Notes et impressions d’une parisienne/27


L’Amie de Puvis de Chavannes


2 février 1900.


En quittant le musée du Luxembourg, où une exposition des dessins de Puvis de Chavannes attirait les camarades et les admirateurs du mort, je voulus rendre visite à celle qui durant trente années fut l’amie dévouée, constante, la Musette, si l’on peut dire, du peintre de sainte Geneviève, et qui conserve, dans son âme en deuil, le culte du cher compagnon de sa jeunesse.

À mi-côte de Montmartre, dans le quartier même où Puvis de Chavannes demeura si longtemps et qu’il quitta pour son hôtel de l’avenue de Villiers, une petite boutique à devanture bleu pâle porte cette enseigne :

BLANCHISSEUSE DE GROS

Derrière les rideaux blancs relevés dans les coins, une femme grande, sculpturalement belle encore, debout près d’une longue table à repasser, promène son fer, lentement, les yeux rêveurs. C’est elle ! c’est Berthe Audran, que connurent bien les camarades de Puvis de Chavannes qui vinrent plus d’une fois envahir l’atelier de la repasseuse : pléiade de peintres, sacrés maîtres aujourd’hui. On bavardait, tout en se chauffant l’hiver au fourneau de fonte où les fers rougissaient, et le petit cénacle potinait, cependant que la jolie lingère tuyautait les dentelles des jupons à triple volant.

Berthe Audran avait vingt-deux ans quand, en 1867, elle vit pour la première fois celui qui devait être pour elle, non l’amant de la vingtième année, mais l’ami fidèle, le compagnon déférant. Jusqu’à sa mort, en effet, Puvis de Chavannes n’oublia jamais chaque matin sa visite à Berthe Audran. Accoudé sur la table de la repasseuse, il lisait ses journaux et confiait ses projets, ses espérances, ses déceptions, ses chagrins parfois, à cette femme simple mais dont il appréciait l’intelligence et le jugement sûr.

Curieuse physionomie, du reste, et type rare d’ouvrière, cette Berthe Audran, qui a une allure de grande dame et une éducation littéraire très cultivée.

Tous nos grands romanciers, à commencer par les classiques, lui sont connus. Les œuvres de Lamartine, de Musset, de Chateaubriand lui sont familières ; elle souligne, sans pose, mais avec beaucoup de justesse, les beautés de certaines pages qui la frappèrent.

Elle aime les vers chantants ; quand elle parle de Victor Hugo ou de Musset, ses poètes d’élection, elle s’oublie à réciter quelques fragments de la Légende des Siècles ou de l’Ode à la Malibran.

Après l’avoir vue et écoutée, non seulement on ne s’étonne plus, mais on comprend que Puvis de Chavannes soit demeuré fidèle à la petite blanchisseuse dont la beauté l’avait peut-être pris d’abord, mais dont les qualités de l’esprit le retinrent sûrement par la suite.

Avec les gestes aisés d’une mondaine, Berthe Audran me fait les honneurs de sa boutique, un coin pittoresque. Deux portraits de Humbert, accrochés au-dessus de la table à repasser, voisinent avec des dessins de Puvis de Chavannes et des gravures représentant ses principaux tableaux.

L’une, Doux Pays, orne l’escalier de l’hôtel du peintre Bonnat.

— C’est bien joli, n’est-ce pas ? me dit la blanchisseuse, et d’une aimable attention, car vous voyez ces enfants qui luttent : l’un personnifie le Nord, l’autre le Midi. Comme M. Bonnat est du Midi, c’est le Midi qui est vainqueur.

Un grand rideau de cretonne à fleurs roses partage en deux l’étroit magasin, ménageant une arrière-boutique grande comme un mouchoir de poche. Une table ronde, un buffet de chêne, un petit canapé composent tout l’ameublement, avec un miroir ancien et un vieux christ de bois noir entre les bras duquel s’effrite, jaunie, la branche de buis des dernières pâques-fleuries. J’oubliais trois photographies de Musset, adolescent, homme et vieillard. Le bahut s’encombre de livres : le Génie du Christianisme, Rolla, Notre-Dame de Paris, les Châtiments, la Confession d’un enfant du siècle, des romans contemporains et fatigués, souvent lus, un exemplaire des Caractères de La Bruyère avec cette dédicace :

« En donnant ce beau livre à mon amie Berthe, je lui fais le meilleur compliment qu’elle recevra jamais.

« P. Puvis. »

Mme Audran n’a fréquenté que l’école communale, mais elle m’avoue qu’elle aimait passionnément la lecture.

— Mon ami fut même très étonné, m’explique-t-elle, de mes petites connaissances littéraires ; il les encouragea. Tous les jours nous lisions les journaux ensemble ; il m’apportait toutes les nouveautés de la librairie.

La blanchisseuse n’abandonna pourtant jamais son fer à repasser. Le peintre aurait pu la déguiser en dame élégante, elle était assez belle pour cela ; il préféra lui conserver son caractère particulier et très curieux d’ouvrière frottée de belles-lettres. Il avait tant de confiance dans son appréciation que jamais une toile ne sortit de son atelier sans qu’elle eût donné son avis sur le tableau.

Avis qui se trouvait presque toujours bon et dont religieusement il tenait compte, à ce qu’affirment les intimes du mort. Puvis de Chavannes prit fort souvent Berthe Audran pour modèle.

On retrouve les lignes régulières de son visage, son pur profil classique, dans la sainte Geneviève du Panthéon, et c’est encore la blanchisseuse qui posa la tête de femme personnifiant la Sorbonne, un beau tableau de Puvis de Chavannes qui ne fut jamais exposé et qui orne une des grandes salles de la Sorbonne.

Mme Audran pleura beaucoup quand la mort brutale vint rompre cette amitié de trente ans. Le temps, qui lime les souffrances les plus aiguës, apaisa son cœur ; il ne lui demeure plus du passé qu’un souvenir très doux. Quand elle évoque les causeries pleines d’espoir et d’insouciance de sa jeunesse, il lui semble voir comme un beau tableau dont les lignes s’effaceraient estompées par la tombée du jour.