Notes et Sonnets/On sort ; le soir avance


Sic ego sim, liceatque caput candescere canis !…
Tibulle.


On sort ; le soir avance et le soleil descend ;
Le Jura déjà monte avec son front puissant :
On traverse vergers, plantages sans clôture,
Négligence des prés qu’enlace la culture.
On arrive au grand pont que projeta l’aïeul,
— Vainement, — que, syndic, le père acheva seul.
On s’enfonce au grand bois, chênes aux larges voûtes :
On admire au rond-point où s’égarent huit routes.
Tout au sortir de là, l’ancien toit apparaît,
Dont l’ami si souvent nous toucha le secret,
Manoir rural, pourtant à tourelle avancée ;
Et l’ami nous redit son enfance passée,
Ses jeux, l’école aussi, la fuite, le pardon ;
Les jours dans le ravin à lire Corydon ;
Les immenses noyers aux branches sans défense,
Plus immenses encor quand les voyait l’enfance.
On s’assied, on soupire, avec lui l’on renaît,
On revole au matin que la fleur couronnait,
Et, tandis que le cœur distille sa rosée,
L’œil en face se joue à la cime embrasée
Du Mont-Blanc, dernier feu, si grand à voir mourir !
Mais il faut s’arracher, de peur de s’attendrir.

On revient, côtoyant l’autre pan de colline,
Non plus par le grand pont, mais bien par la ravine :
Le bois superbe à gauche en lisière est laissé.
Plus d’un air pastoral en marchant commencé,
Des murmures de vers, de romances vieillies,
Exhalent l’âge d’or de nos mélancolies.
Et plus nous avançons et plus le jour nous fuit.
Sur le nant[1] desséché ce pont brisé conduit :
On s’effraie, on s’essaie, on a passé la fente :
On remonte, légers, la gazonneuse pente ;
Et le sommet gagné nous remet de nouveau
À la plaine facile où fleurit le hameau.
En avant, le Jura, dans sa chaîne tendue,
Des grands cieux qu’il soutient rehausse l’étendue ;
Une étoile se pose au toit de la maison ;
Il est nuit : et, si l’œil replonge à l’horizon,
Ce n’est plus que vapeurs vaguement dessinées
Et les Alpes là-bas dans l’ombre soupçonnées !

Eysins

  1. Nom du pays pour ruisseau.