Notes et impressions d’une parisienne/28


Enterrement
de Madeleine Brohan


28 février 1900.


C’est sans pompe, sans fracas, après une simple messe dans une église de village, que s’en est allée dans un modeste cimetière champêtre celle dont le nom fut entouré de prestige et dont le talent et la beauté troublèrent tant de cœurs.

Point de lettre d’invitation ; à peine, à la dernière heure, un court écho informant le public que Madeleine Brohan, l’ancienne sociétaire de la Comédie-Française, serait inhumée à Fresnes dans le caveau familial.

« On est prié de n’apporter ni fleurs ni couronnes, » ajoutait la note.

Dernière volonté de l’artiste, qui au cours de sa carrière avait ramassé tant de lauriers.

Rue de Rivoli, des anciens camarades, de vieux amis, quelques acteurs de la « Maison » étaient venus secouer un peu d’eau bénite sur le cercueil de la morte et assister à la levée du corps, qu’un de ces longs fourgons noirs devait emporter vers Fresnes. La famille, une poignée d’intimes et une demi-douzaine d’artistes du Théâtre-Français suivirent en landaus.

Je m’étais rendue à Fresnes pour attendre l’arrivée du cortège, tout en essayant de glaner par-ci, par-là, chez les habitants, un souvenir, une anecdote sur la famille Brohan, originaire de ce pays. Un coin pittoresque, au surplus, ce petit village. À vingt minutes de Paris on est étonné de trouver là de vrais paysans, des fermes où les coqs chantent en picorant sur des tas de fumier, et des chemins où les bœufs pesants dodelinent la tête tout en traînant de leurs pas lourds des charretées de fourrage.

Comme restaurant, des auberges au seuil desquelles se tiennent les hôtesses en tablier bleu, épluchant des salades ou pelant de blanches pommes de terre.

En un mot, une campagne pour de bon et non point en toc, en zinc découpé, comme ces banlieues parisiennes qui évoquent les décors d’opéras comiques, avec leurs maisons aux étroits jardinets et leurs arbres rabougris, qu’on croirait sortis d’une boîte de jouets.

Debout sur le talus gazonné de la route de Paris, un pauvre vieux dont les cheveux gris flottent en mèches folles interroge l’horizon ; de temps à autre, d’un revers de main il essuie une larme, qui roule sur ses joues tannées par les morsures du soleil et du vent.

Au loin, la lourde voiture noire apparaît.

— Les v’là, fait l’homme, ah !…

Et sous son tricot de laine déteint un sanglot soulève sa poitrine.

— Vous attendez l’arrivée du corps ? lui dis-je pour engager la conversation.

— Oui.

— Vous connaissiez Madeleine Brohan ? elle a habité dans le pays ?

— Mam’zelle Madeleine ! s’écrie l’homme, mam’zelle Madeleine… si je la connaissais ! Mais je demeurais tout près de leur maison, vous savez bien, à deux pas, le grand portail brun qui est ombragé par un gros mûrier.

« J’ai été à la communale avec elle ; j’étais plus jeune de deux ans, mais c’était moi tout de même qui portais son panier. Et sa mère, mame Suzanne, et sa sœur, mam’zelle Augustine ! Ah ! les bonnes femmes, si charitables ! et elles, les deux sœurs, si jolies, des beaux brins de filles, allez !

La glace est rompue, le pauvre vieux me conte tout ce qu’il sait, la propriété des Brohan, vendue depuis trente ans à des amis, les Doré ; il me parle de la tombe du cimetière où reposent déjà Suzanne et Augustine et aussi l’aïeule maternelle ; il me dit, en apprenant la mort de « mam’zelle Madeleine », sa peine grande de rustre en qui la vision de cette belle créature était demeurée, seule envolée vers l’idéal de cette âme de terrien.

Mais les voitures ont abandonné la route nationale, elles ont tourné dans le chemin qui conduit à l’église, dont le bourdon égrène lentement sa sonnerie funèbre par les fenêtres du clocher.

Je pénètre dans le sanctuaire, une pauvre petite chapelle de village, froide, aux murs trop blancs, aux croisées de verre ordinaire, laissant filtrer un jour cru.

Douze cierges entourent le catafalque, que décorent de modestes bouquets : des violettes, une gerbe de lilas mauve et deux couronnes de fleurs artificielles, dons d’amis s’étant refusés à respecter le vœu de la morte.

Au fond du chœur, derrière l’autel, une croix se détache sur une tenture noire, et c’est toute la décoration mortuaire.

L’office commence : une messe basse, sans chants, sans musique ; la lente psalmodie du prêtre trouble seule le silence religieux. Nous sommes exactement soixante-trois personnes, parmi lesquelles on remarque Mlle Reichenberg, l’ex-petite doyenne, la filleule de Madeleine Brohan et son élève, Mlle Dudlay, Mmes Baretta et Persons, MM. Worms, Proudhon, le céramiste Lachenal, la famille Doré.

La dernière prière dite, on se dirige vers le cimetière ; une pluie fine, serrée, tombe sans interruption, et le vent qui s’élève plaque le surplis de mousseline sur les épaules grêles des enfants de chœur.

On traverse le village, suivis par le regard des habitants accourus sur le pas de leurs portes. Les femmes saluent d’un large signe de croix.

Sous la rafale, lentement, le cortège chemine ; les routes sont défoncées, on barbote, et chaque pas est scandé par un clapotement. En pleine campagne, seul au milieu des champs, dont les tendres brindilles de blé trouent le sol, estompant la terre humide et grasse d’un frottis vert, très léger, gît comme une enclave, tache blanche sur la vaste plaine, le petit cimetière de Fresnes.

Clos de murs, il apparaît accueillant et paisible avec ses tombes de pierre dont les tons crus se détachent sur les ifs aux noires ramures.

Pas de gardien, nul importun, pour surprendre les brisements des cœurs, les agonies des âmes, et troubler les bienfaisantes larmes. En ce coin de repos plane une lourde solitude, une mélancolie douce ; le grand calme des champs descend majestueux.

Oui, c’est bien là le jardin du sommeil, où fatigué, fourbu après la montée rude qui laisse meurtri, on aimerait s’endormir.

L’hiver, la neige alentour doit s’étendre comme un virginal tapis de fiancée ; l’été, quand le soleil arde et poudroie sur la longue route, les blés qui oscillent et penchent leur pesante tête laissent monter des sillons la chanson de l’éternel renouveau.

. . . . . . . . . . . . . . .

Tout en face de la grille, au bout de l’allée principale, une tombe est ouverte, à moitié ensevelie sous les lierres qui s’enchevêtrent caressant de leurs lianes flexibles les bras rigides de la croix. C’est là. Bien simple et des plus modestes, la sépulture de celle qui fut reine par la beauté et le talent et qui emplit le second Empire du bruit de ses succès de théâtre et des fusées de son esprit, « l’esprit des trois Brohan », comme on disait alors.

Une large dalle que la mousse envahit mangeant les inscriptions gravées masque l’entrée du caveau, une assez vaste chambre souterraine pouvant contenir six cercueils à la fois. Du buis, quelques arbrisseaux rustiques croissent, emmêlés, noyant le mausolée sous leurs verdures, et c’est tout.

Mais la campagne embaumée par la pluie sent bon ; déjà les bourgeons font craquer leurs corselets sombres, les oiseaux penchés dans les cyprès gazouillent, bégayent leurs premiers chants d’amour, et le cimetière est paisible, endormeur…

Madeleine Brohan sera bien ici, pour son dernier sommeil…