Notes sur des oasis et sur Alger/Tuggurth

Le Roman du LièvreMercure de France (p. 288-290).
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TUGGURTH


Souv. du 5 avril 1896.


Vers onze heures, le soleil inondait le marché. Des jarres vides de goudron bâillaient sous l’azur insensé. Les dromadaires furieux criaient. Nous buvions d’étranges boissons, nous mâchions d’une espèce de résine. La lumière était de feu. Elle ternissait les cœurs sanglants des piments, auprès des têtes de moutons et des dattes sèches. Elle noircissait les caillots coagulés aux poils poussiéreux des cuisses de chameaux tués pour la boucherie.

Vers cinq heures, tout s’adoucissait. Les cafés maures étaient calmes. Au loin ronflait un tambour sourd. Un bêlement de chèvre emplissait l’étendue mortelle.

Le soleil sombrait aux sables. Les chameaux tangueurs, aux rognures bleues, et les ânes patients emportaient des feuilles vers Temacin.

C’étaient de mouvants parterres sur des morceaux de désert mouvant.

Partout, à cette époque pascale, les palmes semblaient pleurer de n’être plus foulées par un Dieu.

Les lamentations des muezzins, vers la Mecque, s’effeuillaient comme des roses taciturnes.

Je vis passer un marabout ; il appuyait sa main droite à l’épaule d’un pâle adolescent. Sans doute, il lui expliquait la sagesse, et, dans la tombée du jour, je me sentis ému à pleurer.

Çà et là, sous un dernier poudroiement de soleil, luisaient des crânes d’hommes que l’on rasait.

Quelque chameau, semblable à quelque grand navire échoué, surgissait au coin d’une rue, près d’une porte, tendant son cou de limaçon géant vers le ciel bleu tendre et doré.

Les couloirs avaient le parfum des roses, parce que dans l’air immobile flottaient les nuages du kief et des tabacs aromatisés.

Des ossements étincelaient aux murs des vergers…

Une jeune négresse, belle comme la nuit, passait, un pompon vert au front ; une autre négresse, revêtue d’un pagne bleu foncé, tenait un fuseau de laine blanche ; un Soudanais se promenait ; une branche verte pendait de sa chéchia sur sa figure.

Les caravanes agenouillées tressaillaient dans le crépuscule, chargées d’herbes violettes.

À mon approche, quelque dromadaire furieux se levait en renâclant du milieu de ses frères, sautait sur trois jambes, l’une ayant été reployée par les chameliers.

… Dans un café maure, la nuit venue, une femme, pourpre et or, dansa. Les bras levés, elle remuait les mains d’un mouvement si brusque et gracieux, que les poignets semblaient rouler sur des billes d’ivoire.

… Des chants nuptiaux s’élevèrent. On conduisait à leur nuit d’amour deux jeunes époux montés sur un âne. Des lanternes brillaient autour d’eux. Ils avaient l’air, l’un devant l’autre, dans leurs vêtements pâles, de grandes fleurs fatiguées.