Notes et impressions d’une parisienne/15


Le Droit de Grâce


9 mars 1899.


Quand les rois montaient sur le trône, ils remettaient au peuple quelques taxes, corvées ou dîmes, en don de joyeux avènement.

Aujourd’hui, M. Loubet vient d’être appelé aux plus hautes fonctions qu’un homme puisse remplir en notre démocratie, et il nous prend envie de lui demander, nous aussi, un don de bienvenue.

Là-bas à la Grande-Roquette, dans la légendaire cellule des condamnés à mort, un jeune homme, presque un enfant, il n’a que vingt ans, passe de longues journées, tenaillé par l’effroi, tressaillant au moindre bruit, dans l’attente ultime d e son heure dernière.

Il vit depuis des semaines avec le cauchemar de la guillotine dressant dans l’aube ses bras sinistres. Il frissonne sous la hantise du couperet justicier dont il croit, la nuit dans ses rêves, apercevoir les reflets métalliques… il demeure angoissé, étreint par l’horreur.

C’est pour lui, pour Schneider, que je veux crier pitié.

Non point qu’il ne fût coupable, certes, et justement puni, mais c’est au nom de sa pauvre mère, si vaillante, si honnête, que son crime plonge dans la honte et la douleur, que je veux implorer, à mains jointes, et réclamer cette tête marquée pour le bourreau, mais que M. Loubet ne laissera pas rouler dans le panier de son, pour ne point tacher de sang son avènement à l’Élysée.

Oh ! s’il avait pu voir, comme je viens de le faire, cette malheureuse mère obligée de quitter son quartier du faubourg Saint-Antoine où elle vendait des fruits dans une petite voiture, bafouée, honnie par les autres marchandes, qui la désignaient aux chalands sous le nom de la « mère de l’assassin », s’il l’avait trouvée, comme moi, secouée de sanglots, son pauvre cœur si gros et si douloureux qu’elle le tient à deux mains dans ses crises de larmes comme si elle craignait qu’il n’éclatât, bien vite il prononcerait le mot sauveur, le mot divin qui doit être si doux à dire : le mot de grâce.

Elle, l’humble, la modeste, ne sait que gémir et prier, aux heures trop pénibles où, fléchissante, elle s’incline sous le poids rude dont la fatalité la chargea.

Hier, je gravissais les quatre étages de son nouveau logement du boulevard Turbigo, où dans une maison d’aspect bourgeois elle est allée abriter son nom sali…

— Madame Schneider ?

— C’est moi.

On me reçoit dans la chambre à coucher, une pièce vaste, très claire, d’une propreté avenante, avec ses fenêtres versant largement la lumière sur deux lits bien étirés, d’une exquise blancheur.

Une table ronde, quelques chaises, une cheminée arrangée avec goût, deux bénitiers, des gravures pieuses, complètent l’ameublement.

Tout de suite mon cœur est attendri par la douleur épandue sur le visage de la mère, jolie encore sous ses bandeaux grisonnants. Nous parlons toutes deux longtemps, elle confiante, moi essayant de lui donner un peu d’espoir.

— Oh ! s’exclame-t-elle tout à coup, si je pouvais parler…

— Au président ?

— Non, je n’oserais pas, mais à Mme Loubet. C’est une femme comme moi, pas vrai ? avec elle j’aurais moins peur, je lui dirais…

— Vous lui diriez ?…

Mme Schneider esquisse un geste craintif : elle cache sa tête dans ses mains, sanglote convulsivement, puis soudain se redresse, avec dans les yeux cette divine et surhumaine énergie des mères prêtes à lutter pour leurs petits.

— Eh bien, quoi, je pleurerais ; les larmes, c’est la prière des femmes, et quand je lui crierais, oh ! de toute mon âme : « Je suis sa mère ! » que pourrais-je ajouter de plus ?

La malheureuse suffoque, halette, la poitrine oppressée par des sanglots mal retenus. Avec un âpre plaisir elle me conte l’enfance de son pauvre garçon, doux, pas méchant, mais la tête vive, sensible à l’excès : Un vrai toqué, déclaret-elle. Et c’est ce qui la peine.

— Il était fou, oui, je vous l’assure, le misérable enfant, et c’est pourquoi on devrait bien me prendre en pitié. Au pays, là-bas, en Alsace, les Schneider sont nombreux, le nom est commun ; savez-vous comment on distinguait la famille de mon mari ? on les appelait « Schneider les fous ». C’est triste à avouer ; je n’avais pas voulu, à cause de mes enfants, parler de ces choses, mais s’il passait sur la terrible bascule, lui, ce serait bien plus horrible encore.

La mère, les yeux ouverts démesurément, les deux mains portées à son cou dans un geste affreux, comme si devant elle venait de surgir le couperet sinistre, pleure douloureusement, les lèvres violacées, les joues pourpres, haletante, le cœur tordu…

La respiration se rétablit, elle reprend vie pour reparler de son fils, de son fils qui n’a pas voulu la revoir.

— Je ne veux pas qu’elle vienne surtout, a-t-il dit à son frère. Avec sa maladie de cœur, si elle m’apercevait derrière ces barreaux, elle serait capable de mourir tout d’un coup. Qu’elle m’oublie donc et qu’il en soit de moi ce qu’il pourra !

En me rappelant ces souvenirs qui la rongent et la minent, Mme Schneider a sur son visage un tel pli de souffrance, de torture, que tout angoissée je promets à la pauvre mère de jeter notre cri de pitié en ces lignes simples et modestes où nous voudrions mettre le meilleur de notre âme.

Une femme, pantelante, souffre, en attendant à genoux une parole de clémence…

Nous avons bon espoir. M. Loubet, en souvenir de la maman en cheveux blancs qui, heureuse et fière, lui sourit de la ferme de Marsanne, ne voudra point repousser cette supplique suprême d’une mère endeuillée qui tend vers lui ses mains tremblantes…

Non, en vérité, il ne le peut pas[1] !


  1. Dans sa modeste carrière, ce sera pour l’auteur un souvenir d’orgueil. Se conformant à l’avis de la commission des grâces, M. E. Loubet avait déjà décidé de laisser la justice suivre son cours ; ayant pu lui faire tenir cet article par un ami commun, le président de la République daigna le lire ; il reprit le dossier et signa cette grâce que lui demandait une mère pour une autre mère infortunée. Les journaux de l’époque mentionnèrent cet incident : une tête fut épargnée grâce à la supplique d’une femme journaliste. Victoire de la pitié.