Nostradamus (Bonnellier)/Tome 1/Les Plaisirs du voyage


Abel Ledoux (1p. 173-192).


X.

LES PLAISIRS DU VOYAGE.


Quel fut l’étonnement de Michel de Nostredame, lorsque, dans un homme accroupi sur le seuil de sa demeure, à la manière des mendians et souffreteux, il reconnut le juif Élie Déé, sa besace et son bâton de voyage posés à terre, à ses côtés.

Le juif, tel que le lecteur a pu déjà se le représenter, prit, au moment où il aperçut l’auteur des fardemens qui l’avoient protégé dans la maison d’Ochosias, une expression de figure impossible à décrire. La perte de cinq cent mille écus étoit gravée sur le front du vieillard ; l’incendie des titres de cette somme avoit laissé sa lueur blafarde sur les chairs desséchées de son visage ; le désespoir de la ruine avoit creusé ses rides, la colère et la soif de la vengeance rendoient du brillant à ses yeux, et l’astuce régnant dans les profondeurs de ce corps décrépit communiquoit à son extérieur une apparence de résignation souffrante, capable d’inspirer la pitié, à l’instant même où l’intuitive pensée de ce misérable n’auroit inspiré que de l’horreur.

— Issachar, dit-il, lorsque l’ombre de Michel s’allongea près de lui.

— Issachar a fait son devoir envers Élie Déé, puisqu’au lieu d’étendre son corps sur la civière, Élie Déé, agile et dispos, reprend la besace et le bâton du voyage.

Le juif leva les yeux sur le médecin, comme pour mesurer la portée de l’ironie ou de la cruelle indifférence accordée à sa détresse.

« Issachar, reprit-il d’une voix criarde et brisée, a menti à la science ; et à la souillure d’apostasie de sa famille, il a ajouté la perfidie contre un vieillard malheureux qui lui avoit demandé, en pleurant, aide et protection.

— Michel de Nostredame a fait son devoir, répondit le jeune maître, avec la gravité calme d’un homme qui ne veut pas se montrer sensible à l’insulte.

— Et pourtant, s’écria le juif en pleurant ; j’étois riche et suis pauvre ! Le feu a dévoré ma richesse. Damnation ! C’est votre main qui a brûlé le trésor !

— Je n’ai vu que du papier dans le tourbillon de la flamme.

— Cinq cent mille écus de titres de créances sur des villes et des bourgeois solvables ! cria Élie en tordant ses bras.

— Cinq cent mille écus, sur lesquels vous tombiez mort, en en vérifiant le chiffre.

— Alors, ta science a menti, jeune homme.

— Non, puisque vous vivez.

— Ta science a menti, te dis-je, insista le juif avec colère.

— Non, car ma science qui voulut vous garantir d’une influence atmosphérique pestilentielle, ne vous a jamais dit : — Muni de mes fardemens, tu prendras la peste dans tes bras, tu l’étreindras amoureusement avec la sollicitude d’une mère, la passion d’un amant, tu l’emporteras de son berceau pour la porter dans ton lit… tu vivras avec elle. Car ce trésor dont vous parlez, il receloit la peste, sous ce drap d’or qui a frappé mon regard, séjournoit l’horrible venin qui vous jaillissoit au cœur, lorsque vous l’eussiez ouvert !

— C’est donc pour le mieux, — reprit Élie en affectant la résignation. — L’étoile d’Élie Déé devoit mentir !

— Pourquoi ? vos cheveux blancs révèlent plus les tourmens et les veilles laborieuses que le nombre de vos années, l’espoir vous est encore permis : en un coin de cette terre repose peut-être encore le trésor qui vous est réservé, trésor qui, du moins, ne portera pas avec soi les horreurs de la peste !

— Possible que vous disiez vrai, jeune homme. — En saisissant cette espérance, Élie Déé jouoit peut-être la crédulité. — Je vais donc me remettre en marche avec cette pensée consolante,… et j’aurai, moi aussi, fait mon devoir, en venant vous rendre les actions de grâce qui vous sont dues.

— Innocent de votre malheur, je les accepte, vieillard… Mais, avant de partir de cette ville, ne consentirez-vous pas à rendre encore un service à l’ami de mademoiselle de la Viloutrelle ?

Élie sourit avec amertume. « Égoïsme ! » murmura-t-il.

— Oui, je vous le rendrai en fidèle messager… Parlez, que voulez-vous de moi ?

— Vous savez en quel lieu je dois me rendre, en arrivant à Arles ?

— Sans doute.

— Dites-le moi donc, à cette heure, car demain je me mets en route.

— Demain, vous partez de cette ville !… Vous renoncez à la faculté ?

— N’est-ce pas le vœu de mademoiselle de la Viloutrelle ?

— Vous ne me l’aviez pas dit.

— Où donc vous reverrai-je, Élie Déé ?

— Issachar…

— Oh ! assez de ce nom qui me lieroit encore à l’avenir ; assez de ce nom auquel je renonce à jamais… Michel de Nostredame est mon nom, Laure de Nostredame sera celui de la jeune fille dont vous avez accompli le message. Michel de Nostredame, vieillard, vous prie d’accepter, pour les besoins de votre route, ces vingt écus au soleil, son épargne, son unique trésor, et ajoute à ce don la demande du lieu où il vous reverra en entrant à Arles.

Le juif, assez riche peut-être pour payer à lui seul les taxes de sa ville, prit, d’une main quêteuse et avide la valeur de quatre-vingt-cinq francs, offrande du jeune homme. — Du moins, dit-il avec amertume, en agitant ces pièces d’or, cette monnoie, exposée à l’action du feu, se changeroit en lingots, sa poussière, passée au tamis, produiroit encore des parcelles fusibles et escomptables, mais les cinq cent mille écus de titres, héritage d’Ochosias, alimentent la flamme sans lui survivre ; ils se roulent, se tordent dans le tourbillon agité par le vent, et le vent tombé, la flamme éteinte… rien ! — s’écria-t-il avec un rire frénétique, — rien, une insaisissable poussière… Cinq cent mille écus en poussière… les avez-vous comptés, Issachar, lorsqu’ils voltigeoient… ? Ah ! que me fait cet or ? rends-moi le papier d’Ochosias !… » Les larmes tomboient des yeux du juif, ses mains s’élevoient vers Michel.

— Calmez votre raison, Élie Déé ; vous demandez la mort, demandant ces lambeaux empestés… Ce qui est écrit est écrit : si votre étoile laisse voir à vos yeux ces mots pleins d’avenir : tu mourras riche ! remerciez le dieu de Jacob, et suivez, sans vous plaindre, mais avec confiance, le sentier poudreux où se traîne votre indigence… vous mourrez riche, je le crois aussi.

Élie baisa le manteau de Nostredame ; se dressa, prit d’une main ferme sa besace, son bâton, et, ranimé :

— Je le crois encore… oui, les signes célestes l’ont dit et ne sauroient mentir. J’accepte votre parole, Issachar, comme un témoignage de leur véracité… Écoutez bien, en arrivant à Arles, vous vous rendrez aux arènes ; placé dans le milieu de leur enceinte, tournant le dos à l’occident, vous ferez face à une ouverture pratiquée sous les gradins du cirque, et servant autrefois d’issue aux bêtes féroces ; marchez droit devant vous, franchissez cette issue, pénétrez dans les galeries souterraines, en appelant Élie Déé, je répondrai… Si au moment même, la verge de fer qui me sert de sonde n’a pas heurté une souche retentissante ou un fragment de métal… vous avez bien entendu ?

— Et je n’oublierai pas, répondit Nostredame en s’éloignant du contact du juif, qui faisoit horreur à son désintéressement, à sa probité.

— Adieu, Issachar.

— Adieu, Élie Déé ; que tout ce qui est vrai et saint au ciel veille sur vous, vous conduise, et vous rende favorable à mes vœux, lorsque serez en présence de mademoiselle de la Viloutrelle.

Nostredame adressa un dernier geste d’adieu à l’héritier d’Ochosias, et entra dans sa maison. Élie Déé, à une heure de marche de Montpellier, fut accosté par trois religieux séraphiques de l’ordre de Saint-François-d’Assise, celui qui offrit à un sultan de se jeter dans le feu pour lui prouver la vérité de la religion chrétienne, et fut assez heureux pour que le soudan de l’Égypte, convaincu de ses facultés incombustibles, se contentât de son intention, lui faisant grace des preuves. Une des règles souveraines de l’ordre défendoit aux religieux d’accepter aucune valeur en argent, mais après le chapitre général tenu en 1219, le nombre des religieux, montant à cinq mille, sans compter ceux qui étoient restés dans les couvens, l’ordre se divisa par des réformes et des mitigations en différentes branches : ainsi les récollets, les picpus, les capucins. Il est présumable que, par suite de ces changemens, les statuts eux-mêmes subirent une altération dans leur texte primitif, à ce point par exemple d’accorder aux picpus la faculté d’accepter des valeurs monétaires. Ce qui donneroit du poids à cette supposition, c’est que les trois frères, après avoir demandé à Élie Déé, l’un son bâton, l’autre son bissac, un troisième sa bénédiction, examinant en commun la valeur de ses largesses, et venant à trouver au fond du bissac, roulés dans un vieux linge, les vingt écus au soleil, présent de Nostredame, se les partagèrent sans manifester cette hésitation qui accuse toujours de la part du moine, comme de l’honnête homme, une transgression à la morale consentie par tous les peuples, ou à la lettre impérieuse de quelque réglement. Une part de bénédiction fut loyalement restituée au vénérable juif, restitution d’autant plus louable, que l’importance des épargnes d’Élie Déé, comparée à la livrée de misère, qui le recouvroit, donnant aussitôt à penser à ces religieux que ce vieillard pourroit bien être un fils de la Synagogue, ils manifestoient dès-lors dans leur conduite une tolérance bien rare et bien méritoire, dans ces temps d’irritation religieuse.

Peu contens de rendre à Élie Déé bénédictions pour bénédictions, les trois frères picpus, par un sentiment puisé dans leur charité, leur respect pour le vieil âge, d’autres que nous diroient : — et la peur d’être dénoncés à la prévôté beaucoup trop prochaine de Montpellier, — le reconduisirent fort avant dans sa route, et le laissèrent à l’entrée d’un bois, à une distance telle que, de ce point, à Montpellier, en arrière, ou à Saint-Gilles, en avant, la distance pouvoit autant coûter à parcourir. Une circonstance qui toutefois devoit singulièrement jeter du doute sur la véracité de l’étoile d’Élie Déé, c’est que dans son bissac s’étoit trouvée la sonde, espèce de tringle en fer, avec laquelle il tourmentoit la poussière des galeries souterraines du cirque, qu’il avoit apportée pour sonder la cave de son parent et testateur Ochosias, et qu’au sortir de l’hôpital il avoit été rechercher dans les cendres de ses haillons et des cinq cent mille écus. Les religieux avoient recueilli avec reconnoissance cette misérable baguette, disant, avec l’ingénuité naturelle à leur profession, qu’ils en feroient des clefs pour leurs pauvres cellules.

Qui veut la fin, veut les moyens, un puissant moyen de trouver la fortune étoit ainsi enlevé à Élie Déé. Une tringle n’étoit pas ce qui l’embarrassoit, mais auroit-elle, comme celle qu’il perdoit, cette exquise sensibilité du tact acquise par trente ans de fouilles ? Auroit-elle, à l’égal de sa devancière, cette faculté électrique de communiquer à la main qui la tenoit, l’émotion que ressentoit sa pointe arrêtée sur le métal enfoui ? Deux cents médailles en plomb, neuf en argent et sept en or, les plus anciennes à l’effigie d’Auguste, et datant de l’époque où Mutius-Livius-Drusus étoit proconsul dans la province, deux cent seize médailles donc, trouvées dans l’espace de trente ans, et déposées dans un caveau, sans soupirail, de la maison d’Élie, attestoient les mérites de la sonde enlevée, et l’intime sagacité que lui avoit en quelque sorte inoculée la main pénétrante de son vieux maître : auroit-il jamais le temps de dresser une élève aussi intelligente, aussi docile, de se mettre, — nous osons le dire, — en rapport avec elle, de lui communiquer sa chaleur et son instinct ? ce résultat étoit impossible à espérer.

Jusqu’au bâton du juif lui avoit été pris, — nous l’avons déjà remarqué. — Mais cette indiscrétion fut évidemment commise par les religieux, avec l’intention excusable de conserver de lui un souvenir plus durable que celui de l’or, qui se dissipe ; car ce bâton étoit un long et foible roseau blanc, et les frères portoient chacun sous leur robe une branche de coudrier sauvage d’espèce noueuse, garnie d’une masse en plomb à l’un des bouts, genre d’ornement qui même avoit beaucoup contribué à modérer les premières exclamations plaintives du voyageur requis pour aumône et libéralité.

Élie Déé, libre de tout fardeau, continua donc, dans l’abattement du plus profond désespoir, tout le chemin qui lui restoit à faire jusqu’à Arles. Lorsqu’il mit le pied dans la ville, une sombre colère le saisit.

— Malheur ici ! dit-il à voix basse, en passant sa langue aride sur ses lèvres desséchées par une salive corrosive qui en blanchissoit les bords. » Malheur ici, pour les tortures que je viens d’endurer… J’ai été jouer ma vie entre vos jeunes existences, Laure de la Viloutrelle et Michel de Nostredame ! Mais j’en réchappe, — c’est bien. J’ai vu brûler le trésor promis à mon attente !… mais ici j’ai des débiteurs, — c’est bien. Il y aura des larmes de versées dans cette cité.

Tandis qu’Élie Déé suivoit péniblement la route de Saint Gilles à Arles, une lettre venue d’Agen à Montpellier fut remise à Michel Nostredame. Elle étoit de date récente, car l’institution des postes, créée par un édit de Louis XI en 1464, avoit promptement acquis une rapidité dans les transports ; qui n’étoit ralentie que par accidents, et à cause du mauvais état des chemins de France en ce temps-là. Le roi Chattemite s’étoit su gré de son œuvre et de sa précoce perfection, lorsque, grâce à la célérité des courriers de poste, il fut, en 1477, averti assez à temps de la mort de Charles de Bourgogne, trahi par Campobas l’Italien, et tué devant Nancy, — pour s’emparer de plusieurs villes en Artois, en Anjou et en Bourgogne.

Bien moins longue que la lettre de mademoiselle de la Viloutrelle, celle de l’écolier de Boncourt, d’une écriture tremblante, et brisée, ne disait que ces mots :


« Maître, en la ville d’Agen, de la province de Guienne, deux moribonds vous attendent ; moi, que la mort veut ressaisir, ne vous voyant plus à mes côtés, et l’ami le plus cher de mon parent que j’étois venu trouver ici. Le savant, l’illustre Jules César Scaliger se meurt de mal d’épidémie, si ce n’est pestilence. Mon oncle effrayé du danger qui menace son indigne neveu et l’illustre compagnon de sa jeunesse, en appelle à la science de Michel de Nostredame ; et moi, maître, à deux genoux sur mon lit, soutenu sous les bras par mon respectable parent en pleurs, la face jaunie par le mal, verdie par un rayon du soleil du soir qui se déteint sur le ciel vert de mon alcôve, l’œil desséché, la voix bien foible mais fervente, je prie Dieu qu’il envoie au secours du savant Scaliger et au mien le savant Nostredame… Si tardez, maître, si laissez, peu soucieux de ma prière, les soleils se lever et se coucher en regard de vous, mélancoliquement assis près de la niche de saint Pierre,… non Antoine Minard, mais sa jeune ombre, viendra pleurer à vos côtés sur votre oubli… la force me manque, amen.

» Antoine Minard. »


Cette signature étoit tracée avec l’illisibilité qu’affecte le savant ou le sot qui croit que la terre entière doit deviner son nom comme un logogryphe, ou le moribond qui a traîné la dernière lettre sur le papier dans l’effort du bras tiré par la mort.

Michel de Nostredame fut profondément touché de l’épître du naïf écolier ; sa compassion l’auroit porté à obéir au vœu de cet enfant, mais pour fortifier ce sentiment généreux, un autre sentiment se fit sentir qui rendit du brillant aux yeux mornes du jeune maître amoureux, qui fit courir sous son épiderme une sensation de difficile analyse, telle cependant que ce coin de notre individu où l’amour propre a son gîte, fut mis en doux émoi. Jules César de l’Escale (Scaliger), le descendant des princes de l’Escale, souverains de Vérone et de diverses autres places d’Italie, le poète, le naturaliste, le médecin Scaliger invoquoit, mourant, le secours d’un jeune maître en la faculté de Montpellier ! Nostredame pouvoit conserver à la ville d’Agen, à la France, à l’Europe une des gloires de la science ! c’étoit là une de ces idées qui en tout temps auroient battu en brèche l’amour, peut-être charnel, à force d’être platonique, qu’inspiroit à Michel la nièce du greffier d’Arles ; aussi, cette idée se présentant dans un de ces instans d’hésitation où entre bien faire et mal faire, entre le oui et le non il n’y a que l’intervalle d’une demi-volonté, elle l’emporta aussitôt sur la primitive résolution d’un voyage pour amour. Il prit la plume, et n’osant écrire à Laure, il écrivit à son oncle et tuteur lui annonçant, en qualité de locataire, — qu’appelé par deux malades dignes du plus grand intérêt dans la province de Guienne à Agen, il alloit aussitôt s’y rendre, puis, débarrassé du soin pieux de conserver à la vie deux êtres souffrans, il partiroit aussitôt pour Arles où, sans doute, son penchant le retiendroit. » Une seule phrase, la phrase finale de la lettre adressoit à la belle orpheline des mots respectueux, dont il appartenoit à la jeune fille d’interpréter toute l’intention.