Nostromo/Première partie/Chapitre VII

Première partie
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Madame Gould avait une sympathie trop intelligente pour ne pas partager cette manière de sentir. La vie, d’ailleurs, en devenait plus ardente, et elle était trop femme pour ne pas aimer le danger. Mais elle éprouvait aussi quelque effroi, en entendant dire à José Avellanos, qui se balançait dans son fauteuil américain :

— À supposer même, mon ami Charles, que vous ayez échoué dans votre entreprise ou qu’un événement fâcheux doive un jour détruire votre œuvre — Dieu nous en préserve ! — vous auriez encore bien mérité de votre pays ! Elle lançait, par-dessus la table à thé, un regard pénétrant vers son mari, qui restait impassible et continuait à tourner sa cuiller dans sa tasse, comme s’il n’eût rien entendu.

Ce n’est pas d’ailleurs que don José craignît rien de semblable. Il n’avait pas assez d’éloges pour le tact et le courage de son cher Carlos, dont la fermeté anglaise, la solidité de roc, étaient, à son sens, la plus sûre sauvegarde.

— Quant à vous, Emilia, mon âme, disait-il en se tournant vers la jeune femme avec une familiarité qu’autorisaient son âge et sa vieille amitié, vous êtes aussi ferme patriote que si vous étiez née parmi nous.

Ces paroles exprimaient plus et moins que la vérité. En accompagnant, à travers la province, son mari en quête de main-d’œuvre, madame Gould avait pu jeter sur le pays un regard plus pénétrant que n’aurait su le faire une femme née au Costaguana. Dans son « amazone » usée par le voyage, le visage poudré à blanc comme un masque de plâtre, et protégé encore contre la chaleur du jour par un voile de soie, elle montait, au milieu d’un groupe de cavaliers, un petit cheval au pied léger et aux formes élégantes. Deux mozos de campo, pittoresques avec leurs grands chapeaux, leurs éperons fixés aux talons nus, leurs pantalons blancs brodés, leurs vestes de cuir et leurs capes rayées, se balançaient, fusil en bandoulière, en tête de la caravane au rythme régulier de leurs chevaux. Une troupe de mules à bagages fermait la marche, sous la direction d’un muletier brun et mince, assis, les jambes très hautes, tout près de la queue de sa monture à longues oreilles. Le large rebord de son chapeau rejeté en arrière formait une sorte de nimbe autour de sa tête. Un vieil officier du Costaguana, major en retraite, à qui ses opinions de Blanco valaient, malgré une naissance modeste, la protection des meilleures familles, avait été recommandé par don José comme commissaire et organisateur de l’expédition. Les pointes de ses moustaches grises tombaient bien au-dessous de son menton ; il chevauchait à la gauche de madame Gould, et laissait tomber sur la jeune femme un regard bienveillant ; il lui désignait les beautés du paysage, lui citait les noms des petits villages et des grands domaines, des haciendas aux murs nus, qui couronnaient, comme de vastes forteresses, le faîte des collines, au-dessus de la vallée de Sulaco. Cette vallée se déroulait comme un parc, avec la verdure de ses jeunes moissons, ses plaines, ses forêts et l’éclair de ses eaux, depuis la ligne bleutée de la Sierra vaporeuse jusqu’à l’immense horizon frémissant de ciel et de prairies, où d’énormes nuages blancs semblaient peu à peu rejoindre l’ombre épaisse qu’ils faisaient tomber sur la terre. Des laboureurs poussaient des charrues de bois, derrière leurs bœufs accouplés, et, tout petits sur l’étendue sans limites, semblaient s’attaquer à l’immensité. Des vachers à cheval galopaient dans le lointain, et de grands troupeaux, aux têtes encornées tournées toutes d’un même côté, paissaient en une ligne onduleuse qui s’étendait aussi loin que l’œil pouvait porter. Au bord de la route, un large cotonnier allongeait ses branches sur le chaume d’une ferme ; des files d’indiens, lourdement chargés, marchaient péniblement, levant leurs chapeaux au passage et jetant un regard de muette tristesse sur la petite troupe qui soulevait la poussière du camino real défoncé, œuvre de leurs pères esclaves. Et chaque soir, madame Gould se sentait un peu plus près de l’âme du pays, apparue dans sa nudité douloureuse, loin des villes de la côte et de leur vernis européen, l’âme de ce grand pays de plaines et de montagnes, l’âme de ce peuple souffrant et silencieux, qui attendait l’avenir avec une patience muette et résignée.

Elle en connaissait le paysage et l’hospitalité, d’une dignité somnolente, de ses vastes demeures aux murs nus et aux lourdes portes, qui regardaient les prairies balayées par le vent. On la plaçait à la tête d’une table où s’asseyaient maîtres et serviteurs, avec une simplicité patriarcale. Le soir, au clair de lune, les dames de la maison bavardaient doucement sous les orangers de la cour, surprenant la jeune femme par le charme de leurs voix et le mystère de leur vie paisible. Le matin, les hommes, montés sur des chevaux aux harnais rehaussés d’argent, vêtus de vêtements brodés et de sombreros galonnés, accompagnaient leurs hôtes jusqu’à la limite de leurs domaines, avant de les confier, en un adieu solennel, à la garde de Dieu. Partout, madame Gould entendait le récit de tragiques aventures politiques ; c’étaient des amis, des parents, ruinés, emprisonnés ou tués dans d’absurdes guerres civiles, victimes des barbares exécutions de proscrits, comme si le gouvernement du Costaguana eût été un combat frénétique entre des bandes de démons insensés, lâchés sur le pays avec des sabres, des uniformes et des phrases grandiloquentes. Et dans toutes les bouches elle trouvait la même expression de lassitude, le même désir de paix, la même terreur du monde officiel et de son atroce parodie d’administration, sans lois, sans sécurité et sans justice.

Elle avait très bien supporté deux mois de vie errante grâce à cette force de résistance à la fatigue que l’on s’étonne de rencontrer parfois chez certaines femmes d’aspect délicat, qui les ferait croire possédées d’un démon têtu. Don Pépé, le vieux major, avait d’abord fait montre d’une constante sollicitude pour sa faiblesse de femme, mais il avait fini par lui donner le nom de « l’inlassable Señora ». Et madame Gould devenait vraiment Costaguanienne. Elle avait appris, au contact des vrais paysans de l’Europe méridionale, à apprécier le peuple à sa valeur. Elle savait voir l’homme sous la bête de somme aux tristes yeux muets. Elle avait un regard pour les paysans qui portaient leurs fardeaux sur les routes, ou qui travaillaient solitaires dans la plaine, sous le grand chapeau de paille, avec leurs vêtements blancs que le vent faisait flotter autour de leurs membres grêles. Elle gardait le souvenir d’un groupe de femmes indigènes, réunies autour d’une fontaine de village, du visage mélancolique et sensuel d’une jeune Indienne, soulevant une jarre d’eau fraîche devant la porte de sa hutte obscure, au portail de bois encombré de lourdes poteries brunes. Dans la bande étroite d’ombre, tombée d’un mur bas où reposaient leurs charges, dormaient une troupe de porteurs de charbon. Les roues massives d’une charrette à bœufs, au timon posé dans la poussière, montraient la trace des coups de hache.

Les pesantes maçonneries des ponts et des églises construits par les conquérants, proclamaient leur mépris du travail humain et des corvées imposées aux nations écrasées. La puissance des rois et de l’Église était morte ; mais devant les lourdes masses de ruines qui, du haut d’une colline, dominaient les murs de terre d’un pauvre village, don Pépé interrompait ses récits de guerre pour s’écrier :

— Pauvre Costaguana ! Autrefois, c’était tout pour les Padre et rien pour le peuple ! Aujourd’hui, c’est tout pour les politiciens de Santa Marta, pour cette bande de nègres et de voleurs !

Charles Gould causait avec les alcades, les percepteurs, les notables des villes et les grands propriétaires. Les commandants de districts lui offraient des escortes, car il pouvait exhiber une autorisation émanée d’un chef politique, tout-puissant alors à Sulaco. Le prix, en pièces d’or de vingt dollars, de ce document restait un secret entre lui, un grand homme des États-Unis (qui daignait répondre de sa propre main aux lettres de Sulaco) et un autre grand homme encore, personnage au teint olivâtre et aux yeux fuyants, habitant actuel du palais de l’intendance à Sulaco, qui se targuait d’une certaine culture européenne et de manières françaises, pour avoir passé en exil, comme il disait, quelques années en Europe. On savait d’ailleurs que, juste avant de partir pour cet exil, il avait malencontreusement dissipé au jeu l’argent des douanes d’un petit port, où l’avait fait nommer la protection d’un ami au pouvoir. Cette erreur de jeunesse lui avait valu, entre autres avatars, l’obligation de gagner quelque temps sa vie comme garçon de café, à Madrid. Mais il devait être doué de talents remarquables pour avoir su retrouver une telle fortune politique. Charles Gould, en lui exposant sa requête, avec un calme imperturbable, l’appelait « Excellence ».

L’Excellence provinciale affectait un air de supériorité lassée en renversant sa chaise très en arrière, à la mode du Costaguana, tout près de la fenêtre ouverte. Une musique militaire serinait sur la Plazza des sélections d’opéras et, deux fois, le grand homme avait levé la main, d’un geste impérieux, pour imposer silence à son interlocuteur et savourer un passage favori.

— Exquis ! Délicieux !… murmurait-il tandis que Charles Gould attendait avec une patience inlassable : Lucie ! Lucie de Lammermoor ! Je suis passionné de musique ! Elle me transporte ! Ah ! le divin Mozart !… Vous disiez donc… ?

Naturellement, il était déjà au courant des projets du nouveau venu. Il en avait d’ailleurs reçu, de Santa Marta, l’avis officiel. Son attitude visait seulement à dissimuler sa curiosité et à impressionner son visiteur. Mais lorsqu’il eut mis en sûreté, au fond de la pièce, dans le tiroir d’un vaste bureau, un objet précieux, il devint tout affabilité et revenant gaiement à son siège :

— Pour construire des villages et rassembler une population de mineurs, il vous faudra un décret signé du ministre de l’intérieur, fit-il d’un ton entendu.

— J’ai déjà envoyé mon rapport, répondit posément Charles Gould, et je compte maintenant sur les conclusions favorables de Votre Excellence.

L’Excellence savait adapter son humeur aux circonstances. L’argent offert semblait avoir inondé d’une grande douceur son âme candide. Il tira de sa poitrine un profond soupir, très inattendu.

— Ah ! don Carlos ! Nous aurions besoin d’hommes aux idées larges, d’hommes comme vous, dans notre province ! La léthargie, la léthargie de ces aristocrates ! Leur manque d’idées générales et d’esprit d’entreprise !… Moi qui, vous le savez, ai fait en Europe des études très poussées…

Une main sur sa poitrine haletante, il se dressa sur les pieds et, pendant dix minutes, presque sans reprendre haleine, parut vouloir se lancer à l’assaut du rempart de silence poli de Charles Gould. Puis il s’arrêta brusquement et s’affala dans son fauteuil, comme si son attaque avait été repoussée. Pour sauvegarder sa dignité, il se hâta de congédier son visiteur silencieux, avec une solennelle inclination de tête, et sur ces paroles, prononcées avec une condescendance morose et lasse :

— Vous pouvez compter sur ma bienveillance éclairée, tant que vous la mériterez par votre conduite de bon citoyen.

Il prit un éventail de papier, pour se rafraîchir d’un air négligent, tandis que Charles Gould saluait en se retirant. L’Excellence laissa alors tomber son éventail et regarda longuement la porte close avec un mélange de surprise et de perplexité. Il finit par hausser les épaules comme pour se mieux persuader de son mépris : ce Carlos était un homme froid et terne, sans intelligence. Cheveux roux ! Un vrai Anglais ! Il le méprisait !

Son visage s’assombrit pourtant. Que signifiait ce maintien impassible et glacial ? Il était le premier des politiciens successivement commis par la Capitale au gouvernement de la Province Occidentale à qui l’attitude de Charles Gould, dans les rapports officiels, devait produire une impression d’intolérable indépendance.

Charles Gould jugeait que, si le prix qu’il devait payer pour garder les mains libres lui commandait une attention apparente aux plus déplorables bavardages, le marché ne l’obligeait nullement à proférer lui-même des balivernes du même genre. Là, il tirait l’échelle ! Et cette réserve de l’ingénieur à l’allure si anglaise causait aux tyranneaux de province, devant qui tremblaient toutes les classes d’une population paisible, un malaise fait d’humiliation et de colère. Ils s’apercevaient peu à peu que cet homme restait toujours, quel que fût le nouveau parti au pouvoir, en contact étroit avec les autorités de Santa Marta.

Et ce fait, très positif, expliquait que les Gould ne fussent, en somme, pas de beaucoup aussi riches que pouvait légitimement le supposer l’ingénieur en chef du chemin de fer.

Selon l’avis de don José Avellanos, qui était homme de bon conseil (bien que rendu timoré par ses terribles aventures au temps de Guzman Bento) Charles Gould s’était toujours tenu à l’écart de la Capitale ; mais, dans leurs conversations quotidiennes, les résidents étrangers de Santa Marta le désignaient — avec une ironie légère où perçait un sérieux véritable — sous le nom de « Roi de Sulaco ». Un avocat du barreau de Costaguana, homme d’expérience et de caractère, membre de la grande famille des Moraga, et propriétaire de vastes domaines dans la vallée de Sulaco, était désigné aux étrangers comme l’agent d’affaires de la San-Tomé. Agent politique, vous savez, chuchotaient les gens sur un ton de mystère et de respect. C’était un homme grand et discret, aux favoris noirs. On savait qu’il avait ses entrées dans les ministères, que les nombreux généraux du Costaguana s’estimaient toujours heureux d’être invités par lui, et que les présidents successifs lui accordaient toujours audience. Il correspondait activement avec son oncle maternel, don José Avellanos, mais en dehors de lettres qui exprimaient sa respectueuse affection, ses messages étaient rarement confiés à la poste du Costaguana. Cette poste ouvre indistinctement toutes les enveloppes avec cette impudence effrontée et enfantine qui caractérise certaines des républiques sud-américaines. Mais il est à noter que, vers le temps de la résurrection de la mine, un muletier employé par Charles Gould au cours de ses expéditions préliminaires dans le pays, grossissait de sa petite troupe de mules le mince courant de circulation qui suivait les cols des montagnes entre le plateau de Santa Marta et la vallée de Sulaco.

On ne rencontre guère de voyageurs, en temps ordinaire, sur cette piste ardue et périlleuse et l’état du commerce intérieur ne paraissait pas nécessiter de façon urgente des transports nouveaux. Mais l’homme semblait trouver son compte à cette occupation. Il récoltait toujours, au moment de son départ, quelques paquets à porter. Très brun de visage, portant une culotte en peau de chèvre avec le poil en dehors, il se tenait tout près de la queue sur le dos de sa robuste mule. Le grand chapeau opposé au soleil, une expression de vague béatitude sur le visage allongé, il chantonnait tout le jour, sur un mode plaintif, une chanson d’amour, ou lançait un grand cri vers sa troupe de mules, sans qu’aucun trait de son visage bougeât. Une petite guitare ronde était accrochée très haut sur son dos, et il y avait dans le bois d’un des bâts à bagages, un trou artistement creusé, où l’on pouvait glisser quelques feuilles de papier soigneusement pliées, en replaçant ensuite la cheville de bois et en reclouant par-dessus la toile rude de la selle. Une fois arrivé à Sulaco, le muletier fumait et somnolait tout le jour — comme s’il n’avait eu nul souci au monde — sur un banc situé à la porte de la casa Gould, en face de l’hôtel Avellanos. Sa mère avait été, bien des années auparavant, première blanchisseuse de cette famille, et s’était fait une réputation par l’éclat de son linge. C’était dans une de leurs haciendas que l’homme lui-même était né. Il s’appelait Bonifacio, et don José, en traversant la rue, vers cinq heures, pour sa visite à doña Emilia, répondait toujours, par un geste de la main ou de la tête, à son humble salut. Les portiers des deux maisons causaient paresseusement avec lui, sur un ton d’intimité grave. Il consacrait ses soirées au jeu et à de généreuses visites aux filles à peyne d’oro qui habitaient à l’écart dans les rues mal famées de la ville. Mais lui aussi était un homme discret.


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