Nostradamus (Bonnellier)/Tome 2/La Table, la Lampe, et le Caveau

Abel Ledoux (2p. 315-323).


XXIII.

LA TABLE, LA LAMPE, ET LE CAVEAU.


Un an plus tard, — jour pour jour, le 2 juillet 1566, — Michel de Nostredame se réveilla, sentant la douce chaleur d’un rayon du soleil matinal pénétrer les chairs froides de son pâle visage.

— Aujourd’hui, j’ai soixante-deux ans, six mois, dix-sept jours, — dit-il d’une voix foible. — Demain…

Un sanglot mal étouffé retentit près de lui, il souleva sa tête.

— César, mon bon fils !… c’est toi !… Pourquoi pleurer ? N’avons-nous pas tout dit sur l’événement de cette journée ?… Mon excellent fils, ne t’ai-je pas mille fois béni !…

— Attendez encore, mon père ! — demanda César de Nostredame d’une voix suppliante, — oh ! attendez un jour !… demain… qui sait… Vous ne voudriez pas mal faire en devançant le moment ?

Michel se leva bien lentement sur son séant, sembla chercher des forces en lui-même, restant quelques instans immobile et muet ; puis, tressaillant légèrement, il prit la main de son fils et lui dit, avec des temps de respiration fréquens : — Tu ne crois pas, mon fils, qu’en effet je veuille devancer le moment : tu sais trop bien que l’arrêt que j’ai porté sur ma vie est infaillible… et son accomplissement devroit-il être retardé de quelques instans, est-ce une raison pour hésiter à m’ensevelir ?… Tu sais bien, toi à qui j’ai révélé les intimes secrets de ma conscience, que ce n’est point la manie insensée d’agir sur ce peuple qui a déterminé ma résolution… Non, une grande pensée a présidé à ce projet !… J’ai trop de religion pour m’anéantir par un suicide ; j’ai trop de probité pour vouloir sculpter une imposture sur ma tombe !… Mais une curiosité scientifique et religieuse a obsédé, tu te le rappelles, les vingt dernières années de ma carrière… Je veux la satisfaire, vivant encore de la vie humaine… !

J’ai interrogé toutes les voies de la nature, toutes ses mystérieuses intelligences, pour m’expliquer à moi-même ce regard de seconde vue, cet état extatique dont mon individualité a été dotée ou affligée :… les voix de la nature sont restées muettes, ses mystérieuses intelligences ne m’ont rien révélé !… Le moment est venu !… Je vais surprendre la vérité !… Oui, avant de m’avancer vers Dieu, je verrai jusqu’à lui !… Touchant encore à la terre, j’embrasserai du regard tous les univers !… Le problème de la seconde vue sera résolu !… Cette illumination mentale, qui jette ses lueurs dans la pensée des mourans, dans la mienne sera vaste et complète, j’en ai l’assurance !…

— Mais pourquoi dans la tombe ? s’écria César, en pleurant sur la main de son père.

— C’est là que le rideau se lève, mon fils… Sur ce lit, où je m’assieds encore, la mort sauroit bien me prendre, mais moi je ne saurois pas l’épier !… Moi, je ne la regarderois pas de la vue formidable du tombeau !… Entre elle et moi, César, il y aura une rencontre étrange, je le prévois… Le coup qu’elle me portera sera indécis ; à demi frappé, j’aurai le temps d’y voir ! … Je verrai ! — Et il éleva ses mains tremblantes vers le ciel. — Que j’y voie trois fois la durée du temps que met une étoile à filer, et le grand secret est révélé au monde !… Ma main le tracera sur le papier !… Gloire à Dieu ! Victoire pour l’homme !…

— Quant aux horribles peines de ma vie, — reprit-il après une pause, — elles sont oubliées, je ne leur appartiens plus !… Quant à toi, enfant, qui résumes en ta personne chérie les dernières pensées terrestres de ton vieux père, je te laisse un patrimoine modeste et honorable ;… je te laisse des connaissances acquises qui t’attireront de la renommée… Tu écriras… Oui, écris l’histoire de cette nation provençale dont le feu s’étend à tout, à la fortune, au plaisir et à la gloire !… Ose décrire le luxe de nos cours, gourmander cette courtoisie, cette magnificence de notre seizième siècle, véritable robe d’or et de soie ensanglantée… Dans les questions religieuses, remonte au pur esprit du christianisme… Louange sa gloire ! Représente-le, dispersant la lumière, et opérant ce mélange qui porta dans la Cimbrique l’esprit du Latium !

— Parlez encore, mon père, dit César avide d’entendre.

— Non, ma force s’épuise… Ôte-moi d’ici… il est temps :

— Mon père !… Oh ! mon Dieu ! mon père !

— Tu m’as promis le courage d’un homme et l’obéissance d’un fils !…

— J’obéirai.

Le peuple de Salon savoit que depuis quelque temps d’étranges préparatifs avoient été faits dans le caveau de la famille de Nostredame, creusé sous le cimetière des cordeliers. Des ouvriers avoient été employés à en disposer l’issue avec un art tout particulier, et un soin de maçonnerie qui devoit rendre tout bris fortuit impossible.

Une première grille donnoit sur le cimetière ; ouverte, on suivoit un terrain en pente rapide ; trois toises parcourues, on trouvoit une autre grille fort basse, fort épaisse et cintrée : cette seconde grille venant à se fermer, une pierre de deux pieds d’épaisseur jouoit sur un ressort, venoit s’appliquer en dehors, contre ses barreaux, et engrenée dans le cintre de la maçonnerie, fermoit hermétiquement le caveau.

On savoit qu’une chaise, une table, de l’encre, du papier, une plume, avoient été déposés en ce sinistre lieu. La malice populaire auroit bien tiré parti de tout cela pour rire et insulter à la manie d’un mourant ; mais en définitive, le résultat devoit être, tel qu’il s’annonçoit, une mort d’homme ; et d’un homme que de grands services publics, de belles vertus privées, de longues et cruelles peines domestiques, un vaste savoir, de beaux travaux, recommandoient à l’estime et à la reconnoissance de ses concitoyens. Et ce qui complétoit la religieuse terreur que ces préparatifs avoient répandue dans le peuple, c’est qu’on n’étoit pas sans avoir conjecturé que Michel de Nostredame alloit s’asseoir tout vivant, entre trois tables de marbre, sur chacune desquelles une femme morte étendue, et enveloppée seulement dans un suaire.

Le caveau restoit donc ouvert depuis environ un mois, et aucune curiosité n’en avoit profané les abords.