H. Simonis Empis (p. 205-211).

CEUX DE LA FOULE

L’EXIL DU PÈRE NAAS


Pour Maurice Barrès.

On le dit Allemand ; et c’est là-dessus qu’on se base pour l’empêcher de ramener en France ses tristes os ; de rentrer comme rentre le chien fidèle, blessé à mort, usé par l’âge, ou exterminé de fatigue, qui se glisse par la porte entre-bâillée, reprend, au foyer, la place habituelle et s’y couche — pour mourir !

On le dit Allemand… et, sur ses soixante-quinze ans, il en a voué cinquante-huit à la France ; comme il lui a donné ses sept enfants cinq fils, cinq soldats pour aider à la défendre, et deux filles pour aider à la repeupler !

On le dit Allemand — et, personnellement, il compte trente et un ans de service actif : sept ans de service militaire, avec douze campagnes ; et vingt-quatre ans de service forestier.

Que faut-il donc de plus pour être français ?… Naître de ce côté du Rhin ? Il y est né ! Alors ?

Alors, si vous le voulez bien, avant que de vous dire la cause de cette persécution abominable (et quel «crime » la motiva), nous allons étudier ensemble la vie du vieillard dont je me suis constituée l’avocate parce qu’il est pauvre, seul ; parce qu’il est victime d’une iniquité affreuse ; parce qu’il s’éteint, en exil, de misère et de désespérance ; parce qu’en dépit de tous les gouvernants du monde, il est, à mon sens, Français, bien Français, bon Français — autrement que la plupart de ceux qui lui interdisent la patrie !

Que c’est mal, ce qu’ils font là ! Et quelle peine vous prend à constater que ni le pouvoir, ni la fortune ; aucune des ambitions résolues, aucun des vœux exaucés, aucune des jouissances atteintes, n’arrivent à faire pénétrer la miséricorde dans l’esprit des parvenus ! Bien au contraire, il semblerait. Tel, qui était accessible à la pitié, n’étant rien, devient arrogant et dur quand la réussite lui a glissé son socle sous les pieds — comme un tabouret d’ouvreuse ! Alors, il fulmine, domine… Une rancune hargneuse lui vient contre les petites gens qu’il aimait jadis ; et qui ont exhaussé son triomphe de leur effort, qui l’ont calé avec leur cœur tout chaud, tout saignant : la rancune des mauvais débiteurs payant en haine l’intérêt de leur dette !

Oui, cela donne du chagrin — et de la colère !

Mais chagrin et colère sont armes inutiles, nuisibles, plutôt, si les faits ne leur donnent raison. Suivons donc Naas, ce pauvre bonhomme à cheveux blancs, du coin de village français où il naquit, au coin du village allemand où il va mourir, quelque jour, de privations et de douleur ; loin des siens, de son clocher, du berceau des petits-enfants parmi lesquels il en est — grâce à vous, politiciens ! — qu’il ne connaît même pas.

Naas, donc, est né en France, en 1817. À sa majorité, il tira au sort, fut incorporé, fit ses sept ans, consciencieusement.

Vers 1845, libéré, il entra, comme garde, dans l’Administration des forêts.

Trois ans plus tard, son premier enfant naissait. Celui-là : Jacques (aujourd’hui âgé de quarante-quatre ans, et employé chez un marchand de vins de Longwy) prit part, comme sous-officier d’artillerie, au siège de Metz, et servit jusqu’en 1872.

À cet aîné-là s’adjoignit bientôt un cadet : Pierre, né en 1851 ; qui exerce présentement, à Jauf, l’état de forgeron. Celui-ci fit, comme caporal de zouaves, la campagne de 1870.

La famille s’augmentait, les charges devenaient plus lourdes ; il fallait chercher quelque besogne mieux rétribuée, quelque emploi plus lucratif. Vous souvient-il, alors, en quels termes la France — pimpante, piaffante, ayant presque reconquis son surnom d’invincible — était, avec ces misérables petits États d’Allemagne si épars, si divisés, si appauvris ?

On riait, à Paris, de ce tas de principautés, duchés, archiduchés… décrochez-moi ça de l’équilibre européen ! Et une pitié protectrice, acidulée d’un peu d’ironie, tombait sur ce bazar à couronnes !

Qu’aurait-on eu à craindre ? Aussi, toute la haute société se ruait-elle à Bade, à Ems, autour du tapis vert. Les journaux n’étaient pleins que des prouesses des beaux messieurs et des belles madames revenant d’Allemagne ou s’y rendant. Et sur la frontière du Rhin même, d’une rive à l’autre, on était tous parents — le sachant ou sans le savoir ! Entre Strasbourg et Kehl, c’était un défilé perpétuel de noces qui traversaient en dansant le joli pont… violon en tête !

Qui aurait pu pressentir la brouille, les batailles ; et nos chefs surpris ; et nos troupes écrasées ; et le fleuve roulant comme de l’eau fraîche, entre les races désormais ennemies, des torrents de sang — le réveil, enfin, à toutes ces promenades, toutes ces rustiqueries, toutes ces séances de roulette, tous ces soirs de fête, tous ces matins d’excursion ?

Où les diplomates ne prévoyaient rien, un pauvre diable de garde forestier pouvait bien ne rien deviner. Il y avait plus de bénéfice, pour lui et ses petits, à exercer son métier de ce côté-là du Rhin que de ce côté-ci ? Il y alla, faisant pour nourrir sa marmaille ce que tant d’autres faisaient pour leur amusement… à qui personne n’a jamais songé à en faire reproche !

En Allemagne, il demeura plus de dix années. Son troisième fils : Charles (aujourd’hui âgé de trente-six ans, et exerçant à Bouxières-aux-Dames la profession de forgeron ; après avoir été classé dans la réserve) y naquit. De même, en 1858, son quatrième fils : Joseph, — présentement forgeron à Champigneulles, après avoir fait, à deux reprises, ses vingt-huit jours. De même, en 1863, son cinquième fils : Hubert, garçon brasseur à Saint-Sébastien, près de Nancy ; et qui va, lui aussi, au mois de mars prochain, faire ce que la loi lui réclame de service militaire.

Enfin, pendant ce séjour outre-Rhin, les deux aînés, Jacques et Pierre, vinrent également en France remplir leur devoir : l’un faisant partie de la classe 1868, l’autre, en 1869, s’engageant volontairement pour cinq ans.

Ces détails sont quelque peu arides, mais le premier soin d’une plaidoierie en faveur d’un malheureux doit être de préciser du mieux possible. Sinon, l’opinion, mal saisie de l’affaire, ne peut rendre son verdict en connaissance de cause.

Et c’est de la vie, du restant de vie d’un homme, qu’il s’agit ici…

En 1870, dès la première nouvelle des hostilités, Naas réintégra immédiatement la mère-patrie, renonçant à son poste, aux bénéfices qu’il lui assurait, à la retraite qui y était attachée. Deux de ses enfants étaient déjà sous les drapeaux ; il amenait les trois autres, tout son sang, toute sa chair ! Et ses filles firent de la charpie ; tandis que les derniers nés, trop jeunes pour combattre, s’appliquaient aussi de leur mieux — suivant leur grand vouloir et leurs faibles forces — à se rendre utiles.

Ai-je dit que le père, soucieux de cette situation. d’enfants nés à l’étranger et inscrits naturellement au lieu de leur naissance, s’était empressé, dès leur rentrée, de les faire immédiatement naturaliser ?

Tous ses devoirs remplis envers son pays, il le servit encore, en rentrant au corps des gardes forestiers. Jusqu’en 1884, c’est-à-dire jusqu’à soixante-sept ans, il tint, m’a-t-on dit, son emploi comme un jeune homme : plein de zèle, d’activité et de courage. Mais je ne réponds pas ici d’une petite inexactitude de date. Peut-être se retira-t-il un an plus tôt, peut-être un an plus tard… avouez que ceci est de peu d’importance.

Puis, à Bouxières-aux-Dames (où il séjournait depuis huit ans, près de Charles, son gas no 3), il se mit à bricoler ; à faire les tas de petits métiers que peut exercer, à la campagne, un ancien encore vert, qui ne veut être à la charge de personne. Cinq ans se passèrent ainsi.

C’est alors que le père Naas commit son « crime » : l’action vilaine, honteuse, coupable, qui vaut à ce grognard d’être traité de Prussien ; et d’avoir été jeté, voici trois ans, hors de France comme un espion, ce dévoué Français !

Il distribua des bulletins boulangistes !

Le fit-il pour gagner quarante sous ? C’est probable. Le fit-il parce que son sang de troupier, amoureux du panache, l’y poussait ? C’est possible. En tout cas, soit pour une raison, soit pour une autre, c’était son droit.

Cependant, tandis qu’on relaxait simplement, le lendemain, ses camarades arrêtés (gardés seulement le temps d’entraver la propagande), lui, on le chassait au delà de la frontière, avec défense de jamais rentrer.

Voilà trois ans qu’il rôde le long de la patrie, frôlant l’ourlet de sa robe — l’ourlet blanc et noir des limites — de ses mains qui, de plus en plus, tremblent et s’affaiblissent ; implorant, suppliant qu’on le laisse aller mourir près des siens, qu’on ne le laisse pas crever en territoire ennemi !

Nul n’a pitié de lui, nul ne le défend… que Maurice Barrès à qui il écrivait, il y a quelques jours : « Je voudrais tant dire adieu à mes enfants ! Je suis ici sans aucune ressource et dans la plus grande misère… »

Il n’était pas Boulanger, il n’était pas Rochefort, il n’était pas Dillon, cet obscur retraité, ce donneur de prospectus électoraux — pourquoi appliquer à cet humble le grandiose châtiment des chefs ?

Il y a là, entre le délit et la peine, une disproportion qui choque le bon sens, une cruauté qui crève le cœur !

Tenez, vous de qui cela dépend sans que je sache au juste à qui je m’adresse, je ne me fâche plus… je prie ! Je prie bien instamment qu’on rende cet aïeul à ses fils ; qu’il puisse exhaler son dernier soupir dans le lit où ses petits ont aspiré leur premier souffle ; que les rudes doigts qui ont manié le fusil, pour la patrie commune, ferment ses paupières ridées ; et qu’il soit enseveli en terre française — ce patriote ![1]

  1. Cela a été refusé.