Nostromo/Deuxième partie/Chapitre VII

Deuxième partie
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Le matérialisme que Decoud qualifiait de raisonnable l’empêchait de croire à toute possibilité d’amitié entre un homme et une femme. La seule exception qu’il reconnût à cette règle la confirmait pleinement, à son sens. Il admettait que l’amitié fût possible entre frère et sœur, si l’on entend par amitié l’expression sans réserve des pensées et des sentiments. Sa sœur favorite, le bel ange un peu ferme et autoritaire qui menait, au premier étage d’une très élégante maison parisienne, les destinées de la famille Decoud, recevait de Martin des confidences sur ses pensées, ses actions, ses projets, ses doutes et même ses échecs.

« Prépare, lui écrivait-il, notre petit cercle de Paris, à l’éclosion d’une nouvelle République sud-américaine. Une de plus ou de moins, qu’importe ? Elles viennent au monde comme des fleurs empoisonnées, sur un terrain d’institutions pourries, mais la graine de celle-ci aura germé dans le cerveau de ton frère, et cela suffira pour que tu la regardes avec faveur. Je t’écris ces pages à la lueur d’une pauvre chandelle, dans une sorte d’auberge située près du port et tenue par un Italien nommé Viola, un protégé de madame Gould. Toute la maison, bâtie voici quelque trois cents ans peut-être, par un Conquistador fermier de la pêche des perles, est parfaitement silencieuse. Même silence dans la plaine entre la ville et le port, mais il y fait moins sombre qu’ici, grâce aux feux allumés tout le long de la voie par les piquets d’ouvriers italiens qui gardent le chemin de fer. Tout cela n’était pas aussi paisible hier. Nous avons subi une émeute terrible, un soulèvement brutal de la populace, qui n’a pu être réprimé que ce soir. Le mobile en était, sans aucun doute, le pillage. La foule a été mise à la raison, comme a pu vous l’apprendre déjà le câblogramme lancé hier soir, via San Francisco et New York, avant la fermeture des bureaux. Il vous aura dit que l’énergie des Européens du chemin de fer avait sauvé la ville de la destruction, et vous pouvez ajouter foi à ces nouvelles ; c’est moi-même qui ai rédigé la dépêche, car nous n’avons pas ici de correspondant de l’agence Reuter. J’ai aussi tiré sur la foule, par les fenêtres du club, avec quelques autres jeunes gens de bonne famille. Notre but était de laisser la rue de la Constitution ouverte à l’exode des femmes et des enfants qui allaient chercher un refuge à bord de deux bateaux de commerce à l’ancre en ce moment dans le port. Cela se passait hier.

« Vous avez dû apprendre par le câble que le président Ribiera, disparu après la bataille de Santa Marta, était, par une coïncidence étrange et presque incroyable, arrivé à Sulaco, sur une mule boiteuse, au plus fort d’une bataille de rue. Il avait dû fuir à travers les montagnes, en compagnie d’un muletier appelé Bonifacio et n’avait échappé aux menaces de Montero que pour tomber dans les bras d’une foule exaspérée.

« Le Capataz des Cargadores, ce marin italien dont je t’ai déjà parlé, l’a sauvé d’une mort abominable. Cet homme-là semble avoir un talent tout particulier pour arriver toujours à point, à l’endroit précis où il y a quelque chose d’intéressant à faire. Il se trouvait avec moi, à quatre heures du matin dans les bureaux du Porvenir ; il était venu, dès la première heure, m’avertir du danger imminent et m’affirmer, en même temps, qu’il saurait maintenir ses Cargadores du côté de l’ordre. Le jour, en se levant, nous a découvert une masse de piétons et de cavaliers qui s’agitaient sur la Plaza et lançaient des pierres dans les fenêtres de l’Intendancia. Nostromo, c’est ainsi qu’on l’appelle ici, me désigna ses Cargadores dispersés dans la foule. Le soleil se lève tard à Sulaco, car il lui faut d’abord franchir la barrière des montagnes. Dans la claire lumière du matin, plus limpide que celle du crépuscule, Nostromo aperçoit, au bout de la rue, de l’autre côté de la Plaza et passé la cathédrale, un cavalier qui paraissait aux prises avec un groupe de coquins forcenés. — « C’est un étranger, me dit-il tout de suite, que lui veulent-ils donc ? » Alors, il tire le sifflet d’argent dont il se sert d’habitude sur le port (on dirait que cet homme ne daigne pas user d’un métal moins précieux que l’argent) et siffle à deux reprises, signal évidemment convenu avec ses Cargadores. Il sort aussitôt, et tous ses hommes se rallient autour de lui. Je suis sorti aussi, mais trop tard pour les joindre et les aider à dégager le cavalier dont la bête s’était abattue. Aussitôt reconnu comme odieux aristocrate, je n’ai été que trop heureux de pouvoir entrer dans le club, où don Jaime Berges (tu dois te souvenir de la visite qu’il nous fit à Paris, voici quelque trois ans) me mit dans les mains un fusil de chasse. On tirait déjà des fenêtres. Il y avait de petits tas de cartouches sur les tables de jeu déployées. Je vois encore deux chaises renversées et des bouteilles roulant sur le plancher, au milieu des cartes jetées à terre ; les Caballeros avaient interrompu leur partie pour se mettre à tirer sur la foule. La plupart des jeunes gens avaient passé la nuit au club, dans l’attente du soulèvement. Les bougies de deux candélabres se consumaient jusqu’aux bobèches sur les consoles. Au moment où j’entrais, un gros écrou de fer, volé sans doute dans les magasins de la gare, était lancé de la rue et brisait une des grandes glaces encastrées dans le mur. J’ai aperçu aussi l’un des domestiques du club jeté dans un coin, les pieds et les poings liés avec un cordon de rideaux. Je crois me souvenir qu’au dire de don Jaime on aurait surpris le misérable en train de mettre du poison dans les plats du souper. Je me rappelle nettement, en tout cas, qu’il criait merci sans trêve, mais l’on accordait si peu d’attention à ses gémissements que personne ne se donnait même la peine de le bâillonner. Ses cris étaient si déplaisants que j’ai eu quelque velléité de le faire moi-même ; mais il n’y avait pas de temps à perdre à de telles vétilles, et je me suis approché d’une des fenêtres pour commencer à tirer.

« C’est plus tard seulement, dans l’après-midi, que j’ai su le nom de l’homme arraché à ces brutes ivres par Nostromo, avec l’aide de deux Cargadores et de quelques ouvriers italiens. Ce garçon-là possède un talent particulier pour faire des choses remarquables. Je lui en fis la remarque, plus tard, quand nous nous rencontrâmes dans la ville à demi pacifiée, et sa réponse me surprit un peu : Quel profit m’en voyez-vous tirer, Señor ? me demanda-t-il d’un ton morose. Et il m’est venu le soupçon que la vanité de cet homme était peut-être blasée de l’adulation populaire et de la confiance de ses supérieurs. »

Decoud s’interrompit pour allumer une cigarette, et souffla sur sa lettre une bouffée, qui parut rebondir contre le papier. Il reprit son crayon.

« Cette conversation avait lieu hier soir, sur la Plaza. Nostromo était assis sur les degrés de la cathédrale, tenant entre ses genoux la bride de sa fameuse jument gris d’argent. Il avait magnifiquement mené, toute la journée, sa bande de Cargadores, et paraissait las. J’ignore la mine que je pouvais avoir. Je devais être très sale. Mais j’avais probablement l’air satisfait. Depuis que le président fugitif a été embarqué sur la Minerve, les choses ont paru tourner mal pour la populace. On l’a refoulée du port et des rues principales de la ville, dans son dédale de ruines et ses taudis. Il faut bien comprendre que cette émeute, dont le but primitif était, sans aucun doute, l’enlèvement du trésor de la San-Tomé, emmagasiné dans le rez-de-chaussée de la Douane, et le pillage général des maisons des riches, a pris une allure politique par l’intervention de deux membres de l’Assemblée Provinciale. Les Señores Gamacho et Fuentès, députés de Bolson, se sont mis à la tête du mouvement, assez tard dans l’après-midi, à l’heure où, déçue dans ses espoirs de rapine, la foule résistait dans les petites rues aux cris de : « Vive la Liberté ! À bas la Féodalité ! (Comment peuvent-ils se figurer la Féodalité ? ) À bas les Goths et les Paralytiques ! »

« MM. Gamacho et Fuentès doivent agir en connaissance de cause, car ce sont des citoyens prudents. À l’Assemblée, ils prenaient l’étiquette de modérés et s’opposaient, au nom d’une philanthropie rêveuse, à toute mesure énergique. Mais, aux premiers bruits de la victoire montériste, leur attitude de philosophes s’est singulièrement modifiée, et ils se sont mis à injurier don Juste Lopez, à sa tribune présidentielle, avec une effronterie effarante ; le pauvre homme, éperdu, ne savait leur répondre qu’en lissant sa barbe soyeuse et en agitant sa sonnette. Puis, lorsque fut confirmé, sans aucun doute possible, l’effondrement de la cause ribiériste, ils se sont mués de concert, comme des frères siamois, en libéraux convaincus et ont fini, en somme, par prendre la direction de l’émeute, au nom des principes montéristes. Leur dernière initiative fut de constituer, hier soir, à huit heures, un comité montériste. Ce comité siège, à ce que l’on m’a dit, dans l’auberge d’un ancien matador mexicain, grand politicien dont j’ai oublié le nom. C’est de là qu’ils ont envoyé au club Amarilla (siège de notre propre comité) un message aux Goths et aux Paralytiques que nous sommes, pour nous proposer une entente provisoire ; nous conclurions une trêve, pour que la noble « cause de la Liberté », comme ils ont le front de dire, ne soit pas souillée par les excès de l’égoïsme conservateur !

« Quand je suis venu m’asseoir près de Nostromo, sur les degrés de la cathédrale, le club discutait sa réponse dans son grand salon jonché de cartouches brûlées, d’éclats de verre, de taches de sang, de chandeliers et de débris de toute sorte. Tout cela est stupide. En somme, personne ici ne détient le pouvoir, que les ingénieurs du chemin de fer, dont les ouvriers occupent les maisons en ruine, achetées par la Compagnie, sur un des côtés de la place, pour construire sa gare de ville, et Nostromo, dont les Cargadores dorment sous les arcades, le long des magasins d’Anzani. Sur la place, un tas de meubles pillés dans les salons de l’intendance, et dorés pour la plupart, brûlaient avec une haute flamme qui menaçait la statue de Charles IV. Sur les marches du piédestal gisait le cadavre d’un homme, les bras grands ouverts et le visage recouvert de son sombrero, par l’attention suprême de quelque ami sans doute. La lueur du feu dorait les premiers arbres de l’Alameda, et illuminait l’extrémité d’une rue latérale, bloquée par un fouillis de charrettes et de bœufs abattus. Assis sur une des carcasses, un lepero fumait une cigarette, drapé dans son manteau. C’était une trêve, tu le vois. Le seul être vivant, en dehors de nous, sur la place, était un Cargador qui faisait les cent pas devant les arcades, un long couteau nu à la main et veillait sur le sommeil de ses amis. Et seules, dans toute la ville sombre, brillaient, en face du feu, les fenêtres du club, au coin de la rue de la Constitution. »

Las de tant de pages écrites, don Martin Decoud, l’exotique dandy du boulevard parisien, se leva pour traverser le café au sol sablé, installé à l’extrémité de l’Albergo d’Italia Una par Giorgio Viola, le vieux compagnon de Garibaldi. La lithographie criarde du Loyal Héros semblait regarder vaguement, à la lueur de l’unique chandelle, le sceptique sans foi qui croyait à la seule sincérité de ses sensations.

Decoud jeta un regard par la fenêtre, mais ne vit qu’une impénétrable obscurité, où il ne pouvait distinguer ni les montagnes ni la ville, ni même les bâtiments du port ; nul son ne lui parvenait non plus, comme si la nuit formidable du Golfe Placide avait envahi la terre après les eaux pour la rendre muette autant qu’aveugle.

Soudain, le jeune homme sentit trembler légèrement le sol, et perçut un lointain bruit de ferraille. Une lumière brillante émergea du fond de l’ombre pour grandir rapidement, dans un vacarme de tonnerre. On ramenait, pour plus de sécurité, à l’entrepôt de la gare, le matériel roulant, rangé d’ordinaire sur des voies de garage, près de Rincon.

Dans un frisson de l’ombre mystérieuse, que perçait la lanterne de la locomotive, le train passa au bout de la maison, avec un bruit sourd qui fit trembler tout l’édifice. Et rien n’apparaissait de distinct sauf, debout à l’arrière de la dernière plate-forme, nu jusqu’à la ceinture de son pantalon blanc, un Noir dont le bras balançait sans interruption, d’un mouvement circulaire, une lanterne brillante.

Decoud ne fit pas un mouvement.

Derrière lui, sur le dos de la chaise qu’il venait de quitter, pendait son élégant pardessus parisien, à doublure de soie gris perle. Mais lorsqu’il se retourna pour regagner la table, la lumière de la chandelle éclaira son visage sali et écorché. Ses lèvres roses étaient noircies par la chaleur et par la fumée de la poudre ; la poussière et la sueur avaient terni l’éclat de sa barbe courte. Son col et ses manchettes étaient froissés ; sa cravate de soie bleue pendait comme un chiffon sur sa poitrine ; son front était souillé d’une trace graisseuse.

Depuis quarante heures, il n’avait pas ôté ses vêtements et n’avait usé d’eau que pour en avaler goulûment une gorgée. La terrible inquiétude qui s’était emparée de lui avait laissé sur son visage les traces d’un furieux combat, et, dans ses yeux, un regard vague et fiévreux. Il murmura d’une voix rauque : Je me demande s’il y a du pain ici ? chercha confusément autour de lui, puis retomba sur sa chaise et reprit son crayon. Il se rendait compte qu’il n’avait rien mangé depuis longtemps.

Il sentait que personne ne saurait le comprendre aussi bien que sa sœur. Ainsi se glisse dans le cœur du plus sceptique, à l’heure où la vie est en jeu, le besoin de laisser une juste impression des mobiles qui l’ont guidé, lumière qui éclairera les sentiments profonds d’un être humain, une fois qu’il sera parti, qu’il sera allé là où nulle lumière ne peut atteindre la vérité que chacun emporte avec soi, en quittant la vie. C’est ce besoin qui poussait Decoud, au lieu de chercher quelque chose à manger, à remplir les feuillets d’un vaste carnet à l’intention de sa sœur.

L’intimité de cette causerie ne lui permettait point de rejeter sa fatigue, sa douloureuse lassitude, ses sensations de détresse physique. Il reprit sa causerie et c’est presque avec l’illusion de la présence réelle de sa sœur qu’il lui écrivit ces mots : « J’ai grand’faim. »

« J’éprouve une sensation poignante de solitude, poursuivait-il. C’est peut-être parce que, dans l’effondrement général de toute résolution, de tout projet et de tout espoir, je suis ici le seul homme qui conserve une idée claire en tête. Mais cette solitude est aussi très réelle. Tous les ingénieurs sont partis depuis deux jours, pour veiller sur le matériel du Grand Chemin de fer National, cette belle entreprise du Costaguana, qui doit remplir les poches des Anglais, des Français, des Américains, des Allemands, de Dieu sait qui encore.

« Autour de moi, le silence est impressionnant. Il y a, dans l’aile centrale de ce bâtiment, une sorte de premier étage, avec des fenêtres étroites comme des meurtrières. Sans doute les perça-t-on, jadis, pour faciliter la défense de la maison contre les sauvages, au temps où la constante barbarie de notre pays natal ne revêtait pas l’habit noir du politicien, mais se traduisait en cris forcenés d’hommes à demi nus, armés d’arcs et de flèches. Derrière ces fenêtres, la propriétaire de l’hôtel est en train de mourir, seule avec son vieux mari. Il y a, pour conduire à sa chambre, un escalier étroit, un de ces escaliers qu’un seul homme pourrait facilement défendre contre toute une foule, et je viens d’entendre, à travers l’épaisseur du mur, le vieux bonhomme descendre à la cuisine pour chercher quelque chose. On aurait cru le bruit d’une souris derrière le plâtre d’un mur. Tous les domestiques ont pris la fuite hier et ne sont pas encore rentrés ; peut-être ne reviendront-ils jamais. À part le vieux et sa femme, il n’y a ici que deux enfants, deux fillettes que leur père a fait descendre et qui se sont glissées dans ce café, sans doute parce que je m’y trouve moi-même. Elles se blottissent dans un coin, étroitement embrassées ; je viens de les y apercevoir, voici quelques minutes, et je me sens plus seul que jamais. »

Decoud se tourna à demi sur sa chaise pour demander : — Y a-t-il du pain, ici ?

Linda secoua négativement sa tête brune, au-dessus de la tête blonde de sa sœur, blottie contre sa poitrine.

— Tu ne pourrais pas me procurer du pain ? insista Decoud.

Mais la fillette ne bougea pas et il vit ses grands yeux noirs le regarder dans l’ombre.

— Tu n’as pas peur de moi ? fit-il.

— Non ! répondit Linda, nous n’avons pas peur de vous ! Vous êtes venu ici avec Gian’Battista.

— Nostromo, tu veux dire ?

— C’est le nom que les Anglais lui donnent, mais ce n’est pas un nom pour un homme ni pour une bête, répondit l’enfant, en passant doucement la main sur la tête de sa sœur.

— Il se laisse pourtant appeler ainsi, remarqua Decoud.

— Pas ici, riposta la fillette.

— Ah ! Eh bien ! alors, je l’appellerai le Capataz.

Et Decoud, sans prolonger la discussion, se remit à écrire avec application ; puis, se tournant de nouveau :

— Quand crois-tu qu’il doive revenir ? demanda-t-il.

— Après vous avoir amené ici, il est parti chercher à la ville le docteur pour notre mère. Il sera bientôt de retour.

— Il a bien des chances d’essuyer un coup de fusil en chemin, murmura Decoud à mi-voix ; mais Linda s’écria, d’un ton aigu :

— Personne n’oserait tirer sur Gian’Battista.

— Ah ! tu crois cela ? demanda Decoud. Tu le crois vraiment ?

— Je le sais ! répliqua l’enfant avec conviction. Il n’y a personne assez brave ici pour s’attaquer à Gian’Battista.

— Il n’y a pas besoin de grand courage pour presser une détente derrière un buisson, murmura Decoud entre ses dents. Heureusement, la nuit est sombre, sans quoi il y aurait bien peu de chances de sauver l’argent de la mine.

Il revint à son carnet, parcourut les pages qu’il venait de rédiger, et laissa de nouveau son crayon courir sur le papier.

« Telle était la situation hier, après que la Minerve fut sortie du port avec le Président fugitif, et que les émeutiers eurent été repoussés dans les bas quartiers de la ville. J’étais assis, près de Nostromo, sur les marches de la cathédrale, après avoir expédié mon câblogramme, pour l’édification d’un monde plus ou moins attentif. Bien que les bureaux de la compagnie télégraphique soient situés dans le même bâtiment que notre Porvenir, la foule, qui a jeté nos presses par la fenêtre et semé les caractères sur toute la Plaza, s’est abstenue, par un hasard assez singulier, d’aller détruire les instruments, de l’autre côté de la cour.

« Comme j’étais assis, et causais avec Nostromo, Bernhard, le télégraphiste, émergeait de l’ombre des arcades un papier à la main. Le petit homme s’était attaché à un énorme sabre et bardé de tous côtés de revolvers. Il est parfaitement ridicule, mais c’est le plus brave des Allemands de sa taille qui ait jamais tapé sur la clef d’un appareil Morse. Il venait de recevoir de Cayta un message annonçant l’arrivée dans le port de l’armée de Barrios, et se terminant par ces mots : “Le plus grand enthousiasme règne ici !”

« J’ai été boire un peu d’eau à la fontaine, et un individu, caché derrière un arbre de l’Alameda, en a profité pour me tirer un coup de fusil. Mais j’ai bu sans y faire attention. Avec Barrios à Cayta, et la Grande Cordillère entre nous et l’armée victorieuse de Montero, j’avais l’impression, malgré MM. Gamacho et Fuentès, de tenir dans le creux de la main mon nouvel État. Je voulais aller me coucher mais, en passant devant l’hôtel Gould, j’ai vu le patio plein de blessés couchés sur de la paille. Des lumières brûlaient et, dans la nuit chaude, une faible odeur de chloroforme et de sang flottait sur la cour close. D’un côté, le docteur Monygham, le médecin de la mine, pansait les blessés, tandis que, de l’autre, au pied de l’escalier, le Père Corbelàn, à genoux, écoutait la confession d’un Cargador mourant.

« Madame Gould passait au milieu de cette boucherie, une grosse bouteille dans une main, et un paquet d’ouate dans l’autre. Elle m’a aperçu, mais ne m’a pas fait le moindre signe. Sa camériste la suivait, tenant aussi une bouteille et sanglotant tout doucement.

« Je me suis quelque temps employé à apporter de l’eau de la citerne pour les blessés. Puis je suis monté et j’ai trouvé, dans les salons, quelques-unes des grandes dames de Sulaco, plus pâles que je ne les avais jamais vues, des pansements dans les mains. Elles ne se sont pas toutes enfuies sur les bateaux, et plusieurs sont venues chercher refuge, pour un jour, à la casa Gould. Sur le palier, une jeune fille était agenouillée contre le mur, les cheveux à demi dénoués, sous la niche de la Madone à robe blanche et à couronne dorée. Je crois que c’était l’aînée des demoiselles Lopez, mais je n’ai pu voir son visage, et je gardais l’œil rivé sur le haut talon de son petit soulier à la française. Elle ne faisait pas le moindre bruit, ne bougeait pas, ne sanglotait pas ; elle restait parfaitement immobile, toute noire contre le mur blanc, effigie silencieuse de piété fervente. Elle n’était pas plus effrayée, j’en suis sûr, que les autres dames toutes pâles que j’avais vues porter des pansements. L’une d’elles, la jeune femme d’un homme âgé et très riche, était assise sur la dernière marche de l’escalier et déchirait hâtivement en bandes une pièce de linge. Elle s’est interrompue pour répondre à mon salut, d’un signe de main, comme si elle avait été dans sa voiture, sur l’Alameda. On est fier de contempler, pendant une révolution, les femmes de notre pays. Le rouge et la poudre leur tombent de la face, en même temps que cette attitude passive, à l’usage du monde extérieur, que l’éducation, la traditionnelle coutume, semblent leur avoir imposée dès la première enfance. J’ai pensé à ton visage, où de tout temps brilla l’intelligence, en face de ce masque de patience et de résignation, apparu à l’heure où une commotion politique arrache le voile des cosmétiques et des usages mondains.

« Dans le grand salon du premier étage siégeait une sorte de Junte des Notables, vestige de l’Assemblée Provinciale dispersée. Don Juste Lopez avait eu la moitié de la barbe roussie par le feu d’un tromblon tiré à bout portant et dont les chevrotines l’avaient épargné, grâce à Dieu. Et, à le voir tourner la tête à droite et à gauche, on aurait dit qu’il y avait deux hommes dans sa redingote, l’un digne et encadré de nobles favoris, l’autre ahuri et négligé.

« En me voyant entrer, tous les assistants ont poussé des cris : “Decoud, don Martin !” et je leur ai demandé : “Quel est l’objet de vos délibérations, messieurs ?” Il ne semblait pas y avoir de président, bien que don José Avellanos fût assis au bout de la table, et ils m’ont répondu, tous en même temps : “La protection de nos vies et de nos propriétés.” “Jusqu’à l’arrivée des nouveaux fonctionnaires”, m’a expliqué don Juste, en me présentant le côté solennel de son visage. C’était une douche sur mon brillant espoir de nouvel État. J’ai eu conscience d’une sorte de sifflement devant les oreilles, et tout s’est brouillé devant mes yeux, comme si la pièce s’était brusquement emplie de vapeurs.

« J’ai marché furieusement vers la table, comme un homme ivre ! “Vous discutez votre reddition”, ai-je crié.

« Ils restaient tous muets, le nez sur la feuille de papier que chacun d’eux avait devant lui, Dieu sait pourquoi ! Seul, don José a gémi, en se cachant le visage dans les mains : “Jamais ! Jamais !”

« Mais il me semblait, en le regardant, que j’aurais pu le renverser d’un souffle, tant il paraissait faible, frêle et usé. Quoi qu’il advienne, c’en est fait de lui ; la déception est trop cruelle pour un homme de son âge ; il a pu voir les feuilles de ses Cinquante Ans de Désordre, que nous venions de commencer à tirer sur les presses du Porvenir, joncher le sol de la Plaza, flotter sur le ruisseau, bourrer les tromblons chargés de nos caractères, voler dans le vent, piétinées dans la boue. J’en ai vu jusque sur l’eau du port. Peut-on raisonnablement demander de le voir survivre ? Ce serait de la cruauté !

« Savez-vous, me suis-je écrié, ce qu’une reddition implique pour vos femmes, pour vos enfants, pour vos domaines ?

« J’ai péroré pendant cinq minutes sans reprendre haleine. J’insistais sur nos seules chances de salut et sur la fureur de Montero ; j’en faisais une brute aussi féroce qu’il voudrait certainement l’être, s’il avait assez d’intelligence pour concevoir un règne de terreur systématique. Après quoi, pendant cinq minutes ou plus encore, j’ai lancé un appel passionné à leur courage et à leur virilité ; j’étais emporté par toute l’ardeur de mon amour pour Antonia, car ce qui donne de l’éloquence, c’est un sentiment égoïste, colère contre un ennemi, défense personnelle, plaidoyer pour ce que l’on a de plus cher que la vie.

« Je fulminais contre eux, ma chère amie. On aurait dit que ma voix allait faire écrouler les murs et, quand je me suis tu, j’ai vu tous ces gens fixer sur moi le regard méfiant de leurs yeux ahuris.

« Voilà tout l’effet que j’avais obtenu ! Seulement, la tête de don José était de plus en plus penchée sur sa poitrine et, en approchant mon oreille de ses lèvres sèches, j’en ai entendu sortir un murmure confus, où j’ai cru distinguer ces mots : “Alors, pour l’amour de Dieu, Martin, mon fils…” Je ne sais pas exactement, je puis seulement affirmer avoir entendu le nom de Dieu. Il me semble avoir recueilli son dernier souffle sur ses lèvres, le dernier souffle de l’âme qui s’évadait.

« Il vit encore, c’est vrai ; je l’ai revu depuis, mais ce n’est plus qu’un corps sénile, gisant sur le dos, couvert jusqu’au menton, les yeux ouverts, et si parfaitement immobile que l’on dirait qu’il ne respire plus. C’est ainsi que je l’ai laissé, avec Antonia agenouillée à son chevet, avant de gagner cette auberge italienne où rôde la mort partout présente.

« Mais je sais qu’en réalité don José est mort dans l’hôtel Gould, en laissant échapper ce murmure qui m’incitait à tenter un projet dont, sans doute, avait horreur son âme, tout imprégnée de la sainteté des traités diplomatiques et des déclarations solennelles.

« Je venais de crier très fort : “Il n’y a jamais de Dieu pour aider un pays où les hommes ne veulent pas s’aider eux-mêmes !”

« Cependant don Juste avait commencé un discours pompeux, dont l’effet solennel était compromis par l’état déplorable et ridicule de sa barbe. Je n’en ai pas attendu la fin. Il voulait nous prouver qu’en somme les intentions de Montero n’étaient probablement pas si mauvaises. Il l’appelait le Général et poursuivait en affirmant que “cet homme distingué” (la semaine dernière, il le traitait de gran bestia) s’était sans doute fourvoyé dans le choix de ses moyens.

« Comme tu peux l’imaginer, je ne suis pas resté pour en entendre davantage. Je connais les intentions de Pedrito le guérillero, frère du général, que j’ai démasqué à Paris, voici quelques années, dans un café fréquenté par les étudiants sud-américains, où il voulait se faire passer pour secrétaire de légation. Il y venait bavarder pendant des heures, en tortillant son feutre dans ses mains velues, et son ambition semblait être de devenir le duc de Morny d’une espèce de Napoléon.

« Déjà, à cette époque, il parlait de son frère en termes enthousiastes. Il se croyait bien à l’abri de toute indiscrétion, car les étudiants qu’il rencontrait, tous de familles blanco, ne fréquentaient pas à la légation, comme tu peux l’imaginer. Il fallait Decoud pour aller là quelquefois, Decoud, cet homme sans foi et sans principes, selon leur expression, qui s’offrait le plaisir d’aller, de temps en temps, voir cette assemblée de singes dressés. Je connais ses intentions. Je l’ai vu passer les assiettes à table. Peut-être en laissera-t-il d’autres vivre dans la terreur, mais pour moi, je suis condamné.

« Non, je ne suis pas resté jusqu’au bout pour entendre don Juste Lopez tenter, en paroles sentencieuses, de se convaincre de la clémence, de la justice, de l’honnêteté et de la pureté des frères Montero. Je suis sorti brusquement pour chercher Antonia. Je l’ai trouvée dans la galerie, et elle a tendu vers moi ses mains jointes, en me voyant ouvrir la porte.

« — Que font-ils là-dedans ? m’a-t-elle demandé.

« — Ils bavardent ! ai-je répondu en regardant droit dans ses yeux.

« — Oui, oui, mais…

« — Paroles oiseuses !… ai-je interrompu. Ils dissimulent leurs terreurs sous d’ineptes espoirs. Ce sont tous de grands parlementaires sur le modèle anglais, vous le savez ! » La colère m’empêchait presque de parler. Elle a fait un geste de désespoir.

« À travers la porte que je tenais entrouverte derrière moi, nous parvenaient, l’une après l’autre, les périodes monotones et mesurées de don Juste ; c’était une sorte de folie redoutable et solennelle.

« — Après tout, les revendications démocratiques peuvent être légitimes. Les voies du progrès humain sont mystérieuses, et si le sort du pays est dans les mains de Montero, c’est notre devoir… »

« Sur quoi, j’ai claqué la porte. C’en était assez ! C’en était trop ! Jamais beau visage n’exprima plus d’horreur et de désespoir que celui d’Antonia. La vue m’en devint intolérable et je lui saisis les mains.

« — Ils ont donc tué mon père, là-dedans ? » demanda-t-elle.

« Ses yeux flambaient d’indignation, mais comme je les regardais, fasciné, leur lueur s’éteignit.

« — C’est une capitulation, me suis-je écrié en secouant ses poignets que je tenais chacun dans une de mes mains. C’est plus que du bavardage. Mais votre père m’a dit, au nom de Dieu, de poursuivre mes efforts. »

« Ma chère amie, il y a chez Antonia quelque chose qui me ferait croire à la possibilité de réussir dans n’importe quelle tentative. Un coup d’œil sur son visage suffit à me mettre le cerveau en effervescence.

« Et pourtant, je l’aime, comme l’aimerait tout autre homme, avec mon cœur et avec mon cœur seulement. Elle représente plus pour moi que son Église pour le Père Corbelàn (le Grand Vicaire a disparu, hier soir, peut-être pour rejoindre la bande d’Hernandez), plus que sa précieuse mine pour ce sentimental d’Anglais. Je ne parle pas de sa femme, qui fut peut-être sentimentale aussi, naguère, car dorénavant, la mine s’interpose entre ces deux êtres.

« — C’est votre père lui-même, Antonia, ai-je répété, votre père, comprenez-vous, qui m’a dit de persévérer. »

« Elle a détourné le visage, et d’une voix douloureuse :

« — Vraiment ? s’est-elle écriée ; alors, en effet, je crains qu’il ne parle plus jamais ! »

« Et, m’arrachant ses mains, elle s’est mise à pleurer dans son mouchoir. Moi, sans m’arrêter à sa douleur, j’ai insisté ; j’aime mieux la voir malheureuse que de ne plus la voir du tout, plus jamais ! Et il n’y aurait plus de réunion à envisager pour nous, si je devais fuir, ou rester ici pour mourir. Je n’avais donc pas à m’apitoyer sur un chagrin passager ; je l’ai renvoyée tout en larmes chercher doña Emilia et don Carlos aussi. Leur sentimentalisme était nécessaire à la vie même de mon projet, ce sentimentalisme de gens qui ne feront pas un pas vers leur plus ardent désir, s’ils ne le voient drapé dans une noble parure d’idéal. Très avant dans la nuit, nous formâmes, dans le boudoir bleu et blanc de madame Gould, une petite « junte » de quatre personnes : les deux dames, don Carlos et moi. Le Roi de Sulaco se croit sans doute un honnête homme et l’on partagerait cette opinion, si l’on pouvait percer sa taciturnité. Peut-être attribue-t-il à cette réserve même la conservation de sa probité. Ces Anglais s’appuient sur des illusions qui finissent par leur donner une prise solide sur les réalités de la vie. Lorsque don Carlos ouvre la bouche, c’est pour dire un “oui” ou un “non” qui paraissent aussi impersonnels que des paroles d’oracle.

« Mais son mutisme et sa froideur ne m’en imposent pas. Je sais ce qui lui tient au cœur : c’est sa mine ! Et sa femme, elle ne tient à rien qu’à la précieuse personne de son mari, que celui-ci identifie avec la Concession Gould. Le tout est un poids enchaîné au cou de cette petite femme. Peu importe ! mon but c’était de l’amener à présenter les choses à Holroyd (le roi de l’acier et de l’argent), de façon à nous assurer son concours financier. À cette heure même, la nuit dernière, nous croyions l’argent de la mine en sûreté sous les voûtes de la Douane, jusqu’à l’arrivée du premier vapeur pour les États-Unis. Et tant que les trésors arriveront là-haut, en un flot ininterrompu, l’archisentimental Holroyd ne renoncera pas à son projet, et s’efforcera de doter notre pays arriéré de justice, d’industrie et de paix, en même temps que de l’objet de son rêve favori, une forme plus pure de christianisme. Un peu plus tard, le véritable maître des Européens de Sulaco, l’ingénieur en chef du chemin de fer, est arrivé du port à cheval, par la rue de la Constitution et s’est joint à notre petit groupe. Cependant, la Junte des notables poursuivait sa délibération dans le grand salon ; seulement, l’un de ces messieurs est sorti dans le corridor, pour demander à un domestique si l’on ne pourrait pas leur envoyer quelque chose à manger.

« Les premiers mots de l’ingénieur, en pénétrant dans le boudoir, furent :

« — Que fait-on donc de votre maison, chère madame Gould ? Un hôpital de guerre en bas, et un restaurant au premier étage ! Je vois porter dans le grand salon des plateaux chargés de bonnes choses ! » « — Et ici, dans ce boudoir, ai-je dit, vous voyez le cabinet de la future République Occidentale. »

« Mais il était si préoccupé que mes paroles ne l’ont pas fait sourire, et n’ont même pas paru le surprendre.

« Il nous raconta qu’il prenait des dispositions pour la défense des biens de la Compagnie, lorsqu’on était venu le prier de passer au bureau du télégraphe.

« Le conducteur des travaux avancés le demandait au bout du fil du pied de la montagne. L’ingénieur en chef était seul dans le bureau avec l’opérateur du télégraphe qui lisait les signes à voix haute, à mesure que se déroulait sur le sol le long ruban de papier. Et le sens de cette communication, nerveusement lancée d’une hutte de bois perdue au cœur des forêts, était que le président Ribiera avait été ou était poursuivi.

« C’était là, en effet, une surprise pour nous, à Sulaco, car Ribiera lui-même, une fois délivré, ranimé et calmé par nos soins, s’était montré enclin à penser qu’on ne lui avait pas donné la chasse. Cédant aux sollicitations pressantes de ses amis, le Président avait quitté seul le quartier général de son armée en déroute, sous la conduite du muletier Bonifacio, qui avait consenti à encourir cette responsabilité et ce risque.

« Il était parti à l’aube du troisième jour, après avoir vu, pendant la nuit, se débander ses dernières troupes. Une rude étape à cheval les avait amenés, Bonifacio et lui, au pied de la Cordillère, où ils avaient pu trouver des mules pour s’engager dans les passes et traverser le Paramo d’Ivie, juste avant une tempête de glace qui avait balayé le plateau rocailleux et englouti, sous un amas de neige, la petite hutte de pierre qui leur avait servi de refuge pendant la nuit.

« Plus tard, le pauvre Ribiera, après bien des aventures, s’était trouvé séparé de son guide, avait perdu sa monture et avait dû gagner la plaine à pied. Il aurait péri bien loin de Sulaco sans la générosité d’un ranchero auquel il s’était fié. Ce brave homme, qui l’avait tout de suite reconnu, lui avait procuré une nouvelle mule, que le fugitif, lourd et mauvais cavalier, avait crevée sous lui.

« Mais en somme, le Président avait été bel et bien poursuivi par une troupe ennemie sous les ordres de Pedro Montero en personne, le frère du général. Le vent froid du Paramo avait, par bonheur, surpris les poursuivants au sommet de la passe, et de son souffle glacé avait fait périr quelques hommes et tous les animaux.

« Pourtant, si les traînards avaient succombé, le gros de la troupe tenait bon. Ils trouvèrent le pauvre Bonifacio à demi-mort au bas d’une pente neigeuse et lui passèrent leurs baïonnettes dans le corps, selon l’habitude des guerres civiles. Ils auraient aussi rejoint Ribiera, si une erreur quelconque ne leur avait fait perdre la trace du Chemin Royal et ne les avait égarés dans les forêts qui revêtent les derniers contreforts montagneux. C’est ainsi qu’ils avaient fini par tomber à l’improviste sur le camp de construction. L’ingénieur télégraphiait à son chef que, dans son bureau même, Pedro Montero écoutait le cliquetis de l’appareil. Il se disposait à prendre possession de Sulaco, au nom de la Démocratie, et se montrait plein d’arrogance. Ses hommes, après avoir abattu, sans autorisation, quelques-unes des bêtes de la Compagnie, s’employaient à faire cuire leur viande sur des braises. Pedrito s’était enquis, à diverses reprises, de la mine d’argent, et de ce qu’avait pu devenir le produit des six derniers mois de travail. Il avait donné cet ordre péremptoire : “Demandez-le à votre chef, au bout du fil. Il doit le savoir. Dites-lui bien que Pedro Montero, commandant de l’armée en campagne et ministre de l’intérieur du nouveau gouvernement, entend être correctement informé.”

« Il avait les pieds entourés de chiffons sanglants, le visage amaigri et hagard, les cheveux et la barbe en broussaille ; il était entré en boitant dans la chambre, appuyé sur une branche d’arbre tordue. Ses soldats étaient peut-être en plus triste condition encore, mais ils n’avaient pas jeté leurs armes et conservaient quelques munitions. Leurs visages hâves obstruaient la porte et les fenêtres de la cabane qui, en même temps que de bureau télégraphique, servait de chambre à l’ingénieur du camp.

« Montero s’était jeté en frissonnant sur les couvertures propres, et dictait des ordres de réquisition, à transmettre par fil à Sulaco. Il demandait qu’on lui envoyât, sans tarder, une rame de wagons, pour transporter ses troupes.

« — À quoi j’ai répondu, nous raconta l’ingénieur en chef, que je n’osais pas risquer le matériel roulant à l’intérieur du pays, en raison des nombreux attentats qui s’étaient produits tout le long de la ligne. C’est pour vous que j’ai fait cela, Gould. »

« La réponse m’est arrivée, transmise par mon subordonné, en ces termes : « L’infecte brute vautrée sur mon lit m’a dit : — Et si je vous faisais fusiller ? » À quoi il a répondu, tout en continuant sa transmission : « Cela ne fera pas arriver les wagons ! » Et l’autre de déclarer en bâillant : « Peu importe ! Il ne manque pas de chevaux dans la plaine. »

« Là-dessus, il s’est retourné sur le lit de Harris et s’est endormi. »

« Voilà, ma chère amie, pourquoi je suis, ce soir, un fugitif. Le dernier télégramme venu du camp nous a informés que Pedro Montero et ses hommes étaient partis à l’aube, après s’être bourrés toute la nuit de bœuf boucané. Ils ont pris tous les chevaux et en trouveront d’autres en route ; ils seront ici dans moins de trente heures, et Sulaco ne constitue plus pour moi ni pour le gros stock d’argent de la Concession Gould, un lieu de sûreté.

« Mais il y a pis encore. La garnison d’Esmeralda s’est ralliée au parti victorieux. La nouvelle nous en a été apportée, à la première heure, à l’hôtel Gould, par le télégraphiste de la Compagnie du Câble. Le jour n’était pas encore levé sur Sulaco. Son collègue d’Esmeralda l’avait appelé pour lui dire que les soldats de la garnison, après avoir fusillé quelques-uns de leurs officiers, s’étaient emparés d’un vapeur du gouvernement ancré dans le port. Voilà un coup très rude pour moi ; je croyais pouvoir compter sur tous les citoyens de la Province, et c’était une erreur. Il y a eu, à Esmeralda, une révolution montériste, comme celle qui a été étouffée ici, mais celle de là-bas a réussi. Le télégraphiste a continué son message, jusqu’à ces derniers mots, recueillis par Bernhard : “Ils enfoncent la porte et envahissent le bureau. Vous êtes coupés. Impossible de faire plus.”

« Il faut croire pourtant qu’il s’est arrangé, d’une façon ou de l’autre, à tromper la vigilance de ses gardiens, qui voulaient interrompre toute communication avec le monde extérieur. Comment y a-t-il réussi ? Je ne saurais le dire, mais, quelques heures plus tard, il rappelait Sulaco, pour nous avertir :

« — L’armée des insurgés s’est emparée du transport du gouvernement, et le remplit de troupes qu’elle veut débarquer à Sulaco. Faites donc attention ; ils seront prêts à partir dans quelques heures, et peuvent vous surprendre avant le lever du jour. »

« C’est tout ce qu’il a pu dire. On l’a chassé de son bureau, de façon définitive cette fois, car, depuis, Bernhard a sonné Esmeralda à diverses reprises, sans pouvoir obtenir de réponse. »

En achevant d’écrire, sur son carnet, ces lignes à l’adresse de sa sœur, Decoud leva la tête pour écouter. Mais il n’entendit, dans la pièce et dans la maison, nul autre bruit que celui de l’eau du filtre, qui s’égouttait dans une vaste jarre de terre, placée sous la console de bois.

Au-dehors régnait le grand silence. Decoud pencha de nouveau la tête sur son carnet.

« Je ne fuis pas, comprends-tu, écrivait-il ; je pars simplement en emportant cet énorme trésor d’argent qu’il faut sauver à tout prix. Pedro Montero, par la plaine, et la garnison révoltée d’Esmeralda, par mer, vont arriver ici pour s’en emparer.

« C’est un hasard qui l’a fait apporter au port et, mis, pour ainsi dire, à leur disposition. Leur véritable objectif, tu peux bien le comprendre, c’est la mine elle-même. Sans elle, on aurait laissé la Province Occidentale en paix pendant des semaines, pour la voir tomber dans les bras du parti victorieux. Don Carlos aura assez à faire pour sauver sa mine, avec son organisation et ses ouvriers, cet État dans l’État, cette usine de richesses, au développement de laquelle son sentimentalisme attache une étrange idée de justice.

« Il y tient comme certains hommes tiennent à une pensée d’amour ou de vengeance. Ou je me trompe fort, ou il préférera la détruire de sa propre main, à la voir violée par des étrangers. Une passion s’est insinuée dans son existence de froid idéaliste, une passion que je ne puis concevoir qu’avec ma tête, qui ne ressemble en rien à nos passions à nous, hommes d’un autre sang, mais qui est aussi redoutable qu’aucune des nôtres. Sa femme a compris cela aussi, et c’est ce qui en fait pour moi une alliée si précieuse. Elle répond à toutes mes idées, avec l’impression qu’elles pourront, en définitive, contribuer au salut de la Concession Gould. Et don Carlos s’en rapporte à elle, par confiance peut-être, mais plus encore, me semble-t-il, par manière d’amende honorable pour un tort subtil, pour l’infidélité sentimentale qui lui fait sacrifier la vie et le bonheur de sa femme à la séduction d’une idée.

« Cette petite femme s’est aperçue que son mari vivait pour sa mine plus que pour elle. Mais cela les regarde ; chacun sa destinée, modelée par ses passions ou ses sentiments. Le principal, c’est qu’elle s’est rangée à mon avis d’emporter le trésor sans retard, loin de la ville et du pays, à tout prix et en dépit de tous les dangers. La mission de don Carlos, c’est de garder intacte la pure gloire de sa mine ; celle de madame Gould, c’est de préserver son mari des effets de cette passion froide et impérieuse qu’elle redoute plus qu’un amour pour une autre femme. La mission de Nostromo, c’est de sauver le trésor. Nous allons le charger dans la plus vaste des gabares de la Compagnie et lui faire traverser le golfe à destination d’un petit port, en dehors du territoire du Costaguana, sur l’autre flanc de l’Azuera, où on lui fera prendre le premier bateau pour le Nord.

« Les eaux sont paisibles, et nous filerons dans l’ombre du golfe avant l’arrivée des rebelles d’Esmeralda. Lorsque le jour se lèvera sur l’Océan, nous serons hors de vue, cachés par l’Azuera, qui n’apparaît, elle-même, du port de Sulaco, que sous la forme d’un léger nuage bleu, au ras de l’horizon.

« L’incorruptible Capataz des Cargadores est tout désigné pour cette besogne, et moi, l’homme sans mission, mais poussé par une passion, je pars avec lui, pour revenir ensuite jouer jusqu’au bout mon rôle dans cette comédie, et en cas de succès, chercher la récompense qu’Antonia peut seule m’accorder.

« Je ne la reverrai pas avant mon départ. Je l’ai laissée, comme je te l’ai dit, au chevet de don José. Les rues étaient sombres et les fenêtres closes, lorsque j’ai quitté la ville. On n’avait pas allumé un seul réverbère depuis deux jours, et dans l’obscurité, la porte voûtée formait une masse sombre confuse, en forme de tour. J’ai entendu, en passant, des gémissements sourds et lugubres qui paraissaient répondre au murmure d’une voix d’homme. J’ai reconnu, à son ton d’insouciance nonchalante, le matelot génois que le hasard a, comme moi, conduit ici pour l’associer à des événements que notre commun scepticisme nous fait regarder avec une indifférence méprisante. La seule chose qui paraisse l’intéresser, à ma connaissance, c’est le bien que l’on peut dire de lui. C’est l’ambition des nobles esprits, mais elle peut servir singulièrement aussi un coquin doué de moyens exceptionnels. Oui, ce sont ses propres paroles :

« — Que l’on dise du bien de moi ! Si, señor ! » Il ne semble faire aucune distinction entre parler et penser. Est-ce parfaite naïveté ou sens pratique très sûr ? Je ne saurais le dire. Les caractères exceptionnels m’intéressent toujours parce qu’ils sont conformes à la formule générale qui exprime l’état moral de l’humanité.

« J’ai passé sans m’arrêter devant ce couple, sous la voûte sombre, mais le Capataz m’a bientôt rejoint sur la route du port. C’était une pauvre femme à qui il parlait. Je ne lui disais rien, par discrétion, tandis qu’il marchait à mes côtés, mais, au bout d’un instant, il s’est mis, de lui-même, à m’expliquer les choses. Ce n’était pas ce que je croyais ; il s’agissait d’une vieille femme, d’une vieille dentellière, à la recherche de son fils, balayeur au service de la municipalité. Des amis étaient venus, la veille, à l’aube, à la porte de leur cabane, pour l’appeler. Il était parti avec eux, et n’était pas rentré depuis ; aussi, laissant à demi cuit, sur le foyer éteint, le plat qu’elle préparait, s’était-elle glissée jusqu’au port, où elle avait entendu dire que quelques mozos de la ville avaient été tués le matin de l’émeute.

« L’un des Cargadores en sentinelle devant la Douane avait apporté une lanterne et l’avait aidée à examiner quelques cadavres, qui gisaient çà et là. Et maintenant, elle regagnait son logis, sans avoir trouvé celui qu’elle cherchait, et s’était assise sur le banc de pierre de la voûte, en gémissant de fatigue.

Le Capataz l’avait interrogée et, après avoir entendu son récit entrecoupé de pleurs, lui avait conseillé de poursuivre ses recherches parmi les blessés de l’hôtel Gould. Il lui avait aussi donné un quart de dollar, ajoutait-il d’un ton négligent.

« — Et pourquoi cela ? lui ai-je demandé ; vous la connaissez ? »

« — Non, Señor, je ne crois pas l’avoir jamais rencontrée avant ce soir ; c’eût été difficile, d’ailleurs, car elle n’a pas dû sortir de chez elle depuis des années. C’est une de ces vieilles comme on en voit dans les chaumières de campagne, accroupies devant le feu, un bâton à terre à côté d’elles, et si faibles qu’elles peuvent à peine écarter de leur marmite les chiens errants. Caramba ! on s’aperçoit, au son de sa voix, que la mort l’a oubliée. Mais, jeunes ou vieilles, ces femmes-là adorent l’argent et disent du bien de l’homme qui leur en donne ! » Il eut un rire bref. “J’aurais voulu, Señor, que vous sentiez ses griffes quand je lui ai posé ma pièce dans la main. Ma dernière pièce, encore !” a-t-il ajouté après un silence.

« Je n’ai risqué aucun commentaire. Il est connu pour sa libéralité autant que pour sa malchance au monte, qui lui a valu de rester pauvre comme au jour de son arrivée.

« — Je suppose, don Martin, m’a-t-il dit d’un ton rêveur et détaché, que l’administrateur de la San-Tomé saura reconnaître un jour mes services, si je sauve son trésor ? »

« Je lui ai répondu que la chose ne souffrait aucun doute, et il a continué à marcher, en grommelant :

« — Non ! Non ! aucun doute ! aucun doute ! Voyez ce que c’est, don Martin, que d’avoir une bonne réputation ! On n’aurait jamais songé à confier une mission pareille à un autre homme. Et elle me vaudra un jour une récompense magnifique. Que ce jour-là vienne bientôt ! a-t-il ajouté entre ses dents. Le temps passe aussi vite dans ce pays que partout ailleurs. »

« Tel est mon compagnon, sœur chérie, dans l’escapade que je tente pour la grande cause. Il est plus naïf qu’astucieux, plus hautain que rusé, plus généreux de sa personne que ne le sont, de leur argent, ceux qui l’emploient. Ainsi, du moins, en juge-t-il lui-même avec plus d’orgueil que de sentiment. Je suis heureux de m’être lié avec lui. Compagnon de ma fortune, il prend une importance qu’il n’aurait jamais acquise par ses petits talents, non plus qu’en sa qualité originelle de matelot italien admis par le rédacteur en chef du Porvenir à venir bavarder au bureau de ce journal, aux premières heures du jour, pendant que se faisait le tirage. Et je trouve intéressant d’avoir rencontré un homme pour qui la vie semble n’avoir d’autre valeur que le prestige personnel.

« Je l’attends ici, en ce moment. En arrivant à la posada Viola, nous avons trouvé les fillettes seules, au rez-de-chaussée, et le vieux Génois a crié à son compatriote d’aller chercher le docteur. Sans cela, nous aurions poussé jusqu’au port, où le capitaine Mitchell s’occupe, paraît-il, avec quelques volontaires européens et quelques Cargadores à charger sur une gabare cet argent qu’il faut arracher aux griffes de Montero pour assurer sa défaite.

« Nostromo est parti vers la ville au galop furieux de son cheval. Il y a longtemps de cela, et c’est ce retard qui m’a permis de causer avec toi. Quand ce carnet te parviendra, il se sera passé bien des événements. Pour l’instant, j’attends, sous l’aile de la mort qui plane, dans cette maison silencieuse baignée par la nuit noire, près de cette mourante et de ces deux fillettes terrifiées, près de ce vieillard dont j’entends les pas feutrés, de l’autre côté du mur, comme un frôlement de souris. Et moi, le seul être en dehors de ceux-là, je ne sais vraiment s’il faut me compter au nombre des vivants ou des morts. Quien sabe ? comme aiment répondre à toutes les questions les gens d’ici. Mais non ! mon affection pour toi n’est certainement pas morte, et tout cela : cette maison, cette nuit sombre, cette chambre obscure, ces fillettes silencieuses, ma présence même, c’est de la vie, cela doit être de la vie, pour ressembler tant à un rêve ! »

En écrivant ces dernières lignes, Decoud eut un moment d’absence soudaine et totale. Il s’affala sur la table comme un homme frappé d’une balle. Mais un instant après, il se redressait avec l’impression confuse d’avoir entendu son crayon rouler à terre.

Large ouverte, éclairée par la lueur d’une torche, la porte basse du café encadrait l’arrière-train d’un cheval, qui battait de la queue la jambe d’un cavalier et son talon nu chaussé d’un long éperon. Les deux fillettes avaient disparu et, debout au milieu de la pièce, Nostromo regardait Decoud par-dessous le bord du sombrero tiré bas sur son front.

— J’ai ramené cet Anglais à figure de vinaigre dans la voiture de madame Gould, fit-il. Je doute que toute sa science puisse cette fois-ci sauver la Padrona. On a envoyé chercher les enfants ; mauvais signe !

Il s’assit à l’extrémité du banc :

— Elle veut leur donner sa bénédiction, sans doute, ajouta-t-il.

Tout étourdi encore, Decoud remarqua qu’il avait dû tomber dans un profond sommeil, et Nostromo lui répondit avec un léger sourire qu’en regardant par la fenêtre, il l’avait vu couché sur la table, parfaitement immobile et la tête dans les bras. La dame anglaise, venue aussi dans la voiture, était montée tout de suite avec le docteur, en lui recommandant de ne pas éveiller encore don Martin. Mais, en entendant appeler les enfants, il était entré dans le café.

La croupe du cheval, avec sa moitié visible de cavalier, tournait devant la porte ; la torche d’étoupe et de résine, fixée au bout d’un bâton, à l’arçon de la selle, dans son panier de fer, jeta dans la pièce un éclat furtif, et madame Gould entra d’un pas rapide, le visage tiré et très pâle. Le capuchon de son manteau bleu sombre était retombé. Les deux hommes se levèrent.

— Teresa veut vous voir, Nostromo, dit-elle.

Le Capataz ne fit pas un mouvement. Decoud, le dos à la table, boutonnait son manteau.

— L’argent, madame Gould, l’argent ! murmura-t-il en anglais. N’oubliez pas que les insurgés d’Esmeralda possèdent un vapeur ; nous pouvons les voir arriver d’un moment à l’autre, à l’entrée du port.

— Le docteur affirme qu’il n’y a plus d’espoir, fit rapidement madame Gould, en anglais aussi. Je vous mènerai jusqu’à la jetée dans ma voiture et reviendrai ensuite chercher les enfants.

Puis s’adressant à Nostromo, en espagnol :

— Pourquoi perdre du temps ? La femme du vieux Giorgio veut vous voir.

— Je vais la trouver, Señora, murmura le Capataz.

Le docteur Monygham entrait à ce moment avec les fillettes. Il répondit d’un signe de tête au regard interrogateur de madame Gould, et ressortit tout de suite suivi de Nostromo.

Immobile, le cheval du porteur de torche laissait pendre sa tête, et son cavalier avait lâché les rênes pour allumer une cigarette. La flamme de la torche éclairait la façade de la maison et jouait sur la ligne des grandes lettres noires de l’inscription, dont seul le mot Italia se détachait en pleine lumière. La lueur dansante atteignait la voiture de madame Gould, garée au bord de la route, avec le majestueux Ignacio dont les yeux se fermaient sur le siège, dans son visage jauni.

Près de lui, noir et osseux, une carabine Winchester aux genoux, Basilio jetait dans la nuit des regards apeurés. Nostromo toucha doucement l’épaule du docteur.

— Est-elle vraiment mourante, docteur ?

— Oui, répondit Monygham avec un frémissement singulier de sa joue balafrée, et je ne puis imaginer pourquoi elle veut vous voir.

— Elle a déjà été comme cela, hasarda Nostromo, le regard au loin.

— Eh bien, Capataz, je puis vous affirmer qu’elle ne sera jamais plus “comme cela”, ricana le docteur Monygham. Vous pouvez aller la trouver ou rester ici. Et il n’y a pas grand intérêt à causer avec les moribonds. Mais elle a dit à doña Emilia, en ma présence, qu’elle avait été une mère pour vous, depuis que vous avez mis les pieds dans le pays.

— C’est vrai ! Et pourtant, elle n’a jamais dit à personne un mot de louange en ma faveur. On dirait qu’elle n’a pas pu me pardonner de vivre et d’être l’homme qu’elle aurait voulu voir dans la personne de son fils !

— C’est possible ! s’écria près d’eux une voix profonde et attristée. Les femmes ont des façons à elles de se torturer.

Le vieux Giorgio Viola était sorti de la maison ; sa grande ombre noire dansait devant la torche, dont la lumière tombait sur son large visage et sur la toison blanche de sa tête broussailleuse. Il fit au Capataz un signe de la main et le poussa dans la maison.

Le docteur Monygham alla fouiller dans la petite boîte à médicaments, de bois poli, placée sur le siège du landau, puis revint vers le vieux Giorgio, pour mettre dans sa grosse main tremblante une fiole à bouchon de verre qu’il avait prise dans la caisse.

— Donnez-lui une cuillerée de cette drogue, de temps en temps, dans un peu d’eau, dit-il ; cela la soulagera.

— Et il n’y a rien d’autre à faire ? demanda doucement le vieillard.

— Non, rien ; du moins en ce monde, reprit le docteur, le dos tourné pour refermer la serrure de sa caisse.

Nostromo traversa lentement la grande cuisine obscure. Seules brillaient dans l’ombre quelques braises allumées dans le fourneau, sous le lourd manteau de la cheminée ; de l’eau bouillait dans un pot de fer avec un gros bruit de bulles crevées. Entre les deux murs d’un étroit escalier, ruisselait une nappe de lumière sortie de la chambre du premier ; elle éclairait le magnifique Capataz des Cargadores qui, avec sa démarche silencieuse, ses sandales de cuir souple, ses favoris touffus, son cou musclé et sa poitrine bronzée apparue sous la chemise ouverte, avait l’air d’un marin de la Méditerranée fraîchement débarqué d’une felouque chargée de vin ou de fruits.

Il fit halte au sommet de l’escalier ; les épaules larges, les hanches étroites, il regardait le grand lit, pareil, avec sa profusion de linge d’une blancheur de neige, à une couche de parade, où la Padrona était assise, inclinant sur sa poitrine son beau visage aux noirs sourcils. Une masse de cheveux noirs de jais, parsemés seulement de quelques fils d’argent, couvrait ses épaules ; une mèche épaisse s’en était échappée et masquait à demi sa joue. Complètement immobile, dans cette position qui trahissait l’angoisse et la souffrance, elle tourna seulement les yeux vers Nostromo.

Le Capataz portait une ceinture rouge roulée plusieurs fois autour de sa taille et un lourd anneau d’argent à l’index de la main, qu’il leva pour donner un pli à sa moustache.

— Ces révolutions ! Ces révolutions ! haleta Teresa. Vois, Gian’Battista, elles ont fini par me tuer !

Nostromo ne répondit pas, mais la malade, les yeux levés, insistait :

— Tu vois, celle-ci m’a tuée, pendant que tu te battais au loin pour des affaires qui ne te regardent pas, grand fou !

— Pourquoi parler ainsi ? grommela entre ses dents Nostromo. Ne voudrez-vous jamais croire à mon bon sens ? Ce qui me regarde, c’est de rester ce que je me suis fait et toujours semblable à moi-même.

— En effet, tu ne changes jamais, fit-elle amèrement. Tu ne penses qu’à toi-même, et tu te laisses payer de mots par des gens qui ne se soucient pas de toi.

Il y avait entre ces deux êtres un lien d’antagonisme, aussi étroit à sa façon que peut l’être un lien d’entente ou d’affection. Le marin n’avait pas suivi la voie où Teresa rêvait de le voir s’engager. C’est elle qui l’avait encouragé à quitter son navire, avec l’espoir de trouver en lui un ami et un protecteur pour ses filles. Sensible à son état de santé précaire, la femme du vieux Giorgio était hantée par la crainte de laisser son vieux mari dans la solitude et ses fillettes sans appui. Elle avait cherché à s’attirer l’affection de ce jeune homme, qui paraissait tranquille et sérieux, docile et aimant ; il était orphelin depuis son plus jeune âge, et lui avait dit n’avoir en Italie, pour toute famille, qu’un oncle, propriétaire et patron d’une felouque, dont les mauvais traitements l’avaient fait fuir avant sa quatorzième année. Il s’était montré courageux, dur au travail, décidé à faire son chemin dans le monde. La reconnaissance et les liens de l’habitude en feraient un fils pour elle et le vieux Giorgio, et puis, qui sait ?… Quand Linda serait grande… Dix ans de différence entre mari et femme, ce n’est pas énorme. Son grand homme à elle avait plus de vingt ans qu’elle-même. D’ailleurs, Gian’Battista était un garçon séduisant qui plaisait également aux hommes, aux femmes et aux enfants, grâce à la placidité profonde de sa nature, qui faisait penser à un beau soir d’été et ajoutait un élément de séduction à la confiance qu’inspiraient son aspect de vigueur et son caractère résolu.

Profondément ignorant des idées et des espoirs de sa femme, le vieux Giorgio n’en tenait pas moins en grande estime son jeune compatriote.

— Il ne convient pas qu’un homme soit trop sage, disait-il à sa femme selon le proverbe espagnol, pour défendre le splendide Capataz. Mais Teresa était jalouse de ses succès et craignait de le voir échapper à son influence. Son esprit pratique lui faisait tenir pour absurde la façon dont le jeune homme prodiguait ses qualités précieuses, et en faisait follement largesses à tout le monde, sans en tirer profit lui-même. Il ne savait pas mettre un sou de côté. Elle le raillait de sa pauvreté, de son héroïsme, de ses aventures, de ses amours et de son prestige ; mais, au fond du cœur, elle n’avait jamais désespéré de lui, non plus que s’il eût été réellement son fils.

Et même à l’heure actuelle, malade comme elle l’était, malade au point de sentir le frisson, le souffle froid de la mort prochaine, elle avait voulu le voir. On aurait dit qu’elle tendait sa main engourdie pour reprendre possession de lui. Mais elle avait trop présumé de ses forces. Elle ne pouvait plus ordonner ses pensées, qui se faisaient confuses, comme sa vue. Les paroles hésitaient sur ses lèvres et seuls semblaient survivre en elle, trop forts pour mourir, le souverain désir et la suprême angoisse de sa vie.

— Je vous ai entendue répéter cela bien des fois ! fit le Capataz. Vous êtes injuste ; je ne m’en fâche pas. Mais vous paraissez maintenant n’avoir plus beaucoup de force pour parler, et je n’ai que peu de temps à vous consacrer. On m’attend pour une affaire de très haute importance.

Teresa fit un effort pour lui demander s’il était exact qu’il eût pris le temps d’aller chercher un médecin. Nostromo fit un signe de tête affirmatif, et elle en parut heureuse ; la pensée qu’il eût consenti à faire un effort pour ceux qui avaient tant besoin de son aide, adoucissait ses souffrances ; c’était une preuve d’amitié. Sa voix se fit plus forte.

— J’ai plutôt besoin d’un prêtre que d’un médecin, fit-elle d’un ton pénétré, sans bouger la tête mais en tournant les yeux vers le Capataz, qui se tenait debout au pied du lit. Veux-tu aller me chercher un prêtre, maintenant ? Songes-y : c’est le dernier vœu d’une mourante !

Nostromo secoua la tête d’un air résolu. Il ne croyait pas aux prêtres, ni à la vertu de leur sacerdoce. Un médecin avait son utilité, mais un prêtre, en tant que prêtre, n’était bon à rien, en bien comme en mal. Nostromo ne partageait pas l’horreur du vieux Giorgio pour les prêtres, mais la totale inutilité du dérangement qu’on voulait lui imposer lui déplaisait fort.

— Padrona, fit-il, vous avez été bien des fois aussi malade, et vous vous remettez vite. Je vous ai déjà consacré mes derniers moments de liberté. Demandez à madame Gould de vous en envoyer un.

L’impiété de ce refus le gênait un peu. La Padrona croyait aux prêtres et se confessait ; mais toutes les femmes en faisaient autant, et la chose ne pouvait guère avoir de conséquences. Pourtant, il se sentit un instant le cœur serré, à la pensée de l’importance que prenait pour elle l’absolution, si elle y croyait seulement un peu. Mais tant pis ! Il était trop vrai qu’il lui avait déjà consacré les dernières minutes dont il pût disposer.

— Tu refuses d’y aller ? fit-elle en haletant. Ah ! tu es bien toujours le même.

— Écoutez le langage de la raison, Padrona, fit-il. On a besoin de moi pour sauver l’argent de la mine, un trésor plus gros, comprenez-vous, que celui que l’on dit gardé par les fantômes et les démons de l’Azuera. C’est vrai. Et je suis décidé à faire de cette aventure la plus hardie de celles où j’ai été mêlé dans ma vie.

La malade éprouvait un désespoir mêlé d’indignation. L’épreuve suprême avait mal répondu à son attente. Nostromo, debout, ne pouvait voir ses traits convulsés par un paroxysme de douleur et de colère. Mais elle se mit à trembler de tout son corps ; sa tête inclinée et ses larges épaules étaient agitées de mouvements convulsifs.

— Alors Dieu voudra bien, peut-être, me faire miséricorde. Mais fais attention, mon fils, et tâche de trouver un profit dans cette aventure, pour compenser les remords que tu y trouveras un jour.

Elle fit entendre un rire affaibli.

— Amasse, cette fois au moins, des richesses pour le prodigieux Gian’Battista, qui fait moins de cas de la paix d’une mourante que des éloges de gens qui lui ont donné un nom stupide — sans rien de plus — en échange de son âme et de son corps.

Le Capataz des Cargadores mâchonna un juron entre ses dents.

— Laissez mon âme tranquille, Padrona, et je saurai bien me charger de mon corps. Quel mal voyez-vous à ce que l’on ait besoin de moi ? Vous ai-je pris quelque chose à vous ou à vos enfants, que vous puissiez me le reprocher ? Ces gens que vous me jetez à la tête ont plus fait pour le vieux Giorgio qu’ils n’ont jamais songé à faire pour moi. Il se frappa la poitrine de sa main ouverte : sa voix était restée basse, malgré l’énergie de son accent. Il caressa, l’une après l’autre, ses moustaches, et laissa ses yeux errer par la chambre. Est-ce ma faute si je suis le seul homme dont ils puissent faire état ? Votre colère vous inspire des pensées absurdes, mère. Aimeriez-vous mieux me voir timide et niais, vendeur de melons d’eau sur le marché, ou rameur sur un bateau du port, comme un pauvre Napolitain sans courage et sans prestige ? Voudriez-vous qu’un jeune homme mène une vie de moine ? Je ne le crois pas ; est-ce donc un moine qu’il vous faut pour votre fille aînée ? Que craignez-vous donc ? Vous vous êtes irritée de tout ce que j’ai fait, depuis des années, depuis le jour où vous m’avez parlé en secret, à l’insu du vieux Giorgio, de votre Linda. Mari de l’une et frère de l’autre, m’avez-vous dit ? Eh bien, pourquoi pas ? J’aime les petites, et il faut bien qu’un homme finisse par se marier. Mais, depuis ce temps-là, vous m’avez dénigré partout. Pourquoi cela ? Pensiez-vous m’imposer un collier et une chaîne, comme à l’un des chiens de garde qui veillent là-bas sur les chantiers de chemin de fer ? Écoutez, Padrona ; je suis encore le même homme qui descendit un soir à terre et vint s’asseoir sous le chaume de la ferme que vous occupiez, pour vous raconter toute ma vie ; vous n’étiez pas injuste pour moi, à cette époque-là. Qu’est-il arrivé, depuis ? Je ne suis plus un jeune homme insignifiant. Un beau renom vaut un trésor, comme dit Giorgio.

— Ils t’ont tourné la tête avec leurs éloges, haleta la malade. Tu t’es laissé payer de mots, mais ta folie te conduira à la pauvreté et à la misère, et tu mourras de privations. Les vagabonds eux-mêmes se gausseront de toi, grand Capataz !

Nostromo resta, un instant, muet de stupeur. La Padrona ne levait pas les yeux. Un sourire de dédain passa, furtif et sans chaleur, sur les lèvres du jeune homme, puis il quitta la chambre, et sa silhouette s’effaça dans l’ombre de l’escalier sans que la malade parût s’en apercevoir. Il redescendit l’escalier avec le sentiment d’avoir été, une fois encore, frustré, par le dédain qu’affichait cette femme, de la réputation qu’il avait fini par acquérir et désirait tant conserver.

En bas, dans la vaste cuisine, brûlait une bougie noyée dans l’ombre des murs et du plafond, mais au vide de la porte d’entrée, aucune lueur rouge de torche ne tremblait plus. La voiture, précédée par son porteur de torche, avait emporté à la jetée madame Gould et don Martin. Le docteur Monygham, resté dans la maison, était assis près du chandelier, sur un coin de la table de bois ; son visage couturé et rasé se penchait de côté ; il gardait les bras croisés sur la poitrine, les lèvres serrées, et ses yeux saillants restaient obstinément fixés sur le sol de terre noire. Près du manteau en surplomb de la cheminée, où le pot d’eau bouillait toujours avec violence, le vieux Giorgio se tenait le menton dans la main ; il avait un pied en avant comme s’il se fût trouvé arrêté dans sa marche par une pensée subite.

— Adios, viejo, fit Nostromo en cherchant dans sa ceinture la crosse de son revolver et en s’assurant du jeu de son couteau dans la gaine. Il prit sur la table une cape bleue doublée de rouge et la passa sur sa tête. Adieu ! Si l’on n’entend plus parler de moi, vous chercherez mes affaires dans ma chambre et vous donnerez ma malle à Paquita. Elle ne contient pas grand-chose de valeur, en dehors de mon nouveau serape mexicain et de quelques boutons d’argent, sur ma veste neuve. Mais qu’importe ! Tout cela fera bon effet sur le premier amoureux qu’elle prendra, et celui-là n’aura pas à craindre que je m’attarde sur terre après ma mort, comme les étrangers qui hantent l’Azuera.

Le vieux Giorgio fit un signe de tête presque imperceptible et quitta la pièce sans mot dire, tandis qu’un sourire amer tordait les lèvres du docteur Monygham.

— Comment, Capataz ? Je croyais qu’aucune de vos entreprises n’échouait jamais ?

Nostromo lança sur le docteur un regard de dédain et se dirigea vers la porte en roulant une cigarette ; il frotta une allumette et la tint au-dessus de sa tête, jusqu’au moment où la flamme vint effleurer ses doigts.

— Pas de vent ! grommela-t-il entre ses dents. Dites-moi, Señor, comprenez-vous ce que représente une aventure de ce genre ?

Le docteur Monygham fit, d’un air bourru, un signe de tête affirmatif.

— Elle équivaut à attirer sur ma tête une malédiction, Señor docteur. Sur cette côte, l’homme en possession d’un trésor est sûr de voir sa poitrine menacée de tous les couteaux du pays. Concevez-vous cela, docteur ? Je vais naviguer avec cette menace suspendue sur la tête, jusqu’à l’heure où je pourrai rencontrer, quelque part, un bateau se dirigeant vers le Nord ; mais alors, on pourra parler, d’un bout à l’autre de l’Amérique, du Capataz des Cargadores de Sulaco !

Le docteur Monygham fit entendre son rire bref et guttural. Nostromo, qui franchissait la porte, se retourna. « D’ailleurs, si Votre Excellence veut trouver un autre homme désireux d’entreprendre l’aventure, et de taille à la mener à bien, je me retirerai. Je ne suis pas tout à fait las de la vie, malgré la pauvreté qui me permet d’emporter, sur le dos de mon cheval, tout ce que je possède.

— Vous jouez trop, Capataz, et vous ne savez jamais dire non à une jolie fille, riposta avec malice le docteur Monygham. Ce n’est pas le moyen de faire fortune. Mais personne, à ma connaissance, ne vous a jamais cru pauvre. J’espère que vous vous êtes assuré d’une solide récompense, pour le cas où vous vous tireriez sain et sauf de cette affaire ?

— Quelle récompense Votre Excellence aurait-elle exigée ? demanda Nostromo, en chassant de ses lèvres un nuage de fumée.

Le docteur Monygham tendit l’oreille vers l’escalier. Puis, avec un nouveau rire bref et saccadé :

— Illustre Capataz, pour endosser une malédiction mortelle, comme vous le dites, il ne m’aurait pas fallu moins de tout le trésor.

Sur cette réponse railleuse, Nostromo, avec un grognement d’humeur, quitta la pièce. Le docteur Monygham l’entendit s’éloigner au galop. Il poussait furieusement son cheval dans la nuit. On voyait, près du quai, des lumières aux fenêtres de la Compagnie O.S.N., mais, avant d’y arriver, Nostromo rencontra la voiture de madame Gould.

Le cavalier la précédait, avec sa torche dont la lumière guidait le trot des mules blanches et faisait voir le majestueux Ignacio qui conduisait, tandis que Basilio, assis à côté de lui, tenait une carabine armée.

La voix de madame Gould sortit de l’obscurité du landau :

— On vous attend, Capataz !

Frémissante et glacée, elle revenait du port, avec le carnet de Decoud à la main. Il le lui avait confié pour l’envoyer à sa sœur. Ce seront peut-être les dernières lignes qu’elle aura de moi, avait-il dit, en serrant la main de madame Gould.

Le Capataz ne modérait pas son allure ; à l’entrée du môle, de vagues silhouettes, armées de fusils, se précipitèrent à la tête de son cheval ; d’autres ombres l’entourèrent ; c’étaient des Cargadores de la Compagnie, postés là pour signaler son arrivée.

Un mot de sa bouche fit reconnaître sa voix, et ils reculèrent, avec un murmure de soumission. À l’autre bout de la jetée, près d’une grue, Nostromo aperçut un groupe sombre, où rougeoyaient des lueurs de cigares, et entendit prononcer son nom sur un ton de soulagement.

Presque tous les Européens de Sulaco étaient venus là, autour de Charles Gould, comme si l’argent de la mine eût été l’emblème de la cause commune, le symbole de l’importance suprême des intérêts matériels. Ils en avaient, de leurs propres mains, chargé la gabare. Nostromo reconnut don Carlos, qui se tenait un peu à l’écart, long, mince et silencieux. Près de lui, un autre individu, très grand aussi (c’était l’ingénieur en chef), disait à haute voix : — Si cet argent doit être perdu, mieux vaut mille fois qu’il soit englouti dans la mer.

La voix de Decoud se fit entendre de la gabare…

— Au revoir, Messieurs, jusqu’au jour où nous joindrons nos mains sur le sol de la jeune République Occidentale !

Un murmure assourdi répondit à cet adieu, lancé d’une voix claire et sonore, et il parut au jeune homme que l’embarcadère s’enfonçait dans la nuit. Nostromo venait de pousser le bateau en appuyant l’un des lourds avirons contre une des piles de la jetée.

Decoud ne fit pas un mouvement ; il se serait cru lancé dans l’espace. Il y eut, à deux ou trois reprises, un bruit d’eau éclaboussée, puis l’on n’entendit plus que les pas sourds de Nostromo sur le fond de la barque.

Il hissait la grand-voile ; un souffle de vent passa sur la joue de Decoud. Tout avait sombré dans la nuit, où brillait seule la lumière de la lanterne que le capitaine Mitchell avait fixée sur un poteau, au bout de la jetée, pour permettre à Nostromo de sortir du port.

Les deux hommes, qui ne pouvaient se voir, restaient silencieux. La gabare, poussée par une brise capricieuse, glissa entre deux promontoires presque invisibles, pour entrer dans la nuit plus opaque encore du golfe. Ils distinguèrent pendant quelques minutes la lanterne piquée au bout de la jetée. La brise s’apaisait, puis se remettait à souffler, mais restait si faible que la grande barque à demi pontée glissait sans faire plus de bruit que si elle avait été suspendue en l’air.

— Nous voici dans le golfe, maintenant, fit la voix calme de Nostromo, qui ajouta après un instant : Señor Mitchell a amené sa lanterne.

— Oui, répondit Decoud. Personne ne pourra nous trouver dorénavant.

Une obscurité plus dense noya le bateau. La mer était aussi noire que les nuages du ciel. Nostromo, après avoir consulté, à la lueur d’une couple d’allumettes, la boussole qu’il avait apportée, gouverna d’après le vent qui caressait sa joue.

C’était une impression nouvelle pour Decoud, que ce mystère des grandes eaux si étrangement calmes. Leur éternelle agitation semblait étouffée sous le poids de cette nuit lourde. Le golfe placide donnait profondément sous son poncho noir.

Il fallait maintenant, pour réussir, s’éloigner de la côte et gagner le milieu du golfe avant le jour. Les Isabelles devaient se trouver tout près : — À main gauche, Señor, en regardant devant vous, fit tout à coup Nostromo.

Lorsque sa voix se tut, l’énorme silence, vide de lumière et de sons, parut agir comme un narcotique puissant sur les sens de Decoud. Il ne savait même plus, par moments, s’il était endormi ou éveillé. Comme un homme perdu dans le sommeil, il n’entendait plus et ne voyait plus rien. Sa main même, tenue devant son visage, n’existait plus pour ses yeux. Ce passage de l’agitation, des passions, des dangers, des spectacles et des bruits de la terre à la nuit absolue, était si brusque, que le silence lui aurait paru celui de la mort sans la survivance de ses pensées. Elles flottaient dans ce silence, avant-goût de la paix éternelle, nettes et précises comme des rêves lucides qui viendraient, dans un autre monde, rappeler les choses de la terre aux âmes affranchies par la mort d’une atmosphère brumeuse de regrets et d’espoirs. Decoud se secoua, frissonna légèrement, malgré la tiédeur de la brise qui soufflait autour de lui. Il avait l’étrange impression que son âme venait, pour réintégrer son corps, de sortir de cette obscurité ambiante, où terre, mer, rochers, ciel et montagnes semblaient autant de choses inexistantes.

La voix de Nostromo se fit entendre à la barre, où sa présence semblait également irréelle :

— Est-ce que vous dormiez, don Martin ? Caramba ! si c’était possible, je croirais, moi aussi, m’être assoupi. J’ai pourtant l’étrange impression d’avoir entendu en rêve une sorte de gémissement, le bruit que pourrait faire, près de notre barque, un homme en pleurant… C’était un bruit qui tenait du soupir et du sanglot.

— Étrange, murmura Decoud, allongé sur un des prélarts qui couvraient les caisses du trésor. Y aurait-il près de nous un autre bateau dans le golfe ? Vous comprenez que nous ne pourrions pas l’apercevoir.

L’absurdité d’une telle supposition fit rire Nostromo, et ils n’insistèrent pas. La solitude était presque palpable, et lorsque la brise tombait, la nuit semblait peser comme une pierre sur Decoud.

— Cela devient écrasant, murmura-t-il. Est-ce que nous avançons, Capataz ?

— Pas aussi vite qu’un scarabée empêtré dans les herbes ! répondit Nostromo, dont la voix paraissait assourdie par le voile épais de l’ombre tiède et désespérante. Il restait de longues minutes sans faire le moindre bruit, et Decoud ne l’entendait ni ne le voyait plus que s’il fût mystérieusement sorti de la barque.

Dans la nuit sans repères, Nostromo n’était même plus sûr de sa direction, depuis que la brise était complètement tombée. Il cherchait les îlots sans en voir plus de traces que s’ils avaient sombré au fond du golfe. Il finit par s’allonger à côté de Decoud et lui murmura dans l’oreille que si l’aube les surprenait près du port de Sulaco, par suite du manque de vent, ils pourraient conduire la barque derrière la Grande Isabelle, dont la falaise les dissimulerait aux regards.

Decoud fut surpris de l’accent renfrogné et de l’anxiété de son compagnon ; pour lui, l’enlèvement du trésor n’était qu’une manœuvre politique ; il fallait, pour de multiples raisons, l’empêcher de tomber aux mains de Montero ; mais Nostromo paraissait considérer l’aventure sous un tout autre jour.

Les caballeros de la ville ne semblaient pas avoir la moindre notion de la tâche qu’ils lui avaient confiée. Le Capataz était nerveux et mécontent de cette ignorance, comme si la morne ambiance eût déteint sur lui. Decoud s’étonna. Le marin, indifférent aux dangers qui semblaient trop manifestes à son compagnon, trouvait une cause d’exaspération dédaigneuse dans la nature mortelle de la mission que lui avait, sans discussion, imposée la confiance générale, mission plus périlleuse, ricana-t-il en jurant, que celle d’aller chercher le trésor gardé, selon la superstition populaire, par des démons et des fantômes, au fond des failles de l’Azuera. — Señor, dit-il, il faut que nous accostions le vapeur au large, que nous le cherchions jusqu’à l’épuisement de toutes nos provisions. Et si, par malheur, nous venions à le manquer, il nous faudrait rester loin de la terre, jusqu’à ce que nous sentions venir la faiblesse, la folie ou la mort peut-être, jusqu’à ce que notre barque s’en aille à la dérive avec nos deux cadavres, jusqu’à ce que l’un des vapeurs de la Compagnie rencontre la gabare et les restes des deux sauveteurs du trésor. C’est pour l’argent la seule chance de salut, car, pour nous, tenter d’aborder avec ce trésor sur un point quelconque de la côte, à cent milles d’ici, ce serait nous lancer, poitrine nue, contre une pointe de poignard.

« On m’a infusé une maladie mortelle, avec ce trésor ; qu’il soit découvert, et c’en est fait de moi ; de vous aussi, Señor, puisque vous avez voulu m’accompagner. Il y a là assez d’argent pour enrichir toute une province et, à plus forte raison, une côte infestée de bandits et de vagabonds. Ils verraient, dans ces richesses tombées entre leurs mains, un présent du ciel, et nous couperaient la gorge sans vergogne. Je ne me fierais pas aux plus belles paroles du plus honnête des hommes, sur cette côte du golfe. Songez que même si nous livrions le trésor à la première sommation, cela ne nous sauverait pas la vie. Comprenez-vous cela, ou voulez-vous que je vous en dise plus long ?

— Inutile, fit Decoud, un peu distraitement. Je comprends comme vous que la possession d’un tel trésor est une maladie mortelle, pour des hommes dans notre position. Mais il fallait l’emporter de Sulaco et vous étiez l’homme désigné pour une telle besogne.

— D’accord, répondit Nostromo, mais je ne puis croire que sa perte eût beaucoup appauvri don Carlos Gould. Il reste bien des richesses dans la montagne. Par les nuits calmes où j’allais, une fois fini mon travail du port, rejoindre à Rincon certaine jeune fille, j’ai entendu les minerais couler dans les rigoles. Pendant des années, la mine a dégorgé, avec un bruit de tonnerre, la fortune de ses roches, et la montagne, au dire des mineurs, en recèle assez dans ses flancs pour faire retentir les échos pendant des années encore. Ce qui n’empêche pas qu’avant-hier, nous nous sommes battus pour disputer ces lingots à la foule, et que ce soir on m’envoie en leur nom, sans la moindre brise pour nous pousser, comme si c’était, sur terre, le dernier argent qui restât pour donner du pain aux affamés. Ah ! ah ! Eh bien ! avec ou sans vent, ce sera l’aventure la plus fameuse et la plus folle de ma vie. On en parlera encore, lorsque les petits enfants seront devenus des hommes, et les hommes des vieillards. Ah ! il paraît que les Montéristes ne doivent pas s’emparer de ce trésor, quoi qu’il puisse advenir de Nostromo ! Eh bien ! ils ne l’auront pas, je vous l’affirme, puisque pour le sauver on l’a attaché au cou de Nostromo !

— Je comprends, murmura Decoud, et il comprenait en effet, que son compagnon considérait l’entreprise sous un jour tout particulier.

Nostromo interrompit ses réflexions sur la façon dont on fait usage des qualités d’un homme, sans connaître à fond sa nature, pour proposer à Decoud de mettre les rames à l’eau et de pousser la gabare dans la direction des Isabelles. Il ne fallait pas que l’on pût voir, au jour levant, le trésor sur la mer, à un mille à peine de l’entrée du port. En général, plus l’obscurité était profonde et plus fraîches soufflaient les bouffées de vent sur lesquelles il avait compté pour pousser l’embarcation ; mais, cette nuit, le golfe restait sans haleine, sous son manteau de nuages, comme s’il avait été mort, plutôt qu’endormi.

Les mains délicates de Martin souffrirent cruellement à manier le manche épais de l’énorme aviron. Mais il s’employait énergiquement, les dents serrées. Lui aussi, il se sentait pris dans les rêts d’une aventure exaltante, et cette étrange besogne de rameur lui semblait faire partie intégrante d’un nouvel état de choses, et emprunter un sens symbolique à son amour pour Antonia. Cependant, leurs efforts conjugués faisaient à peine bouger la gabare lourdement chargée. Dans l’éclaboussement régulier des coups d’aviron, Nostromo jurait entre ses dents.

— Nous louvoyons, murmura-t-il. Je voudrais bien voir les îles.

Par manque d’habitude, Martin se surmenait. De temps en temps, il sentait une sorte de frisson nerveux partir de ses doigts douloureux pour courir par toutes les fibres de son corps et faire place à une bouffée chaude. Pendant quarante-huit heures, il avait, sans répit, combattu, parlé, souffert moralement et physiquement ; il s’était, sans compter, dépensé de corps et d’esprit. Il n’avait pris aucun repos et très peu de nourriture ; il n’avait connu aucun arrêt dans le tourbillon de pensées et de sensations qui l’emportait. Son amour même pour Antonia, d’où il tirait sa force et son courage, était entré, au cours de leur hâtive entrevue au chevet de don José, dans une phase violente et tragique.

Et voici qu’il se trouvait tout à coup échappé au tumulte et perdu sur ce golfe sombre, dont le morne silence et la paix immobile ajoutaient une épreuve nouvelle au supplice de l’effort physique. Il éprouvait un frisson de volupté singulière à se figurer que la barque allait disparaître dans les flots.

— Je vais avoir le délire, songea-t-il.

Il fit un dernier effort pour maîtriser le tremblement de ses membres et de sa poitrine, le tremblement intérieur de tout son corps vidé de force nerveuse.

— Si nous nous reposions, Capataz, proposa-t-il d’un ton détaché. Nous avons encore plusieurs heures de nuit devant nous.

— C’est vrai. Nous ne devons plus guère nous trouver qu’à un mille des îlots. Reposez vos bras, Señor, si c’est ce que vous voulez dire. Voilà le seul repos que vous puissiez encore goûter, je vous l’affirme, puisque vous avez laissé lier votre sort à celui de cet argent, dont la perte n’appauvrirait personne. Non, Señor, il n’y aura plus de repos pour nous jusqu’à ce que nous ayons rencontré un vapeur en route vers le Nord, ou qu’un bateau quelconque trouve notre barque à la dérive, avec nos deux cadavres étendus sur le trésor de l’Anglais. Ou plutôt, non, por Dios ! Je briserai le bordage à coups de hache, jusqu’à la ligne d’eau, avant que la faim et la soif ne m’aient épuisé. Par tous les saints et les diables, je donnerai le trésor à la mer, avant de le livrer à aucun étranger. Puisque le bon plaisir des Caballeros fut de me confier une telle mission, je leur montrerai que je suis bien l’homme sur lequel ils comptaient !

Decoud se coucha, haletant, sur les coffres. Sentiments et impressions lui apparaissaient, d’aussi loin qu’il pût se les remémorer, comme autant de rêves insensés. Son attachement passionné pour Antonia, cet amour même qui l’avait arraché à son scepticisme foncier, avait perdu toute réalité. Il se sentit, pendant un instant, en proie à une indifférence languissante et non sans charme.

— Je suis sûr que l’on ne croyait pas vous voir considérer la chose sous un jour aussi désespéré, hasarda-t-il.

— Non ? Et comment ? Comme une plaisanterie ? ricana l’homme inscrit, en face du chiffre de son salaire, sur le registre de paye de la Compagnie O.S.N., comme « Contremaître du quai ». Est-ce par plaisanterie qu’on m’a tiré de mon sommeil, après deux jours de combat dans les rues, pour me faire jouer ma vie sur une mauvaise carte ? On sait bien pourtant que je ne suis pas heureux au jeu.

— Oui, tout le monde connaît vos succès auprès des femmes, Capataz, fit Decoud, d’un ton conciliant et las.

— Écoutez, Señor, poursuivit Nostromo. Je n’ai pas élevé la moindre objection contre cette affaire. Dès que j’ai su ce que l’on attendait de moi, j’ai compris que ce serait une aventure folle et j’ai résolu de la mener à bien. Chaque minute était précieuse. Mais il a fallu, pour commencer, que je vous attende. Puis, en m’entendant arriver à l’Italia Una, le vieux Giorgio m’a crié d’aller chercher le docteur anglais. Après quoi, c’est la pauvre mourante qui a demandé à me voir, comme vous le savez. Je ne voulais pas monter. Je sentais déjà s’alourdir sur mes épaules le poids de cet argent maudit et je craignais que, se sentant mourir, elle ne me priât de retourner en ville pour y chercher un prêtre. Le Père Corbelàn, qui est intrépide, serait venu au premier appel mais le Père Corbelàn est bien loin, en paix au milieu de la troupe d’Hernandez, et la populace, qui aurait voulu le déchirer en morceaux, est exaspérée contre les prêtres. Il n’y a pas un de ces gros padres qui eût consenti, ce soir, à sortir la tête de sa cachette, pour sauver une âme chrétienne, sauf peut-être sous ma protection. Et j’avais bien prévu son désir : j’ai fait mine de ne pas croire à sa mort prochaine. J’ai refusé d’aller chercher un prêtre pour une mourante !

Il entendit Decoud faire un mouvement.

— Vous avez fait cela, Capataz ? s’écria-t-il d’un ton altéré. Eh bien ! vous savez, c’était du courage !

— Vous ne croyez pas aux prêtres, Don Martin ? Moi non plus. À quoi bon perdre son temps ? Mais la Padrona y croit, elle ! Et ce refus me pèse sur le cœur. Peut-être est-elle morte déjà, et nous voici en panne, sans le moindre vent. Maudites soient toutes les superstitions ! Elle a dû mourir en pensant que je l’empêchais d’aller au paradis. Ah ! ce sera bien la plus abominable aventure de ma vie !

Decoud restait perdu dans ses réflexions ; il tentait d’analyser les impressions éveillées en lui par les paroles du Capataz, dont la voix s’éleva à nouveau :

— Allons, don Martin, reprenons nos rames, et tâchons de trouver les Isabelles. Cela, ou le sabordage du bateau, nous n’avons pas d’autre choix, si le jour nous surprend. N’oublions pas que le vapeur peut arriver d’un moment à l’autre, avec la garnison d’Esmeralda. J’ai trouvé un bout de chandelle et nous allons nous risquer à l’allumer, pour nous diriger à la boussole. Il n’y a pas assez de vent pour la souffler. Que la malédiction du Ciel tombe sur ce golfe noir !

Une petite flamme brilla ; elle s’élevait toute droite, éclairant une partie des fortes membrures et du bordage de la gabare dans sa moitié non pontée et vide. Decoud voyait Nostromo tirer, debout, son aviron. Il le voyait jusqu’à la ceinture rouge qui serrait sa taille et où brillaient la crosse blanche d’un revolver et le long manche de bois d’un poignard, qui pointait sur son flanc gauche. Decoud tendit ses muscles pour ramer ; il n’y avait, en effet, pas assez de vent pour souffler la chandelle, mais le mouvement lent de la lourde barque faisait légèrement incliner la flamme. La gabare était si pesante que tous leurs efforts ne pouvaient guère la faire avancer de plus d’un mille à l’heure, mais c’était assez pour les amener, bien avant l’aube, au groupe des Isabelles. Ils avaient encore six heures de nuit devant eux et la distance du port à la Grande Isabelle ne dépassait pas deux milles. Decoud s’évertuait à sa tâche pour répondre à l’impatience du Capataz. De temps en temps, ils s’arrêtaient, et tous deux tendaient l’oreille pour entendre le bateau d’Esmeralda ; au milieu d’un tel silence, on devait percevoir, de très loin, le bruit d’une machine à vapeur. Quant à voir quelque chose, il n’en pouvait être question. La voile même de la barque, toujours déployée, restait invisible. Les deux hommes se reposaient fréquemment.

— Caramba ! fit tout à coup Nostromo, pendant un de ces temps d’arrêt où ils s’appuyaient contre le manche massif des avirons. Qu’y a-t-il ? Est-ce que vous pleurez, don Martin ?

Decoud se défendit d’avoir la moindre envie de pleurer et, après un instant de parfaite immobilité, Nostromo souffla à voix basse à son compagnon, de venir à l’arrière.

Les lèvres à l’oreille de Decoud, il lui affirma qu’il y avait, en dehors d’eux, quelqu’un dans la barque. Il venait d’entendre, à deux reprises, un bruit de sanglots étouffés.

— Señor, murmura-t-il d’un ton de stupeur et de crainte, je suis sûr d’entendre pleurer un homme sur ce bateau.

Decoud, qui n’avait rien entendu, exprima son incrédulité ; il était facile, en tout cas, de s’assurer de la chose.

— C’est stupéfiant ! murmura Nostromo. Un homme se serait donc caché à bord, en profitant du moment où la barque était amarrée au quai ?

— Vous me dites que c’était un bruit de sanglot ? demanda Decoud, en baissant aussi la voix. Si cet être, quel qu’il soit, pleure, il ne saurait être bien dangereux.

Les deux hommes escaladèrent la pile précieuse du trésor, et se penchèrent en avant du mât pour fouiller le demi-pont. Leurs mains, dirigées à tâtons, rencontrèrent tout à l’avant, dans l’extrémité rétrécie de la barque, les membres d’un homme qui restait muet comme un mort. Trop surpris eux-mêmes pour faire le moindre bruit, ils le tirèrent par un bras et par le col de son vêtement. L’homme se laissait faire, comme un cadavre.

La lueur de la chandelle tomba sur un visage rond, au nez crochu, aux moustaches noires et aux favoris courts. Il était extrêmement sale, et une barbe grasse commençait à pointer sur les parties glabres de ses joues. Ses lèvres épaisses étaient entrouvertes, mais les yeux restaient fermés.

À son intense surprise, Decoud reconnut Señor Hirsch, le marchand de peaux d’Esmeralda. Nostromo, lui aussi, l’avait reconnu.

Et ils se regardaient, par-dessus l’homme allongé, dont les pieds nus se dressaient plus haut que la tête, et qui s’obstinait, puérilement, à feindre le sommeil, l’évanouissement ou la mort.


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