◄  Préface
Hiogo  ►


NOTES
D’UN BIBELOTEUR
AU JAPON




NAGASAKI


En feuilletant dernièrement les carnets de mes achats au Japon, l’idée m’est venue d’écrire quelques mots sur mes courses à travers le pays, à la recherche des bibelots ; de parler de quelques objets les plus marquants que j’y ai acquis, et des circonstances dans lesquelles j’ai pu me les procurer. Aujourd’hui que les objets, relativement anciens, du Japon, sont devenus presque introuvables dans le pays, et que nous ne recevons, en Europe, que des imitations ou des créations nouvelles appropriées à nos goûts, ces notes pourront peut-être offrir quelque intérêt aux amateurs.

Je suis débarqué au mois de mars 1874, avec un ami, à Nagasaki, et je devais plus tard retrouver mon frère qui depuis sept ans avait habité Yokohama puis Yedo. Depuis 1867, époque à laquelle mon ami était arrivé au Japon, en mission à la cour du prince de Satsouma, à Kagosima, il avait séjourné à Nagasaki, puis à Hiogo, Osaka et Kioto, il s’était beaucoup occupé de bibelots, avait fait des envois en Europe de très beaux objets fort prisés des amateurs ; il connaissait tous les recoins des différentes villes : marchands, brocanteurs, bric-à-brac, chiffonniers, lui étaient connus. De son côté, mon frère connaissait à fond Tokio, la grande capitale, nous étions donc dans les meilleures conditions pour, à nous trois, dévaliser le Japon, acheter ce que nous trouverions dans les villes ouvertes et faire sortir de l’intérieur du pays les objets intéressants ou curieux. Au lever du soleil, le steamer entrait dans le port de Nagasaki, charmante ville bâtie au fond d’une baie d’un mille environ de longueur, entourée de collines sur lesquelles s’étagent les jolis bungalows où vivent les Européens lorsque, les affaires terminées, ils ont fermé leurs maisons de commerce alignées sur le quai.

Au fond de la baie, sur la petite île de Décima, encore aujourd’hui le grand entrepôt des Hollandais, mon ami me montra une construction tenant à la fois du japonais et de l’européen ; « c’est, me dit-il, le bazar dans lequel des marchands japonais exposent pour y être vendus aux voyageurs, les produits modernes du pays, en porcelaine et laque surtout ; j’y ai vu, il y a plus de deux ans, une certaine quantité de boîtes en laque, encriers, trousses de médecins, sous deux doigts de poussière ; mais malgré mes recherches, il m’a été impossible de savoir le nom du propriétaire et par conséquent de les acheter. Peut-être les objets sont-ils encore là et serons-nous plus heureux ? » J’étais, je l’avoue, bien curieux moi-même de savoir à quoi m’en tenir à ce sujet ; aussi, à peine débarqués et nos bagages déposés à l’hôtel, nous courûmes au bazar. Ce pays était entièrement nouveau pour moi ; je dois cependant le dire franchement, je ne prêtai aucune attention aux choses de la rue : les laques du bazar étaient ma seule préoccupation.

En entrant dans la grande salle où étaient exposés les produits de la province de Fizen, mon ami marcha droit à la section où il avait vu, deux ans auparavant, les objets de laque.

Les voilà tous ! pas un seul n’y manquait ! La couche de poussière s’était épaissie, mais une fois nettoyées, les boîtes de laque apparaissaient magnifiques et très bien conservées. Quelle trouvaille ! Maintenant, il fallait chercher le propriétaire ; que de démarches ! que de questions ! Enfin, après quelques achats faits à propos, quelques pièces de monnaie distribuées adroitement, on finit par nous amener, le lendemain, un Japonais de grande taille, bien vêtu, d’une figure aimable qui, après des révérences multipliées, selon l’usage du pays, nous annonçait que les laques du bazar étaient sa propriété et qu’il s’en déferait avec plaisir. Un autre travail fut celui de le décider à formuler un prix. Enfin, après bien des tasses de thé absorbées, après bien des petites pipes fumées, nous étions acquéreurs des encriers au prix de « un dollar » chaque, les boîtes à médecines ne nous coûtaient qu’un demi-dollar et certes nous n’avions pas marchandé. Parmi ces encriers, plusieurs vaudraient aujourd’hui mille francs : l’un, entre autres, représentant sur fond noir un vol d’oies sauvages en laque d’or ; l’intérieur, des roseaux sur fond de laque aventurine, une charmante petite barque en argent finement ciselé pour contenir l’eau qui sert à humecter la pierre à broyer l’encre de Chine.

Voilà mon premier achat au Japon. Le soir, à l’hôtel où nous avions fait transporter nos objets, tous deux assis sur nos lits, nous nettoyions nos boîtes, découvrant de nouvelles beautés à ces beaux échantillons de l’art japonais. Notre intention première était de continuer notre voyage avec le vapeur américain qui nous avait amenés, c’est-à-dire de partir le lendemain ; mais, le beau résultat de cette première journée, et la promesse de notre ami japonais, de nous montrer d’autres objets chez lui et de nous conduire partout où il y aurait à bibeloter dans Nagasaki, nous fit changer d’idée et nous nous endormîmes résolus à passer huit jours dans ce premier port.

Dès six heures du matin, nous étions sur pied ; dans la rue, notre Japonais nous attendait devant la porte et nous conduisait chez lui. Élégante et propre, était sa petite maison, avec la boutique surélevée d’une marche et donnant sur la rue. Quelques chambres en arrière sur un petit jardin miniature. Pendant qu’on nous offrait le thé et que mon ami causait avec la femme et le bébé, moi, je regardais, je fouillais les coins du magasin. Une belle table à écrire en laque ancien avec paysage en or, un joli carquois en laque d’or, un petit plateau carré décoré de la figure de Daïkokou en laque d’or, le premier objet pour 5 dollars, l’autre pour un dollar.

Un beau Kakémono chinois, « des cailles dans les blés ». Celui-ci était d’un prix relativement élevé parce qu’au Japon les objets de la Chine sont très estimés et que les plus beaux Kakémonos, que nous donnons volontiers aux artistes japonais, sont achetés à Pékin par des marchands qui chaque année font deux fois le voyage, y achètent des jades et font choix de dessins sur papier ou sur soie qu’ils rapportent chez eux et transforment en Kakémonos, en les faisant coller sur un fond d’étoffe qui les encadre en même temps et permet de les suspendre au mur. Notre Japonais eût préféré le garder mais, enfin pour 2 dollars il nous le céda. Une charmante bouteille de bronze à long col d’une patine exquise, 5 francs. Une jolie boîte à médecines en laque d’or représentant une barque et son netské en ivoire finement sculpté « pêcheur levant son filet » ensemble pour un dollar : Voici les prix payés pour quelques objets des plus marquants, et cela, sans marchander.

L’heure du déjeuner était venue, notre ami Masaki déclina notre invitation mais promit de venir nous trouver à la maison de Thé où nous nous proposions de prendre notre repas sur la montagne, pour nous conduire ensuite chez les autres marchands et chez les particuliers.

Pendant les huit jours de notre séjour à Nagasaki, ce brave homme a été notre guide ; il marchandait pour nous, se fâchant quand les marchands ne voulaient pas céder au prix qu’il avait offert. Il nous fit nos emballages mais nous ne pûmes lui faire accepter ni un cadeau, ni même une invitation à dîner ; rien, qu’une boîte de sucreries pour son petit garçon.

C’est le seul homme de ce genre que j’aie rencontré pendant mon séjour au Japon, ce qui m’a porté à croire que lui aussi était un des rares survivants du Japon ancien.

Parmi les objets qu’il nous fit trouver il y avait surtout un grand plateau rond de 50 centimètres de diamètre environ, d’un seul morceau de beau bois au milieu duquel était incrustée en étain une oie sauvage aux ailes éployées, prix 3 francs ; le dernier jour, une carpe formant brûle-parfums en bronze d’une patine superbe comme celle d’un bronze florentin du XVIe siècle, les yeux de la carpe étaient je crois en améthyste, l’objet coûtait 30 fr.

Nous étions occupés à boucler nos malles, il était neuf heures du soir lorsque nous vîmes entrer dans notre chambre une vieille femme envoyée par Masaki pour nous montrer deux charmants objets l’un, un admirable petit cabinet et à compartiments en laque noir aventuriné à l’intérieur et décoré de sujets : fleurs, oiseaux et personnages en incrustation de nacres de différents tons : un chef-d’œuvre pour 30 francs, l’autre, un netské en ivoire représentant un petit diable sur une étagère jouant avec une boule de corail. Son père, mort depuis longtemps, l’avait sculpté à ses moments perdus (il était décorateur sur porcelaine) ; et mon ami en interrogeant la femme arrivait à fixer à peu près l’âge du netské : soixante-cinq ans, c’était ce que nous appelons entre amateurs un netské ancien. Les angles bien arrondis, le ton de l’ivoire, rien n’y manquait, ni surtout le fini du travail, et la pauvre femme ne voulait s’en défaire qu’à un bon prix : « quatre dollars ». Mon ami lui en donna cinq et nous eûmes l’ivoire et les bénédictions de la vieille. Ce renseignement sur l’ancienneté des objets est un des seuls véridiques que j’aie pu obtenir pendant mon séjour au Japon.