Nostradamus (Bonnellier)/Tome 1/Issachar


Abel Ledoux (1p. 107-123).


VII.

ISSACHAR.


À quelques jours de là, Michel de Nostredame se vit seul habitant de la maison de mademoiselle de la Viloutrelle, parce que l’écolier de Boncourt partit pour Agen, où il devoit encore trouver un oncle. En vain le jeune maître en la faculté de Montpellier voulut-il d’abord invoquer la maturité de sa raison contre la jeunesse de son cœur, son amour pour la science contre l’amour et le souvenir de Laure : jeunesse et souvenir de femme prenoient le dessus, et les livres, la science, les malades eux-mêmes étoient sacrifiés aux préoccupations fantastiques d’une passion souffrante. La montagne du Peyrou, le banc de la niche de saint Pierre étoient l’unique but de ses promenades. Là, se représentoit, pour la perte de son repos et la damnation de son ame, les beautés dont il avoit adoré et respecté les charmes, dans la personne de mademoiselle de la Viloutrelle ; là, il causoit tout bas avec cette femme absente ; dans le délire de ses sens, il lui disoit de ces mots qu’il n’auroit jamais osé lui adresser en face, et le silence des lieux le ramenant à la certitude de l’absence, il abandonnoit sa tête sur sa poitrine, laissant le temps se consumer au-dessus de sa tête, et les hommes mourir à ses pieds ; — car la pestilence qui venoit de désoler Montpellier, bien qu’à demi-éteinte, jetoit encore, çà et là, quelques bouffées de poisons qui, saisissant inopinément ceux qui avoient le mieux résisté au mal, lorsqu’il étoit dans toute sa violence, les jetoit morts sur le seuil de l’alcôve, la dalle de l’église ou le pavé de la rue. — Derniers coups de mitrailles du combat, lancés au hasard comme pour décharger les pièces, et qui, souvent, tuent plus de monde que les coups prémédités au plus fort de l’action.

Il y avoit plusieurs minutes que devant Nostredame, absorbé, se tenoit droit un vieillard de haute taille, d’une maigreur d’anachorète, d’un ton de chair cadavéreux, la barbe blanche et grise, mal peignée, tombant jusque sur l’estomac, la tête couverte d’une toque de drap noir, laissant à découvert, à cause de l’exiguité de sa forme autant que par la manière dont elle étoit posée, un front hâve sillonné de rides ; il étoit vêtu d’une longue robe noire, en fort mauvais état ; quant à sa physionomie, elle avoit des expressions que la longévité rendoit indéfinissables.

Issachar ! dit à haute voix le vieillard.

— Issachar ! — répéta Nostredame, arraché violemment, par ce seul mot, à son profond recueillement.

De filiis quoque Issachar, viri eruditi qui noverant singula tempora, dit lentement le vieillard.

— Cela est écrit au livre I, chapitre 12, verset 34, des Paralipomènes ! — s’écria le maître en la faculté, en jetant sur l’homme qui faisoit cette citation un regard étonné.

— Issachar ?

— Eh bien !… Mes pères ont appartenu à cette tribu fameuse… Que voulez-vous de moi ?… d’où savez-vous mon origine ?

— Aux jours du sabbat, les enfans de la synagogue se comptent, et depuis 1512, on appelle Issachar… aucune voix ne répond !…

— Mais qui êtes-vous ? — demanda Michel, en examinant avec attention et inquiétude son étrange interlocuteur. — Vous n’êtes point le roi d’une cour de miracles ?… Je ne vous vois point les coquilles du coquillard, le bissac d’un millard, ni le certificat de saint Hubert que présente toujours le hubain… Qui êtes-vous, que voulez-vous de moi ?

— Un trésor ! dit le vieillard avec passion et mystère.

— Puisez aux mêmes sources que moi, répondit Michel avec indifférence. — Sondez la même mine, et, si vous trouvez le filon, le trésor est à vous.

— Vous parlez, mon fils, par paraboles, ainsi que se plaisent à parler les catholiques ; moi, je vous parle en toute naïveté, comme en toute vérité : donnez-moi le trésor que je demande à votre science, et je vous donne l’avenir !

Nostredame sourit.

— Non pas le vôtre assurément, vieillard ?

— Peut-être le mien, mon fils, si ma générosité veut récompenser à ce point votre assistance. — Et la fierté d’un pouvoir qui a le sentiment de sa force se manifesta par l’attitude et le regard qui accompagnèrent ces paroles. — Écoutez-moi, Michel de Nostredame de la tribu d’Issachar, reprit-il sur le ton de la confidence… Soit le fruit de mes méditations, soit faveur céleste accordée à un descendant de la tribu de Lévi, j’ai vu depuis long-temps, à la clarté des flambeaux du ciel, ce que tout homme ne sauroit voir. Dans la constellation de la balance j’ai découvert mon étoile, j’ai lu mon avenir, la page étoit claire, la lettre distincte… et les derniers mots du livre de ma vie disent : tu mourras riche ! J’ai toujours vécu pauvre ; l’or, qui parfois a brillé devant mes yeux, sans cesse a fui ma main… mais aussi la mort a toujours fui loin de moi. Lorsque Charles VIII publia son infâme édit qui donnoit aux enfants de la synagogue trois mois pour quitter Arles, à peine d’être pendus, — je fus pendu !

— Vous, vieillard ?

— Supplicié, je commentois encore le texte écrit de ma destinée, et j’admirois, bien que l’œil un peu fatigué, mon cou étant trop tendu et trop serré, j’admirois ma petite étoile scintillante au ciel, brillante et pure entre toutes les autres, au moment même où l’être dont elle représentoit l’existence étoit balancé par la mort. Heure de minuit, vint le tourmenteur pour fouiller dans les plis de ma vieille robe ; il dressa son échelle contre la potence, monta ; ses semelles effleuroient déjà mes épaules, sur lesquelles le hideux oiseau de proie alloit s’accroupir… La corde cassa, pendu et bourreau tombèrent sur le sol : le pendu ressuscité et libre, le bourreau presque mort de peur et estropié ; sa jambe étoit brisée… J’ai couru vers l’Espagne.

Un bûcher m’y devoit consumer sur la place du marché de Tolède, car j’avois acheté d’un sorcier le droit de mourir à sa place. Je monte, moi quinzième acteur, sur le théâtre de l’auto-da-fé ; le bûcher s’affaisse au moment où la fumée monte, je disparois sous les branchages verts qui font la base de l’édifice ; et lorsque les cendres de mes quatorze compagnons, poussière convertie à la foi de l’inquisition, tombent en rosée brûlante sur ma tête, je me débats sous les branchages de support, je me glisse, je me débarrasse, je me montre. Le peuple applaudit, demanda à l’évêque de me canoniser… j’étois juif !

Je suis revenu pauvre en la ville d’Arles, dont j’étois sorti pendu. À peine le recouvrement de quelques prêts me fournit-il des moyens d’existence, la plupart de mes débiteurs m’affirment que moi Élie Déé, je ne suis pas l’Élie Déé leur créancier qui a été pendu !… Enfin, dans une nuit de désespoir, je jette mon regard éploré vers le ciel et la constellation de la Balance… Mon étoile, Issachar, mon étoile chatoyante comme le plus pur rubis… La page est ouverte, et, cette fois, en lettres d’or : Élie Déé, tu mourras riche. La faim tourmentoit mon estomac, faisoit monter le vertige à mon cerveau, mais mon étoile ne pouvoit mentir !… Un souvenir me vint : Abraham Ochosias, résidant à Montpellier, est peut-être mort de la peste ? Ochosias est enfouisseur ; la peste frappe vite, Ochosias n’aura pas eu le temps de déterrer son trésor pour l’offrir aux catholiques, afin qu’ils rachètent son ame au diable… J’accours en cette ville, Ochosias est mort ce matin même ! Issachar, déjà si célèbre en cette célèbre faculté, Michel de Nostredame que la science a purifié du baptême, je viens à vous… Donnez-moi le trésor d’Ochosias !

— Vous avez toute votre raison, vieillard ; comment me demandez-vous une chose que je ne puis ni connoître ni posséder ?

— Oh ! vous seul avez la clef qui ouvrira le coffre, la pioche qui creusera le trou, la lumière qui éclairera le caveau… Moi je vous instruirai, en retour, de ce qu’Issachar, devenu catholique, ne peut plus voir d’un œil si pénétrant… Nous viendrons ici, à l’heure de minuit, et, par la pensée, franchissant l’espace avec vous, nous irons fouiller dans les profondeurs du ciel pour y chercher votre étoile… À vous, descendant de ces Issachar qui noverant singula tempora, appartiendra sans doute de consulter d’autres livres de vies… Oh ! donnez-moi le trésor d’Ochosias ! donnez-le moi !… D’abord, je vous donnerai ceci. — Il tira de la poche de sa robe un petit billet bien net, écrit sur parchemin bien lisse.

— Qu’est-ce ? — demanda Nostredame.

— Un billet qu’une jeune fille, aux yeux noirs, au visage d’archange, m’a remis comme je lui demandois la route pour sortir d’Arles, venant à Montpellier.

— Un billet !… Et me le faire tant attendre !… Ô donnez-moi ce billet !

— Le voici.

— Mais donnez donc ! s’écria l’impatient Nostredame en saisissant le billet. Il l’ouvrit, et au moment où il alloit dévorer les lignes :

— Égoïste ! dit avec amertume le vieillard qui le regardoit faire.

— Pourquoi ce reproche, répliqua Michel, en arrêtant sa lecture ; lorsque vous avez accepté ce message pour me le remettre, vous n’avez pas prétendu me trouver plus attentif à vos désirs qu’aux miens propres ; nulle détresse imminente ne m’en fait la loi. Vous me demandez un trésor ? s’il est en mon pouvoir de vous le faire obtenir, je vous serai en aide ; mais vous, donnez-moi quelques instans pour lire ce billet, et reposer sur ce papier les souffrances de mon ame.

— Faites donc, répondit Élie Déé, avec l’expression du dédain.

Il est bien probable que si la lecture de la lettre de Laure avoit été confiée à son étrange messager, elle auroit à peine absorbé le temps nécessaire à un oiseau pour voltiger d’un rameau sur un autre ; mais un amoureux veut toujours trouver trop de sens au billet écrit par sa maîtresse ; après le sens banal, il en cherche un autre mystérieux, qui ne sauroit être distinct qu’à son intelligence ; il lui semble que la lettre va se lever, comme un relief, et offrir à son regard la pensée qui n’est pas écrite, mais qu’enfante la rêverie d’amour ; il lit, commente et relit, s’applique à la double entente, et, de cette fatigue d’esprit, se fait un bonheur qu’il prolonge.

Peu de lignes remplissoient le papier écrit par mademoiselle de la Viloutrelle ; mais elles devoient avoir le sens énergique qui convenoit aux passions de cette ardente jeune fille, car sur le visage animé de Nostredame passèrent, tandis qu’il lisoit, des lueurs fugitives, indices des émotions variées qu’il en ressentoit. Ses yeux avoient quitté le billet, et il restoit dans la même attitude, réfléchissant comme s’il eût été seul.

— Et maintenant ? demanda Élie Déé.

— Maintenant !… dit Nostredame, en laissant échapper un gros soupir, maintenant, que voulez-vous de moi ?

— Les richesses d’Ochosias, mort de la peste.

— Je ne les ai pas.

— C’est vrai ; mais vous êtes inventeur et possesseur d’une poudre précieuse, d’un fardement qui protége contre l’atteinte du fléau.

— Beaucoup sont morts, qui s’en étoient servis.

— Bien davantage encore sont guéris pour en avoir fait usage.

— Et muni de cette poudre ?…

— J’aurai en mon pouvoir la cuirasse et le bouclier, l’épée qui tranche et abat, et la flamme qui purifie ! Je braverai les influences pestilentielles, les miasmes putrides, et ma main intelligente, parce qu’elle sera sans peur, fouillera dans la demeure d’Ochosias, dût-elle en remuer l’édifice, comme la cendre au tamis, pour y trouver l’asile de ses richesses.

— Votre confiance est grande, vieillard !

— Elle est telle en votre science, mon fils, que dans les entrailles d’Ochosias lui-même j’irois chercher le bienfait de mon opulence.

Le maître en la faculté de Montpellier arrêta son regard pénétrant sur l’avide Élie Déé, il traversa le cuir ridé de ce front d’usurier, chercha le sens vrai de sa délirante passion, l’avenir qu’elle promettoit, et se sentit du froid en faisant cette investigation mentale ; il eut, sans pouvoir se l’expliquer, l’émotion de la peur.

— Ce soir, dit-il, venez à ma demeure…

— Oh ! non, ce soir ; mais à l’instant, s’écria le vieillard ; ce soir, mon fils ! ai-je attendu, moi, pour vous remettre ce chiffon de papier, qui vient de faire battre si délicieusement votre poitrine ? Ce soir, et, pendant ce temps, la peste, comme la hideuse araignée, étendra sur tous les murs de la maison d’Ochosias le réseau invisible et infect de sa mortalité !… ce soir ! oh ! non, il ne seroit plus temps, la justice de cette cité envahira la demeure du mort, par le droit de la force et du vol s’emparera de ses richesses… ce soir, il ne seroit plus temps… ma découverte faite, je retourne cette nuit même à Arles.

— Oh ! vous la reverrez donc ?

— La jeune fille à la ressemblance de Thamar, belle-fille de Juda, fils aîné de Jacob. Oui, je prendrai ce soin, lorsque j’aurai acheté toutes les créances que mes confrères qui sont à Arles ont entre leurs mains.

— Vous reverrez bientôt mademoiselle de la Viloutrelle !… Ô bon vieillard ! avant de quitter cette ville, venez encore à moi ; je vous confierai la réponse au billet que vous m’avez remis, et maintenant, suivez-moi donc, puisque telle est votre envie.

Issachar ! dit Élie Déé, en saisissant, pour y appliquer ses lèvres, le bas du manteau noir de Nostredame, » Issachar, ta science sera bénie !… lorsque j’aurai dans mes mains toutes les créances achetables en la ville d’Arles, afin de me venger à mon aise des longs mépris qui ont insulté à ma pauvreté… lorsque j’aurai vu la jeune fille aux cheveux noirs… je reviendrai, et ma reconnoissance !…

Un étrange sourire témoigna de l’incrédulité de Nostredame ; il descendit la montagne du Peyrou, suivi du juif, dont la marche impatiente auroit volontiers devancé la sienne.