H. Simonis Empis (p. 198-204).

LES FAISEURS DE CÉSARS


« On demande un brave général ! » écrivait un de nos confrères, voici cinq jours, dans le Matin.

Venait, ensuite, l’habituelle diatribe contre les photographes qui tirent les clichés au goût du jour ; les imagiers, qui se permettent de fabriquer, de préférence, les images qu’ils vendent le mieux ; et, enfin, les gens qui, mécontents de l’état de choses actuel — lequel est, cependant, bien fait pour satisfaire tout ensemble les délicats et les affamés ! — se permettent de tourner d’un autre côté leurs regards et leurs espoirs.

Finalement, l’auteur jetait sur l’Europe un coup d’œil d’indicible dédain. Et, après l’avoir déclarée toquée et détraquée ; après avoir tancé de belle façon la France elle-même (qui ne lui semblait pas marcher droit), constatait une fois de plus, avec une satisfaction sans mélange, que lui et son groupe gardaient intact le monopole de la vertu et du sens commun.

Je n’irai pas à l’encontre de cette illusion ; m’en remettant à la phrase du vieux Latin : « Les dieux aveuglent ceux qu’ils veulent perdre. »

Et ils sont bien perdus, ceux qui, après avoir traversé l’ouragan où faillit sombrer la barque, nient le flot et la nuée, la foudre et le vent ! Un miracle les a sauvés, et ils en attribuent l’effet à leur personnel mérite ; ils ne voient ni les brèches de la cale, ni les trous de la voilure ; ils ne rajouteront pas une bouée, ne remplaceront pas un cordage ! Qui leur parle de danger ? Ne flotte-t-elle pas au haut du grand mât, la fière devise : Fluctuat nec mergitur !

Et ils ne s’aperçoivent point que le grand mât lui-même branle dans le pont craquelé et quelques-uns, sérieusement, avec une jactance inconcevable s’écrient, le poing sur la hanche : « Jamais nous n’avons eu peur ! Jamais nous n’avons été en péril ! »

Pauvres gens !

Mais regardez donc, là-bas, tout à l’extrémité de l’horizon, ce point imperceptible qui grandit en se rapprochant comme le vol d’un oiseau de mer. Il recèle en lui tous les courroux du ciel, toutes les fureurs de la mer : l’assaut des vagues, la mitraille de la grêle, le tonnerre qui assourdit, l’éclair qui tue !

C’est l’armée des nuages qui s’est ralliée au loin et qui s’avance, déployant ses ailes, en bel ordre de bataille, contre votre coquille de noix.

Aux agrès, fol équipage ! Réparez vite les avaries de la dernière tempête, si vous voulez essayer de lutter contre celle qui se prépare — et qui sera bien autrement terrible !

Les ennemis de la République assistent, de la rive, à l’équipée, et se frottent les mains. Ils savent bien que, si les choses durent ainsi, le naufrage est au bout.

Les républicains sans illusions regardent aussi, na- vrés, la ruine de toutes leurs espérances. Ce bateau qui s’en va là-bas, dansant sur l’onde, au-devant de la mort, porte, non pas leur fortune, mais le rêve de toute leur vie — l’idole à tête de femme à laquelle plusieurs ont sacrifié leur bien-être et sacrifieraient volontiers leur existence !

Ils s’époumonent à crier gare ; mais le bruit de leur voix se perd dans le bruit du vent et le bruit des flots. À bord, on les déclare « rasants », pessimistes… voire un peu traîtres. Est fauteur du péril, et en est responsable, quiconque n’a pas embarqué ; a refusé de courir l’aventure ; n’approuve ni la ligne suivie ni l’insouciance livrant aux éléments, sans radoubage et sans garanties, un navire démantelé.

Qui eût cru, cependant, qu’on ne réparerait point ; qu’on laisserait les choses en l’état, que rien ne serait fait pour conjurer le danger sans cesse renaissant ?

Je me rappelle toutes les belles promesses prodiguées à ceux dont on mendiait l’appui — et je lis, sur leurs visages déçus, qu’on n’a plus à compter sur leur crédulité pour l’alliance du demain.

Si le boulangisme n’a pas réussi, pourtant, à qui le doit-on ? Au général Boulanger lui-même ? Certes oui ! Mais les démocrates de gouvernement ne sont-ils pas les débiteurs des socialistes… qu’ils sont allés chercher « jusqu’au fond de leurs repaires » afin de solliciter d’eux une trêve ; l’oubli des justes rancunes ; le coup d’épaule vigoureux que ces gas d’atelier ou d’usine pouvaient seuls donner ?

Le peuple, las de tout, dégoûté de tout, écœuré par vingt années d’attente, se ruait joyeusement derrière l’inconnu qui passait. Quel qu’il fût, il ne pouvait être pire que ceux qu’on connaissait déjà ! Quoi qu’il fît, les pauvres n’en seraient ni plus malheureux, ni plus abandonnés ! Que risquait-on ? La République ?… Tant d’ouvriers, dans le chômage, la grève, l’éternelle misère, commençaient à se demander si ce n’était qu’un mot !

Et, sans le peuple, les politiciens bourgeois ne pouvaient rien — beaucoup avaient vu le 2 décembre 1851 !

Les gouvernants descendirent du char de l’État… il est des ruelles si étroites, dans nos faubourgs, que les voitures n’y pénètrent point ! Ils trébuchèrent dans les escaliers noirs ; grimpèrent jusque sous les toits ; posèrent leurs séants culottés de drap fin sur des chaises de paille ; serrèrent des mains dont les durillons égratignaient la peau de leurs gants.

Il fallait sauver la République à tout prix ; ramener le peuple, ce bon peuple égaré ; lui faire comprendre qu’il sacrifiait son bonheur à un caprice, que la « dictature » amènerait pour lui les pires catastrophes.

Évidemment, il avait à se plaindre du régime présent, et tout le monde s’en rendait bien compte. Mais, une fois la lutte finie… il verrait !

Les autres écoutaient, très graves :

— C’est sérieux, ce que vous nous dites là ? On votera les lois ouvrières ? On règlera la question des syndicats ? On réglementera, de façon juste, les rapports entre le Capital et le Travail ? Les vieux ouvriers ne crèveront plus de faim, comme des chiens, au coin des bornes, après trente ans de courageux labeur ? Les veuves et les petits n’iront plus les unes au trottoir, les autres à l’Assistance ? Les pauvres, enfin, seront moins malheureux ?…

— Oui ! oui !! oui !!! On leur fera même des surprises !…

Ah ! la bonne plaisanterie !

Qu’a-t-on promis au populaire ? Tout. Que lui a-t-on donné ? Rien. Comptez donc encore sur son appui pour tantôt, si vous avez besoin de lui !

Le peuple (écoutez bien ce que je dis, parce que j’en parle en être qui le connaît et a vécu de sa vie) le peuple est, aujourd’hui, à qui saura le prendre.

Que, demain, X…, Y… ou Z… arrive avec un programme contenant la taxe sur le revenu, une législation nouvelle de l’héritage, une répartition plus équitable de l’impôt, d’autres choses encore — et vous verrez si on le suivra !

Le boulangisme est mort ; le mécontentement n’a jamais été plus vivace. Qu’un peu de temps se passe ; que l’attente des réformes promises solennellement s’éternise ; que pénètre dans l’esprit du populo cette idée qu’il a été « refait »… et les dirigeants sauront ce qu’il leur en cuira, de ses déceptions et de ses légitimes griefs !

On aura beau lui faire des mamours ; lui promettre monts et merveilles. « Chat échaudé craint l’eau froide », dit un vieux proverbe ; peuple trompé n’écoute plus rien — il enverra promener les faiseurs de promesses, même s’ils sont sincères.

Vraiment, la cécité de ces gens est effrayante. Comment ne comprennent-ils point que ce sont les seize ans d’espoirs avortés, écoulés depuis l’avènement de la République sans améliorer le sort des humbles, qui l’avaient cru l’universelle panacée ; comment ne se rendent-ils pas compte, ces gouvernants, que ce sont leurs propres erreurs, leurs fautes, leur égoïsme, leur j’menfichisme, leur gloutonnerie, et leur mépris des misérables, qui ont fait, bien autrement que les chromos d’Épinal ou les refrains de beuglants, le général Boulanger !

C’est bon pour M. Quesnay de Beaurepaire de raconter que les cent mille hommes de la gare de Lyon étaient payés ! J’y étais, moi, je les ai vus… ils étaient rudement sincères, allez !

J’en connaissais pas mal que j’avais vus dans les meetings, à droite, à gauche. Ils passaient en courant, tenant à la main — c’était la sortie de l’ouvrage — leur boîte de menuisier, leur sac de zingueur ; beaucoup avaient encore la serpillère de toile verte attachée au ventre.

J’en appelai un ou deux par leur nom, étonnée de les voir là.

Ils répondaient, ralentissant à peine le pas :

— La Sociale est trop longue à venir ; et nous en avons plein le dos, de la République à Ferry ! Vive Boulanger !

C’était des soudoyés, n’est-ce pas ?

Mais allez donc dire cela à qui écrit des choses dans ce goût-ci :

« Ce qu’on veut, ce qu’on cherche, c’est un homme d’action, un homme résolu, prêt à recommencer ce qui marchait si bien, l’an dernier, et ce qui s’est trouvé tout à coup arrêté par la défaillance inattendue que vous savez. Le pays a été profondément remué par cette aventure sans issue, et peut-être y a-t-il encore en l’air une foule d’atomes crochus, qu’on pourrait attirer, amalgamer et concentrer autour d’une même cause. Seulement, il faut quelqu’un qui plaise, quelqu’un qui agisse, quelqu’un qui ait figure de prétendant ou d’aventurier. »

Et, naturellement, on représente la réaction et la révolution, tenant chacune une lanterne et, comme Diogène, cherchant l’homme. Or, personne ne le cherche — tout le monde l’attend !

Ce sont les dirigeants d’aujourd’hui qui lui mâchent la besogne et vont l’amener par la main. Ils font la couverture du lit où couchera le « sauveur ».

Que viennent-ils accuser les autres de complots ou de conspiration ? Ce sont eux qui trahissent leurs clients et leur cause. Ils ont suscité, il y a un siècle, le coup d’État de Brumaire ; ils ont amené, voici quarante ans, le coup d’État de Décembre ; ils préparent le coup d’État de demain.

Ce n’est ni un parti ni un autre, ni les Blancs ni les Rouges, ni l’argent ni les paroles, ni les intrigues ni les harangues qui font les Césars — c’est le mécontentement du peuple !

Quiconque le provoque est traître à la République et fauteur de dictature !