Nostradamus (Bonnellier)/Tome 1/La Cruche cassée
XI.
LA CRUCHE CASSÉE.
Rien n’indique les raisons qui déterminèrent Scaliger à se fixer dans l’Agenois. Le genre d’illustration de la ville d’Agen appartenoit plus, dès ce temps-là, à des désastres suscités par la guerre qu’au bien-être d’une cité florissante. Fondé par les Gaulois, dévasté par les Huns, les Vandales, les Sarrasins et les Normands, après avoir été habité par les Romains, Agen, que saint Louis, plus maladroit avec Henri III d’Angleterre qu’avec Jacques I d’Aragon, céda à l’Anglois avec toute la partie de la Guienne par-delà la Garonne, — ne conservoit d’autre attrait pour la curiosité que la basilique de saint Caprais, du nom de son premier évêque, la légende de la fontaine du mont Pompéian, l’église des moines antonins, fondée sur un temple païen, et les médailles, vases, figurines, tronçons de lances, crânes, tibias, que faisoit jaillir la pioche sur le sol abandonné où s’élevoient les arènes et les bains des Romains.
Peu de temps encore, et la réforme évangélique, déjà établie en Allemagne et dans une partie de la Suisse, alloit se propager en France par l’organe de Calvin, le protégé de Marguerite de Navarre, sœur de François Ier, et dans la ville d’Agen alloient être tendues par le bourreau les cordes destinées aux malheureux dissidens ! Mais cette guerre que de stupides et féroces religionnaires alloient sanctifier par des massacres, des profanations et le pillage, se bornoit encore à des injures théologiques entre Luther et Léon X, vendeur d’indulgences au profit de l’art, — il falloit au pape de l’argent pour achever la basilique de saint Pierre. — Les bûchers qui éclairoient les places de Rome et de Wittemberg ne dévoroient que des parchemins et du papier, recueils du droit canon ou ecclésiastique romain, bulles d’excommunication, et autres produits de l’esprit pontifical, — livres, opinions, thèses et autres produits du nouveau schismatique. La vanité plus que la croyance pouvoit souffrir : mais la vanité martyrisée donna du zèle à la croyance, celle-ci engendra le fanatisme qui arma les bourreaux !
Le cœur de Nostredame battoit bien fort lorsqu’il entra dans Agen ; il arrêta sa mule, et resta plusieurs minutes à se recueillir, comme pour chercher le motif de sa violente émotion, ne pouvant l’attribuer uniquement à la crainte de trouver morts les malades qui l’avoient appelé : car c’étoit comme le pressentiment d’une faute qui le saisissoit, bien qu’il fût au moment d’accomplir un acte d’humanité auquel il avoit sacrifié l’intérêt de son amour et sans doute le repos de sa maîtresse. La recherche fut inutile, cette perspicacité de Nostredame pour placer, par induction, un mot sur l’avenir à côté d’un fait présent, resta stérile, son exploration intuitive ne lui révéla rien… Il soupira, remit sa mule au pas, et s’informa au premier passant du chemin qui devoit le conduire sur la place de la cathédrale où demeuroit M. de Beauvoisin, oncle maternel d’Antoine Minard.
Au détour d’une ruelle, sa monture fut effrayée par un petit cri de jeune fille et le fracas d’une cruche pleine d’eau qu’elle venoit de laisser tomber à terre.
— Là ! mon eau renversée !
— Et ta cruche cassée, répliqua un jeune homme inattentif à tout autre objet qu’au charmant visage de la personne qu’il agaçoit encore, malgré son accident.
— Et mon pauvre père, qui espéroit calmer sa goutte, en buvant de l’eau de Saint-Caprais !
— Il a raison, l’eau est très-efficace contre la goutte.
— L’eau de l’ermitage, messire écolier, a seule de la vertu.
— Tu y retourneras.
— C’est bien loin !
— Nous irons ensemble.
— Et ma cruche, qui est cassée !
— Bah ! le potier Bernard Palissi nous en donnera une bien plus jolie, et, par-dessus le marché, nous gratifiera d’une consultation sur la vertu de l’eau de Saint-Caprais.
— Mais mon père attend.
— Partons tout de suite.
— Ensemble ?
— Chacun de notre côté, si tu l’aimes mieux, pour nous retrouver à l’ermitage.
— Méchant clerc !
— Méchante fille !
— Pourquoi la poursuivez-vous, alors ?
— C’est que ta méchanceté ne t’empêche pas d’être bien jolie !
— Laissez-moi, vous êtes un flatteur de la grande ville.
— Laure ! dit tendrement le jeune homme.
— Laure ! s’écria Michel de Nostredame, qui croyoit rêver, et, debout sur l’étrier, écoutoit, immobile, ce rapide dialogue. À son exclamation, le jeune poursuivant, non d’armes, mais de jeune fille, prit garde à l’importun.
— Maître Michel ! Et quittant l’amourette pour l’amitié, le jeune homme fit un bond vers le cavalier, saisit son bras afin de faire pencher son corps, et, se hissant sur la pointe de ses brodequins, il embrassa Michel comme un bon frère.
— Déjà guéri ? dit Nostredame, après avoir reçu cette accolade un peu vive.
Antoine Minard, car c’était lui, rougit, sourit finement, et, prenant la bride de la mule, répondit à son ami :
— En la demeure de mon oncle, vous ferai connoître, maître Michel, le secret de ma guérison. À donc, laissez-moi vous conduire. — Et, s’adressant à la jeune fille, qui paraissoit interdite et chagrine : — Pour ce soir, adieu Laurette, voici un voyageur qui demande toute mon attention et commande ta reconnoissance, car sans lui tu ne connoîtrois pas Antoine Minard… L’illustre de Nostredame m’a sauvé de pestilence et de mort…
— Nostredame ! dit à demi-voix l’homonyme de mademoiselle de la Viloutrelle, en jetant sur le médecin un regard d’admiration et de respect qui dut flatter son amour propre.
— Et, pour ton père, ma Laurette, reprit Minard sur le même ton d’assurance écolière, contente-toi aujourd’hui de l’eau qui coule sur le gazon du vieux cimetière : elle a passé sur les squelettes des premiers chrétiens de cette ville, la goutte seroit bien tenace si elle résistoit à son influence.
La jolie fille fit une petite moue, une révérence brusque et s’éloigna, visiblement mécontente de la cruche cassée, de l’eau perdue… ou de la venue d’un tiers entre l’écolier et elle ? — C’est ce que Dieu seul a pu savoir.
— Et vous avez été malade, enfant ? demanda Nostredame, tout en laissant sa mule obéir à la direction que lui donnoit l’écolier.
— Gravement, maître.
— Non pas autant, certainement, que le prétendiez en votre lettre ?
— Mêmement, maître.
— Plus de peur que de mal, sans nul doute, reprit Michel avec bonhomie ; — car jamais moribond au teint jaune et vert, ainsi que le disiez vous-même, ne reprend en si peu de jours sa fraîcheur, pour défier la mort, et ses jambes pour courir après les damoiselles.
— Laurette est une voisine.
— Et votre santé une étrange capricieuse… Mais comme je n’ai pas fait si long chemin uniquement pour vous voir renverser des cruches d’eau, conduisez-moi de ce pas vers la demeure du savant Scaliger… Meilleur que vous, et plus utile que ne l’êtes en ce bas monde, il n’en a que moins de chances pour y rester… Vous m’entendez, messire écolier, nous allons chez Scaliger ?
Antoine Minard perdit un peu de son assurance, il balbutia une réponse affirmative, tira un peu plus fort la bride de la monture, pressa le pas, tourna court auprès d’une espèce d’échoppe où, pieusement étalés sur une montre, des chapelets, des rosaires à la Vierge, et des cruches de la fabrique de Bernard-Palissi, rappeloient à la piété des fidèles que la dévotion a son négoce aussi bien que passion mondaine. Après avoir dépassé cette sainte boutique, la grande église de Saint-Caprais, — cathédrale, — apparut au voyageur. Minard lâcha la bride, prit sa course, à cent pas environ s’arrêta devant une maison dont il agita violemment le marteau : une servante, à laquelle il dit quelques mots, vint au-devant du médecin, et lui, disparut dans la maison.
— J’ai ordre de montrer le chemin au maître de Nostredame, dit la suivante.
— Chez qui me conduisez-vous ?
— Chez messire Jules César de Scaliger.
— Est-il bien malade ?
— D’impatience de vous voir, monsieur.
Lorsque Nostredame fut arrivé en présence de l’oncle d’Antoine Minard et de Scaliger lui-même, il laissa voir, en dépit de son habituelle politesse et du plaisir réel qu’il éprouvoit de se trouver en face du célèbre Véronois, le mécontentement d’avoir été trompé par l’écolier.
— Je l’avoue, dit-il, je n’ai mis tant de hâte à entreprendre ce voyage que par la crainte de ne pas porter assez tôt du secours à l’illustre de l’Escale.
— Et la supposition d’une maladie auroit le double tort, maître de Nostredame, de vous causer une inquiétude inutile et de prétendre à votre intérêt dans des termes trop onéreux pour vous, — répondit Scaliger ; — aussi vous ne croirez pas que je sois complice de ce mensonge, qui sans doute a son excuse. Depuis hier seulement je suis instruit de l’artifice étrange qui a été employé pour vous arracher à vos devoirs et à votre faculté.
Michel jeta un regard étonné mais sévère sur le jeune homme, qui d’abord baissa les yeux, puis rappelant sa franchise et sa bonne humeur, prit la main de l’ami qu’il avoit trompé, la serra avec effusion.
— Tout cela s’éclaircira, dit-il avec gaieté — en attendant, mon oncle, voici mon sauveur. J’étois mourant à l’hôpital, il s’est assis à mon chevet, sans s’occuper si j’avois des amis qui le remercieroient, et ne m’a quitté que guéri.
M. de Beauvoisin, Scaliger, firent leurs efforts pour amener Nostredame à supporter son désappointement et à se trouver à son aise au milieu de ses nouvelles connoissances. À la table du repas vint s’asseoir, à côté de ces quatre personnages, une jeune personne blonde, silencieuse, peu expressive… C’étoit la pupille de M. de Beauvoisin, qui habitoit sous le toit de son tuteur, commensal de César Scaliger.