Notes de voyage - Un Pèlerinage musical
Mayence, le 30 juillet 1895.
L’Angleterre et l’Allemagne ont fait entre elles, cette année, un échange d’une espèce assez imprévue : elles ont échangé leurs grands musiciens. L’Allemagne a prêté à l’Angleterre Jean-Sébastien Bach ; et voici que l’Angleterre vient à son tour de prêter — ou, si l’on préfère, de resituer — à l’Allemagne Georges-Frédéric Hændel.
C’est, en effet, un Festival Bach qui a remplacé à Londres, ce printemps passé, les séances ordinaires du Festival Hændel : événement considérable, et tel que depuis longtemps il ne s’en était point produit de pareil dans le monde musical anglais. Car il ne s’agissait pas simplement, cette fois, d’une de ces exhibitions de curiosités étrangères qui se renouvellent tous les ans, dans les théâtres et les salles de concert à la mode, durant la season. Ce n’est pas en rival de M. Humperdinck, ni de M. Paderewski, ni de Mlle Yvette Guilbert, que Jean-Sébastien Bach a fait son entrée au Queen’s Hall, mais en rival, ou plutôt en successeur de Georges-Frédéric Hændel : et ainsi ces trois séances du Bach Choir ont su toute l’importance d’une révolution, dans les mœurs artistiques du public anglais. Plus profondément que tant d’autres symptômes que je signalais l’autre jour, elles ont prouvé que l’Angleterre était lasse d’une trop longue fidélité à ses vieilles traditions nationales. Bach se substituant à Hændel, la Messe en si mineur et les deux Passions prenant la place du Messie, de Samson, et d’Israël en Égypte, quel signe pouvait être plus caractéristique d’une époque nouvelle ? Il ne nous resterait plus, après cela, qu’à voir le culte de Racine succéder à celui de Shakspeare.
Encore le culte des Anglais pour Shakspeare n’est-il pas aussi réellement un culte que le sentiment que, depuis plus d’un siècle, ils éprouvaient pour Hændel. Ce n’est pas à une fête musicale, mais bien plutôt à une cérémonie religieuse que j’ai eu l’impression d’assister, toutes les fois qu’il m’a été donné d’entendre en Angleterre un oratorio du vieux maître. Non seulement les Anglais avaient conservé l’habitude d’admirer sans les juger ces œuvres vénérables, — et, de fait, il eût été difficile de les bien juger, car les chœurs et l’orchestre, en particulier, détonnaient de la manière la plus désolante, — mais on avait même continué de les tenir pour ce qu’à l’origine elles avaient été, pour des sortes de vêpres de carême, des solennités sacrées chargées de fournir périodiquement aux âmes anglaises une invariable pâture d’art, de pompe, et de piété. Les plus élégantes jeunes filles se disputaient l’honneur de chanter (hélas, de chanter si faux ! ) dans les Hændel Choirs. On se rendait là comme au temple, avec des mines recueillies ; patiemment on subissait la longue série des récitatifs, des airs, des duos et des chœurs ; et il y avait de certains morceaux que l’assistance entière écoutait debout.
Ainsi Hændel remplissait en Angleterre le rôle d’une institution nationale : et c’est de ce rôle séculaire qu’il vient d’être dépossédé au profit de Sébastien Bach. Non point qu’on l’ait encore officiellement remercié, ni qu’on ait tout à fait cessé d’exécuter ses ouvrages. Mais déjà l’élite de la société anglaise a ouvertement rompu avec lui ; et voici déjà que l’on a transporté aux œuvres de son rival la plupart des marques de vénération que, durant cent ans, on lui avait réservées. C’est maintenant au Bach Choir que se pressent les jeunes misses ; c’est la Messe en si mineur et la Passion suivant saint Matthieu qui sont désormais chargées d’élever à Dieu, sur les ailes de la musique, toute âme anglaise un peu distinguée. « Il est incontestable, écrivait récemment M. Statham, que Bach est devenu à Londres l’objet d’un culte universel. La croyance à sa supériorité sur les autres compositeurs a pris toute la force d’un article de foi ; tous l’acceptent sans phrases, aussi bien les savans que les ignorans. Chacune de ses œuvres est admirée d’emblée, considérée comme le dernier mot de la perfection. Et, par une conséquence naturelle de ce changement d’attitude, on en arrive de plus en plus à mettre Hændel au-dessous de rien. Celui que Beethoven appelait le maître des maîtres n’est plus désormais qu’un pédant ridicule, et personne ne peut plus manifester la moindre admiration pour lui sans risquer d’être mis au rang des pires philistins. »
M. Statham ajoute que les jeunes filles anglaises, en particulier, affectent un profond mépris à l’égard de Hændel, « sans doute pour prouver qu’elles ont passé quelques mois dans une finishing-school d’Allemagne, et qu’elles ont tiré bon profit de leur éducation teutonique. »
Que diraient donc ces jeunes filles si elles apprenaient que tout est chargé en Allemagne, depuis qu’elles en sont revenues, et que le musicien qu’elles méprisent si fort est en train d’y être fêté comme le maître des maîtres ? Qu’auraient-elles dit si elles avaient assisté, il y a trois mois, à l’exécution du Messie au Wagner-Verein de Berlin, sous la présidence de l’empereur Guillaume ? Mais qu’auraient-elles dit surtout si elles s’étaient trouvées de passage à Mayence cette semaine, et si elles avaient vu toutes les autorités musicales de l’Allemagne, les compositeurs et les critiques, et les chefs d’orchestre, et les virtuoses, et les princes régnans, et l’impératrice Frédéric elle-même, leur compatriote, si elles avaient vu cette foule se presser, trois jours durant, en pèlerinage pieux, dans une salle de concert construite à cet effet, par y entendre chanter des oratorios de Hændel ?
Peu importent, au surplus, les préférences musicales de ces jeunes personnes. Mais il n’en est pas moins vrai que, au moment même où l’Angleterre paraissait ne plus vouloir de Hændel, l’Allemagne le lui a repris, reconnaissant en lui l’un des plus grands parmi ses enfans. Comme Bach en Angleterre, c’est Hændel qui a été en Allemagne le héros de l’année. C’est par une ouverture de Hændel qui s’est ouverte à Cologne, le mois passé, la première des trois séances du Festival Rhénan consacrées, suivant le programme, à la glorification de la musique nationale : et c’était déjà indiquer en quelle haute estime on tenait le vieux maître. Mais c’est à Mayence surtout, dans cet admirable festival organisé en son honneur, que l’Allemagne a repris officiellement possession de lui. Depuis les premières journées de Bayreuth, je ne me souviens pas d’avoir assisté à d’aussi belles fêtes. Les toilette y étaient plus négligées qu’aux festivals de Londres, les mines moins solennelles, et personne ne se levait que dans les entr’actes : mais nous étions tous frémissans de bonheur sous cette prodigieuse musique qui se répandait dans la salle, tantôt douloureuse et lente, pénétrée d’une tristesse mortelle, d’autres fois joyeuse d’une joie surhumaine, et toujours également lumineuse et pure, déroulant ses nobles lignes comme une frise antique dans l’air transparent du Midi.
Il serait trop beau de croire, pourtant, qu’à la seule perfection de ses œuvres Hændel ait dû l’insigne triomphe dont vient de l’honorer sa pâtre. Une part de chance se mêle toujours à la destinée de toute gloire, et la gloire de Hændel aurait peut-être dormi de longues années encore en Allemagne sans l’idée qu’a eue un savant musicographe allemand, le docteur Chrysander, de la réveiller de son sommeil séculaire pour la faire servir à sa propre gloire. Ce ne sont pas, en effet, des oratorios de Hændel seul, mais plutôt des œuvres écrites en collaboration par Hændel et le docteur Chrysander, qui viennent de rappeler si brillamment l’attention de l’Allemagne sur l’un de ses maîtres les plus vénérables. Dieu me garde, après cela, de médire de M. Chrysander : et si un peu de gloire lui revient de ce brusque réveil de la gloire de Hændel, Dieu me garde de prétendre qu’il ne l’aura point méritée ! Depuis cinquante ans il a voué à Hændel sa science et toutes ses peines. Non content d’écrire sa biographie, et de nous offrir un modèle de sûre et patiente critique, il s’est encore efforcé d’éclairer ses œuvres par l’analyse de toutes les influences extérieures qui avaient contribué à leur production. Par amour pour Hændel, il s’est constitué l’historiographe de toute la musique vocale du XVIIe et du XVIIIe siècle, il a remis au jour ces centaines de méthodes de chant, d’opéras, de cantates et d’oratorios dont personne, depuis un siècle, ne soupçonnait l’existence. Encore ne s’en est-il point tenu là. Il a formé l’ambitieux projet de rajeunir Hændel, de nous rendre son œuvre, non telle que nous l’ont transmise les vieilles partitions, mais telle, exactement, que le maître l’a créée, toute parfumée de fraîcheur et de nouveauté. Et c’est ainsi qu’à force d’aimer et d’admirer son héros, il s’est trouvé amené à collaborer avec lui.
Ces collaborations posthumes avec les grands musiciens paraissent, d’ailleurs, être fort au goût des nouveaux musicographes allemands. Déjà Hans de Bulow, sous prétexte de remettre au point les œuvres de piano de Scarlatti et des fils de Sébastien Bach, a introduit dans ses vieux ouvrages maints agrémens de son cru. Un éminent professeur du Conservatoire de Leipzig, M. Reinecke, a publié, il y a quelques années, un petit livre des plus curieux où il s’est efforcé de prouver que le texte gravé des œuvres de piano de Mozart n’était qu’une façon de canevas, sur lequel Mozart et les pianistes de son temps se chargeaient de broder, au courant de l’exécution, telles variations que leur fantaisie leur suggérait à ce moment : et aussitôt M. Reinecke s’est mis en devoir de rendre à ces œuvres divines le supplément de beauté que leur auteur, avec son insouciance ordinaire, avait négligé d’y adjoindre.
Beethoven lui-même n’a pas échappé à cette mode nouvelle : on ne s’est point encore avisé de changer des notes à ses partitions, mais déjà on a commencé à y changer les indications des mouvemens ; et c’est désormais un usage admis en Allemagne, sur la foi de je ne sais quelle affirmation du facétieux Moscheles, de précipiter ou de ralentir, au gré des chefs d’orchestre, le tempo inscrit par lui en tête des morceaux de ses symphonies.
Quiconque a un peu étudié, en même temps que les œuvres de Beethoven, la vie et le caractère de ce grand homme, reconnaîtra aussitôt ce qu’il y a de presque sacrilège à outrepasser de cette manière des indications où il apportait tant de soins. Pour Mozart, la chose est tout autre ; celui-là n’était pas un artiste, pas même un homme, mais une sorte d’enfant des contes de fées, tombé par hasard du ciel, et n’ayant jamais d’autre pensée que de fredonner les douces chansons qu’il y avait entendues. Assurément il ne lui est jamais arrivé de jouer deux fois de suite le même morceau de la même façon ; et ce qu’il écrivait n’était sans doute qu’un lointain écho de la musique surnaturelle qui, nuit et jour, jaillissait en lui. Mais d’autant plus il est aujourd’hui difficile à un musicien, si savant qu’il soit, de compléter des textes qui, d’ailleurs, n’ont pas besoin de ce complément pour nous consoler de la vie. Et j’avoue que les additions de M. Reinecke, en particulier, me paraissent pour la plupart absolument inutiles.
Tandis qu’il me semble au contraire que M. Chrysander a eu raison tout à fait de vouloir compléter Hændel : car celui-là n’a certainement pas noté ses airs tels exactement qu’il les faisait chanter ; et certainement les détails qu’il n’a point notés sont de ceux qu’avec un peu d’étude on doit pouvoir rétablir. On sait en effet que tous les oratorios de Hændel sont des œuvres de circonstance, écrites le plus souvent en quelques jours, et destinées à être chantées dans telles ou telles conditions spéciales. A chacune des exécutions nouvelles d’Hercule, par exemple, Hændel remaniait la partition qu’il en avait faite d’abord : suivant la science des chanteurs et la force de leur voix, il ajoutait ou retranchait des airs à leurs parties, et dans les airs eux-mêmes il ne se faisait pas faute de simplifier ou de compliquer. Et l’on sait, en outre, qu’à des prétentions qu’ils ont fidèlement conservées aujourd’hui, les chanteurs joignaient autrefois une variété de connaissances qui remplirait d’épouvante les plus savans chanteurs d’à présent. Le moindre d’entre eux était tenu de savoir varier un air de vingt façons différentes, d’improviser à chaque fois de nouvelles cadences, en un mot de tenir vraiment le texte écrit pour un simple canevas, et de collaborer avec le musicien pour tous les détails accessoires.
Et non seulement nous pouvons être assurés que les airs de Hændel n’étaient point chantés tels qu’ils étaient écrits, mais, par une bonne fortune admirable, nous savons encore de quelle façon ils étaient chantés. On a conservé, en effet, un air de Hændel que celui-ci l’avait lui-même annoté pour une chanteuse, marquant tout le détail des nuances, des variations, des vocalises, des cadences, qu’il entendait que l’interprète adjoignît à son texte. C’est sur ce précieux document que s’est appuyé le docteur Chrysander, et sur tous les traités de chant des maîtres italiens de Hændel, Granacci, Zacconi et les autres, pour restituer à ces vieux airs la variété et l’éclat que le cours du temps leur avait enlevés. Et à en juger par les deux oratorios que je viens d’entendre à Mayence, Debora et Hercule, c’est là une partie de sa tâche où il a pleinement réussi. Les ornemens qu’il a introduits dans les airs de Hændel n’ôtent rien à cette prodigieuse pureté de contours qui est, à mon avis, leur principale beauté : la phrase se déroule toujours harmonieuse et claire, sous des variations, destinées seulement à maintenir toujours fraîches l’expression et la couleur. Et lorsque, à la fin des airs, dans le silence de l’orchestre, le chanteur roucoule une cadence avant de retomber sur la note finale, le plaisir qu’on en éprouve est vraiment trop inoffensif pour qu’on puisse s’aviser de le trouver inutile.
En même temps qu’il remettait au point les parties de chant, M. Chrysander s’est encore efforcé de nous restituer, telle qu’à l’origine elle devait être, l’orchestration de ces oratorios de Hændel. Et ici encore on ne saurait trop le louer du résultat de son travail. Suivant les intentions expresses du maître, il a divisé l’orchestre en deux parties, le grosso et le ripieno, le grosso chargé de l’accompagnement des soli, le ripieno plus spécialement destiné, dans les passages où il internent, à faire de l’orchestre comme un double chœur opposé au double chœur des voix. Et, toujours suivant l’intention expresse de Hændel, c’est au cembalo ou clavecin que M. Chrysander a confié le soin de marquer le rythme dans tous les morceaux, et de remplir l’harmonie dans les morceaux sans accompagnement. Peut-être seulement, sous prétexte de remplir l’harmonie, M. Chrysander a-t-il parfois prêté à la partie de cembalo des harmonies bien singulières, et d’un romantisme un peu trop wagnérien ? Après cela, qui sait ! Ce Hændel était un homme de ressources si variées, et les inventions les plus imprévues lui coûtaient si peu !
La musique des oratorios ainsi restituée, il s’agissait maintenant d’en traduire les paroles. L’entreprise, à dire vrai, n’était difficile que pour ce qui touchait le récitatif ; car dans les airs, les duos, et les chœurs, le détail des mots n’a guère d’importance, et les vers de M. Chrysander rendent le plus souvent assez bien la signification générale du texte anglais qu’ils remplacent. Mais il en allait autrement du récitatif, surtout dans des œuvres toutes dramatiques, comme Samson, Judas Macchabée, ou Hercule, où c’est le récit qui constitue la base même du drame, un récit condensé à tel point qu’on n’y trouverait pas un seul mot qui ne porte. Dans ces conditions, il a paru à M. Chrysander qu’il avait le devoir de choisir entre les paroles et la musique : et, très courageusement, il a choisi les paroles. Il a traduit littéralement, avec une fidélité scrupuleuse, le texte anglais des récitatifs, après quoi il a modifié la musique pour la mettre d’accord avec le texte nouveau. Et c’est, en vérité, de toutes ses innovations, celle qu’il m’est le plus malaisé de lui pardonner. Car il a beau dire que c’est le drame qui importe avant tout, je ne peux me résigner à voir ainsi altérer, mesure par mesure, l’harmonieux caractère des phrases de Hændel : sans compter qu’on dirait par instans que ce n’est point pour mettre la musique d’accord avec sa traduction, mais pour l’embellir et la rendre plus expressive, que M. Chrysander l’a si librement remaniée. Dans ces récitatifs d’une simplicité toute classique, il a introduit les accidens les plus variés, dessinant des mélodies pour ne pas faire répéter plusieurs fois la même note, bouleversant le rythme à sa fantaisie. Je sais que ces questions de traduction sont toujours infiniment compliquées ; mais outre que la langue allemande est assez parente de l’anglaise pour rendre le passage plus facile, je ne puis oublier que lorsque la Société des Grandes Auditions nous a offert, il y a quelques années, Israël en Égypte, un musicien français, M. Xavier Perreau, a fait une traduction de cette œuvre admirable où il a su garder aux paroles toute leur force d’expression, sans presque jamais être contraint de modifier la musique. Sa traduction est d’ailleurs, je crois, le modèle du genre. Combien je l’ai regrettée en entendant ces récitatifs de M. Chrysander ! Et combien j’ai regretté la noble musique de Hændel !
Je ne puis, en revanche, que louer sans réserve M. Chrysander pour la façon dont il a rempli la dernière partie, la plus importante peut-être, de sa tâche : celle qui consistait à retrancher, après avoir ajouté. Car il a admis dès le début, la nécessité absolue de pratiquer, dans les oratorios de Hændel, de larges coupures. Ces oratorios, en effet, étant avant tout des œuvres de circonstance, contiennent une foule de morceaux qui n’y figurent que pour répondre à telle ou telle condition fortuite. Il y a ainsi des airs qui sont dus à ce qu’un ténor voulait chanter le même nombre d’airs que la basse ; il y a des chœurs pris par Hændel à d’autres oratorios de lui-même ou de ses confrères, et introduits là pour permettre à la séance de durer aussi longtemps que les précédentes.
Et sous toutes ces parties en quelque sorte contingentes, les oratorios de Hændel sont de grands drames dans le genre des tragédies grecques, des drames où le chœur et le récit tiennent le rôle principal, mais où se déroule devant l’auditoire une action pathétique. Il s’agissait donc, désormais, de dégager le drame de ces accessoires inutiles, de resserrer la suite de ses péripéties, de le faire apparaître devant notre public moderne dans les meilleures conditions pour qu’il pût nous toucher. C’est ce qu’a essayé de faire M. Chrysander, et c’est en quoi il me semble avoir le plus complètement réussi. Abrégés comme il nous les a offerts, les deux oratorios que nous venons d’entendre sont vraiment des chefs-d’œuvre de puissance et de vérité dramatiques, Hercule surtout, si vivant et si passionné, sous l’inaltérable pureté de ses formes, que pour la première fois, en l’entendant, j’ai compris l’émotion tout ensemble contenue et profonde que devaient produire sur le public athénien les drames harmonieux de Sophocle. Encore ne faut-il point juger trop sévèrement le vieux Hændel, pour la faiblesse qu’il a eue d’alourdir par toute sorte d’airs et de duos superflus la forte unité dramatique de ses œuvres. Dans ces exécutions modèles mêmes de Mayence, M. Chrysander et le chef d’orchestre, M. Volbach, l’organisateur de ces fêtes, ont dû sacrifier une ou deux fois aux exigences des chanteurs : il y a tel air de Hyllus que j’imagine qu’ils auraient volontiers coupé, sans le désir que manifestait le ténor de chanter encore cet air-là ; et maint autre passage que j’ai entendu chanter ne figurait pas à l’origine dans le libretto abrégé de M. Chrysander. Mais ni ces additions, ni la reprise de certains airs, que le public a voulu réentendre, ni un de ces longs entr’actes à la vieille mode allemande, — que nos wagnériens s’imaginent, bien à tort, être seulement à la mode de Bayreuth, — rien de tout cela n’empêche l’exécution des oratorios de Hændel de n’avoir plus maintenant qu’une durée d’à peine trois heures au bout desquelles chacun s’en va les oreilles tout imprégnées de musique, sans l’ombre d’ennui ni de lassitude, mais plutôt avec un regret d’avoir vu s’évanouir si vite un si magnifique univers d’émotion et de poésie.
Ainsi durant près d’un demi-siècle, dans l’étude et le recueillement, M. Chrysander a préparé ces exécutions modèles des oratorios de son maître bien-aimé. Encore ne serait-il point parvenu à les réaliser de sitôt sans le précieux concours d’un jeune homme, M. Fritz Volbach, qui partagera désormais avec lui la gloire d’avoir ranimé en Allemagne le culte de Hændel. Est-ce Hændel qui a conduit M. Volbach aux théories de M. Chrysander, ou bien sont-ce les théories de M. Chrysander qui l’ont amené à s’occuper de Hændel ? Il s’en est occupé, du moins, avec une touchante et active sollicitude, et c’est à ses efforts que sont dues, surtout, les fêtes admirables où nous venons d’assister. Il s’est constitué, en quelque sorte, le chevalier servant de Hændel. Non content de diriger l’exécution de ses oratorios, il est devenu, par amour pour lui, journaliste, pamphlétaire, et conférencier. Dans toute l’Allemagne et dans toute l’Europe il a recueilli des souscriptions pour ces fêtes de Mayence : il a intéressé à l’entreprise le grand-duc de Hesse, et l’impératrice Frédéric, il y a intéressé toutes les sociétés musicales de Mayence, de Darmstadt et des villes voisines, qui se sont réunies, sous sa direction, pour former un merveilleux ensemble instrumental et choral. Et l’on m’a raconté que c’est pour le devancer, — et pour arriver le premier, cette fois encore comme toujours, — que l’empereur d’Allemagne a fait exécuter à Berlin, il y a trois mois, le Messie de Hændel, remanié suivant les méthodes de M. Chrysander. Mais on m’a dit que l’exécution de Berlin, faute d’une préparation suffisante, avait très médiocrement réussi, tandis que les fêtes de Mayence ont été un véritable triomphe, et vont placer d’emblée M. Volbach au premier rang des chefs d’orchestre d’Allemagne. Un souffle véritablement hœndelien a pénétré, grâce à lui, l’orchestre, les solistes et les chœurs : et c’est encore à mes vieux souvenirs de Bayreuth que je dois remonter pour retrouver une semblable impression de profonde unité artistique. Aussi ne m’étendrai-je point sur le mérite des chanteurs, dont les noms, d’ailleurs, ne sauraient rien apprendre au lecteur français. Les uns venaient d’Autriche, d’autres de Hollande, il y en avait même un qui venait de Londres, et qui chantait en anglais : mais tous obéissaient, avec une soumission exemplaire, à la direction de M. Volbach, et c’est en vérité un assez bel éloge pour me dispenser de tout autre. Les deux oratorios choisis pour ces fêtes étaient, comme je l’ai dit, Débora et Hercule. Ils ne comptent point parmi les plus célèbres ; mais il me semble à présent que ce sont les plus admirables de tous, tant j’ai eu, à les entendre, de surprise et de joie. Le premier, Débora, écrit en 1733, n’a pas encore la puissance dramatique des œuvres qui l’ont suivi ; il n’est même, à proprement parler, qu’une suite de chœurs. Mais jamais je n’ai entendu des chœurs d’une expression aussi forte, animés à ce point d’un souffle héroïque : tous les sentimens d’un peuple religieux et guerrier s’y traduisent tour à tour avec une précision pour ainsi dire littérale, et revêtus d’un magnifique appareil d’harmonie et de timbre. Le second acte, notamment, avec ses trois grands chœurs de structure si diverse, un chant de colère, un chant de volupté, et un chant de foi, m’a paru comparable aux morceaux les plus parfaits d’Israël en Égypte et de Judas Macchabée.
Mais que dirai-je d’Hercule, que l’on nous a joué aux séances suivantes ? Je ne connais rien dans l’œuvre de Hændel qui produise, avec des moyens aussi simples, un aussi grand effet d’émotion tragique. C’est un drame, les Trachiniennes de Sophocle imitées presque scène pour scène, un drame plein de passion et de vie, comme les drames de Gluck, mais où la passion et la vie s’offrent à nous sous une forme essentiellement poétique, dans un merveilleux ensemble de mélodies et de contrepoints. Seul Beethoven, dans sa Messe solennelle, a retrouvé le secret de cette expression à la fois si profonde et si riche ; mais il y a dépensé ce qui lui restait de forces, tandis qu’on dirait qu’à Haendel toute expression venait sans le moindre effort, et que d’un seul regard il entrait jusqu’au fond des âmes. Hercule, Déjanire, Uyllus, Iole, à peine se montrent-ils que nous les connaissons à jamais, et autour d’eux c’est le chœur qui rythme l’action, tantôt nous préparant aux catastrophes prochaines, tantôt nous apitoyant sur la misère de vivre, et tantôt encore glorifiant l’amour en des chants qui serpentent et s’enlacent doucement, et nous laissent comme un souvenir de tendres caresses.
Telles sont les chères et profondes jouissances que viennent de nous offrir, au nom du vieil Hændel, deux musiciens allemands, dans le même temps où les musiciens anglais se décidaient enfin à ne plus prendre au sérieux le génie de ce maître des maîtres. Et je sens bien qu’il me faudrait maintenant, suivant l’usage, esquisser un parallèle entre Hændel et Bach : car l’ombre de Bach s’est projetée si large sur notre horizon musical qu’elle a complètement recouvert celle de l’auteur d’Hercule ; et quiconque parle de ce dernier avec un peu d’amour est pour ainsi dire tenu de s’en excuser aussitôt devant son rival plus heureux. C’est à quoi, cependant, je ne pourrai me résoudre, non seulement parce que je ne me reconnais pas l’autorité qui conviendrait pour une comparaison de ce genre, mais surtout parce que, dans le cas particulier de Hændel et de Bach, cette comparaison me paraît plus dangereuse encore qu’inutile. C’est elle qui, en Angleterre comme chez nous, par le seul fait de son existence, a causé le plus fort dommage à la renommée de Hændel, ou plutôt c’est elle qui nous a si longtemps détournés de cet homme prodigieux, simplement parce qu’elle nous a fait croire que Jean-Sébastien Bach pouvait nous procurer, plus subtiles et plus variées, des joies musicales d’une espèce pareille. Tandis qu’il n’y a jamais eu deux arts plus différens que celui de Bach et celui de Hændel ; et pour être nés la même année, dans le même pays, pour avoir tous deux employé la même langue, ces deux maîtres n’en sont pas moins aussi éloignés l’un de l’autre que, par exemple. Diderot de Buffon, ou Lamartine de Michelet. Tout les sépare : les circonstances de leur vie, leur éducation musicale, leur caractère, mais surtout leur métier et la conception qu’ils se sont faite de l’idéal artistique. Et de là vient qu’à les rapprocher on risque de les méconnaître tous deux, car ils ont employé leur génie à deux arts différens. Bach a été un poète lyrique. Toute sa vie, et sous toutes les formes, ce sont les émotions de son propre cœur qu’il a essayé de traduire. Et toujours Hændel, au contraire, a été un dramaturge, un infatigable créateur d’âmes vivantes et de sentimens en conflit. Mais il a été, lui aussi, un poète ; et si l’œuvre de Bach est plus intime et d’un agrément plus raffiné, combien la sienne, en revanche, est plus haute, plus sûre, plus parfaitement belle ! Seule, peut-être, elle nous donne le sentiment de la perfection toute pure : avec l’univers de passion qu’elle agite dans ses contrepoints, toujours elle reste harmonieuse et sereine, semblable, en vérité, aux nobles figures de Phidias, ou à ces cartons de Raphaël, si vivans et si dramatiques, et cependant baignés d’une atmosphère sacrée. Hændel est le grand classique de son art : tel il est apparu, jadis, à tous les musiciens, à Gluck, à Mozart, à Beethoven, et déjà à Sébastien Bach lui-même, qui le vénérait comme un dieu. Et ce serait assez, je crois, de quelques fêtes encore comme celles où je viens d’assister pour remettre son œuvre au rang qui lui sied.
T. DE WYZEWA.