Notes et impressions d’une parisienne/36


Une Journée au Pays des Jouets


5 octobre 1901.


En lisant la récente affiche que le préfet de police fait placarder sur les murs de Paris, tout un monde joyeux s’est présenté à mon esprit : bébés joufflus, poupées aux teints de roses, polichinelles et soldats de plomb.

Car M. Lépine, oubliant l’ordinaire gravité de ses fonctions, songe aux enfants : il veut, nouveau magicien, que surgissent pour eux des armées de jouets.

Ce seront les étrennes des jeunes Parisiens. Mais, en voulant amuser les petits, M. Lépine s’intéresse en même temps à toute une pléiade de modestes fabricants, bimbelotiers, ayant jusqu’au bout des doigts l’esprit du boulevard, et qui gagnent leur pain en inventant des joujoux pas chers.

C’est à eux que le préfet de police pensa lorsqu’il rédigea sa circulaire ; il voulut, en amenant sur les lèvres des bébés quelques éclats de rire, venir en aide à une industrie qui traverse une terrible crise.

Le jouet français agonise, encore un peu il sera mort.

Ce n’est point que nos enfants ne sachent plus s’amuser, mais les besoins des petits sont comme les nôtres, ils deviennent plus grands.

Une fillette ne se contente pas d’une poupée belle, soignée, bien faite ; elle en veut trois, quatre, une famille.

Il en est de même pour les soldats de plomb, les gamins en possèdent des bataillons.

Les parents, en conséquence, recherchent les jouets bon marché ; l’article allemand, qui nous envahit tous les jours un peu plus, réalise un double rêve : celui des mamans, qui ont beaucoup de jouets pour peu d’argent, et celui des enfants, qui voient s’augmenter la provision des joujoux à détruire.

Ce qui ne gagne pas dans tout cela, c’est l’art français.

Pour remédier à cet état inquiétant, qui menace toute une population travailleuse, digne d’intérêt, M. Lépine vient d’instituer un « concours entre les petits fabricants de jouets à bon marché et d’articles de Paris, pour encourager et récompenser, dit la circulaire du préfet, la création de jouets et articles nouveaux destinés à la vente des baraques du jour de l’an ».

À ce concours prendront seuls part les jouets modestes d’une valeur marchande, variant entre un minimum d’un sou et un maximum de 3 francs. Des primes seront accordées aux joujoux les plus ingénieux. Mais le grand point qui déjà met en ébullition les inventifs fabricants : on n’admettra au concours aucun article déjà connu,

Il nous faut du nouveau, n’en fût-il plus au monde,

telle eût pu être la devise écrite au bas de l’affiche préfectorale.

Pour bien montrer qu’on voulait surtout favoriser le commerce modeste, M. Lépine prit soin d’avertir que « seuls seraient admis au concours, les petits patrons, les ouvrières en chambre, façonniers, etc. »

Une exposition publique des jouets primés aura lieu, et ces bibelots seront ensuite distribués aux enfants pauvres.

Comment cette nouvelle était-elle accueillie par les intéressés ? C’est ce que j’ai voulu savoir, et j’ai entrepris un pèlerinage au pays des jouets.

C’est dans un triste quartier, entre le Père-Lachaise et la Roquette, de sinistre mémoire, que trime toute une tribu de bimbelotiers faiseurs de petites merveilles, qui créent des joujoux avec les vieux déchets du luxe.

La rue Saint-Maur est particulièrement hospitalière à ce genre d’ouvriers ; chaque maison est une véritable ruche ; et du rez-de-chaussée — je pourrais même dire de la cave — aux combles, on fabrique des jouets. Je me présente d’abord. chez un petit fabricant d’automates.

Dans un assez vaste atelier trois gais compagnons travaillent, aidés par une femme qui, sans relâche, du matin au soir, peint les bonshommes articulés, les lapins sauteurs, les singes grimaçants, qui sortent des mains du monteur.

— Eh bien, que dites-vous du concours proposé ?

— Mais, dame, faudra voir, répond le patron d’un air finaud.

Peu à peu cependant, comme je m’intéresse aux marchandises qui m’environnent, la conversation devient plus facile ; l’ouvrier finit par m’avouer qu’il compte bien obtenir une prime et qu’il a un projet, oh ! un projet !…

— Quelque chose de beau !…

L’homme cherche un superlatif, puis lance triomphant :

— Quelque chose de chouette, madame.

Par exemple c’est un secret entre les compagnons et moi, on n’aurait qu’à nous chiper notre idée…

Un voisin de palier ne fait pas tant de façon pour me confier que la revue navale l’a inspiré et qu’il projette une « rencontre sensationnelle entre le Standart et le Cassini ».

— Un jouet épatant et pas cher, je pourrai livrer ça en boîte pour 1 fr. 95 !

Ce brave homme, qui vit tout seul dans une étroite chambre dont le lit disparaît sous les objets les plus disparates, se montre très confiant, il est persuadé que sa création sera remarquée.

Presque tous les industriels que j’ai pu visiter m’ont tenu même langage.

Chacun en particulier se déclare enchanté et se creuse la tête pour trouver le « clou », le bibelot sensationnel.

— Ce n’était pas trop tôt qu’on songeât un peu à nous, me dit un vieux confectionneur de diables qui demeure rue des Boulets. Savez-vous bien, madame, que le commerce baisse au point que moi, qui vendais il y a dix ou quinze ans des centaines et des centaines de « diables », j’en ai tout juste écoulé l’an passé quelques douzaines. C’est lamentable.

Lui aussi a son projet, une vraie surprise dont les enfants raffoleront.

Les grincheux et les pessimistes, il y en a partout, secouent la tête, esquissent une moue dédaigneuse :

— Un concours ! la jolie blague ! Ce sera une exposition de plus pour amuser les Parisiens, mais ce n’est point cela qui fera vendre nos marchandises.

Et comme je proteste :

— Le jouet français est à l’agonie, aujourd’hui on voudrait tout pour rien. Puis, que dire au public lorsqu’il préfère un polichinelle de dix sous à un de trente ? Le premier est mal fait, laid, sans aucune grâce. Qu’importe !

« L’enfant à qui vous le donnerez ne cherchera pas si son jouet est artistique, il ne remarquera que le volume du pantin et son bariolage plus ou moins barbare.

« C’est fausser la vue des enfants de bonne heure, mais les parents ne veulent rien entendre sur ce chapitre, ils ne regardent que l’étiquette, c’est le meilleur marché qui obtient leurs faveurs.

Mon grincheux énonçait dans une langue un peu fruste des idées justes et vraies, qui me faisaient songer aux vœux émis, il y a quelque temps, par un groupe d’artistes qui demandaient que dès l’âge le plus tendre l’enfant ne fût mis en contact qu’avec des objets d’une impeccable forme. L’œil peu à peu s’habituerait au beau. Nos pères obéissaient peut-être à cette pensée lorsqu’ils mettaient aux mains des tout petits ces merveilleux joujoux dignes aujourd’hui des vitrines de nos musées.

Il faut espérer que le concours organisé par M. Lépine contribuera à relever chez nous l’art du jouet, cet art si gracieux et si français.