Notes d’un musicien en voyage/Chapitre 24
Avant de quitter New-York pour me rendre à Philadelphie, j’offris un banquet à mon orchestre.
Avant de nous livrer à la composition de speechs bien sentis en dégustant l’excellente cuisine de Brunswick, je reçus de mes musiciens une marque d’estime accompagnée d’un souvenir matériel auxquels je fus des plus sensibles. Ils vinrent en corps m’offrir un bâton de chef d’orchestre, que dis-je, un bâton de maréchal. Ce bijou est en gutta-percha imitation d’ébène, avec les deux bouts en incrustations d’or, enchâssant d’un côté une agate, de l’autre une améthyste. Au milieu du bâton est une lyre d’or massif, avec le monogramme du donataire. Les musiciens me remirent en même temps les résolutions suivantes, écrites sur satin blanc :
« Dans une réunion des soussignés, membres de l’orchestre jouant sous la direction de Jacques Offenbach au Gilmore’s Garden en cette ville, il a été :
» Résolu que, désireux d’exprimer à notre honoré directeur et ami notre sérieuse et chaleureuse appréciation de sa personne depuis que nous avons appris à la connaître, il est
» Résolu que nous lui présentons ce bâton comme témoignage de nos sentiments cordiaux de respect pour sa réputation si bien méritée et soutenue ici si honorablement ; d’admiration pour son génie, son habileté et son zèle dans notre profession ; et comme tribut de notre affection qu’il a gagnée par l’excellence de toutes ses relations avec nous. » Résolu, que sa courtoisie constante, son obligeance, son amabilité et sa véritable amitié pour chacun de nous et nous tous, l’ont rendu cher à nos cœurs et nous rendront toujours agréable le souvenir de notre association.
» Résolu, que nous lui offrons nos vœux les plus sincères pour sa prospérité et son bonheur, et puisse un succès plus grand encore, s’il est possible ; couronner sa carrière à venir. »
Je les remerciai chaleureusement en leur exprimant toute ma reconnaissance et en les assurant que l’excellent souvenir que j’emportais de leur talent et de leur sympathie vivrait éternellement dans ma mémoire.
Le lendemain, c’est-à-dire la veille de mon départ pour la ville de l’exposition, je recevais à souper les sommités littéraires, artistiques, et financières de la cité impériale. Voici en quels termes le Courrier des États-Unis en rendait compte.» Peu d’artistes européens auront été aussi fêtés à New-York que l’auteur de la la Grande Duchesse. Il faut dire aussi que Jacques Offenbach a sans doute reçu des fées le don précieux qui jusqu’à présent semblait être l’apanage exclusif des louis d’or : il plaît à tous. On peut discuter le compositeur, il n’est personne qui n’éprouve la plus vive sympathie pour l’homme Sa cordialité, sa modestie, son esprit brillant qui, quoique toujours prêt à la riposte, ne s’écarte jamais des lois de la plus stricte courtoisie, son affabilité sans pose, lui conquièrent toutes les amitiés. Il a reçu ici tous les hommages ; on l’a entouré d’adulations, fêté, sérénade, et choyé sous toutes les formes. A son tour, il a voulu rendre la politesse et a offert, mercredi soir, à la presse et à quelques personnalités éminentes du monde artistique, un souper, disons le vrai mot, un banquet dont les estomacs les plus sceptiques — à défaut des cœurs — garderont l’éternel souvenir. C’est dans les salons de l’hôtel Brunswick qu’a eu lieu cette charmante fête où les représentants de tous les arts étaient conviés et dans laquelle la musique, la littérature, la peinture, la sculpture… et même la finance, ont trinqué en famille.
Quand la chère exquise et les vins savoureux dont l’énumération serait trop longue (d’ailleurs la charité chrétienne ne veut pas qu’on impose ce supplice de Tantale aux absents) eurent mis les esprits au diapason convenable, le concert des toasts commença. C’est Offenbach naturellement, qui conduisait ; c’est lui qui donna le signal de l’attaque par le speech le plus attrayant, le plus humoristique et en même temps le plus ému de tous les speeches passés, présents et à venir : il but à la presse, à la presse new-yorkaise et surtout à la presse française à laquelle, a-t-il dit, il doit reporter la majeure partie de ses succès et la popularité de son nom. M. Fr. Schwab répondit en fort bons termes au nom du journalisme américain et M. Ch. Villa au nom de la presse française. Le docteur Ruppaner, à son tour, captiva l’attention par un discours émaillé des plus hautes pensées, exprimées dans un langage des plus élevés. M. H. Fisk, de Fifth Avenue Théâtre, répondit au nom des artistes ; M. Auguste Bartholdi, l’auteur de la statue de Lafayette et de la Liberté éclairant le monde, prit la parole à son tour et montra qu’il sait aussi bien le métier de Démosthènes que celui de Phidias ; M. Skalkowsky, délégué du gouvernement russe à l’Exposition du Centenaire, exprima en peu de mots fort éloquemment tournés et du français le plus pur, quelques idées générales et généreuses sur l’art et les relations des nations de la vieille Europe entre elles-mêmes et avec l’Amérique. Tous ces orateurs furent applaudis avec une véritable furia offenbachique ; quant à l’amphytrion, impassible comme un dieu de l’Olympe assis sur son nuage, mais gai comme un épicurien dans l’exercice de ses fonctions, il tint tête à tout, répondit à tout et termina en portant un toast bien senti à Francis Kinzler, l’organisateur de ce souper aussi exquis qu’élégamment servi. Il était jour et les convives, voyant se lever l’aurore, en conclurent avec satisfaction qu’ils étaient tout aussi vertueux qu’on peut l’être ici-bas. »
Le lendemain je fis mes adieux à Gilmore Garden. Le jardin était comble. Dans ce vaste hippodrome, je ne voyais du haut de mon estrade qu’un fourmillement de têtes. Mes morceaux furent bissés et trissés avec un enthousiasme des plus acharnés. J’avais beau remettre mon paletot et mon chapeau, descendre de l’estrade et implorer ces aimables Yankees du regard, rien n’y faisait. On battait des mains avec frénésie, on tapait avec les cannes contre les chaises et on cassait les banquettes, jusqu’à ce que je rebroussais chemin vers mon pupitre ; alors on hurlait de satisfaction pendant un moment et puis le silence le plus complet régnait dans la salle pendant l’exécution du morceau.
A la fin du dernier, mon orchestre se joignit à la foule et me fit une ovation étourdissante. Malgré moi j’en étais ému, et j’eus du mal à retrouver la parole pour remercier ces braves amis. Aux hourrahs assourdissants que poussaient les hommes se mêlait une joyeuse fanfare triomphale exécutée spontanément par plusieurs des musiciens, tandis que les violonistes exécutaient le ratta en frappant avec leur archet sur le bois de leur instrument. Au milieu de cette manifestation je reçus des mains du premier violon au nom de tous ses confrères, ce fameux brevet de membre de l’association des musiciens de New-York dont il a été question au commencement de ces notes. Je promis alors qu’avant mon départ pour la France je donnerais un dernier concert à Gilmore Garden, mais cette fois au bénéfice de l’association dont je faisais désormais partie.