Nostradamus (Bonnellier)/Tome 1/La Niche de Saint-Pierre


Abel Ledoux (1p. 79-96).


V.

LA NICHE DE SAINT-PIERRE.


Avant que l’esplanade, dite aujourd’hui la place du Peyrou, située dans la partie la plus élevée de Montpellier, fût, ainsi qu’elle l’est de nos jours, taillée en deux terrasses étagées, ornée d’arbres et de fontaines, dominée par la porte en forme d’arc de triomphe, sur laquelle sont sculptés des bas-reliefs en l’honneur de Louis XIV, roi monumental, dont la vieillesse fut une enfance ; avant ce temps-là, cette esplanade étoit un lieu solitaire, où des esprits rêveurs et contemplatifs venoient jeter leurs rêveries dans le vaste espace d’un des plus beaux points de vue de France : au midi, les belles campagnes du Languedoc jusqu’à la mer ; à l’horizon du nord, le pic de Saint-Loup et les Cévennes ; à l’ouest, les crêtes des Pyrénées, et à l’est, dans le lointain, les Alpes dauphinoises.

Une petite niche en pierre de taille, paroissant assise sur un large banc, s’élevoit sur le point le plus élevé de la plate-forme, à l’ombre pâle d’un grand olivier. Devant cette niche, qui receloit l’image en bois, grossièrement sculptée et mal peinte, de saint Pierre l’apôtre, sur ce banc étoient venus se placer, peu de jours après le 24 février, Laure de la Viloutrelle et Michel de Nostredame.

C’étoit par une matinée au ciel nuageux, mais dont la température étoit tiède, malgré la saison d’hiver ; point de promeneurs sur la montagne, point d’œil curieux pour se placer, tiers indiscret, dans le tête-à-tête ; une main de la jeune fille s’abandonna dans les mains de son amant ; elle paroissoit heureuse, et lui, laissoit échapper des demi-soupirs de sa poitrine oppressée.

— J’ai voulu que nos adieux se fissent à cette place, ô maître Michel ! mon oncle, ce soir, quitte avec moi Montpellier, et depuis son arrivée, mon doux ami, c’est le seul moment que sa sévère surveillance m’ait laissé. Ne me direz-vous rien ?

Une larme échappée des yeux de Nostredame tomba sur la main de Laure.

— L’expression muette de votre douleur, reprit-elle d’une voix attendrie, me déchire l’ame, maître Michel ; parlez, rendez-moi la force et l’espoir ! cette passion que Dieu a ainsi logée en moi peut se désoler de l’absence, mais devra lui survivre, entendez-vous bien ! le moment de nous revoir arrivé vous fixera à jamais près de moi. Ô mon ami, tu seras mon époux !… mais parlez donc, s’écria-t-elle, en laissant passer sur ses traits, mais comme malgré elle, le charme du sourire.

Nostredame tourna sa tête vers elle.

— Voulez-vous, lui dit-il avec passion, que je laisse arriver à mes paroles le feu qui brûle mon cœur ?… voulez-vous que mon désespoir se laisse voir à vous avec des cris et des sanglots ?… Tu ne le sais pas, jeune fille, ce qu’il m’en coûte de retenir, ainsi que je fais, ces cris prêts à m’échapper, ces sanglots prêts à briser ma poitrine !… Je ne te parle pas ? c’est vertu de ma part, c’est crainte de te faire partager la violence de mes émotions.

— Oh ! Michel, interrompit avec incrédulité mademoiselle de la Viloutrelle, dès qu’une fois je me suis dit : Tu l’aimeras ! j’ai bien vu aussitôt qu’entre ma passion et la vôtre, il y auroit différence bien grande ! deux amours vous attachent : celui de la science et le mien ; moi, je n’ai qu’un amour ! à celui-là, nulle distraction. Je vous aime, mon Nostredame, et dans mes yeux sachez lire que la violence de vos émotions n’a rien qui soit plus fort que mon amour !

— Enfant !… baisse-les tes beaux yeux, dit le jeune homme un instant oublieux de sa réserve habituelle ; éloigne ta main de la mienne ; que mon regard ne se perde pas ainsi dans le tien.

Et son bras enveloppoit la taille souple et délicate de la jeune fille, et les battemens du sein de Laure s’arrêtoient comprimés sur la poitrine de son amant.

— Voudrois-tu, dis-moi, continua-t-il avec une mollesse voluptueuse dans les tons de sa voix, voudrois-tu que cet instant réservé aux adieux devînt le moment d’une éternelle alliance ?… ma raison n’est pas invincible, et tu as tant de puissance dans ta séduction !…

— Reculez-vous un peu de moi, Michel, il y a là, près de nous, un saint qui nous écoute.

— Et Dieu qui nous voit, n’est-il pas vrai ?

En disant cela, Michel cessa de presser la taille de Laure, il retira son bras et se recula sur le banc.

— Et vous partez ce soir ?

— Ce soir, maître Michel… mais bientôt viendrez à Arles ? l’horrible pestilence qui désoloit Montpellier, depuis deux jours semble s’éloigner. Vos courageux devoirs ne vous retiendront plus, et votre générosité vous dira que loin de vous je souffre et je pleure.

— À votre nom charmant, mademoiselle, reprit Michel, donnant suite à une idée qui l’occupoit depuis un instant, la Providence auroit-elle donc attaché une ressemblance d’amour avec la Laure de Pétrarque… Je ne suis ni trouvère, ni poète, et pourtant comme le Florentin rencontra pour la première fois sa belle maîtresse en la campagne près d’Avignon, pareillement, je vous vis aux côtés de votre mère, sous un mûrier près de la ville…

— Et vîntes vous ranger près de nous, voyant des soldats prêts à batailler…

— Pareillement, Laure, j’ai pensé ces vers que Pétrarque a écrits :


Una candida serva sopra l’erba
Verde, m’aparue con duo corna d’oro
Fra due vivere, à l’ombra d’un alloro.


— Et les récitez, maître Michel, aussi tendrement que si les eussiez écrits :

— Pareillement, me suis dit depuis :


Era ’l ch’ al sol si scoloraro
Per la pietà del suo fattore i rai,
Quand’ io fui preso, e non me ne gardai ;
Che i be’ vost occhi…

                               — Donna, mi legaro.


Ajouta vivement une voix qui partoit de derrière la niche.

— Le saint a parlé ! s’écria Laure en se levant épouvantée.

— Non, mais un fou, reprit Michel de Nostredame avec sévérité.

— Moins fou mille fois que le seigneur Pétrarque, dit un jeune homme d’environ seize ans, en se montrant à découvert, avec l’assurance et la gaieté d’un écolier. — Le Florentin étoit chanoine, lorsqu’il composa ses tendres canzone, et Laure étoit mariée.

— Elle mourut de la peste en 1348, cette adorable femme, — répliqua Michel sur le même ton d’impatience et de sévérité, — tandis que des écoliers indociles, turbulens et mauvais chrétiens, triomphent du mal, reprennent leurs forces avec la vie, afin d’ajouter à tous leurs torts l’inopportunité de leur indiscrète présence.

Le nouveau venu, entendant ces paroles, donna aussitôt plus de réserve à son maintien, plus de décence et de respect à l’expression de son visage ; il s’avança devant le citateur de Pétrarque, tout en jetant à la dérobée un regard curieux sur la demoiselle qui se tenoit à l’écart et craintive, le visage couvert d’un grand voile noir, espèce de mantelet dont elle venoit de s’envelopper.

— Maître, dit-il, laissez au pauvre Antoine Minard un peu de sa joie, car elle vient du cœur, et est inspirée par sa reconnoissance. Ce matin, le frère lai lui a récité, avec sa voix enrouée, grand nombre de Pater et d’Ave, vingt-cinq fois le premier verset du Magnificat, puis, il lui a jeté sur la face autant d’eau bénite qu’il en faudroit pour purifier le diable, en ajoutant, par forme d’exeat : « Levez-vous et marchez, et n’oubliez de prier Dieu et les saints qui vous ont sauvé de la pestilence par les mains de Michel de Nostredame. » Antoine Minard, qui sait qu’honorer son bienfaiteur, c’est honorer Dieu, a secoué ses ailes allourdies par le mal, a pris son vol hors de l’enceinte de l’hôpital, et est venu, après avoir quêté par la ville son sauveur et son ami, s’abattre à cette place, où il trouve si sévère accueil.

Michel, entendant la naïve explication de l’écolier de Boncourt, lui tendit la main avec affection. — Merci du souvenir, et je louerai Dieu ce soir en ma prière, de ce qu’il a doté mes fardemens d’une vertu si efficace. Maintenant, Antoine Minard, allez m’attendre au pied de la montagne, j’aviserai dans quelques instans aux moyens de vous être encore utile.

Antoine Minard laissa échapper un sourire de page, indiqua par un geste qu’il alloit attendre à l’endroit indiqué, et, après avoir salué la dame voilée avec l’aisance respectueuse d’un galant chevalier, s’éloigna la tête haute, le front au vent, comme heureux de sentir la vivacité du grand air pénétrer dans sa renaissante existence.

Mademoiselle de la Viloutrelle se rapprocha de Nostredame, en relevant son voile, et s’asseyant de nouveau sur le banc de pierre, fit signe à son amant de s’y replacer à ses côtés :

— Maître, dit-elle avec un grand contentement dans le regard et dans la voix, si précieux que soient les momens, je ne me plaindrai pas de l’importunité de cet écolier : il vous a nommé son sauveur ; il est venu, le bon jeune homme, honorer le savant qui lui a rendu sa jeunesse et sa vie, — c’est bien.

— Pourtant, Laure, j’aurai peine à pardonner à son indiscrète assurance ; il a pris de notre temps qui nous est compté, et vous allez partir !

— Oui, je vais partir, et ce motif m’a amenée dans ce lieu solitaire ; disons-nous ici ce que chacun de nous deux ne doit plus oublier. Je n’aimerai et ne haïrai qu’une fois en ma vie, Nostredame. La première de ces deux passions m’est venue ; mon ange gardien me préserve de l’autre ! À vous, vont se reporter mes espérances, mes vœux, mes projets, mes veilles, mes rêves, mes jours et mes nuits ! Loin de vous, toutes les tortures de l’absence vont éprouver mon courage et troubler ma raison !… Vous m’aimerez, n’est-ce pas, autant que dites m’aimer en ce moment ?… J’ai grand effroi, je l’avoue, en me livrant, ainsi que mon cœur me le commande, à toutes ces souffrances… La science vous reste, et vous l’aimiez avant moi !…

— Oh ! Laure, la science fera ma gloire et ton orgueil !

La jeune fille fit un geste d’incrédulité ; Michel avança vivement ses bras afin de l’en envelopper ; il heurta dans ce mouvement la statue du saint, qui chancela sur sa pierre d’appui et tomba, renversée, dans le fond de la niche. La statue de saint Pierre avoit été placée là en 1321, tandis que Jacques d’Arragon, roi des îles Baléares, étoit souverain de Montpellier : elle étoit bien vieille ; l’artiste qui en étoit l’auteur avoit porté un ciseau timide sur un morceau de talc d’Italie, n’avoit fait qu’ébaucher les formes du corps, les lignes du visage, réservant la hardiesse de son génie pour la sculpture des clefs symboliques qui désignent aussitôt saint Pierre à la piété des fidèles, le personnage seroit-il vêtu du bournousse arabe et coiffé du turban de Mahomet. Le talc a la propriété de s’enlever par feuilles ; un des côtés du visage de la statue pouvoit l’attester, et cet accident en altérait inévitablement la pureté du dessin et la ressemblance. Le temps, complice de la malveillante impiété des enfans du pays, avoit, en quelque sorte, miné l’apôtre par les pieds, à ce point que plusieurs fois des maçons, ayant sans doute une dévotion particulière au porteur des clefs du paradis, avoient raffermi son immobilité par des couches de ciment, qui même depuis long-temps offensoient les yeux amateurs de la belle statuaire.

L’amour est superstitieux, tout incident se présente à lui comme un augure ; les deux amans, entendant le bruit de la statue qui perdoit son aplomb, se levèrent épouvantés.

— Michel de Nostredame, — dit la jeune fille d’une voix tremblante, — le saint a retenu vos paroles prêtes à prononcer un serment.

— Ma bouche cependant n’alloit point proférer un mensonge… Laure, pourquoi notre amour, s’il n’est pas en sûreté sous la garde des saints ?

— Demande-moi, homme indécis, sans persévérance et sans passion, demande-moi pourquoi ma vie ! s’écria mademoiselle de la Viloutrelle avec douleur.

— Enfant, — reprit Michel, — s’il est dans ma destinée de t’aimer, les augures contradicteurs n’y changeront rien… Pourtant, me rappelle qu’au moment de l’entrée de notre Charles VIII dans Rome, un pan de la tour d’Adrien tomba ; notre roi s’en émut peu, mais les Romains consternés dirent : « Un jour, une statue d’or, debout sur la plinthe du chapiteau d’une colonne, devant le temple de Jupiter, tomba ; les aruspices déclarèrent qu’elle indiquoit aux magistrats de se démettre de leurs charges ; aux fiancés, de rompre leurs promesses… »

— Les fiancés qui obéirent aux aruspices, — interrompit Laure en saisissant vivement le bras de Nostredame, — méritèrent que le sort châtiât leur sottise et leur infidélité… Maître Michel, le jour où je vous aimai, je ne vous le laissai pas voir : silencieuse et craintive, je nourris cet amour dans toute l’innocence de ma pensée, et, le mêlant à la sollicitude que j’avais pour ma mère… orpheline, je suis venue pleurer devant vous, et parce que vous avez parlé, les douleurs de mon deuil se sont presque évanouies dans la joie que m’a causée votre émotion… Que la tour d’Adrien, que les statues de Jupiter et de saint Pierre tombent, que les aruspices s’épouvantent… Laure de la Viloutrelle ne voit rien dans tout cela qui puisse altérer ses sermens, ni changer son amour.

— Aurais-je moins de force que toi ? s’écria Nostredame.

— Peut-être… mais, pour mon repos, pour le vôtre, à cette heure, possible qu’il en soit encore temps, prononcez l’adieu qui nous sépare à jamais, ou le serment qui nous réunira toujours. Le genre de beauté de cette femme ajoutoit à l’expression des passions énergiques, et la trempe de son ame étoit de nature à accepter les chances du malheur, plutôt que le parjure. Une incroyable exaltation se manifestoit dans sa voix, son geste et son regard ; — Michel de Nostredame en fut subjugué, il se jeta à ses pieds, saisit une de ses mains, y appuya ses lèvres :

— Ô mille fois le serment de t’aimer ! lui dit-il avec entraînement.

— Et de mourir avec moi ? demanda-t-elle en laissant rayonner la joie sur son front pâle.

— Et de t’entraîner dans ma tombe ! répondit Michel d’une voix de conviction, et en se relevant pour poser en signe d’adieu, un baiser sur le front de sa maîtresse.