Nostromo/Deuxième partie/Chapitre I

Deuxième partie
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Les hauts et les bas, et les fortunes diverses d’une lutte qui faisait dire à don José « que le sort de l’honneur national tremblait dans la balance », n’avaient pas empêché la Concession Gould « Imperium in Imperio », de poursuivre son œuvre ; la montagne carrée avait continué à déverser, par ses galeries de bois, le flot de ses trésors sur les inlassables batteries de pilons ; les lumières de San-Tomé brillaient, soir après soir, dans la mer d’ombre du Campo sans limites ; tous les trois mois, l’escorte des lingots descendait vers la mer, comme si la guerre et ses conséquences n’avaient jamais pu atteindre l’ancien État Occidental, à l’abri derrière le mur immense de sa Cordillère. Tous les combats s’étaient livrés sur l’autre versant de cette puissante barrière de pics dentelés, où régnait le dôme blanc de l’Higuerota, et que nul chemin de fer n’avait encore ébréchée. Seul était posé le premier tronçon de la ligne, portion la plus roulante, qui reliait, à travers le Campo, Sulaco à la vallée d’Ivie, à l’entrée de la passe. Le télégraphe ne traversait pas non plus la montagne, à cette époque ; ses poteaux, dressés sur la plaine comme des phares élancés, atteignaient au pied de la montagne, la lisière des forêts, où l’on avait ménagé, pour le passage de la voie, une avenue profonde, et aboutissait brusquement, dans le camp de construction, à un appareil Morse, posé sur une table de bois blanc, dans une longue hutte de planches, dont le toit de tôle ondulée était ombragé par des cèdres gigantesques ; c’était le cantonnement de l’ingénieur chargé de la section avancée.

Le port devait aussi une animation nouvelle au transport du matériel de chemin de fer et aux mouvements de troupes le long de la côte. La compagnie O.S.N. n’avait pas manqué de fret pour ses bateaux, car le Costaguana ne possédait pas de marine, et la flotte nationale ne comportait, en dehors de quelques petits garde-côtes, que deux vieux vapeurs de commerce, utilisés comme transports.

Le capitaine Mitchell, tout fier de se sentir chaque jour plongé plus avant dans l’Histoire, trouvait de temps en temps une heure ou deux à passer dans le salon de la casa Gould ; étrangement inconscient toujours des forces qui s’agitaient autour de lui, il disait sa joie d’échapper un instant au souci des affaires. Il ne savait pas, confiait-il à madame Gould, ce qu’il aurait pu faire sans son inestimable Nostromo, car cette maudite politique du Costaguana lui valait plus de tracas qu’il n’en avait escompté.

Don José Avellanos avait déployé, au service du gouvernement chancelant de Ribiera, une activité organisatrice et une éloquence dont les échos étaient parvenus jusqu’en Europe. Depuis le dernier emprunt consenti au Gouvernement Ribiera, l’Europe s’était intéressée au Costaguana. Dans l’Hôtel de Ville de Sulaco, les discours de don José avaient fait vibrer, sur les murs de la Sala de l’Assemblée Provinciale, les portraits des Libérateurs, et le vieux drapeau de Cortez, conservé dans une vitrine, au-dessus du fauteuil présidentiel. C’est dans le premier de ces discours qu’il avait proclamé avec véhémence : « le militarisme, c’est l’ennemi », pour lancer en une autre circonstance les paroles fameuses « l’honneur national tremble dans la balance », affirmation destinée à emporter le vote des crédits nécessaires à la levée d’un second régiment à Sulaco, pour soutenir le Gouvernement Réformateur ; plus tard, lorsque les provinces recommencèrent à déployer leurs anciens drapeaux, interdits au temps de Guzman Bento, don José se fit entendre encore, pour saluer ces vieux emblèmes des guerres de l’indépendance, que l’on voyait flotter au nom d’un idéal nouveau. C’en était fait de la vieille idée du fédéralisme. Il ne voulait pas faire revivre des doctrines politiques désuètes : elles étaient périssables et mouraient. Mais la doctrine de l’honnêteté politique était immortelle. Le second régiment de Sulaco, à qui il présentait ces drapeaux, allait faire preuve de sa valeur, dans une lutte pour l’ordre, la paix et le progrès, et pour le maintien de l’honneur national, sans lequel, affirmait-il avec énergie : « nous serions l’opprobre et la risée du monde ».

Don José Avellanos aimait son pays ; il avait, à son service, dépensé sans compter sa fortune, au temps de sa carrière diplomatique, et tous ses auditeurs connaissaient bien l’histoire ultérieure de sa captivité et des traitements barbares que lui avait fait subir Guzman Bento. C’était merveille qu’il eût échappé aux exécutions féroces et sommaires qui illustrèrent la carrière du tyran, car Guzman avait gouverné le pays avec la sombre imbécillité du fanatisme politique. La puissance suprême était devenue, dans son esprit étroit, l’objet d’un culte étrange, comme une sorte de divinité cruelle. Elle s’incarnait en lui, et ses adversaires, les fédéralistes, étaient de monstrueux pécheurs, objets d’horreur, de mépris et de haine, comme pouvaient l’être des hérétiques aux yeux d’un inquisiteur convaincu. Pendant des années, il avait traîné, d’un bout à l’autre du pays, à la suite de son armée de pacification, une bande de ces affreux criminels, misérables captifs qui déploraient d’avoir échappé aux exécutions sommaires. C’était une petite troupe, chaque jour amoindrie, de squelettes nus, chargés de fers, rongés de crasse et de vermine, et couverts de plaies saignantes, tous hommes de haute situation, d’éducation et de fortune, qui en venaient aux mains pour s’arracher les lambeaux de bœuf pourri que leur jetaient les soldats, ou imploraient d’un cuisinier nègre, avec des accents pitoyables, une gorgée d’eau bourbeuse. Don José, qui faisait sonner ses chaînes dans cette troupe lamentable, semblait ne survivre que pour montrer la somme de faim, de souffrance, de dégradation et de cruelles tortures que peut supporter le corps humain, sans laisser échapper sa dernière étincelle de vie. Parfois, assemblée à la hâte dans une hutte de bâtons et de branchages, une commission d’officiers, chez qui la terreur étouffait toute pitié, soumettait les prisonniers à des interrogatoires agrémentés de quelque mode de torture primitive, et, plus heureux que leurs compagnons, un ou deux des membres de cette bande de spectres, emmenés titubants derrière un buisson, y étaient fusillés par un peloton de soldats. Un chapelain de l’armée ne manquait jamais de les accompagner, homme crasseux, à la barbe sale, l’épée au côté et la petite croix brodée en coton blanc sur le côté gauche d’une veste de lieutenant ; il marchait derrière le groupe funèbre, une cigarette au coin des lèvres et un escabeau à la main, pour écouter les confessions et donner l’absolution, car le Citoyen Sauveur du pays (c’est ainsi que Guzman Bento se faisait officiellement appeler), n’était pas ennemi d’une clémence raisonnable. On entendait les détonations irrégulières du peloton d’exécution, suivies parfois d’un suprême coup de grâce ; un petit nuage de fumée bleue flottait au-dessus des buissons verts, et l’armée de pacification poursuivait sa route, à travers les savanes, passant dans les forêts, franchissant les rivières, envahissant les domaines ruraux, dévastant les haciendas des affreux aristocrates, occupant les villes de l’intérieur, dans la poursuite de sa mission patriotique ; elle laissait derrière elle un pays uni, où l’on n’aurait su retrouver aucune trace de la lèpre fédéraliste, parmi la fumée des maisons en cendres et l’odeur du sang répandu.

Don José Avellanos avait survécu à cette époque.

Peut-être, en lui signifiant avec dédain son ordre d’élargissement, le Citoyen Sauveur du pays avait-il jugé trop compromises, pour lui permettre de constituer un danger à l’avenir, la vigueur physique et morale et la fortune de cet aristocrate arriéré. Peut-être aussi était-ce simple caprice de sa part. En proie généralement aux terreurs imaginaires et aux soupçons rongeurs, Guzman Bento avait des accès soudains de folle témérité, pendant lesquels il se voyait juché, dans sa puissance, sur un faîte si élevé, qu’il s’y croyait pour toujours à l’abri, et hors de portée des coups et des complots de simples mortels. Dans ces moments-là, il commandait brusquement une messe d’action de grâces solennelle, célébrée en grande pompe dans la cathédrale de Santa Marta par l’archevêque, créature timorée qu’il avait lui-même nommée à ce poste. Il y assistait, dans un fauteuil doré placé devant le maître-autel, entouré des chefs civils et militaires de son gouvernement. Le monde de Santa Marta se pressait dans la cathédrale, car il aurait été imprudent, pour un personnage de marque, de ne pas prendre part à ces manifestations de la piété présidentielle. Lorsqu’il avait ainsi rendu hommage à la seule puissance dont il consentît à reconnaître la supériorité, Guzman Bento faisait montre d’une clémence méprisante et ironique en accordant quelques grâces politiques. Il n’avait plus d’autre moyen de jouir de sa puissance que de voir ses adversaires brisés sortir en titubant sous la lumière du jour, des cellules sombres et infectes du Collège. Leur détresse était un aliment à son insatiable vanité ; il pouvait d’ailleurs toujours remettre la main sur eux. Il était de règle que, dans une audience spéciale, les femmes de ces malheureux vinssent exprimer leur gratitude. L’incarnation de ce dieu étrange : El Gobierno Supremo, les recevait debout, le chapeau à cocarde sur la tête, et les exhortait, d’un ton menaçant, à prouver leur reconnaissance en inculquant à leurs enfants un esprit de fidélité à la forme démocratique du gouvernement « que j’ai instauré pour le bonheur de notre pays ». Un accident de sa première existence de pâtre lui avait coûté les dents de devant, ce qui rendait son débit confus et bredouillant. Seul, il avait travaillé pour le Costaguana, en face de l’hostilité et de la trahison. Que tout cela cessât à l’avenir, si l’on ne voulait pas qu’il se lassât de pardonner !

C’est cette clémence qu’avait connue don José Avellanos.

Sa santé et sa fortune étaient assez rudement compromises pour que sa vue causât une joie profonde au chef suprême des institutions démocratiques. Il se retira à Sulaco, où sa femme possédait un domaine, et où ses soins le ramenèrent à la vie, au sortir de la maison de captivité et de mort. Lorsqu’elle mourut, leur fille, leur unique enfant, était assez âgée pour se consacrer au « pauvre papa ».

Née en Europe, et élevée longtemps en Angleterre, mademoiselle Avellanos était une jeune fille grande et grave, très maîtresse d’elle-même ; elle avait un front large et blanc, une riche forêt de cheveux bruns et des yeux bleus.

La fermeté de son caractère, et ses nombreux talents étaient une cause d’étonnement apeuré pour les autres jeunes filles de Sulaco. On la tenait pour redoutablement savante et sérieuse, fière aussi comme tous les Corbelàn, car sa mère était une Corbelàn. Don José Avellanos se reposait de façon absolue sur le dévouement de sa bien-aimée Antonia, selon l’obscur instinct des hommes, toujours semblables bien que faits à l’image de Dieu, aux idoles de pierre, et affolés par la fumée des sacrifices. Il n’était plus que ruines, mais l’homme qui nourrit une passion peut toujours attendre quelque chose de la vie. Don José souhaitait passionnément pour son pays la paix, la prospérité, et, (comme il le disait dans la préface de son ouvrage Cinquante Ans de Désordres) « une place honorable dans le groupe des nations civilisées ». Dans cette dernière phrase, on devinait sous le patriote, le ministre plénipotentiaire, cruellement humilié par la mauvaise foi de son Gouvernement à l’endroit des obligataires étrangers.

Les odieux complots de factions avides, déchaînés à la suite de la tyrannie de Guzman Bento, donnèrent à ses aspirations une occasion nouvelle de se manifester. Il était trop vieux pour descendre en personne dans l’arène, à Santa Marta, mais les acteurs du drame politique ne manquaient jamais de venir le consulter avant de prendre parti. Il se croyait lui-même plus utile à distance, à Sulaco, où son nom, ses relations, sa position ancienne, son expérience, lui valaient le respect des hommes de son milieu. Le fait que cet homme qui menait lui-même, dans l’hôtel des Corbelàn (en face de la casa Gould) une existence de pauvreté digne, pût disposer, à l’appui de la cause, de moyens matériels, renforçait son influence. C’est l’appel de sa lettre ouverte qui avait décidé la candidature de don Vincente Ribiera à la présidence. C’est encore un article officieux, rédigé par don José (sous forme, cette fois, d’une supplique de la Province) qui avait amené ce scrupuleux observateur de la Constitution à accepter les pouvoirs extraordinaires que lui conférait pour cinq ans un vote du Congrès de Santa Marta, enlevé à une majorité écrasante. On lui donnait en somme pour mandat le rétablissement de la prospérité du pays par une paix durable à l’intérieur, et l’affermissement du crédit national par des satisfactions légitimes accordées aux revendications étrangères.

La nouvelle de ce vote parvint à Sulaco, un après-midi, par la longue voie postale qui remontait toute la côte, depuis Cayta. Don José, qui avait attendu le courrier dans le salon des Gould, bondit de son fauteuil à bascule, et laissa son chapeau rouler sur le sol. Muet de joie, il frottait de ses deux mains ses cheveux d’argent, coupés court.

— Emilia, mon âme… s’écria-t-il, laissez-moi vous embrasser !… Laissez-moi…

Le capitaine Mitchell, s’il s’était trouvé là, n’aurait pas manqué de faire allusion à l’aube d’une ère nouvelle, mais si don José avait quelque pensée de ce genre, les mots, en cette circonstance, lui firent défaut pour l’exprimer. Le promoteur de cette renaissance du parti blanco chancelait sur place. Madame Gould courut vivement à lui, et en lui tendant sa joue avec un sourire, réussit habilement à donner à son vieil ami l’appui d’un bras dont il avait le plus grand besoin.

Don José retrouva bien vite son calme, mais, pendant un moment, il ne put que murmurer, en regardant tour à tour les deux époux :

— Oh ! les bons patriotes ! les bons patriotes !

Dans son esprit se dessinait vaguement le plan d’un nouvel ouvrage historique, où seraient exaltés et offerts au culte de la postérité les noms de tous ceux qui s’étaient dévoués à la régénération d’un pays adoré. Il avait fait preuve d’une rare grandeur d’âme, en disant de Guzman Bento, dans son Histoire :

— « Malgré tout, il ne faut pas vouer, sans réserve, à l’horreur des générations futures, le nom de ce monstre baigné dans le sang de ses concitoyens. Il est certain qu’à sa façon, il aimait son pays ; il lui donna douze années de paix, et, maître absolu de toutes les existences et de toutes les fortunes, sut mourir pauvre. Ce que l’on doit lui reprocher le plus, c’est moins sans doute sa férocité que son ignorance. »

L’homme qui avait ainsi jugé un persécuteur cruel (ce passage se trouve dans ses Cinquante Ans de Désordres) éprouvait, aux premiers indices d’un succès imminent, une affection sans bornes pour les deux jeunes gens venus d’outre-mer.

Bien des années auparavant, c’est la ferme conviction d’une nécessité pratique, plus forte que toute doctrine politique abstraite, qui avait conduit Henry Gould à tirer l’épée ; c’était le même sentiment qui poussait aujourd’hui Charles Gould, en face de circonstances nouvelles, à jeter dans la balance l’argent de la San-Tomé. L’Inglez de Sulaco, le Costaguanien resté « English-man », après trois générations, n’avait pas plus en lui l’étoffe d’un intrigant politique, que son oncle n’avait eu celle d’un spadassin révolutionnaire. Ils avaient, tous deux, raisonné une action dictée par la loyauté de leur nature, et, devant l’occasion qui s’offrait, s’étaient servis de l’arme qu’ils tenaient en main !

La position de Charles Gould (position occulte mais de première importance, dans cette lutte pour la paix et le crédit de la République), était bien claire. Il avait dû, à ses débuts, s’accommoder des circonstances, et se plier aux exigences d’une corruption si effrontée, que son ingénuité désarmait toute haine chez un homme assez fort pour ne pas craindre sa puissance délétère à l’égard de tout ce qu’elle touchait. Il la jugeait trop méprisable pour excuser même une colère, et il en usait avec un mépris calme et froid, qu’accentuait plutôt qu’elle ne le dissimulait, une courtoisie glaciale, propre à grandement atténuer l’ignominie de la situation. Peut-être souffrait-il, au fond, de cet état de choses, car il n’était pas homme à se payer de lâches illusions, mais il s’était toujours refusé à discuter, avec sa femme, le point de vue moral. Il lui jugeait assez de sens pour comprendre, même au prix d’une petite déception, que l’entreprise à laquelle ils avaient consacré leur vie, dépendait de sa force de caractère, autant et plus que de ses actes. L’extraordinaire développement de la mine avait mis une grande puissance entre ses mains. Il avait fini par se lasser de sentir toujours à la merci d’une rapacité stupide cette source de richesses. Madame Gould en était humiliée, elle aussi, et appréciait le danger de la situation. Dans les missives confidentielles échangées entre Charles Gould, le Roi de Sulaco, et le Maître lointain de l’argent et de l’acier, en Californie, s’affirmait la nécessité d’accorder un appui discret à toute tentative faite par des hommes bien élevés et intègres. « Vous pouvez faire part de mon sentiment à votre ami Avellanos », avait écrit M. Holroyd, au moment nécessaire, de l’inviolable sanctuaire qu’il occupait, dans les onze étages de son usine à brasser les affaires. Et peu après, grâce au crédit ouvert par la troisième Banque du Midi (séparée par un seul bâtiment de la maison Holroyd), le parti ribiériste avait pris, au Costaguana, une forme concrète, sous les yeux de l’Administrateur de la San-Tomé. Et don José, ami héréditaire de la famille Gould, pouvait dire : « Peut-être, mon cher Carlos, ma foi et mon attente n’auront-elles pas été vaines. »


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