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HIOGO


Le lendemain matin, au point du jour, le bateau Américain nous emmenait à Hiogo. Le voyage de Nagasaki à Hiogo par le détroit de Simonosaki et la Mer Intérieure est un rêve qui dure plus de vingt-quatre heures : je ne connais qu’une voie comparable, c’est l’entrée du Bosphore en venant de la mer Noire. Pour passer le temps, nous causions du séjour de mon ami chez le prince de Satsuma, à Kagosima, de ses courses dans l’intérieur des trois provinces, du peu d’objets qu’il avait trouvés, le tout se réduisant à un grand et beau plat d’Imari payé 4 dollars, une paire de potiches de vieux Fizen échangée contre un alphabet français manuscrit, quelques étoffes. Il avait passé bien des journées à la manufacture des faïences à voir décorer les pièces par des artistes, tous Samouraïs, c’est-à-dire gens de noblesse, ayant le droit de porter deux sabres, mais il n’avait pu acheter un seul objet. Anciens ou modernes, les objets en vraie faïence de Satsuma sont aussi rares au Japon que les vases en Sèvres pâte tendre le sont chez nous, car ils n’ont jamais été faits pour le commerce, mais seulement pour être donnés en cadeaux par le prince. Pas une pièce n’a reçu d’autre décoration que des fleurs, des oiseaux ou des arabesques ; tous les vases, bols, etc., à décor de personnages dont l’Europe a été inondée depuis plusieurs années, ont été fabriqués et décorés à Tokio et nous avons vu l’enfance de cette fabrication pendant notre séjour dans cette ville.

Nous sommes devant Hiogo, mais je ne vois pas mon frère venir au devant de nous ; nous débarquons, nous nous rendons à la maison de mon ami, jolie habitation mi-partie française, mi-partie japonaise ; là, nous apprenons que mon frère arrivera par le steamer de Yokohama attendu dans la journée. Effectivement, vers deux heures, le Costa Rica est signalé et vite nous nous jetons dans une barque japonaise pour aller au devant de lui.

Pauvre garçon ! il pleurait de joie de me voir, non-seulement parce que depuis sept ans nous étions séparés, mais parce qu’il nous avait cru passagers du vapeur des Messageries le Nil, qui s’était perdu corps et biens au Sud du Japon et que notre bonne étoile nous avait fait délaisser pour continuer notre route sur Shanghaï.

Les premières heures furent toutes aux joies de la famille, aux racontars de Paris, de la France, puis, insensiblement, la conversation roula sur le bibelot en général, sur ce qu’on pouvait trouver à Hiogo, etc. ; moi, tout heureux, je sortais de ma poche le netské de notre vieille de Nagasaki et j’obtenais un vrai succès.

Hiogo n’est pas un bon endroit pour bibeloter, il y a peu de marchands et la ville est trop peu importante pour servir comme Osaka de déversoir aux richesses de Kioto.

Cependant les quelques marchands, prévenus depuis près d’un mois de l’arrivée d’Européens munis de dollars, s’étaient remués et avaient ramassé tout ce qu’ils avaient pu se procurer.

Dès le premier jour, nous nous rendions acquéreurs de trois brûle-parfums en or et argent de toute beauté que depuis un an on avait vainement offert aux acheteurs européens de la ville.

L’un sur trois pieds avec deux grandes anses en forme de ceux de la Chine, avec un couvercle surmonté d’un Kyrin en argent et or d’une ciselure merveilleuse. Le tout sur un socle en bois des Îles très finement laqué d’or.

Le second, reposant sur un socle rouge laqué d’or, avait la forme d’une soupière à deux petites anses formées de fleurs de prunier en or et argent, son couvercle surmonté d’un paon faisant la roue, toutes les plumes, de divers métaux finement ciselés.

Le dernier, en argent, peau de serpent, sur lequel étaient jetées çà et là des feuilles de chêne en or et argent, reposait aussi sur un ravissant socle en bois de fer laqué d’or.

Les trois socles portaient, en laque d’or, les armes de la famille des Tokugawa.

J’achetai chez le même marchand un très bel objet, mais de fabrication tout à fait moderne, puisqu’il venait de le recevoir du fabricant de Kioto, dont il avait un dépôt à Hiogo.

C’était un énorme brûle-parfums représentant le dieu de Longévité monté sur une biche. Bronze noir incrusté d’argent aux armoiries de Tokugawa et mesurant 1m, 90 de hauteur sur 1m, 10 de longueur ; le même Japonais avait encore, mais nous les laissâmes, à cause de leur forme désagréable, deux immenses éléphants en bronze noir incrusté d’argent, portant sur le dos des pagodes bouddhiques.

Ils venaient aussi d’être terminés, à Kioto par le fabricant et eussent pu, comme le Dieu sur la biche, porter la date du XVIIIe siècle.

J’achetai encore quinze jolies bouteilles à long col en bronze à patines variées au prix d’un dollar chaque, un lot de charmants netskés, l’un entre autres représentant une jeune japonaise lavant son enfant dans un baquet ; tous ces netskés étaient signés, mais pas une date, pas un nom de pays, un simple nom de famille, quelquefois même un prénom. Tout me porte à croire que les netskés étaient plutôt l’œuvre de chacun, samouraï, marchand, paysan même, sculptant à sa fantaisie l’objet dont il avait besoin pour son usage et utilisant comme modèle les dessins d’Okusaï, que l’œuvre d’artistes spéciaux travaillant l’ivoire, et ce qui me confirme dans cette opinion c’est que j’ai souvent vu des japonais sculpter ces objets, en dehors de leurs occupations journalières.

Un objet, parmi nos achats, me frappa beaucoup ; c’était le Dieu de longévité assis et jouant avec une tortue à longue queue, en terre cuite légèrement rehaussée de couleur dans quelques parties du vêtement. Cette statuette était si admirablement modelée que je la baptisai : Un Clodion japonais. Elle coûtait 2 fr. 50.

Les objets en grès de Bizen me plaisaient aussi beaucoup, mais à Hiogo je n’en trouvai que trois à acheter, dont l’un de toute beauté excite toujours l’admiration des amateurs, dans la collection où il se trouve aujourd’hui. Il représente un faucon perché.

C’est à Hiogo que j’ai trouvé un de mes plus beaux objets de laque, une étagère en ivoire décorée de grappes de raisin suspendues à des treilles et visitées par des loirs en laque d’or, et dans le bas de l’étagère deux portes décorées de paniers de fleurs, le plateau, le pot à feu, l’encrier, etc., admirablement décorés aussi de fleurs en laque incrustées d’or, de corail, etc.

Le lendemain de cet achat, nous quittions Hiogo pour nous rendre à Osaka où nous comptions centraliser nos achats et faire nos emballages et nos expéditions.