Nostradamus (Bonnellier)/Tome 1/Le Lit de cuir


Abel Ledoux (1p. 329-342).


XVIII.

LE LIT DE CUIR.


Entre Zacharie et Élie Déé il y avoit cette nature d’alliance prescrite par la loi de Moïse, afin d’assurer la continuité de la nationalité juive. En effet, malgré les révolutions, les grandes infortunes, les persécutions qui auroient dû briser l’unité de cette race indestructible, elle fut conservée, parce que le génie du législateur avoit fait d’un pacte privé un pacte constitutif ; et ce pacte avoit pour base un intérêt, le même pour tous. La pensée organique du parfait équilibre dans les intérêts, inscrite au titre Ier du Séphès de Moïse, reçut des juifs une extension qui contribua, fût-ce par l’abus, à perpétuer la volonté du prophète. Il avoit dit à son peuple, afin de le contraindre plus sûrement à abandonner l’Égypte, et à chercher une terre qui lui appartînt légitimement : Volez les vases et les habits des Égyptiens, avant de vous séparer d’eux ; — car il savoit bien que, le vol commis, quiconque retourneroit en arrière seroit tué. Les juifs, encouragés au vol par leur législateur, conservèrent la maxime, et, une fois constitués de manière à former, dans l’acception radicale du mot, une individualité nationale, ils appliquèrent à tous les peuples que la succession des temps et des révolutions mit en contact avec eux l’obligation primitive qui leur fut imposée à l’égard des Égyptiens.

On concevra que, compromis aux mêmes titres, les juifs entre eux devoient vivre dans une intime alliance cimentée par la solidarité dans le négoce comme dans la persécution.

Des circonstances, quoique rares, se présentoient toutefois qui altéroient incidentellement le principe d’indivisibilité. Une horde, qui pour devenir peuple, pour acquérir son nom propre et son territoire, dut tromper, voler, assassiner, ne pouvoit manquer de compliquer son système moral, par un penchant déterminé à tous les genres de trahison. Le prix mis à l’infidélité suffisoit pour la rendre possible.

Aussi, l’étroite alliance entre Zacharie et Élie Déé étoit-elle d’autant plus passible d’altération, qu’une contradiction à propos d’un chiffre venoit tout récemment de se manifester entre eux. Ils en étoient à une mutuelle défiance, et à la formelle intention de se tromper l’un l’autre, lorsque Élie Déé, revenant du mont Pompeïan, frappa tout inquiet, tout agité, à la porte de son coreligionnaire.

« Vite, mon Zacharie ; vite, mon frère, dans mon bissac un peu de pain, et sur ma mule la couverture et le harnois.

— Pourquoi si tôt, Élie Déé ?

— Parce que l’eau qui guérit peut aussi faire mourir, et que la poudre de Vasconcelli, de Florence, dissoute à propos, est capable de causer des souffrances qui me seroient imputées à crime.

— La dame de Nostredame peut mourir ?

— Dans une heure.

— Tu as fait usage de la poudre de Vasconcelli ?

— Il y a peu d’instans.

— C’est mal, dit froidement Zacharie.

— C’est bien ; les titres de deux successions devenant notre propriété.

— C’est mal, Élie Déé. C’est aujourd’hui jour de sabbat, et au chapitre V, verset 14, du Deutéronome, il est écrit : Vous ne ferez aucune œuvre servile en ce jour-là, il falloit remettre à demain.

— Sans doute, Zacharie, ce qui est écrit est écrit, mais ce qui est fait, est fait ; vite, ma mule.

— Impossible, Élie Déé.

— Impossible, Zacharie ! s’écria le juif d’Arles.

— Impossible, répéta le juif d’Agen.

— Quoi, Élie Déé poursuivi par la prévôté de cette ville…

— Ne violera pas deux fois en un jour la lettre du Deutéronome, ou du moins ne la fera pas violer à sa mule.

— Mais Zacharie, mon vieux ami, ces catholiques me pendront jour de sabbat, aussi bien qu’un autre jour.

— Du moins Zacharie ne t’aura point aidé à violer la loi.

— Non, ce n’est pas cela ; c’est ce bon sur ce fripon de messire Honoreus, tailleur d’habits, qui t’inspire mauvais vouloir contre moi ; Honoreus le gueux, au parlage de protonotaire, à figure de chat tigre, n’a pas payé ? je rembourserai.

— Qu’importe, Élie Déé.

— Ah ! et puis encore, notre frère Élie Ducat ne veut pas solder, le misérable, la créance de Gabriel Solimber, que tu m’as si loyalement achetée ? Élie Ducat, hardi brocanteur, qui laisse sur chaque robe de passant un peu de la boue dont il est couvert, vole le samedi comme le lundi… Je rembourserai la créance de Solimber.

— Ce ne sera point une raison, Élie Déé, pour faire sortir ta mule de ma maison, jour de dévotion et de repos.

— Encore Zacharie !… Mais l’heure s’écoule ! La poudre de Vasconcelli est prompte, la prévôté est agile !…

— Tu crois donc, mon frère, que la pupille du sire de Beauvoisin en mourra ?

— Il faut cela, bon Zacharie, pour mériter les droits aux deux successions à échoir pour Laure de la Viloutrelle.

— Au moment où tu parles, la jeune femme peut être morte.

— Je le crois… Mais, au nom de notre vieille amitié, ne tarde plus !… Du pain dans ma besace, et ma mule hors de ton écurie !… Un lieu d’asile est accordé par le seigneur Dieu à tout juif qui aura péché… Bosor, dans le désert ; Ranoth en Galaad, qui est dans la tribu de Gad ; et Golan en Bassan, qui est de la tribu de Manassé, m’offrent leurs murs pour refuge…

— Bosor, Ranoth et Golan sont bien loin d’Agen, interrompit Zacharie d’un air railleur.

— On y arrive, mon frère.

— Donc, la dame Anice seroit morte ?

— Et moi, avant ce soir, je puis être pendu !

— Tu rembourses le bon d’Honoreus et la créance de Solimber ?

— Je les rembourse.

— Ensemble, soixante écus au soleil.

— Soixante.

— Attends un peu. Je vais visiter les alentours de la cathédrale ; si je vois un rassemblement de populaire, j’interrogerai. J’irai ensuite chez le neveu du prévôt, jeune homme bon viveur, qui me cède pour de minimes sommes tous les joyaux de sa tante ; si mon client a entendu raisonner ton nom entre le prévôt et le tourmenteur, aussitôt je reviens, et — le seigneur Dieu m’en accorde le pardon, — J’emplis ta panetière, je fais sortir ta mule de l’écurie. Attends-moi.

— Bon Zacharie, tu reviens aussitôt ?

— Pour embrasser mon frère, et lui dire adieu.

Zacharie, dont le plus grave méfait de sa vie usurière n’alloit point encore jusqu’au meurtre, à l’empoisonnement, étoit réellement épouvanté de l’action d’Élie Déé ; le crime à commettre l’avoit intimidé, mais le crime commis le livroit à la terreur de l’accusation de complicité ; alors, pour se soustraire aux terribles conséquences qu’elle lui promettoit, et en même temps pour tirer un bénéfice quelconque du plus rapace et du plus rusé de ses coreligionnaires, il résolut de dénoncer au prévôt lui-même l’empoisonneur d’Anice, moyennant l’obole de récompense qu’il ne faisoit pas monter, dans ses calculs, à moins de cent écus au soleil ; ce qui étoit mettre au corps d’Élie Déé un prix plus fort que Judas n’avoit exigé des princes des prêtres ; mais cela arrive toujours ainsi, les reliques d’un saint, tibia, pied ou crâne pour des brimborions en verroterie, quelques sous et deux messes, et la même fraction d’un mécréant se vendra, par une circonstance donnée, au taux d’une demi-prébende de chanoinie.

Le prévôt des maréchaux en la ville d’Agen savoit fort bien que plus d’un écu, arraché de sa poche, par l’importunité de son neveu, avoit servi à solder le droit usuraire prélevé par Zacharie ; la visite du juif lui inspira aussitôt des mauvaises pensées auxquelles la grave confidence, concernant Élie Déé, ne donna que plus d’importance.

— Fils de Satanas, dit le prévôt, en portant à sa moustache un grain de son chapelet, — j’allois envoyer mes soldats dans ton officine damnée pour y éplucher les mauvaises herbes qui doivent s’y trouver, et t’amener coucher ici, sur le petit lit du tourmenteur… Tu viens de toi-même, c’est méritoire. Pour te prouver ma bonne volonté, au lieu de la tenaille et des brodequins que je te destinois, et pour remplacer les cent écus au soleil, que tu me demandes, je vais te soumettre généreusement à l’épreuve de l’eau. Dix pintes dans ton maigre corps suffiront pour en laver les impuretés…

— Seigneur mon Dieu ! s’écria Zacharie en tombant à genoux devant le prévôt, — ai-je fait preuve de mon horreur pour les poisons et maléfices, à cette fin d’être exposé à un pareil supplice !… Qu’ai-je fait à Dieu, et à la loi ?… Prenez pitié d’un pauvre homme qui vouloit que justice fût faite en la personne d’un empoisonneur.

— Moyennant qu’il t’en revînt cent écus au soleil, n’est-il pas vrai ?… Les prières d’un vieillard m’ont toujours attendri ; — ma clémence habituelle ne veut donc pas faire faute à tes cheveux blancs,… quoique cette affaire d’empoisonnement attache un tant soit peu le tison brûlant à l’un des pans de ta robe… Écoute-moi bien, Zacharie : Restitue-moi trois cents écus au soleil, que tu m’as volés…

— Trois cents écus, saint Abraham !… Trois cents écus que je vous ai volés !… s’écria Zacharie en se relevant précipitamment.

— Que tu m’as volés, répéta le prévôt ; — volés à moi, par la main de mon neveu. Est-ce dit ?

— Mais, où trouver cette somme ?

— Dans la cave où tu caches tes mauvaises herbes.

— Et si les herbes ne s’y trouvent ?

— Alors, tu chercheras les trois cents écus.

— Et si mêmement les écus sont introuvables ?

— Alors tu coucheras ici, — et ton lit sera bordé par l’adroit Charveau…

Un frisson agita tout le corps de Zacharie en entendant le nom du tourmenteur. Il alloit tenter, à l’aide de l’argumentation, une stipulation moins onéreuse ; mais le prévôt des maréchaux, homme peu disert, privé du don de faconde, jugea qu’il avoit assez parlé, et, confiant Zacharie au chef des archers de la prévôté, donna à ce dernier les ordres les plus ponctuels.

L’ami d’Élie Déé, ramené à son domicile par une imposante escorte, leva d’abord timidement le marteau de sa porte, mais, personne n’ayant répondu à ce discret appel, un archer redoubla les coups. Même silence au dedans. La porte fut enfoncée.

La mule d’Élie Déé n’étoit plus à l’écurie ; une cassette, qui avoit renfermé des joyaux et des pièces d’or, épargnes de Zacharie, étoit forcée, ouverte et vide… La panetière d’Élie Déé étoit à terre ; — Élie Déé étoit parti.

Le malheureux juif d’Agen s’évanouit à la vue de son désastre ; il ne se réveilla que lorsque la large main de Charveau lui serra la bretelle sur la poitrine pour la fixer à l’anneau du lit de cuir.