Notes et impressions d’une parisienne/35


Impressions d’une Journaliste
à la Revue navale de Dunkerque


19 septembre 1901.


Arrivés à Calais à six heures du matin, notre programme portait notre embarquement immédiat à bord du Rapide, qui devait conduire les représentants de la presse au-devant de la flotte russe, pour assister à l’évolution des torpilleurs et passer la revue des énormes cuirassés.

Il en fut ainsi.

À peine descendus du train, après une nuit fatigante, chacun s’interroge : Prendra-t-on le Rapide ? Nous sommes là une vingtaine de journalistes appartenant à la presse parisienne et à la presse départementale ; quelques privilégiés venus en famille sont accompagnés de leurs femmes. Au moment d’embarquer, l’annonce d’une pénible traversée de cinq heures ébranle le courage des plus hardis.

— La mer est mauvaise, ne cessent de nous répéter les habitants du pays. Sûrement vous aurez un grain.

Mais le Rapide nous attend, crachant par sa large cheminée des tourbillons de fumée, et l’on ne va pas tous les jours au-devant d’un tzar.

Les plus timorés se décident : le pont reçoit ses passagers.

Les femmes en toilettes élégantes, chapeautées de clair, s’inquiètent.

— Capitaine, que pensez-vous du temps ? demandent-elles à l’officier de marine qui pour la circonstance a pris le commandement du Rapide.

Le capitaine secoue la tête, regardant les gros nuages noirs amoncelés.

— La mer sera dure ; tout ce que je puis vous certifier, c’est que je n’emmènerais pas ma femme.

En dépit de ce conseil, toutes les dames s’installent de leur mieux sur les pliants disposés sur le pont.

Enfin à sept heures dix les roues commencent à fonctionner.

Quelques minutes plus tard nous sommes en pleine mer et le bateau craque secoué par un formidable roulis !

Des paquets d’eau nous débarbouillent, mais on en rit. Bientôt pourtant à l’entrain du début succèdent les premières atteintes de ce

mal qui répand la terreur

parmi les passagers.

De la proue à la poupe monte un concert de plaintes et de lamentations. Des femmes se trouvent mal, des confrères haletants, d’une pâleur cadavérique, jettent des regards navrés sur les vagues qui montent et balancent le Rapide comme une coque de noix.

Aucun confortable, du reste, sur le bateau. Le capitaine explique aux journalistes qu’il est bien fâcheux qu’on ait choisi ce petit bâtiment dangereux en cas de mauvais temps.

Pour nous consoler on nous apprend que les députés et les sénateurs sont encore plus mal partagés que nous ; ils sont sur l’Augustin Normand, qui nous suit de près et qui en effet roule effroyablement.

Tout à coup, vers huit heures, une surprise nous est réservée.

— Voilà le Standart ! voilà le Standart ! crie-t-on à bord.

Les plus valides prennent des longues-vues.

Oui, c’est bien le yacht impérial ; nous distinguons sa coque élégante peinte en blanc et son éperon doré.

Le navire s’avance, tenant bien la lame, évoluant avec grâce. Tout le monde se redresse, s’accote de son mieux pour voir. Un bel élan patriotique ranime le courage des plus défaillants et un immense cri : « Vive le tzar ! Vive la Russie ! » est poussé.

À bord du Standart, le commandant, dont nous apercevons la poitrine chamarrée de décorations, salue de la main ; de formidables hourras nous répondent. En même temps, les musiciens massés à l’arrière jouent la Marseillaise.

La minute ne manque pas de grandeur ; mais ce n’est qu’une vision, déjà le Standart disparaît dans un sillage d’écume, et nous recommençons à souffrir des coups de lame et d’un effroyable tangage.

Dans la brume, les côtes se dessinent finement découpées : des villages aux clochetons aigus passent, des moulins à vent secouent leurs ailes ; le coup d’œil serait pittoresque n’étaient le vent qui souffle très froid, la pluie qui nous transit et, par-dessus tout, l’horrible mal de mer qui peu à peu s’est emparé des passagers.

Des matelots circulent, offrant du rhum, de l’éther coupé d’eau ; indifférents au grain, ils mordent avec appétit dans d’énormes tranches de pain beurré ; on se prend à envier leur belle sérénité.

Bientôt d’autres bâtiments nous rejoignent : c’est le remorqueur de la Chambre de Commerce, c’est le Nord, c’est la Gazelle, bondés eux aussi de curieux. Des bateaux à voile nous suivent, cahotés, enlevés au-dessus des lames, comme de fréles balancelles.

— Pour combien d’heures encore en avons-nous ? demande-t-on à chaque instant.

En apprenant qu’on ne débarquera qu’à midi, les plus vaillants laissent échapper un soupir.

— Dire que nous avons payé 200 francs une carte pour venir ici ! murmure en gémissant une jeune femme que son mari encourage de son mieux, entre deux crises.

Cette revue navale a provoqué un véritable engouement ; les invitations se sont enlevées à prix d’or ; on me cite un monsieur qui a vendu sa carte de service cinquante louis.

Enfin nous commençons à apercevoir l’escadre. Le coup d’œil est merveilleux, on essaye de n’en rien perdre. Avec des lunettes d’approche les moins malades surveillent l’évolution de la flotte.

On distingue très bien le Cassini et la manœuvre qu’il exécute pour aborder le Standart, manœuvre rendue difficile par la houle croissante. M. Loubet descend dans son canot. On devine vaguement la silhouette du président.

Un moment le canot est couvert par un paquet d’eau, mais bientôt M. Loubet reparaît. Cette fois, très distinctement, nous suivons les mouvements du président, qui grimpe au flanc du Standart pour se placer aux côtés du tzar, à la poitrine duquel saigne le grand cordon de la Légion d’honneur.

C’est la revue qui commence. Un cuirassé russe tire onze coups de canon, et les torpilleurs aux formes de cigares allongés évoluent avec rapidité. Leurs canons à culasse de cuivre étincellent sous le soleil, qui, voulant être de la fête, a percé les gros nuages noirs pour éclairer les flots, qui demeurent quand même couleur d’encre.

Le spectacle est imposant. Nous passons entre les cuirassés géants, qui, arc-boutés sur leurs ancres, demeurent immobiles, défiant la houle.

Les marins, en tenue, forment des chaînes humaines sur les bastingages ; leurs vivats joyeux nous parviennent dominant le vent.

Voici, dans l’ordre où nous les voyons, le Bouvines, le Tréhouart, le Valmy, le Jemmapes, le Bruix, le d’Assas, le Galilée, le Surcouf, le Dupuy-de-Lôme, le Jauréguiberry, le Charles-Martel, le Courbet, le Formidable et le Masséna.

Le quai de Dunkerque, pavoisé de milliers de banderoles qui clapotent, est noir de têtes qui ondulent lentement.

Une foule énorme de curieux stationne pour attendre la venue du tzar et de M. Loubet, qui ne débarqueront que beaucoup plus tard à cause de la marée.

Notre martyre prend fin.

Nous mettons le pied sur la terre ferme, c’est un soulagement pour nous tous.

Dunkerque présente un coup d’œil très pittoresque, avec ses rues décorées de ballons multicolores, d’arceaux de verdure et d’un nombre incalculable d’oriflammes et de drapeaux.

La population endimanchée est joyeuse, des camelots vendent des insignes russes, d’autres des cornets de crevettes. Des musiciens râclent de méchants violons, tandis que des chanteurs ambulants s’égosillent à hurler le « Salut au tzar », dont les promeneurs oisifs reprennent en cœur le refrain :

Salut au tzar, salut à la tzarine !
Et nos élans fiers et respectueux,
Sous le beau ciel qui pour eux s’illumine,
Que nos accents les célèbrent tous deux !
Ils garderont en leur âme attendrie
Le souvenir de ce jour solennel ;
Ils ont ici leur seconde patrie,
Qui les bénit d’un amour maternel !

Dans les cafés, les Dunkerquois absorbent force genièvre, la boisson préférée du pays.

On nous fait remarquer le soin apporté à la décoration de la ville. Toutes les rues avoisinant l’hôtel de ville, la place Jean-Bart et la gare ont été transformées en voûtes multicolores, des pylônes ventrus portent des inscriptions dans ce genre :

HONNEUR AU TZAR !
Dunkerque à S. M. l’Empereur Nicolas.
VIVE LA TZARINE !

Pendant que la foule stationne sur les quais, attendant le débarquement du souverain russe, des délégués de la presse dunkerquoise emmènent les journalistes, venus de Calais, au collège de la ville, où un banquet est servi dans le grand réfectoire.

Deux énormes tables élégamment parées de fleurs sont bientôt occupées. Il y a là de nombreux confrères parisiens, des représentants de journaux étrangers, et presque toute la presse départementale.

Un artiste de la ville, M. Vertmeulen, a illustré le menu d’une composition charmante représentant la rade de Dunkerque sillonnée de navires de guerre. Une renommée s’élance d’un sémaphore pour jeter au monde, au son de sa longue trompette, l’écho de cette journée de fête.

À l’heure des toasts, un confrère remercie les journalistes d’être venus si nombreux, et il demande à lever son verre, non seulement à la bonne confraternité de la presse, mais aussi à la presse féminine, à la Fronde et à ses vaillantes collaboratrices.

L’heure du départ a sonné, le train remporte vers Paris tous les passagers du Rapide. Bientôt Dunkerque n’est plus à nos yeux qu’un petit point grouillant, marée humaine, au-dessus de laquelle flottent, avec des clapotis d’allégresse, des milliers et des milliers de banderoles multicolores.