaugurer l’enseignement civique. « À qui, demandait le maître à un tout jeune écolier, devons-nous cette classe bien aménagée, ces bancs, ces livres, ces cartes ?… » Et l’enfant de répondre : « À la Patrie. » On aperçoit les tendances collectives — on pourrait presque dire : collectivistes — d’un tel enseignement, mais non pas sa signification morale.

L’idée d’Humanité est vaste comme l’idée du Bien et précise comme l’idée de Patrie ; nul doute qu’elle ne puisse se prêter à des développements suggestifs dans la bouche d’un professeur de morale ; malheureusement, les faits se chargeraient, aux yeux des élèves, de démentir quotidiennement les préceptes exposés. Si les institutions charitables ont réalisé des progrès magnifiques, la morale publique n’en est pas moins très loin d’être basée sur le respect et sur l’intérêt de l’humanité en général, et voici même qu’une sorte de recrudescence d’égoïsme national se manifeste de tous côtés, en économie politique aussi bien qu’en religion. Quelle force aurait, sur de jeunes esprits, une théorie que l’exemple du monde entier combat incessamment ? Pour enseigner efficacement une morale dont la formule n’est point encore acceptée ou, du moins, mise en pratique par les peuples civilisés, il faudrait l’enseigner au point de vue révolutionnaire, c’est-à-dire avec l’intention avérée de préparer les futurs soldats d’une révolution jugée nécessaire ; aucun gouvernement ne saurait tolérer pareille entreprise.

Ainsi, le penseur impartial verra s’effriter une à une les bases éventuelles de la morale laïque, et force lui sera de reconnaître que pour le présent et l’avenir immédiat — sinon pour l’avenir lointain — l’idée de Dieu demeure l’a b c de l’architecture des jeunes consciences.

Mais l’idée de Dieu, toute seule, dans sa plénitude et sa pureté naturelles. L’enseignement dont nous cherchons à réunir les éléments, n’est pas destiné à tenir lieu d’une instruction confessionnelle et, par conséquent, ne peut être remplacé par elle. Que les ministres du culte soient autorisés ou non à pénétrer dans le collège officiel, pour y remplir leur mission au gré des familles, ils ne sauraient en aucun cas s’y substituer au professeur de morale, pas plus que ce dernier ne saurait exercer leur ministère à leur place : il n’a pas à prêcher un évangile, mais à exposer la loi morale, et si nous avons reconnu qu’il ne pouvait le faire utilement qu’en s’appuyant sur la Divinité, cela ne veut pas dire qu’il doive se guider sur l’enseignement dogmatique des Églises, autrement que pour éviter de le heurter et de le combattre. Il n’a pas à résumer les dogmes, encore moins à les comparer entre eux. L’histoire des religions ne serait nullement à sa place ici. Elle appartient à l’enseignement supérieur, où elle pourra jouer un rôle bienfaisant, pour peu que la matière en soit exposée sans intention de prosélytisme et avec le respect dû à la foi sincère. Certes, il est très fâcheux que les religions s’ignorent les unes les autres et que les hommes qui n’en pratiquent aucune, les ignorent toutes : cette lacune a de graves inconvénients ; le pouvoir civil aura beau devenir de plus en plus indépendant de tous les cultes, force lui sera toujours d’en tenir compte ; ceux qui l’exercent ne peuvent remplir leur mission, s’ils ne voient dans les différents cultes que des manifestations variées d’une même faiblesse superstitieuse. L’ignorance des choses religieuses, non seulement engendre et entretient l’intolérance, mais entrave aussi les progrès des sciences historiques et sociales : il est presque impossible de comprendre l’humanité, et partant de la diriger, si l’on ne sait rien de l’Au delà qui la soutient et la réconforte dans sa marche.

Quoi qu’il en soit, de telles leçons ne conviennent pas au collégien ; en beaucoup de cas, ses parents ne toléreraient pas qu’il les écoutât ; lui-même n’en saisirait guère le sens élevé. Ce qu’il lui faut, c’est un exposé clair et digne de la loi morale, basé sur l’idée de Dieu, suffisant pour lui fournir des règles de conduite si nulle Église n’est chargée d’y pourvoir et, au cas contraire, ne contredisant en rien l’instruction confessionnelle qu’il doit recevoir.

Je me garderai, bien entendu, de discuter l’influence de l’enseignement moral et religieux sur l’adolescent : elle me paraît indéniable. Si tout le monde n’est pas du même avis, cela provient, sans doute, de ce que cette influence se fait parfois sentir tardivement, quand l’adolescence a fait place à la virilité. Un jeune garçon, élevé en dehors de toute culture morale ou religieuse, peut n’être pas plus mauvais qu’un autre, mais il a des chances de devenir un homme moins bon qu’un autre. Sur un point, toutefois, l’inefficacité de cet enseignement est flagrante : il est totalement impuissant à chasser du collège les mauvaises mœurs. La chose s’impose à tout enquêteur sincère et elle s’explique aisément par ce fait, qu’à part le cas, très rare, d’instincts profondément viciés par l’hérédité, les mauvaises mœurs dans les collèges proviennent, neuf fois sur dix, non d’une cause morale, mais d’une cause cérébrale ou physique.

Des travaux remarquables et trop peu lus ont signalé l’importance de ce pénible problème. Toute agglomération de garçons porte en soi le danger d’un éveil précoce du sens sexuel, en vertu d’une loi générale souvent vérifiée sur les animaux, et le danger est quintuplé par l’effervescence des imaginations qu’enfièvrent les publications pornographiques, tellement répandues aujourd’hui qu’il est impossible d’en préserver entièrement la jeunesse. L’action du climat et de la race paraît très inférieure à ce que l’on pourrait croire, et les collèges du Nord n’ont point, à cet égard, sur ceux du Midi la supériorité que, volontiers, ils s’attribuent. Des remèdes essayés, la surveillance est l’un des plus vains ; si étroite soit-elle, elle se voit trompée. La piété, en laquelle les établissements ecclésiastiques mettent leur confiance, ne réussit pas mieux : les mauvaises mœurs fleurissent dans ces établissements comme dans les autres, et il advient même qu’un certain mysticisme semble parfois en favoriser le développement.

Il y a des remèdes, cependant. L’externat en est un, mais pour autant que la famille, consciente de ses responsabilités, donne toute son attention à cette partie de sa tâche — délicate entre toutes — et qu’elle ne cesse de veiller au péril que présente le passage quotidien du collège au foyer, à travers l’atmosphère plus ou moins corrompue d’une ville. D’une façon générale, tout ce qui vise à combattre l’ennui et l’anémie, ces deux grands pourvoyeurs de l’immoralité scolaire, constitue le meilleur antidote contre l’immoralité elle-même. Rien ne vaut une existence saine, équilibrée, joyeuse.

L’intérêt d’un pareil sujet ne serait pas épuisé en un volume, mais il dépasse la portée de ces Notes. Si j’y ai touché en passant, c’est simplement parce que j’ai remarqué que partout le mal existait et qu’on faisait ordinairement fausse roule en s’adressant, pour le guérir, aux influences morales, tandis que le meilleur traitement à lui opposer n’est autre qu’une heureuse hygiène de l’esprit et du corps.

xv

l’université moderne

L’université moderne travaille à redevenir ce qu’elle fut en d’autres temps : une cité intellectuelle autonome. Apparente chez presque tous les peuples, cette tendance est affirmée d’une façon plus péremptoire par l’exemple de la France. La reconstitution de ses universités régionales — œuvre de longue haleine — est désormais un fait accompli. Certes, on ne saurait méconnaître que, dans cette œuvre, l’initiative individuelle n’ait joué un rôle considérable. Les hommes éminents qui, durant trente années, y travaillèrent sans défaillance, savaient ce qu’ils voulaient et ils le voulaient fortement. Le fait pourtant que, parmi eux, se trouvaient de hauts fonctionnaires du ministère de l’Instruction publique entraînés, comme tels, à la centralisation administrative et partisans avérés de la suprématie pédagogique de l’État, ne laisse pas que de surprendre un peu. Il est très rare qu’en France des fonctionnaires se fassent ainsi les apôtres d’une modification notable, les ouvriers d’une réforme, surtout si cette réforme est en contradiction avec quelqu’une des doctrines de la Révolution. Or ce fut la Révolution qui supprima les universités régionales et, pour oser les rétablir, il fallait que la troisième République en sentit l’impérieuse nécessité. La question, à vrai dire, ne passionna guère le gros de l’opinion et, devant le Parlement, la loi qui consacrait ce retour en arrière ne passa pas sans difficulté. La plupart des électeurs, ne voyant dans le projet qu’un surcroît de charges budgétaires, s’y montraient défavorables et leurs représentants inclinaient naturellement à partager ces vues étroites. Mais l’unanimité des professeurs et des étudiants et, en général, de tous ceux qui avaient à cœur le progrès scientifique, finit par l’emporter. Ainsi disparut le régime d’asservissement de l’enseignement supérieur à l’autorité centrale, institué par les Jacobins et consolidé par Napoléon.

L’échec est à méditer : rien ne prouve mieux combien les trois ordres d’enseignement sont réfractaires à une organisation uniforme ; à cet égard, les divergences entre eux vont s’accentuant. Tandis que les droits de l’État sur l’école primaire sont reconnus et proclamés partout et que son ingérence dans les établissements secondaires paraît, de jour en jour, plus acceptable, la liberté demeure le régime nécessaire des universités, la condition première de leurs succès et de leur prospérité. On ne saurait impunément y porter atteinte ; toute tentative de ce genre n’aboutira qu’à stériliser le mouvement scientifique, sinon à l’arrêter tout à fait. Aucun pays ne s’était engagé, aussi à fond que la France, dans cette fausse voie : elle y avait persévéré, obstinément, pendant trois quarts de siècle et l’ensemble de ses institutions administratives lui rendait plus difficile qu’à une autre de reconnaître son erreur. Néanmoins, le mal fut si grand qu’il s’imposa et le remède put être appliqué à temps — c’est-à-dire sans que l’avance, prise par les nations rivales, fut devenue impossible à regagner. L’expérience française profitera, sans doute, aux gouvernements qui auraient quelque velléité de capter, pour les diriger à leur guise et les utiliser à leur profit, les forces intellectuelles !

L’avenir cependant ne s’annonce pas comme une simple reproduction du passé : l’autonomie nouvelle ne saurait être celle de jadis : elle sera plus stable, en tous cas. Quiconque étudie les annales des grandes universités ne peut manquer d’être frappé par les fluctuations incessantes de leurs destins ; à des périodes d’admirable fécondité succédèrent de lamentables sécheresses : le silence du délaissement se fit dans des enceintes que venait d’emplir l’enthousiasme de la popularité ; la gêne s’installa dans les édifices élevés par la richesse, et des noms qui étaient sur toutes les lèvres tombèrent dans l’oubli. La cause de ces revirements ?… un caprice de la mode, un événement imprévu, mais plus souvent la présence dans le corps professoral, de quelques hommes de génie, dont la réputation rejaillissait sur leurs collègues et sur leur université tout entière. Les lettrés d’Europe ne formaient alors qu’un petit bataillon cosmopolite et volontiers nomade. En le groupant au pied de leurs chaires, les docteurs en renom centralisaient l’attention du monde et faisaient le vide autour de ceux que la vogue avait favorisés la veille. Les temps ont changé : le bataillon d’élite est devenu une armée nombreuse, avec tout un état-major de maîtres éminents qui ne craignent plus que la supériorité de l’un d’eux leur enlève des auditeurs. Le pays le moins étendu et le moins peuplé, a de quoi fournir d’étudiants son université nationale et, dans les grands pays, les centres universitaires sont multiples et florissants.

La situation, sous ce rapport, s’est donc améliorée et les alternatives de décadence et de prospérité, si fréquentes jadis, ont cessé d’être redoutables. Mais ce n’est pas la seule modification que la démocratie doive apporter au régime des universités et, s’il lui est défendu d’intervenir dans les choses de l’enseignement, sous peine d’en diminuer la valeur et d’en compromettre le résultat, on ne peut lui demander de se borner à exercer, vis-à-vis des universités modernes, cette espèce de protection un peu dédaigneuse que les princes accordaient aux universités d’autrefois ; elle ne peut se contenter de ce patronage à demi indifférent : elle veut faire davantage.

La démocratie courtise toujours la jeunesse en qui elle contemple, à la fois, sa propre survivance et l’autorité future qui jaillit de son sein. Cette autorité est partout : le travailleur manuel l’incarne aussi bien que le travailleur cérébral, mais seulement par le bulletin de vote qu’il tient dans ses mains, tandis que l’étudiant, par sa participation à une culture supérieure, semble un conducteur éventuel de l’âme nationale, et quand même elle sait qu’il désertera le plus souvent cette mission ou qu’elle-même parfois l’empêchera de la remplir, la démocratie ne peut se tenir de le regarder comme s’il en était infailliblement investi. Les groupements universitaires, en un mot, représentent des forces de toutes natures, utilisables par la démocratie et qu’elle croit pouvoir tourner à son profit ; c’est pourquoi elle marque aux étudiants un si vif intérêt et a, pour eux, d’incessantes complaisances.

Elle s’enquiert, avant tout, de ce qu’ils pensent ; leur état d’esprit la préoccupe au plus haut point, non pas par rapport aux questions de politique immédiate. Les jeunes gens ont la tête chaude et quand ils sont ensemble, leurs têtes s’échauffent plus facilement encore : il leur arrivera en tous lieux de se livrer à des manifestations tapageuses, à propos de quelque incident qui les aura irrités, d’une mesure de police par laquelle ils se croiront lésés, ou même d’un acte gouvernemental blessant quelqu’une de leurs convictions juvéniles ; mais ce sont là des circonstances exceptionnelles et qui, dans un pays bien organisé, ne se reproduiront qu’à de rares intervalles. Le jour où les étudiants seraient admis à s’ingérer, en tant que corporation, dans la politique, surtout dans les élections, l’ordre public se trouverait gravement compromis : on en viendrait vite aux pronunciamentos universitaires qui ne vaudraient guère mieux que les pronunciamentos militaires. Un gouvernement quelque peu soucieux de ses droits ne saurait tolérer une telle ingérence.

Mais, pour indirecte qu’elle soit, l’action de l’université moderne sur la nation n’en est pas moins très profonde et pleine de conséquences lointaines. C’est dans le sein de l’université, que s’amalgament les traditions et les espérances, les passions et les préjugés qui forment l’espèce de code de philosophie générale, d’après lequel la nation dirige ses pas. Qui ne se souvient du rôle prépondérant que les universités allemandes ont joué dans le grand œuvre de l’unification germanique ? De même, durant la seconde moitié du xixe siècle, Oxford et Cambridge ont donné naissance à d’importants mouvements et, si l’on veut le bien comprendre, c’est là qu’il faut chercher l’origine de l’impérialisme britannique. L’avenir des États-Unis se forge, aujourd’hui, dans ces somptueuses usines universitaires dont le nombre et les ressources vont se multipliant sans cesse et qui, déjà, savent exercer sur l’opinion de puissantes pressions. Il n’est pas jusqu’à la Russie où ne se dessine, derrière les grilles cadenassées qui emprisonnent l’enseignement supérieur, une effervescence juvénile en laquelle on devine l’embryon des aspirations futures. Bologne et Salamanque ne sont point mortes et ce qui se dit actuellement à Upsal ne sera pas sans influence sur les destinées du scandinavisme. Enfin, il est probable que, rendues à elles-mêmes, les universités françaises vont travailler — même inconsciemment — à la rédaction de la formule nouvelle dont la France s’inspirera ; cette formule justement fait défaut. Pressentie depuis longtemps, on n’a pas su jusqu’ici la préciser : il en est résulté des incertitudes et du malaise, car toute grande démocratie a besoin, pour progresser et vivre en harmonie avec elle-même, de posséder ce précieux talisman.

On ne saurait s’étonner que l’université soit l’endroit le plus favorable à sa préparation. Nulle part, en effet, l’esprit de tradition et l’esprit de nouveauté ne se combinent plus volontiers. Les étudiants sentent fort bien que les traditions ne constituent pas seulement, pour eux, des titres de gloire, mais qu’elles forment la base la plus solide de leur groupement ; rien de significatif à cet égard comme la hâte avec laquelle, dans les universités naissantes, ils improvisent des traditions, voire de l’ordre le plus futile. D’autre part, ils sont jeunes et demain est à eux : ils n’en craignent rien, ils en espèrent tout. De sorte que leur jeunesse les fait novateurs et hardis, tandis que leur qualité d’étudiants les maintient conservatifs et traditionnels. Le double culte qu’ils rendent à l’avenir et au passé est, d’ailleurs, éclairé et désintéressé ; il n’est pas limité par l’ignorance ni pollué par l’intérêt ; la science leur a rendu familières les annales du pays et, dans les plans qu’ils forment pour le développement de l’œuvre collective, les préoccupations personnelles n’entrent que pour une part honnête et légitime. Enfin, l’université moderne est bien un raccourci de la nation : une salutaire égalité tend à y remplacer les privilèges d’antan et, de plus en plus, toutes les classes de la société y envoient des représentants. De la sorte, elle a plus d’éléments pour composer la légende nationale, plus d’autorité pour l’imposer, plus de facilités pour la répandre.

Ce nationalisme n’est point malsain, mais il le deviendrait rapidement s’il n’était corrigé par un internationalisme sincère. Il y a deux façons de comprendre l’internationalisme. L’une est celle des socialistes, des révolutionnaires et en général, des théoriciens et des utopistes ; ils entrevoient un gigantesque nivelage qui fera, de l’univers civilisé, un État sans frontière et sans imprévu et, de l’organisation sociale, la plus terne, la plus monotone des tyrannies. La seconde est celle des hommes qui observent sans parti pris et tiennent compte de la réalité, plutôt que de leurs idées préférées ; ceux-là ont noté, dès longtemps, que les caractéristiques nationales sont une condition indispensable de la vie d’un peuple et que, loin de les affaiblir, le contact avec un autre peuple les fortifie, les avive. Pas plus que les individus, les peuples ne sont faits pour vivre dans la solitude : il leur est bon de se connaître et de se comparer : mais cette comparaison même est propre à leur faire mieux prendre conscience d’eux-mêmes, à leur donner un sentiment plus net des qualités qui les distinguent et des besognes auxquelles ils sont enclins.

En ce temps où les distances sont abrégées, où les voyages sont devenus rapides et peu coûteux, il était à prévoir que les étudiants des divers pays du monde noueraient entre eux des relations et prendraient l’habitude de se visiter. C’est ce qui est arrivé. Le mouvement, il est vrai, se dessine à peine. Hormis le cas de fêtes exceptionnelles, comme l’Exposition de Paris, ou bien la célébration d’anniversaires illustres, les députations d’étudiants ne vont guère au delà des frontières voisines et l’océan, en tous les cas, arrête leur élan. La jeunesse française n’était pas représentée au sesquicentenaire de l’Université de Princeton et celle de Sydney n’a point encore fait parler d’elle en Europe. N’importe ! le germe de l’internationalisme universitaire est déposé dans le sillon et la moisson sera prompte.

Un double péril se trouvera conjuré de la sorte. Si la mission de l’université moderne est noble et belle, il n’en est pas moins vrai qu’elle pourrait devenir funeste aux deux plus grands biens de notre époque, la Science et la Paix. Les légendes nationales, ordinairement, ne sont pas idylliques ni sentimentales. Quand même elles seraient telles au début, elles ne tarderaient pas à dévier du côté des bénéfices tangibles et des acquisitions matérielles. Ainsi, elles empiètent les unes sur les autres et parfois se heurtent de front. Sans doute, les relations amicales entretenues par les étudiants, d’un pays à l’autre, ne suffiront jamais à empêcher ces empiètements et ces heurts de se produire, mais elles contribueront grandement à diminuer les premiers et à amortir les seconds. C’est beaucoup de connaître la légende du voisin, de savoir sur quels arguments il s’appuie pour en proclamer la légitimité et de quels événements il en espère la réalisation : c’est beaucoup, surtout, d’apprendre ces choses à un âge où la générosité n’a pas encore capitulé devant l’égoïsme et la froide Raison. L’œuvre de Paix, à laquelle travaillent avec tant de zèle de nombreux groupes d’hommes distingués, est certainement une œuvre de raison ; l’idée centrale en est exacte et la philosophie, comme l’économie politique, fournit en sa faveur de puissants arguments. N’empêche qu’un peu de passion est indispensable pour en faire, selon l’expression chère à M. Fouillée, une Idée-force ; et cette passion, ce ne sont point les diplomates ni les hommes politiques qui l’y mettront, mais la jeunesse seule. Les étudiants, pour une telle besogne, forment les meilleures des ambassades ; ils représentent, à la fois, le passé et l’avenir de leur pays et ceux vers qui on les envoie, leur sont unis par la solidarité du travail et de la science.

La Science ! elle n’est pas moins menacée que la Paix par le nationalisme qui s’isole ; non pas seulement parce que les découvertes, les théories, les points de vue se complètent, se contrôlent et se rectifient les uns les autres et que dès lors l’universalité de la progression scientifique en assure la justesse, mais parce qu’il existe une tendance permanente et excusable de la part de la jeunesse universitaire à exagérer, en les faisant siennes, les thèses de ses professeurs et à les ériger même en thèses nationales, pour peu qu’elles soient discutées ou combattues au dehors. Il est certain, par exemple, que des hommes comme Treischke, Froude, Seeley ou Bancroft sont dangereux pour l’histoire ; et, dans l’ordre même des sciences exactes et naturelles, on pourrait citer des noms qui sont plus ou moins synonymes d’intolérance intellectuelle et évoquent le souvenir d’erreurs acceptées avec enthousiasme et défendues ensuite avec entêtement. La multiplication des échanges de livres, de brochures et de périodiques entre universités, est le moyen le plus sûr d’échapper à ce péril. Ces publications sont déjà très nombreuses en certains pays ; l’usage s’en étendra partout. Peut-être même en arrivera-t-on, plus tard, à échanger des étudiants pour des stages qui seront alors considérés comme le couronnement nécessaire de toute éducation raffinée. Je ne crois pas que cette coutume, si elle s’établit, entraîne un affaiblissement quelconque des caractéristiques universitaires, pas plus qu’un cosmopolitisme intelligent ne saurait détruire les originalités nationales ; mais il est certain que, par là, seront ouverts de nouveaux chemins, plus larges et plus directs, vers la Paix et vers la Vérité.

Il est prudent de donner quelque attention à une éventualité qui pourrait se produire au moins localement et temporairement : c’est l’adhésion des universités aux doctrines socialistes. Si un gouvernement révolutionnaire tentait de mettre la main sur leur indépendance, nous avons vu que, vraisemblablement, son audace serait vaine en ce sens qu’elle ne produirait rien de viable ni de fécond ; elle ne ferait qu’interrompre ou détruire et par conséquent serait suivie, l’ordre rétabli, d’un retour déterminé au régime de liberté, le seul sous lequel l’enseignement supérieur puisse prospérer. Mais tout en demeurant libres, les universités ne sauraient-elles adhérer au socialisme dont l’idéal de justice est fait, précisément, pour séduire l’ardeur généreuse des étudiants ? Ses partisans n’ont pas manqué de diriger de ce côté leur propagande et, dans plusieurs centres universitaires, des efforts considérables ont été tentés, en vue de gagner des sympathies à la cause socialiste. Jusqu’ici il ne paraît pas qu’ils aient abouti : les conversions ont été assez rares, mais il ne faudrait pas trop augurer des résultats futurs par l’insuccès présent. Si donc le socialisme réussissait à s’emparer de l’université moderne, qu’y produirait-il ? Il la désagrégerait très probablement ; en admettant que l’esprit de corps ait pu résister aux luttes acharnées par lesquelles il aurait fallu passer, avant qu’une doctrine aussi radicale, aussi subversive fût acceptée par tous, l’équilibre intellectuel se trouverait bientôt rompu : j’entends par là ce mutuel respect qui doit exister entre les diverses Facultés d’une même Université et qu’entretiennent, loin de le diminuer, les courtoises rivalités des professeurs et jusqu’aux jalousies juvéniles des étudiants. Or, sans être injuste envers le socialisme, il est permis de dire qu’il affiche, partout, une préférence non équivoque pour les sciences exactes, une dédaigneuse indifférence pour la littérature et les arts et qu’il professe fort peu de respect pour la vérité historique : en un mot, il se montre utilitaire au premier chef, ce qui est compréhensible, étant donnés son but et ses tendances. Peut-être, cela n’est-il pas de son essence et nos descendants verront-ils à l’œuvre des socialistes lettrés et tolérants ; cette perspective, en tous les cas, dépasse notre rayon visuel et tel qu’il se présente à nous, le socialisme apparaît comme l’adversaire le plus redoutable de l’enseignement supérieur.

xvi

le domaine de l’initiative privée

Supposez qu’un État modèle, créé de toutes pièces, et pouvant ainsi utiliser l’expérience d’autrui sans être gêné par ses propres traditions, ait réalisé l’organisation des trois ordres d’enseignement dans sa plénitude et sa perfection idéales, il resterait encore des lacunes à combler : ce sont ces lacunes qui constituent, dans la pédagogie nouvelle, le domaine de l’initiative privée, domaine fort étendu bien que très morcelé et qui, par sa nature même, semble devoir rester à peu près inaliénable.

Tout d’abord, il n’est pas possible que tous, écoliers, étudiants et surtout collégiens aillent jusqu’au bout de leur filière : de nombreuses circonstances surviennent, qui interrompent une éducation et y jettent le désordre : maladies des enfants ou des adolescents, revers de fortune et changement de condition des parents, séjours au loin — en un mot, imprévus et hasards de l’existence, qu’aucun degré de civilisation ne réussira jamais à diminuer. Cette même instabilité de la vie humaine engendre, parfois, des différences de niveau entre la situation qu’un homme arrive à occuper et l’instruction qu’il a reçue. Insuffisamment préparé à tirer de cette situation tout ce qu’elle comporte, on le voit alors, s’il est courageux, peiner pour acquérir les connaissances qui lui manquent et se mettre en mesure de pousser plus loin. Enfin, celui qui est parvenu au bout de ses ambitions et a posé le pied sur le palier qu’il voulait atteindre, s’illusionne en croyant s’y maintenir sans effort ultérieur. Non seulement, s’il ne prend pas soin de se tenir au courant, le mouvement général des découvertes et de la pensée le devance, mais par le seul fait de son inaction, une partie de ce qu’il avait gagné lui échappe ; et je ne veux pas dire que sa mémoire s’endort ou faiblit : cela est trop naturel ; le phénomène est prévu et un homme n’est point diminué parce qu’ont fui de son cerveau quantité des mots et des faits dont on l’avait bourré. Je parle de l’intelligence : elle s’atrophie aussi bien que la mémoire, d’une façon plus irrémédiable et si graduellement que le principal intéressé s’en aperçoit difficilement. Bref il y a, sans cesse, des éducations à refaire ou à compléter — et tout au moins à entretenir. En plus d’un pays, on s’est déjà efforcé d’y pourvoir, mais instinctivement et comme au hasard ; je ne sache pas que le fait ait été proclamé comme un fait social, dont il convient de tenir compte partout et en toutes circonstances ; avant la découverte qui en fut faite récemment en France, les Français, en tous les cas, ne s’en doutaient guère ; mais aptes à généraliser, ils ont vu l’ensemble du mal dès que son existence leur a été révélée et les œuvres post-scolaires prennent, chez eux, une rapide extension. Les peuples du Nord, par des procédés différents, avaient déjà comblé bien des lacunes ; l’adhésion de la France, c’est l’acheminement certain vers « l’éducation complémentaire » des peuples latins qui l’organiseront à leur tour et y puiseront de précieux germes de relèvement.

Mais pourquoi donc, diront les partisans du Tout à l’État, faut-il laisser l’initiative privée maîtresse de ce domaine ? Il a tous les caractères d’un bien collectif ; ce n’est point une de ces modestes enclaves dont on peut, à la rigueur, abandonner la culture aux laboureurs individualistes, c’est un vaste morceau de terre, tout d’une pièce, et l’État en tirerait admirablement parti. — Voilà bien les raisonnements habituels à ces niveleurs fanatiques ! Qu’ils daignent pourtant réfléchir et ils s’apercevront que l’éducation complémentaire ne peut subsister que par la variété et l’indépendance, deux qualités que ne sauraient avoir les institutions d’État. Comment obtiendrez-vous d’un adolescent déjà émancipé ou d’un homme fait, marié et père de famille, qu’ils se remettent à l’école, qu’ils retournent s’asseoir sur les bancs de bois rangés en face du tableau noir et de la grande carte murale, souvenirs plus ou moins attrayants de leur enfance ? Comment obtiendrez-vous qu’ils écoutent, avec ferveur, l’instituteur faire le cours du soir ou la conférence réglementaire, dont les sujets auront été prescrits par circulaire ministérielle et en vue desquels, le gouvernement accorde au corps enseignant un supplément de traitement ? Ils tiendront une fois en passant, par curiosité ou désœuvrement ; ils ne seront pas des assidus et des convaincus. Du reste l’expérience faite en France sous cette forme, aux deux bouts d’un siècle, est assez concluante ; là où la Convention, déjà, avait échoué, la troisième République est en train d’échouer de nouveau. La Convention s’adressait à des adultes dont elle accusait, non sans raison, la Monarchie d’avoir négligé l’instruction ; la troisième République, à des adultes qui ont laissé se perdre une part des connaissances qu’on leur avait inculquées. L’État négligea, dans les deux cas, de s’apercevoir que la qualité d’adulte transforme l’écolier commandé en un auditeur volontaire, car on n’a pas encore imaginé sans doute — à moins que ce ne fût au Paraguay — de rendre les cours du soir obligatoires.

Cet auditeur prétend, à la différence de l’écolier, choisir ce dont il veut être instruit et rester libre, son choix fait, de le suivre ou non : voilà pourquoi l’indépendance et la variété sont les caractéristiques indispensables des œuvres post-scolaires, et pourquoi ces œuvres ne sauraient échapper à l’initiative privée, sans dommage pour leur avenir.

Elles peuvent se ramener à plusieurs types qui sont tous en fonctionnement à l’heure actuelle. Le premier et le plus simple est celui de la Ligue. Fondée ordinairement par un homme politique, ami de la démocratie, elle recrute ses adhérents parmi ceux qui appartiennent à la même nuance politique : ceux-ci versent une modeste cotisation annuelle ; plus ils sont nombreux, plus la Ligue se développe ; elle crée de tous côtés des cours réguliers, d’ailleurs peu coûteux, et des bibliothèques organisées économiquement : les dons de livres, le concours gratuit de certains professeurs permettent, souvent, de faire beaucoup avec des ressources relativement faibles. L’enseignement, dans ces Ligues, revêt, en général, un caractère plutôt utilitaire. Vient ensuite le Cercle, où la préoccupation sociale est plus marquée et à l’administration duquel les participants se trouvent mêlés, plus ou moins activement. Le cercle a parfois besoin de quelques protecteurs généreux qui comblent, le cas échéant, les déficits d’un budget qui n’a pas l’élasticité de celui de la Ligue, les dépenses, en effet, sont moins faciles à restreindre. L’enseignement y est plus fantaisiste et plus irrégulier : il revêt la forme de conférences et, volontiers, les séances comportent des débats oratoires.

Les Anglo-Saxons ont créé un troisième type extrêmement intéressant, le settlement. La thèse philosophique qui sert de base à l’institution est que, pour que la confiance naisse entre les classes, il doit y avoir contact absolu, c’est-à-dire contact de chaque jour et de chaque heure. Il ne suffit pas que l’ouvrier rencontre le gentleman, reçoive son enseignement, cause avec lui et profite de sa science ; il faut qu’il le voie vivre et alors ce ne sont pas seulement des préjugés (indéracinables autrement) qui s’affaiblissent et meurent, c’est tout l’équilibre social qui se révèle à l’ouvrier et cette révélation l’aide, plus que n’importe quel appui, à s’élever lui-même. Chaque collaborateur du settlement y vient résider plus ou moins longtemps, selon son genre d’occupation ou les loisirs dont il dispose. Cours, conférences, débats y alternent avec le sport et les arts. Le Cercle est, souvent, sous l’influence directe d’une secte, religieuse ou politique ; le settlement qui exige un grand dévouement de la part des résidents est inspiré, en général, par un sentiment religieux large mais profond, ou par un humanitarisme d’un ordre très élevé.

À ce point de vue, l’Université populaire est la plus libre ; elle ne dépend que d’elle-même : elle est aussi la plus compliquée par les ressources à réunir, l’ordre à maintenir, l’entretien des locaux et l’organisation de l’enseignement ; elle ne peut naître et se développer qu’après les types précédents et bénéficie de l’apprentissage qui en est résulté. Ici seulement, l’État pourrait intervenir par des subventions ; mais il ne faudrait pas que la subvention se doublât d’un contrôle trop minutieux Enfin, il existe des associations qui ne rentrent dans aucune des catégories que je viens d’énumérer ; j’ai assisté, à Chicago, aux séances bimensuelles d’un petit club littéraire composé d’hommes d’affaires, appartenant aux classes les plus fortunées de la ville ; chaque quinzaine, l’un d’eux lisait un travail sur lequel la discussion s’établissait aussitôt. Dans la suite, j’ai retrouvé la même organisation fonctionnant dans une petite ville agricole de la Californie du Sud, pour les dames cette fois. C’est bien là l’éducation complémentaire, sous une forme mutualiste. Mais toujours et partout, indépendance et variété apparaissent comme la devise nécessaire qu’il faut inscrire au-dessus du seuil, humble ou monumental — sous peine de faire naître la méfiance et l’ennui, les deux ennemis par excellence des œuvres post-scolaires.

Elles ne sont pas toutes nées. La civilisation dont les formes se modifient sans cesse, nous a conduits vers un militarisme que les optimistes annonçaient devoir disparaître prochainement et qui, au contraire, s’installe en se transformant. Il faudra songer aux soldats et ne pas oublier, selon le mot si heureux d’un de mes amis, le colonel Lyautey, que pendant leur temps de service, on leur doit « la vie totale » et non point seulement la nourriture et l’habillement. Des bibliothèques, des cercles mêmes ont déjà été créés dans certaines casernes : et pourquoi pas des conférences, pourquoi pas l’instruction générale, à côté de l’instruction professionnelle ? Notons que si le paysan, l’ouvrier profitent insuffisamment de l’école primaire, c’est ici l’occasion d’en confirmer, d’en fortifier l’action. Le soldat est un peu un écolier. Sans doute, il faudrait lui laisser la liberté de son choix, dans une affaire qui ne touche pas directement au service militaire, mais l’uniformité de sa vie, l’exemple de ses camarades en feront un auditeur moins fantasque, moins indépendant qu’il ne serait dans la vie civile. Il est étrange que la démocratie n’ait pas encore songé à profiter du hasard qui lui livre ainsi, à l’âge le plus malléable, des auditoires de jeunes hommes, tout prêts à recueillir ses enseignements. Elle y pensera, sans nul doute, et là encore, si elle est bien inspirée, elle fera appel aux bonnes volontés individuelles ; même à l’ombre du drapeau, dans le cadre un peu étroit du formalisme disciplinaire, c’est l’initiative privée qui saura le mieux assurer l’éducation complémentaire du soldat et du marin.

Deux mots à propos des programmes et des professeurs. Les œuvres post-scolaires s’égareraient et périraient, si elles ne savaient être que le prolongement de l’œuvre scolaire. Non seulement les méthodes, mais les sujets doivent être différents. L’expérience acquise, par exemple en Angleterre, par les promoteurs de l’University Extension, est symptomatique à cet égard. Les auditeurs, laissés libres de choisir des sujets de cours, ont presque toujours indiqué de l’inutile, du superflu, ce que du moins nous sommes trop portés à juger tel. S’instruire suppose un effort : cet effort, l’enfant le donne pour devenir homme ; l’homme ne le donnera, à moins d’un intérêt matériel immédiat et tangible, que si vous savez le lui rendre attrayant. Or l’attrait ne se commande pas — ne se devine pas : mais en général, il découle de tout ce qui représente le luxe. J’ai assisté une fois à une conférence faite aux ouvriers des Docks de Londres ; sujet choisi par eux : le Dante. Ils écoulaient avec une attention passionnée, qu’ils n’eussent point apportée à entendre parler sur l’art de décharger les bateaux ! Dante était, pour eux, l’image du luxe intellectuel et c’est pourquoi ils tâchaient de pénétrer le sens de sa personnalité et de son talent. Ces tendances sont à encourager, car elles sont nobles ; ceux qui s’en offusquent et s’en gaussent ne sont que de vils obscurantistes. Donc les œuvres post-scolaires doivent être imprégnées d’idéal. Avis aux fondateurs de sociétés, aux organisateurs de conférences, aux collaborateurs d’universités populaires.

Ces collaborateurs, quels seront-ils ? Évidemment, ils ne sauraient former un corps régulier et compact. Ils resteront disparates et il est bon qu’ils le restent. Chez eux, il faudra toujours, à l’origine, quelque apostolisme et, dans un sens, toute éducation n’est-elle pas une manière d’apostolat ? mais celle-ci surtout, parce qu’elle n’est indispensable ni au professeur qui ne saurait y trouver son gagne-pain, ni à l’élève que rien ne force à la recevoir. Le recrutement des uns et des autres se fera donc toujours à l’imprévu, un peu comme celui des Églises naissantes. Il existe des prédestinés pourtant ; ce sont les étudiants. Une telle besogne est, par excellence, la leur : elle leur permet, à la fois, de se rendre utiles à la société et d’apprendre à connaître les complications de sa structure. Ils ne sont pas les grands prêtres de la science, ils en sont les lévites, les intermédiaires naturels entre elle et la foule. En Angleterre, aux États-Unis, le mouvement d’University Extension est, en grande partie, leur œuvre et beaucoup de settlements ne prospèrent que par leur dévouement. Plus les étudiants comprendront leur rôle social et s’y intéresseront, plus les universités acquerront de prestige et d’influence véritable. C’est par là, qu’à l’époque actuelle, les disciples peuvent s’acquitter envers leur Alma Mater, en lui rendant, en puissance collective, la force individuelle qu’elle aura développée en chacun d’eux.

xvii

l’éducation des femmes

S’il a mis en lumière l’urgence de certaines réformes concernant les droits de la femme, le féminisme paraît avoir relégué dans l’ombre quelques-unes des questions les plus importantes concernant ses devoirs. Le rôle de la femme dans le monde reste ce qu’il a toujours été : elle est, avant tout, la compagne de l’homme, la future mère de famille, et doit être élevée en vue de cet avenir immuable. Que les lois la protègent, qu’on la mette en mesure de résister, et même d’échapper à la tyrannie maritale, rien de plus légitime ; que l’on pourchasse, partout où on les rencontre, des dispositions ineptes ou immorales comme celles par lesquelles le Code civil français édicte la tutelle perpétuelle de la femme, ou interdit la recherche de la paternité, rien de plus nécessaire. Que l’on se préoccupe, enfin, d’assurer à celles qui ne se marient pas, les moyens de gagner honnêtement leur vie, rien de mieux ; mais tout cela ne devrait pas faire perdre de vue le problème principal, qui est d’accorder l’éducation de la femme avec sa mission future, et c’est là ce que négligent les féministes.

Le féminisme n’est autre chose qu’un des aspects du vaste mouvement d’émancipation qui transforme la société moderne et qui relâche et assouplit, un à un, les liens séculaires par lesquels les sujets tenaient au souverain, les fidèles à l’Église, la famille à son chef, les ouvriers au patron : il est aussi déraisonnable de penser que le mariage va sombrer dans cette tourmente que de conclure de ces divers phénomènes, à la disparition de la foi religieuse et de l’amour filial, ou à l’établissement du régime anarchique dans le gouvernement et dans l’atelier. D’où il suit qu’élever la femme en vue de la seule résistance à l’homme, n’est pas moins absurde que de prêcher aux travailleurs, aux enfants, aux citoyens, la révolte systématique contre toute forme d’autorité, quelle qu’elle soit. C’est pourtant ce que l’on s’efforce d’accomplir lorsqu’on prétend arriver à l’égalité des sexes. Égalité ne veut pas dire ici équivalence, mais similitude. L’équivalence est déjà une réalité ; elle l’est devenue en principe du jour où la femme a cessé d’être considérée comme esclave. En tous cas, perfectionner cette équivalence, la compléter, est une ambition noble : plus elle sera parfaite, plus l’estime et l’affection réciproques des époux ont chance de grandir. La similitude, loin de pousser à l’harmonie conjugale, est faite pour la détruire : tout l’attrait qu’exercent les deux sexes l’un sur l’autre réside dans leur dissemblance, cérébrale autant que physique.

Les féministes ne nient pas toujours ces choses ; seulement, ils n’en tiennent pas compte, hypnotisés qu’ils sont par leur rôle de redresseurs de torts. Ils agissent comme si, sur cent femmes, soixante devaient forcément rester célibataires et trente-neuf être malheureuses en ménage, ce qui légitimerait, en effet, qu’on ne s’occupât point de la centième, ou du moins que l’on subordonnât ses intérêts à ceux de ses sœurs, moins favorisées par le sort. Mais, outre que ces proportions sont tout à fait fantaisistes, il convient de se demander si, précisément, le célibat des unes et l’infortune conjugale des autres ne trouveraient pas leur meilleur antidote dans une éducation qui saurait mieux préparer, entre les deux sexes, le rapprochement et l’entente. La femme, avons-nous dit, est, avant tout, la compagne de l’homme ; mais qui dit compagne, aujourd’hui, dit associée. L’homme ne veut ni d’une servante ni d’une rivale : si même il ne se rend pas compte de ses besoins nouveaux, à cet égard, il est certain qu’il les ressent inconsciemment ; ce sont les conditions de la vie moderne, les gains successifs de la civilisation qui les lui font éprouver. Or, après lui avoir fourni des servantes, voici qu’on travaille à lui créer des rivales ; mais qui donc pense à lui préparer des associées ?

Il faut laisser à l’ouragan féministe le temps de passer, car la fougueuse ardeur de quelques apôtres en a décidément fait un ouragan[13], qui par parenthèse, ne semble pas devoir renverser grand’chose sur sa route. Quand le calme sera un peu rétabli, il restera que l’attention aura été suffisamment attirée sur les questions qui concernent la femme, pour qu’on ne puisse plus l’en détourner ; et ce sera toujours cela de gagné.

Alors, avec sang-froid et méthode, on examinera quelles sont les caractéristiques féminines dont il faut tenir compte dans l’éducation, et je pense qu’on en apercevra deux qui dominent toutes les autres. La première, c’est la prédominance du sentiment dans la nature de la femme. Si le raisonnement peut suffire, parfois, à appuyer la vie morale de l’homme, celle de la femme n’a de base solide que dans le sentiment. Une femme qui ne sent pas avant de comprendre est anormale, presque monstrueuse. Ce ne sont pas les raisonnements qui lui feront aimer sa lourde tâche, et les féministes exaltées ont raison en ceci, que le mariage et la maternité sont en effet des jougs odieux, si le sentiment n’est pas là pour les transformer. Le sentiment, la sympathie, le don de comprendre par le cœur, voilà ce qu’il faut viser à développer.

La seconde caractéristique, c’est la tendance naturelle vers ce qui demeure, ce qui est permanent : permanence de la race, permanence du foyer, permanence des affections On dit la femme changeante, versatile ; ce sont le voisinage du vice, l’oisiveté, les habitudes trop raffinées qui, directement ou par hérédité, la rendent telle ; mais, sous la mobilité de l’esprit, elle cache, sans cela, un invincible conservatisme et, de fait, elle est, par sa mission même, la gardienne par excellence de tout ce qui doit durer. Il n’y a pas d’indications spéciales à tirer de là, au point de vue du programme d’instruction. Ce ne sont point les matières enseignées qui doivent différer ; c’est plutôt l’esprit général de l’enseignement. La pédagogie masculine est condamnée en quelque sorte à nous donner, désormais, des hommes agissants ; elle manquerait à son siècle, si le souci de l’action ne la dominait pas ; à cet égard, ceux qui se préoccupent toujours de « moderniser » l’enseignement, de le rendre « pratique » ne sont pas mal inspirés ; où ils se trompent, c’est lorsque les sciences et la technique leur apparaissent comme seules capables de former des esprits modernes et pratiques : l’antiquité et l’histoire, si l’on sait en tirer les leçons voulues, peuvent inciter à l’action d’une manière bien autrement puissante ; en tous les cas, l’atmosphère pédagogique du collège nouveau doit être imprégnée de force vitale et l’enseignement, revêtir un caractère de décision, de fermeté et une vivacité d’allures qui conviendraient fort mal à des auditoires féminins. Considérons, de plus, que les jeunes filles ne peuvent impunément fournir la même quantité de travail, les mêmes efforts que leurs frères. Certaines périodes de leur croissance réclament des soins attentifs et une grande vigilance. Enfin, il existe un ordre de connaissances dont, au nom du progrès social, nous avons réclamé l’introduction dans les programmes masculins, mais qui doit occuper une bien autre place dans les programmes féminins. L’hygiène générale ici ne suffit plus ; il faut faire place à toute une science, du même ordre, mais plus vaste et essentiellement féminine : l’économie domestique.

Longtemps, tout ce que comporte cette science a été considéré comme germant naturellement dans l’esprit de n’importe quelle femme, par la seule vertu de son sexe. La maison, le ménage, l’enfant ? Mais, pour un peu, on eût affirmé que les farouches habitantes des cavernes préhistoriques en savaient là-dessus tout autant que les matrones les plus expérimentées ; évidemment, les ressources leur avaient fait défaut, mais elles suppléaient déjà à la rigueur des circonstances, par la fertilité merveilleuse de leur instinct maternel. Depuis, le christianisme aidant, cet instinct s’est élevé à sa plus haute expression : le mieux donc est de s’en remettre à lui et de le laisser agir. Cependant, comme il faut bien admettre que la cuisine et la couture, qui ont un certain rôle à jouer dans l’existence d’une mère de famille, demandent quand même à être enseignées, on a institué petit à petit des écoles où la future ménagère peut apprendre à manier l’aiguille et le pot-au-feu. En dehors de quelques établissements ou de quelques cours de caractère aristocratique, voilà, ma foi, sous quel angle on envisageait, en plus d’un pays, l’éducation des femmes, il n’y a pas quarante ans. J’imagine que beaucoup d’entre elles prirent ombrage de ces fondations. En causant avec une « senior wrangler » ou quelque autre glorieuse lauréate, on surprendra parfois une indignation muette, une secrète fureur contre la pensée qui y avait présidé ; et cela n’est pas bien étonnant, car l’école professionnelle, ainsi conçue, supprime tout à fait la part de l’idéal et rabaisse plutôt qu’elle n’élève. La femme aime encore mieux qu’on s’en remette à son instinct des soins de lui suggérer ce qu’on ne lui apprend pas, que de se voir convier à l’école pour n’y acquérir que des notions si terre à terre ; l’ignorance lui paraît préférable à de tels apprentissages. De sorte qu’à mon avis, les écoles professionnelles de jeunes filles, loin d’en détourner leurs élèves, les ont souvent poussées vers les exagérations féministes.

Mais qu’est-ce au juste que l’économie domestique ? Que d’autres en cherchent la définition académique ; pour moi, je songe à cet intéressant petit volume dans lequel l’architecte Viollet le Duc raconte « comment on bâtit une maison ». Çà et là, le texte est éclairé par des planches explicatives, heureusement combinées, qui reproduisent la coupe de la maison et mettent en relief les problèmes de la construction et la façon dont on doit les résoudre. Eh bien ! l’économie domestique me paraît être l’architecture morale d’une maison, envisagée elle-même comme la cellule sociale, — et je crois qu’on pourrait aussi dresser le tableau des problèmes intérieurs que comporte cette architecture et en indiquer la solution. De même que dans le premier cas, il y a lieu de distinguer les fondations, les murs, la toiture, les pierres, les briques, le ciment, les plâtres, les travaux du charpentier et du menuisier, du peintre et du plombier, de même dans le second cas, il convient d’examiner, tour à tour, ce qui concerne l’alimentation, le chauffage, l’aération, le lessivage et l’entretien du linge, le jardin et la basse-cour, le mobilier, la tenue des comptes, etc, etc, non pas seulement par rapport à l’hygiène, mais aussi au point de vue du bon ordre et du bon goût, des règles à observer et des économies réalisables. Ce n’est pas la condition future d’une femme qui décidera de la valeur pratique de ces notions ; leur utilité lui est certaine ; qu’elle soit seule ou presque seule pour tout faire chez elle, ou bien qu’elle ait un nombreux personnel à diriger, il n’en est pas moins bon que ces sujets lui soient familiers ; c’est son domaine ; il faut bien qu’ils soient du domaine de quelqu’un ; duquel, sinon du sien ?

Ne vous récriez pas si, à l’occasion, le professeur parle de l’enfant qui habitera la maison ; ne peut-on donc parler de lui sans faire au préalable un cours d’accouchement ? Certaines personnes effarouchées le donneraient à croire : rien n’est plus contraire à la nature, qui prend soin que la femme ait, presque dès l’enfance, la notion de sa maternité future, alors que l’idée du mariage n’a encore, pour elle, ni intérêt ni sens. Parler de l’enfant et des soins que demande sa faiblesse, c’est introduire un peu de médecine ; mais s’il vous plaît, seulement de quoi aider le médecin, et non de quoi le suppléer. Peut-être que j’oublie quelques données utiles ; en tous les cas, c’en est assez pour hausser l’économie domestique au rang des études les plus intéressantes et les plus dignes. Que par ailleurs, la femme possède comme une vue en raccourci de ce que l’homme a appris, ce qui lui permettra de le suivre et de le comprendre — parfois de l’aider — et elle se trouvera admirablement préparée à ce rôle vieux jeu, très vieux jeu ! oh combien ! Mais que voulez-vous, je n’arrive pas à partager ni même à prendre au sérieux les beaux plans d’avenir chers aux féministes. Je crois qu’ils s’illusionnent absolument, que le mariage sera encore l’institution préférée de leurs petites filles et que l’on perd son temps, dès lors, à rêver d’une éducation qui ne serait pas appropriée à cette institution et en méconnaîtrait les caractères fondamentaux.

Pour ceux qui en rêvent, la coéducation est un thème intarissable, et peut-être l’enthousiasme, avec lequel ils en parlent, est-il aussi étrangement exagéré que l’indignation épouvantée dont font montre leurs adversaires. Quiconque a séjourné, le moins du monde, dans une des universités mixtes des États-Unis, sait fort bien que, non seulement on n’y trouve rien à « remarquer », mais qu’on y perd très vite le sentiment qu’il puisse y avoir quelque chose à remarquer. Emportez-y les idées les plus préconçues ; elles s’effaceront d’elles-mêmes, dès que vous serez familiarisé avec l’atmosphère ambiante. Mais, dans ces mêmes États-Unis, essayez de transformer par la pensée en université mixte, telle université d’hommes dans laquelle vous aurez également résidé, et vous vous rendrez compte que cette transformation n’est pas possible. Princeton n’est pas Ann-Arbor, ni Charlottesville, Chicago et il est certain que l’empreinte laissée sur l’étudiant par l’Alma Mater est essentiellement différente, ici ou là. Les questions de climat, de race et de tempérament qu’on fait si volontiers intervenir en cette affaire, ont bien leur importance ; le tempérament espagnol ou le climat de Ceylan sont évidemment peu favorables à des expériences d’enseignement supérieur mixte ; néanmoins, je crois qu’on pourrait les tenter, presque en tous pays et sans trop de danger, à la condition de préparer le terrain et de donner aux paysages intellectuels cette teinte neutre — extraordinairement neutre — qui s’observe partout où les deux sexes collaborent à l’œuvre universitaire. Les universités mixtes, même en Amérique, ne vivent pas de la même vie que les autres ; l’exubérance en est bannie, les points de vue y sont décolorés ; la sécheresse scientifique y est poussée à l’extrême, comme si elle constituait un refuge contre les envolées de l’imagination ; on s’y enferme dans les faits par peur des idées. Ce sont là, je crois, des conséquences générales de la coéducation et on les accepte d’instinct, parce qu’on les sent nécessaires. Ce n’est pas si étonnant, après tout. La nature n’a pas disposé que l’homme et la femme seraient indifférents l’un à l’autre, et si la société a le droit de chercher à contenir leur action réciproque dans les bornes qu’imposent la raison et les convenances, elle n’a pas pour devoir de travailler à détruire cette action : tâche à laquelle il est probable, du reste, qu’elle s’emploierait en vain.

En résumé, la coéducation qui est très naturelle à l’école primaire et semble faite pour y vivifier et y fortifier l’enseignement, est réalisable dans l’université, mais c’est au détriment de l’enseignement supérieur qu’elle rendra terne et timide. Est-il besoin d’ajouter qu’au collège — même dans un externat — elle constituerait la plus folle des imprudences ? Cela ne veut pas dire du reste que nous ne verrons pas s’ouvrir quelques nouveaux « Cempuis » dont on nous décrira avec complaisance les mérites et les succès, en attendant qu’on doive en enregistrer la faillite. Tout ce domaine de l’éducation féminine est comme bouleversé, en ce moment, par l’idée dominante, quoique souvent inavouée, du féminisme : la lutte contre l’homme.

Michelet a dit que la femme était l’arbitre des mœurs et si, dans sa pensée, cela signifiait que les mœurs d’un pays sont telles que la femme veut qu’elles soient, rien n’est plus exact. Mais comment amener sa volonté à s’exercer dans ce sens, et l’éducation y peut-elle quelque chose ? C’est un point délicat. Il va sans dire que l’action pédagogique, à cet égard, ne saurait être qu’indirecte, et qu’il n’est point question de préparer la femme à ce rôle, en le lui faisant connaître à l’avance. Mais pour le remplir un jour, elle aura besoin de se montrer à la fois indulgente et sévère, inflexible et souple ; ces qualités seraient en danger de ne jamais être siennes, si son éducation était ennuyeuse et utopique. On oublie avec une étrange facilité, ce que le bon sens et la gaîté importent à toute éducation, mais à celle de la femme surtout, car elle n’a point, comme l’homme, la ressource de réagir et de chasser par l’emploi, même excessif, des premières heures de liberté, les déprimantes influences subies dans des milieux artificiels et tristes. Il faut donc écarter d’elles les utopies ; et l’armer de pied en cap pour la lutte contre l’homme — ce à quoi tendent les féministes — n’est pas moins utopique que lui dépeindre — comme on fait au couvent — le monde sous l’aspect d’un jardin aux douces allées sablées : ce n’est pas par ces méthodes que l’on formera « l’arbitre des mœurs » ; la pensionnaire innocente sera inhabile à les réformer et sa sœur féministe y sera maladroite, et je ne sais, somme toute, ce qui y réussira le plus mal de la modestie sucrée de la première ou de la farouche intransigeance de la seconde.

Quant à la gaîté, pas n’est besoin d’en indiquer la recette : quiconque y tient pour ses enfants n’est jamais très en peine de la leur procurer ; il suffisait d’indiquer ici que la gaîté de la femme n’importe pas qu’à elle, mais importe aussi bien à la société ; c’est par là, en effet, que la femme a chance d’acquérir sur l’homme assez d’action pour exercer sur l’ensemble des mœurs, l’heureuse influence que prévoyait Michelet.

xviii

l’art dans l’éducation

S’il fallait donner la définition de l’art, au seul point de vue de son rôle dans l’éducation, je dirais que c’est, avant tout, le sens de la beauté. Ainsi l’entendait Ruskin. Mais l’application qu’il fit de sa doctrine fut à tel point britannique, qu’il la rendit presque incompréhensible aux autres peuples ; elle n’en est pas moins juste ni moins applicable à tous. Éveiller dans les âmes juvéniles le sens de la beauté, c’est travailler à l’embellissement de la vie individuelle et au perfectionnement de la vie sociale. Mais comment s’y prendre ? La question doit être embarrassante, car je remarque que la plupart des solutions qu’on y a données, sont maladroites et inefficaces. En tous les cas, ce ne sont pas les nations les plus artistes qui paraissent le mieux inspirées, sous ce rapport. La Grèce et l’Italie n’ont presque rien fait ; en Allemagne et en France, quelques efforts gauches ont été tentés. C’est probablement en Amérique que se trouvent les initiatives les plus heureuses, initiatives privées naturellement et parfois difficiles à découvrir. Je me souviens d’avoir visité il y a dix ans, à Saint-Louis du Missouri, une modeste école des Beaux-Arts que le hasard seul m’avait fait connaître et d’avoir été vivement frappé par la simplicité géniale des procédés d’enseignement. Il y avait là quelques toiles anciennes, quelques groupes de marbre — objets d’art d’une valeur secondaire, mais indiquant le choix judicieux du maître et bien faits pour éveiller chez les disciples la compréhension de la ligne, du relief et du coloris ; leurs pochades encore inexpérimentées, leurs modelages archaïques voisinaient allègrement avec ces tableaux et ces statues. L’une des deux salles servait d’atelier ; la seconde, au premier aspect, semblait un capharnaüm étrange. Une vaste cheminée moyen âge, une porte monumentale style Renaissance, sur les murs des fresques polychromes, une table et de très jolis fauteuils Louis XVI, des verrières flamboyantes, un lustre en fer forgé composaient un ensemble dont je ne compris point, d’abord, l’utilité. Mais grande fut ma stupéfaction en apprenant qu’à part une tapisserie qui décorait le fond de la salle, tout ce que je voyais là était l’œuvre des élèves. Et, d’un mot, le professeur m’expliqua sa méthode : « C’est notre laboratoire », dit-il. Cet homme, qui n’était pas un artiste consommé, avait abordé l’étude de l’art tout simplement, sans s’inquiéter de la routine et du convenu qui nous encombrent nous autres, gens du vieux monde. Disposant d’un maigre budget, il ne pouvait acquérir, au cours de ses fréquents voyages outre-mer, des objets très précieux, mais il prenait des notes et des croquis, se procurait des photographies et des reproductions de tout genre ; à travers les musées de l’Europe, il cherchait, son livre d’histoire à la main, ce qui synthétise une époque et en évoque les aspirations intimes à leur plus belle période d’épanouissement, et, au retour, ses élèves s’attelaient à reproduire, sous sa direction — avec quel intérêt passionné, on le devine — la beauté lointaine dont il leur rapportait l’image.

Il y a là, pour ce qui concerne l’art dans l’éducation — et surtout dans l’enseignement secondaire, non pas une fondation à copier, mais d’utiles indications à prendre. De tels procédés, toutefois, ne s’appliquent qu’à une seule des quatre catégories qu’il convient de distinguer, au point de vue de la culture artistique. Dans la première et la plus haute se classent les agissants, c’est-à-dire ceux qui créent, imitent ou interprètent les œuvres d’art. Dans la seconde, ceux qui ont le sentiment de la beauté artistique sans pouvoir la produire ni la reproduire. Dans la troisième, ceux qui comprennent l’art par le savoir et le raisonnement, mais ne possèdent pas le don de le sentir. Dans la quatrième enfin, ceux — très rares — qui sont absolument rebelles à toute conception des choses de l’art. Il me paraît qu’on ne tient pas, en général, assez de compte de ces variétés essentielles, et notamment de la différence entre le sentiment et l’intelligence qui, l’un et l’autre, donnent accès aux jouissances artistiques, mais à des jouissances d’un ordre bien plus intense et plus élevé dans le premier cas que dans le second. Ou bien, si l’on en tient compte, c’est trop tardivement, quand le classement est achevé depuis longtemps. À quel âge ce classement s’opère-t-il et dans quelle mesure peut-on en rectifier les tendances ? Voilà un point fort important à élucider. Par malheur, on ne saurait y faire de réponse précise ; l’individualité, si peu développée qu’elle soit, joue ici un rôle, rôle obscur, presque souterrain ; les germes artistiques sont mystérieux, pleins de caprices et de bizarreries ; ils ont des poussées soudaines et de longues éclipses, des hâtes superficielles et des retards féconds. Mais sans chercher à prévoir ce qui se passera, on peut pourtant y collaborer, préparer le classement et l’aider à se faire. La période élémentaire convient à cette tâche. En apprenant aux enfants à manier un crayon et un pinceau, à comprendre la perspective et à évaluer les distances, à connaître les notes, à chanter et à solfier, on met à la disposition de leurs facultés éventuelles, les instruments dont, en tous les cas, elles auront besoin pour se développer. S’il y a, parmi eux, des natures chez lesquelles les facultés artistiques ne doivent se manifester à aucun degré, le temps employé de la sorte ne sera pas perdu pour cela. L’éducation du regard, de l’oreille et des doigts n’est inutile à personne. Par contre, si le sens de l’action artistique existe dans le présent ou dans l’avenir, il ne pourra plus désormais s’ignorer. Toutes les poussées intérieures qu’il provoquera se traduiront à l’extérieur par le geste appris. L’adolescent aura en sa possession non certes le mécanisme total, mais il en aura l’alphabet, la clef ; il détiendra les instruments embryonnaires de la création ou de l’interprétation artistique.

Avec l’enseignement secondaire, le plan et les méthodes doivent changer : l’apprentissage du mécanisme cesse d’être une règle applicable à tous ; c’est ici que le solfège et la perspective, imposés sans discernement, risqueraient d’aboutir à une perte de force et de temps. Au contraire, l’heure est venue de faire une place à la théorie de l’art, et le côté par lequel cette théorie est le plus accessible à de jeunes esprits, c’est assurément le côté historique. Exposez le rôle que doit jouer l’art dans la vie d’un peuple en général, vos élèves retiendront peut-être votre exposé ; mais ils ne comprendront pas, parce que, ne sachant pas encore ce qu’est l’art, ils ne peuvent en concevoir la nécessité ; racontez-leur au contraire quelle place l’art a tenue dans la vie de tel peuple, dont ils savent déjà indiquer les dates dans l’histoire et les traces sur la mappemonde, et la chose prendra à leurs yeux un aspect concret ; le lien entre le génie d’un peuple et son art leur deviendra compréhensible. Il en résultera, bien entendu, des clartés générales. La Grèce, avons-nous dit déjà, est plus explicable par ses monuments, ses sculptures, sa musique et son théâtre que par les institutions politiques de ses États ou les querelles intestines de ses citoyens. Il est si facile et si évidemment utile de mêler l’art aux études historiques qu’on s’étonne d’avoir encore à le réclamer.

Cet enseignement ne comporte point d’exceptions ; ceux-là mêmes qu’un sort cruel condamne à demeurer insensibles devant l’Hermès de Praxitèle ou la « Ronde de Nuit » de Rembrandt, devant Saint-Pierre de Rome ou Notre-Dame de Paris, doivent pourtant savoir pourquoi le monde en fut remué. Mais il y a, en outre, des privilégiés, auxquels la pédagogie doit songer ; ce sont ceux qui peuvent sentir l’art. Elle s’efforce de le faire comprendre à tous : elle doit donner à quelques-uns l’occasion de le sentir, et il faut encore qu’elle encourage les timides essais des agissants, de ceux qui, déjà, cherchent à exprimer ce qu’ils sentent. Ce seul mot de privilégiés indique d’où vient l’obstacle à de pareils vœux. Chez tous les peuples qui ont invité solennellement la démocratie à s’asseoir à leur foyer au lieu de s’apercevoir tout à coup qu’elle s’était installée sans qu’ils le sussent, l’idée d’égalité est devenue une des pierres angulaires de la vie publique et notamment de l’éducation. Force est bien pourtant d’accepter, dès le collège, sinon le privilège qu’a créé l’homme, du moins celui qu’institue la nature. Parce que cet adolescent, en s’appliquant beaucoup, arrive à dessiner un œil ou à déchiffrer : « Ah ! vous dirai-je, maman ? », ce n’est pas une raison pour que son voisin, qui couvre les marges de son dictionnaire de rapides et vivantes silhouettes ou qui exécute d’oreille des fragments d’une symphonie de Beethoven, soit privé de suivre son instinct. Non seulement, en ne tenant pas compte de ces dispositions, vous retardez gratuitement son développement artistique, mais il y a quelque apparence que vous entraverez son développement général ; l’art n’est point du tout une dorure à superposer sur un objet terminé ; il fait partie de l’essence même de l’individu qui en éprouve les impulsions ; il peut le guider utilement dans tous ses progrès.

La conclusion, c’est qu’il est nécessaire d’établir dans l’enseignement secondaire ce laboratoire artistique, dont le professeur de Saint-Louis du Missouri avait trouvé l’ingénieuse formule. C’est une honnête pensée de veiller à ce que, dans les collèges, les constructions nouvelles présentent de fins contours et d’harmonieuses couleurs, à ce que les façades de belle apparence soient égayées par des ornements de terre cuite ou de majolique, à ce qu’il y ait dans la galerie d’entrée quelque fresque décorative et dans la cour d’honneur quelque marbre éloquent ; et, aux jours de fête, le concert qu’organise la Direction, avec le concours d’artistes distingués, est certes d’un bel effet et d’une heureuse inspiration. Mais le premier inconvénient de toutes ces choses, c’est qu’elles coûtent très cher, et le second — plus grave — c’est qu’elles sont insuffisantes. L’œil de l’homme et, à plus forte raison, celui de l’adolescent, erre sans s’y poser sur les objets familiers. Quel collégien songe à remarquer ce qui l’entoure quotidiennement ? À force de les voir, il ne sait plus s’il y a de la profondeur dans le paysage de ce tableau ou de la grâce dans le geste de cette statue ; et quant à la douche musicale qu’on lui verse à l’improviste, l’effet produit, si rien ne le prolonge, ne saurait avoir ni consistance ni durée. Les visites des monuments, les séances dans les musées se règlent de la même façon naïvement administrative ; il faudrait réserver ces jouissances esthétiques à ceux qui peuvent en profiter et les faire désirer aux autres — seul moyen de les rendre au moins attentifs à la valeur de l’art. Parmi les professeurs, on trouverait certainement les éléments d’une petite commission artistique qui, selon les cas, prendrait l’initiative des mesures désirables ou exercerait le contrôle sur les entreprises des élèves. Je voudrais que ceux-ci eussent des sociétés chorales et instrumentales et un atelier libre pour le dessin, l’aquarelle et le modelage — que des séances musicales régulières et une exposition annuelle vinssent apporter à ces groupements l’encouragement nécessaire Mais, direz-vous, cela met en jeu la vanité. Belle affaire ! Où prenez-vous donc qu’on puisse faire une éducation sans avoir recours à la vanité ?

Telle est la forme sous laquelle le collégien peut, le plus sûrement, être initié à l’art et en recevoir le baptême. Le beau, ainsi révélé, lui sera-t-il d’un puissant secours dans la montée vers le bien ? On ne doit pas trop y compter. Cette question de la vertu moralisatrice de l’art est en litige depuis longtemps et sa solution serait plus aisée, si on avait soin de définir d’abord le genre de moralisation que l’on a en vue, en la posant. L’art éclaire l’intelligence, captive la pensée, incite l’ambition : ce sont là des résultats moraux suffisamment précieux, mais la morale proprement dite n’en profite guère. Le caractère n’en est point fortifié, la conscience n’en devient pas plus solide, ni la résistance au mal plus fréquente. Le Bien, le Beau et le Vrai forment une trinité laïque que le monde moderne a trop de tendances à assimiler à la trinité théologique, dont les trois personnes composent un seul Dieu. Ici l’unité est fictive ; chacun des termes ne renferme pas les deux autres. La notion du Beau, notamment, peut être indépendante de la notion du Bien et de celle du Vrai. Le Beau idéal tend à se confondre avec le Bien et le Vrai ; mais le Beau relatif, tel que l’humanité le crée et le contemple, n’est ni toujours bien ni toujours vrai. Seulement, en un temps où l’homme est poussé par l’organisation sociale à multiplier les entorses à la vérité et où le trouble en lequel le jette son jeune savoir lui rend confus les contours du Bien, il est naturel que l’on s’appuie volontiers sur le Beau. Précisément, un éclectisme savant et presque trop libéral, agrandit chaque jour ses domaines ; son influence déborde sur tous les sujets et beaucoup d’hésitations et d’incertitudes trouvent un refuge en lui. De là cette inclination à croire que l’art moralise, au sens le plus absolu, le plus complet du mot. L’éducateur ne doit pas accepter cette formule ; mais ce n’est pas une raison pour négliger l’art, comme il l’a fait jusqu’ici — par embarras sans doute de loger, dans ses murailles rigides, un hôte fantaisiste et somptueux. Nous avons dit tout à l’heure, avec Ruskin, que le sens de la beauté embellit la vie individuelle et perfectionne la vie sociale. N’est-ce point suffisant pour légitimer tous les efforts ayant pour but de le faire naître et progresser ?

Et puisque le nom de Ruskin est une seconde fois venu sous ma plume, il n’est pas mauvais de mentionner cette forme charmante de propagande artistique qu’il a semée à travers les sociétés anglo-saxonnes. Qui donc, avant lui, savait donner à la chambre la plus banale, au réduit le plus humble, un air avenant et coquet ? Des artisans spéciaux décoraient les appartements que leurs dimensions ou la richesse des habitants prédestinaient à cette faveur, mais nul n’avait songé à s’improviser décorateur et tapissier pour mettre, en son propre logis, une note de recherche et d’élégance. Je ne sache pas que, dans les cités ouvrières anglaises, cette recherche et cette élégance, partout visibles aujourd’hui, aient nui au travail ou à la prévoyance. Je n’ai pas remarqué que dans les internats, les adolescents qui ornent leurs chambres ou leurs « cubicles »[14] fussent moins virils ni que, dans les universités, les appartements les plus jolis appartinssent aux étudiants les moins travailleurs ou les plus fortunés. Je crois bien avoir fait, maintes fois, des remarques inverses. Il n’y a donc là rien qui soit indigne d’un garçon ; mais il est évident que la chose est, avant tout, du domaine des filles. C’est la passerelle par où l’art s’introduit dans l’économie domestique et peut-être qu’un cours sur l’histoire du mobilier remplacerait avantageusement des leçons passées à nomenclaturer divers acides ou quelques Pharaons.

En résumé, il convient d’ouvrir largement à l’art les portes de l’enseignement secondaire, de ne pas lui demander, au point de vue pédagogique, plus qu’il ne peut donner, mais de ne pas se méfier de lui non plus. Et, s’il fallait à tout prix lui témoigner, à une étape quelconque de l’œuvre éducatrice, un peu de méfiance, j’indiquerais de préférence l’enseignement supérieur, c’est-à-dire l’âge où les jeunes imaginations trouvent à leur service des crayons ayant déjà assez d’aplomb et des pinceaux ayant assez d’éclat pour composer, à l’occasion, quelques-unes de ces fantaisies dévergondées qui ne sont profitables ni à la morale, ni au goût, ni aux études. Si l’art parfois peut compromettre un examen, faire dévier une vocation, c’est autour de l’étudiant qu’il faut veiller.



CONCLUSIONS

Je voudrais essayer de dégager une impression d’ensemble de cette rapide excursion à travers l’éducation publique, telle qu’elle se présente à nous en l’an 1900. Nous avons parcouru successivement l’école, le collège, l’université, cherchant à déterminer en quel sens la démocratie tend à les transformer. Et d’abord, le maintien de cette triple division nous a paru probable, sinon certain. D’apparence artificielle, inutile, nuisible même en théorie, elle est pourtant très favorable au service de l’État, car elle assure la formation des trois catégories de serviteurs dont il a besoin. Or, l’intérêt de l’État importe plus à la démocratie que la réalisation d’aspirations égalitaires nobles, mais impratiques ; pour l’assurer, elle ne craint pas de se déjuger et de paraître renier ses principes les plus sacrés : le rêve de l’instruction intégrale, d’ailleurs, a semblé parfois lui sourire, mais ce n’est point elle qui l’a formulé, c’est le socialisme. Il y a toute apparence qu’elle n’y adhérera jamais, le sentant irréalisable. Rien n’indique, en tous les cas, que les trois ordres d’enseignement soient en voie de se confondre ; on dirait qu’au contraire, entre eux, les dissemblances vont s’accroissant et se fortifiant.

À l’école primaire, deux choses nous ont frappés : c’est d’abord combien la querelle confessionnelle qui s’agite autour d’elle, masque de préoccupations politiques, en sorte que l’on se dispute, en général, l’influence électorale de l’instituteur beaucoup plus que les âmes de ses élèves ; c’est ensuite l’insuccès des tentatives ayant pour objet d’introduire dans l’enseignement élémentaire des aperçus scientifiques qui devaient, pensait-on, former prématurément des esprits réfléchis et rapprocher l’un de l’autre le collège et l’école. Cet espoir a été plus ou moins déçu. Les noms, les faits, les dates, les règles et les chiffres demeurent la longue et ennuyeuse, mais indispensable filière par laquelle l’intelligence et la mémoire doivent passer, avant que de s’exercer sur des idées et des raisonnements ; les progrès que l’ordre primaire peut réaliser s’annoncent dans une direction différente, moins ambitieuse et plus pratique.

L’universalité de la crise dont souffre l’enseignement secondaire nous a surpris, et nous n’avons pas eu de peine à démêler que le surmenage n’y était pour rien ; aussi, les remèdes les mieux faits pour le combattre n’ont-ils aucunement amélioré la situation. En notant toutefois les aspects du mal, nous avons cru en trouver la cause dans l’application d’une méthode, excellente à l’origine, mais que les charges nouvelles, imposées à la pédagogie par les acquisitions scientifiques du XIXe siècle, rendent aujourd’hui totalement défectueuse. Cette méthode étant basée sur la synthèse, il était tout naturel de se demander s’il n’y aurait pas lieu, pour la remplacer, de recourir à l’analyse. Effectivement, le procédé analytique nous a paru approprié aux circonstances et, en nous efforçant de déterminer l’objet auquel il convenait de l’appliquer, nous avons été conduits à concevoir le nouvel enseignement secondaire sous la forme d’une vaste révision du monde terrestre et de l’œuvre accomplie par l’humanité : plan dont le grand avantage serait de donner à l’adolescent une vue d’ensemble (plus ou moins précise, selon le temps dont il dispose) de l’univers, tel que le lui ont préparé les lois physiques et les efforts des hommes, et en même temps, de lui permettre de décider de sa carrière plus librement et plus en connaissance de cause — et dont le seul inconvénient sérieux serait de nécessiter une refonte complète des programmes et des livres de classe.

Le sacrifice de ses programmes actuels n’est pas, du reste, le seul qu’il y ait lieu d’exiger de l’enseignement secondaire, et déjà la démocratie a profondément modifié l’économie de ses établissements et ébranlé les vieilles théories disciplinaires qu’il avait héritées de l’Église. Chaque année qui s’écoule voit s’accentuer l’intervention de l’État et grandir d’autre part le rôle de la famille ; toute une révolution, en somme, dans les mœurs pédagogiques. Le principe de l’inspection par l’État est dès à présent consacré, tant par la pratique de beaucoup de pays que par les aspirations qui se manifestent dans les pays réputés les plus hostiles à l’ingérence officielle ; par ailleurs, l’externat se développe rapidement ; la famille inquiète d’une tâche dont volontiers, jusqu’alors, elle s’était déchargée sur d’autres, y reprend intérêt et réclame sa part d’action sur l’adolescent, le libérant du régime de méfiance qui pesait sur lui.

L’éducation physique, dont l’importance est désormais reconnue, se présente sous une triple figure : le sport, la gymnastique militaire et la gymnastique hygiénique. Le sujet étant encore un peu nouveau, j’ai cru devoir entrer dans quelques détails touchant le passé du sport, ses longues éclipses et les circonstances relativement récentes qui ont créé deux autres formes d’exercice. Toutes trois — mais ces deux-là surtout — ont d’exorbitantes prétentions, chacune se croyant seule apte à régénérer l’espèce humaine et réclamant, à ce titre, le monopole de la formation corporelle ; mais leurs caractéristiques, très différentes, limitent clairement leurs domaines respectifs.

Nous avons étudié, sous le nom d’éducation sociale, des innovations que la démocratie, si l’on en juge par certains indices, s’apprête à réclamer. Dans le collégien, elle entrevoit le futur citoyen, et il est naturel qu’à ce titre elle se préoccupe de le savoir rompu, de bonne heure, à l’observation des lois hygiéniques, qui sont pour elle d’une valeur si haute, et à la pratique de l’association, de la coopération qui sont ses rouages préférés. À cela, nulle difficulté. Les Anglo-Saxons, d’ailleurs, ont éclairé la route. Nombreuses sont les occasions de groupement entre collégiens, même externes, car il va de soi que l’externat ne transforme pas la classe en un cours libre et ne doit pas rompre tous les liens qui unissent l’élève à son collège.

La question de l’enseignement moral et religieux était trop grave pour être laissée de côté ; mais, sans oser la discuter dans ses détails délicats, nous avons constaté la renaissance de l’esprit religieux qui, quand même elle contredit plus d’une prévision et dérange plus d’un calcul, s’impose à tout observateur sincère et loyal — et l’inhabilité de l’enseignement moral à se fonder en dehors de l’idée de Dieu. Si, l’externat se développant, le culte se centralise davantage autour du foyer, le professeur de morale se sentira plus libre de s’appuyer sur cette idée, en dehors de toute préoccupation confessionnelle. Quelle est la puissance de ce double enseignement ? Il ne nous appartient pas de le déterminer, mais il était bon de rappeler que ce qu’on nomme la moralité d’un collège est beaucoup plus une question physique qu’une question morale.

Passant aux universités, il nous a paru qu’elles travaillaient à reconquérir l’autonomie intellectuelle du passé, sans que cette autonomie tende le moins du monde à l’isolement. L’université moderne est plus intensément nationale qu’autrefois ; son rôle, dans le développement de la nation, est plus actif et mieux défini, mais elle a aussi une tâche internationale à remplir dont dépend, pour une large part, le maintien de la paix entre les peuples.

Enfin, examinant l’influence des doctrines féministes sur l’éducation de la femme, il nous a paru qu’elles lui avaient nui et que rien de bon et de durable n’y serait édifié, tant que le féminisme n’aura pas dépouillé ce caractère de revanche, qui fausse toutes ses conceptions et compromet nombre de ses plus légitimes revendications.

L’éducation publique se présente ainsi à nous, sous l’aspect d’un champ qui appelle le travail et promet encore de belles et riches moissons. Mais à cette terre féconde, il faut des efforts très divers. C’est ainsi qu’au point de vue du seul enseignement, l’ordre primaire veut être traité dans un esprit conservateur, presque un peu routinier, tandis qu’on ne doit pas craindre d’apporter à la rénovation de l’ordre secondaire une audace révolutionnaire et iconoclaste, réservant pour l’ordre supérieur des procédés inspirés d’un large libéralisme. En éducation physique, il convient de concilier les méthodes, et c’est par une neutralité respectueuse que s’apaiseront les conflits de l’éducation morale. Enfin, la sagesse conseille d’accepter, sans arrière pensée, le contrôle de l’État et de ne pas s’attarder, à cet égard, dans des luttes stériles. L’initiative privée, d’ailleurs, n’est pas annulée, puisqu’en dehors de l’aide qu’elle peut apporter à l’État sur bien des points de détail, un important domaine lui demeure acquis. Enfin, la rentrée si heureuse de l’adolescent au foyer familial compense précieusement les ébranlements passagers qui peuvent résulter des exagérations féministes.

L’impression d’ensemble est donc optimiste et confiante. Reconnaissons toutefois que la route à parcourir n’est point exempte d’embûches ; une conception de la démocratie souvent étroite et contraire aux faits — une confiance béate et aveugle dans l’infaillibilité de la science — des habitudes routinières qui tendent à ne réformer souvent que les façades — une hâte enfin, qui nous porte à vouloir achever nous-mêmes, au risque d’en compromettre la solidité, les édifices dont nous posons les fondations : tels sont les ennemis de l’œuvre à accomplir.

Ils sont à craindre, surtout en France. On me permettra de rappeler, encore une fois, que notre enquête a porté sur l’ensemble des pays civilisés et non sur la France seule, ni même sur un coin de l’Europe. Mais les préoccupations de tout voyageur le ramènent sans cesse vers son pays ; il le compare à d’autres et la franchise l’oblige, parfois, à reconnaitre que la comparaison est à l’avantage d’autrui. Ainsi en est-il pour l’éducation publique. En avance sur beaucoup de terrains, la France est en retard sur celui-là ; ou du moins ses efforts sont paralysés par un bloc étrange de préjugés séculaires. Rollin, Voltaire et Napoléon ont constitué au vaisseau de la pédagogie française une si effrayante cargaison, qu’il est impuissant à gagner la haute mer. L’heure est venue pourtant d’appareiller pour rejoindre la flotte internationale et le vaisseau, du reste, est en bon état Fluctuat nec mergitur.



  1. Chez les Grecs la lutte ne se terminait pas ainsi : il fallait que l’un des deux adversaires s’avouât vaincu ou fut mis dans l’impossibilité de se relever.
  2. Les « Hellénisateurs » procédèrent en général de la même façon. Renan a raconté la curieuse tentative d’Antiochus le Grand pour helléniser Jérusalem. C’est un gymnase qu’avant tout il décida d’y créer.
  3. L’invention de l’étrier est, croit-on, postérieure à Théodose. Il en est fait mention pour la première fois dans un livre sur l’art de la guerre, attribué à l’empereur Maurice.
  4. Il avait fait construire, pour lui-même, deux jeux, l’un au Louvre, l’autre dans les dépendances de l’hôtel Saint-Paul. Les jeux de paume qui dans le principe ne furent pas couverts (le premier jeu couvert fut bâti au Louvre par François ier) étaient nombreux dans Paris ; on les appelait des tripots.
  5. Revue de Paris, 15 juin 1894.
  6. Revue des Deux-Mondes, 15 mai 1899.
  7. C’est, à mon avis, cette « retenue » qui dans les jeux de balle amène une fatigue souvent hors de proportion avec la force musculaire dépensée, parce qu’elle implique une assez grande dépense de force nerveuse. L’effet se produit avec bien plus d’intensité encore dans l’assaut de fleuret. Mon savant ami, le Dr Fernand Lagrange, a attribué au rôle que joue le cerveau dans la combinaison des coups, l’espèce de dépression nerveuse, cérébrale, qu’il a notée, après l’assaut, chez beaucoup d’escrimeurs et qu’il a contrôlée sur lui même. Depuis lors, j’ai cru m’apercevoir que cette dépression déjà moindre avec l’épée, devenait presque nulle avec le sabre, le poing (boxe) ou le bâton. Précisément de toutes les armes, le fleuret est celle qui exige le plus de « retenue » dans le bras, dans la main et même dans les jambes.
  8. Avec Jahn fut arrêté son disciple Lieber qui, relâché, gagna l’Amérique et dirigea en 1827, à Boston, un Institut de gymnastique.
  9. Il est juste de dire que dans ce nombre il y a beaucoup de membres honoraires.
  10. Il est à remarquer que Iéna et Sedan ont causé sur l’Allemagne et sur la France une influence similaire. Le péril couru, la défaite subie, auront toujours pour effet de mettre en lumière l’importance de la force et de l’entraînement corporels. S’il en fut autrement pour la France, après Waterloo, c’est que Waterloo fut le dernier acte d’une lutte de près de vingt années qui avait épuisé le pays et lui faisait souhaiter avant tout, l’établissement d’une paix durable.
  11. Lors d’un examen auquel j’assistai, à Harvard, il y a une dizaine d’années, j’en comptai 58.
  12. Deux rapports ont été publiés sur l’organisation et le fonctionnement des Associations athlétiques dans les Lycées et Collèges français ; le premier, sous ma signature, a paru dans la Revue Universitaire du 15 mai 1892 ; le second, rédigé par M. Maneuvrier, dans la Revue internationale de l’Enseignement du 15 décembre 1894.
  13. Bien que m’étant constamment abstenu d’émailler ce livre de citations, je ne puis résister au désir de copier ce passage d’une lettre de Mme Clémence Royer, qui me tombe sous les yeux, tandis que je rédige le présent chapitre : « Le mariage, avec la filiation en ligne masculine, a pour condition l’emprisonnement de la femme dans le harem comme celui des cavales dans l’écurie ; encore faut-il que les palefreniers soient eunuques. » Et pour détruire ce fâcheux état de choses, Mme Clémence Royer pense qu’il faudra « l’incendie général de tout ce qui a été écrit depuis que l’écriture a été inventée ». Quand on lit sous une signature, d’ailleurs si éminente, une pareille lettre, on a le droit de parler d’ouragan et de croire qu’il sera passager.
  14. Chambrettes formées, dans un dortoir, par trois cloisons et ouvertes du quatrième côté.