Nostradamus (Bonnellier)/Tome 2/L’Anneau de paille
VII.
L’ANNEAU DE PAILLE.
Le 25 octobre 1499 (an de grâce, où Louis XII conquit en vingt fois douze heures le Milanez) avoit été un bien mauvais jour pour Jacques Piédefert, prévôt des marchands de Paris. Ce Jacques Piédefert, un des plus orgueilleux magistrats qui jamais aient eu droit de juridiction sur le commerce par eau, droit de taxe sur les marchandises débitées sur les ports, et autorité de conseil et de préséance dans les cérémonies publiques de la grande ville, avoit en outre, de tous les mauvais penchans qui donnent naissance aux péchés véniels, un penchant déterminé à un des plus damnables péchés mortels, celui de concupiscence.
Or, la femme jeune et jolie d’un encomiaste délégué, de la faculté de médecine de Paris, avoit un certain dimanche, en l’église de saint Pierre-aux-Bœufs, étrangement excité les désirs du beau sire Jacques Piédefert ; et le dangereux prévôt s’étoit mis sans coup férir en campagne pour découvrir le gîte où la gente personne reposait sous l’alcôve ses grâces corporelles, aussi bien que la pétulance de son esprit, révélée par ses beaux yeux. C’étoit sur le pont Notre-Dame qu’habitoit la femme de l’encomiaste ; depuis cette découverte, le premier magistrat municipal de la bonne ville de Paris perdant le boire, le manger et le dormir, dérogeant même à sa fidélité conjugale aussi bien qu’à la sévérité fiscale qui présidoit à ses taxes, se plaçoit à l’issue du pont, aboutissant à la rue de la Planche-Mibray, et, au risque d’être trop remarqué par ses administrés, le cou tendu, les yeux dirigés vers le second étage d’une petite maison flanquée de deux moulins, — le jour, il attendoit qu’une fenêtre s’ouvrît, qu’une tête de femme s’y montrât ; le soir, il suivoit les mouvemens de la lumière qui éclairoit l’appartement et illuminoit la vitre de sa foible lueur ; — puis, heure du couvre-feu, il se retiroit, l’amoureux Piédefert, pour faire profiter sa noble moitié du peu d’imagination que lui avoit laissé l’ennui de l’attente et les longueurs de sa faction.
Vingt-cinq octobre, donc, le prévôt des marchands étoit à son poste d’amour ; l’encomiaste femelle venoit d’arroser quelques fleurs placées sur sa fenêtre, œillets et giroflées ; — plantes domestiques destinées à toutes les époques à égayer de leur senteur et de leur coloris la taciturnité des demeures parisiennes. Un long regard de la dame avoit dardé sur les yeux émerveillés de Jacques Piédefert, et lui avoit promis sans doute de quoi porter en son ame grande joie et volupté, car il sembla au tressaillement de son corps qu’un doux chatouillement en eût irrité l’épiderme, au clignotement de ses yeux qu’une étincelle eût piqué ses paupières ; ébloui, il les couvroit de ses mains, et se privant du jour, il attendoit, recueilli, que le trouble de ses sens fût apaisé… Un grand craquement retentit dans l’air, il ne l’entendit pas ; un horrible déchirement le suivit avec un formidable cri ; Jacques Piédefert leva la tête…, le pont Notre-Dame tomboit dans la Seine, moulins, maisons, la femme de l’encomiaste, l’encomiaste lui-même avoient disparu. Les giroflées, seules, arrachées dans leur chute à la caisse qui les contenoit, surnageoient au courant de la rivière ; fleurs égarées sur cette tombe mouvante, elles rappeloient à l’esprit épouvanté du prévôt que les joies de ce monde sont décevantes, qu’un magistrat municipal est coupable lorsqu’il laisse avarier et tomber à l’eau les ponts préposés à sa garde.
Jacques Piédefert fut emprisonné ; facilité d’isolement laissée à sa douleur et à sa pénitence.
On établit un bac à la place du pont, mais il fallut un arrêt en bonne forme du parlement pour faire taire les seigneurs abbés et religieux de Saint-Germain-des-Prés, privilégiés à perpétuité par Childebert, et qui s’opposoient par grandes menaces et criailleries à l’établissement de ce bac.
Joconde, cordelier véronois (maître de Jules Scaliger), reconstruisit en pierre le pont Notre-Dame (1507), aux dépens de la ville, qui en acquit la propriété, et le chargea des deux côtés de soixante-huit maisons de même hauteur et grandeur, ornées sur leurs faces de statues portant sur leur tête des corbeilles de fleurs, de fruits, et entrelacées de médailles à l’effigie des rois de France, avec noms, dates d’avénemens et devises élogieuses.
Le temps a élagué tous ces ornemens, nivelé les parapets de ce pont magnifique, mais en 1549 il jouissoit de toute la vogue accordée aux choses belles et neuves ; les logis de ses maisons étoient recherchés par des personnages de haute qualité, aussi bien que par des muguets à fraises blanches et fines, à bottines ennoblies par l’éperon d’or.
En l’un de ces logis habitoient depuis les derniers jours de septembre de ladite année (1549) deux tourtereaux voyageurs, jeune garçon et jeune fille habillés comme on l’est à Venise, tendres l’un pour l’autre comme on l’est pendant la durée des lunes de miel, et insoucieux de l’avenir comme lorsqu’on croit être sûr de son lendemain.
Ces voyageurs, nouveaux habitans du premier étage de la maison no 16 du pont Notre-Dame, n’étoient autres que Barozzi et Clarence. Le noble Vénitien avoit accompli l’enlèvement de la fille de Michel avec cette habileté qui donne tant de charme et de prix aux aventures romanesques, et la belle Clarence, si oublieuse, si curieuse, si instinctivement amoureuse, fut balancée au roulis d’un léger navire, sillonnant l’Adriatique, le cap sur la France. Elle avoit dû se réveiller innocente et souillée par les embrassemens d’un vieillard, elle se vit heureuse et coupable dans les bras d’un jeune homme ! Celle que le désir de voir et l’humeur inquiète avoit si inconsidérément attachée aux pas de la fausse religieuse du Carmel devoit se consoler aisément d’abandonner l’enseignement de la Rosalina Mavredi.
Nous l’avons déjà dit, c’est sous Henri II que naquirent les muguets et les raffinés, de l’espèce abâtardie des chevaliers de François Ier. Ils couroient les belles sur le cours la Reine, et, entre deux causeries d’amourettes, ils traversoient la rivière pour aller verser leur sang sur le Pré-aux-Clercs. En commençant son règne par l’autorisation du duel entre Jarnac et de la Châtaignerie, son enfant d’honneur, qui y fut tué, Henri II mit à la mode les coups de dagues et d’estocs en camp clos ; mêmement il donna l’exemple d’une galanterie effrontée et mal séante, en affectant des passions qui se prenoient publiquement à bien d’autres qu’à la reine et à madame de Valentinois ; sautant ainsi au plein saut par dessus les règles de bonnes mœurs, comme il faisoit si habilement, dit Brantôme, par dessus les fossés pleins d’eau.
Peu de temps après son arrivée à Paris, Barozzi eut bientôt fait connaissance, lui, si heureux imitateur de leurs manières, avec les plus habiles raffinés de la cour. C’étoit peu qu’il marchât et parlât comme eux, il devait encore aimer et se battre ainsi que le prescrivoit l’usage. Un mot fut hasardé par un Enguerrand sur les plis de son manteau, il choisit aussitôt ses parrains, prit un batelet, traversa la Seine, et enfonça son épée jusqu’à la garde dans la poitrine d’Enguerrand ; c’était bien, mais ce ne fut point assez : il avoit des momens dont l’emploi restoit inconnu, des regards dont la réserve accusoit la pudeur, un gîte dont l’impraticable accès irrita des amours-propres ; il fut sermoné sur tout cela : un seigneur de Montluc lui fit remarquer les beaux yeux de sa sœur Mariane, amie de madame de Valentinois. Barozzi regarda la sœur pour obéir au frère, il la suivit au prêche de Saint-Germain-l’Auxerrois, et pendant ce temps un nécromancien, arrêté devant la maison no 16, sur le pont Notre-Dame, chantoit des fabliaux galans, adroitement jetoit une rose qui tomboit dans une chambre aux pieds de Clarence ! la jeune fille, presque délaissée, ramassait la rose.
À quelques jours de là, Henri II, prenant ses ébats avec les sires de Vassé, de Salvoison, de Montluc et de Lagarde, disoit en riant :
— Par les beaux yeux de madame ta sœur, Montluc, je veux voir cette cérémonie !
— En quelle qualité, sire ? demanda le baron de Lagarde.
— Je ne sais encore, mais j’y aviserai. Le grand roi, mon père, m’a laissé dans sa garde-robe plus d’un costume de fantaisie… Moine ou soldat, flamand ou espagnol, le pourpoint sera de mon goût, s’il n’est pas pris sur la taille d’un hérétique.
— J’ai peine à comprendre, dit Salvoison, comment ce Vénitien se décide à de telles épousailles ; si la jeune fille est d’aussi charmant visage, il y a cruauté…
— Et qui t’a dit, comte, s’écria le roi, que la belle Mariane ne fût point cruelle ? Le Barozzi lui plaît, elle veut un gage, et envoie sa devancière à Sainte-Marine… Ai-je bien dit, Montluc ?
— À merveille, sire !
Sainte Marine, vierge de Bithynie, vivoit dans le huitième siècle ; elle est inscrite au Martyrologe romain, à la date du 17 juillet. Introduite dans un couvent, sous le nom de Marin, avec les habits d’homme, elle y vécut selon la règle de l’ordre. Ses frères, trompés sur son sexe, l’accusèrent d’avoir séduit la fille d’un hôte qui alimentoit la communauté. Elle fut reléguée à la porte du monastère, y vécut d’aumônes pendant deux ans… Son corps fut transporté, en 1230, de Grèce à Venise.
En la cité de Paris, rue Saint-Pierre-aux-Bœufs, existoit l’église Sainte-Marine ; à son autel se marioient les femmes qui avoient manqué à l’honneur, et l’anneau que le marié passoit au doigt de l’épouse étoit de paille.
Il faut convenir que Mariane de Montluc, confidente de madame de Valentinois, belle et ardente personne, une des conquêtes faciles du roi, avoit imaginé là un moyen bien cruel, ainsi que l’avoit dit le sire de Salvoison, pour désoler la jeune compagne de Barozzi. Celle-ci ignoroit complétement l’infamie que consacroit le prêtre à la chapelle de Sainte-Marine. Le Vénitien, pour obtenir mademoiselle de Montluc, auroit pis fait encore ; il proposa à Clarence un mariage qui pût la préserver des conséquences d’une lassitude mutuelle, elle accepta ; et, toutes choses préparées par les raffinés, confidens de son fiancé, elle se rendit belle, presque naïve et toute émue par l’influence d’un sacrement aussi imposant, à l’église des prostituées.
La foule s’y trouvoit. Mariane de Montluc, masquée, étoit debout près de l’autel ; vis-à-vis d’elle, quatre religieux guillemites, le visage entièrement caché par une bavette noire attachée au camail. Le gentilhomme de Venise eut un peu de honte, voyant Clarence, confuse des murmures étranges de cette multitude, pâlir et chanceler, il se rappela la nuit chez la Mavredi, fut sur le point d’enlever encore dans ses bras la pauvre victime ; mais la femme masquée se découvrit, il resta, et s’agenouilla aux côtés de l’inconséquente fille de Michel de Nostredame.
L’agitation de la foule venoit de se calmer ; la cérémonie alloit commencer ; un des religieux guillemites laissa voir une émotion de plus en plus croissante, il trépignoit : un instant même, le mouvement fut si brusque, que, sous sa longue robe noire et traînante, au lieu du claquement d’une sandale de moine, on entendit la petite sonnerie d’un éperon. Enfin, comme le prêtre récitoit les premières oraisons, le religieux, après avoir parlé à l’oreille d’un de ses frères, s’avança hardiment vers l’autre côté de l’autel, et, s’adressant à la dame démasquée, il lui dit à demi-voix :
— De par le roi, qui veut votre bonheur, madame, prenez la place de cette jeune fille, et recevez des mains d’un homme que vous aimez l’anneau qui convient à vos vertus.
— Moi ! s’écria la jeune femme.
— Vous-même, — répondit le moine sans plus se troubler ; et, saisissant d’autorité une main qui vouloit le repousser, — obéissez, Mariane, le roi le veut ! La main du moine avoit laissé voir l’anneau royal, sa parole avoit laissé entendre la voix du roi. Mademoiselle de Montluc, éperdue, s’inclina : le guillemite la conduisit auprès de Barozzi, et, avec la même assurance, soulevant Clarence, il s’éloigna doucement, la confiant du geste au frère qui le suivoit.
Un des guillemites se trahit alors, et avec chaleur :
— Cette femme est ma sœur !… Je suis gentilhomme ! C’est outrager mon sang ! c’est flétrir ma famille… Je suis gentilhomme, vous dis-je !
— Et hérétique ! — répondit l’autre, sur le ton de la demi-confidence, — secrètement souillé de cette plaie calviniste, dont notre Marguerite de Navarre, qui mourut le mois dernier, s’étoit guérie,… conspirant avec les mécontens en religion… Si le roi savoit cela, moine, il vous feroit brûler en estrapade… ! Puis vous avez fait tuer, par ce muguet, tout à l’heure, votre beau-frère, un Enguerrand qui étoit cher au roi ! C’est mal : si le roi savoit cela, il vous feroit pendre, mon gentilhomme !… Silence, moine. Retirez-vous ; allez prier pour le roi, je vais prier pour votre salut !
Ayant dit ces mots, il croisa dévotement ses bras, regardant du coin de l’œil la belle Clarence défaillante, et s’occupant peu du tumulte qu’il venoit d’occasioner, non plus que de la pamoison de dame Mariane, de la stupeur de Barozzi.
Quant au prêtre, il avoit compris ; — il disoit sa messe.