Nos travers/Les désœuvrées

C.O. Beauchemin & Fils (p. 97-102).

LES DÉSŒUVRÉES

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Voyons, là, franchement, mes jeunes amies, croyez-vous que c’est une vie que celle que vous menez ? Vous qui subissez, inertes, indifférentes, l’écoulement des jours, savez-vous que ce n’est pas exister que de se lever à une heure quelconque de la matinée, ne se proposant aucun but, ne caressant nulle ambition, et ne sachant comment on usera les heures jusqu’au coucher du soleil, et de remplir ensuite cet intervalle de paroles vides, de mouvements inutiles, d’une fiévreuse hâte à tuer le temps ; de s’endormir enfin le soir sans avoir rien fait qui compte.

Ignorez-vous que cette vie dont vous faites si peu de cas est un trésor qui nous est confié à la condition de l’employer utilement, et que tout le crime de l’homme devant la justice de Dieu sera d’avoir — ou par négligence ou par malice — gaspillé ce trésor ? Ces journées, dont la fuite si rapide ne l’est pas encore assez à votre gré, sont, pour ainsi dire, la menue monnaie du capital précieux qu’il vous est enjoint de faire fructifier.

Les moments perdus le sont irréparablement, et toutes ces heures vides que votre nonchalance continue de jeter dans le gouffre du passé vont grossir le nombre de celles dont vous aurez à rendre compte.

Personne n’a le droit d’exister s’il n’est bon à quelqu’un ou à quelque chose. Et, de fait, dans la société, les membres inutiles sont le plus souvent malfaisants.

L’empereur romain, que l’on cite encore après tant de siècles, devait sentir vivement cette nécessité d’user d’une manière profitable de la vie, lui qui voulait que chacun de ses jours contînt au moins une bonne action.

Le paresseux est dans la création un être anormal comme le figuier improductif que le Christ condamne à être coupé et jeté au feu. La nature toute entière donne à l’homme l’exemple de l’obéissance à la loi du travail. Autour de lui l’herbe croît, les rivières courent à leur fin, les arbres attachés à la terre, comme Pénélope font et défont leur parure, les oiseaux embesognés et joyeux vaquent aux devoirs de leur état, les fleurs s’épanouissent, meurent et renaissent, l’insecte infime comme l’animal féroce, accomplissent docilement, qui dans sa retraite, qui dans son invisible cachette, le rôle particulier qui leur est assigné ; dans le firmament, fourmilière infinie, les étoiles évoluent sans relâcher ; notre terre infatigable tourne elle-même éternellement et vous seule dans cet engrenage universel, chère et élégante lectrice, vous vous croiriez permis de rester inerte et désœuvrée !

Le Bon Dieu ne vous prête pas en vain sa lumière, et il ne fait pas lever tous les matins son soleil pour la rendre témoin de votre oisiveté.

La jeunesse elle-même ne vous est accordée comme le printemps à la nature qu’à la seule fin de préparer vos forces pour la saison laborieuse qui la doit suivre. À cette époque où se déterminent les vocations, quelque gâtée que vous ayez été auparavant par vos parents et par la fortune, il vous faudra, bon gré mal gré, participer au mouvement qui entraîne l’humanité et tenir votre rôle dans le drame universel ; la position que vous serez appelée à remplir dans la société et surtout les devoirs de la maternité vous fourniront d’impérieuses occupations.

Fussiez-vous même l’un de ces accessoire, réputés superflus, de la famille humaine, qu’on appelle une « vieille fille », vous sentirez comme les autres l’impitoyable force qui commande à chacun d’agir, d’aider de quelque façon à la manœuvre. Celles qui, arrivées à un âge sérieux, s’insurgent contre cette nécessité de se dévouer, et s’attardent dans l’insouciance heureuse de l’adolescence sont punies de leur frivolité par la dérision et le mépris du monde.

Rien, vous dis-je, n’est inutile dans l’œuvre de Dieu. Il faut se mettre dans l’idée que chacun en particulier, nous sommes un instrument important dans le grand rouage et que nous avons notre mission à remplir.

Le moyen dont nous disposons pour accomplir notre tâche, le précieux outil que la Providence nous prête à cette fin, c’est le Temps.

Le Temps est toute la fortune du pauvre ; pour les désœuvrées, la plus belle des charités serait de donner à ceux qui n’ont pour tout bien que les heures de clarté remplies par un travail fiévreux, quelques-unes des minutes, qu’en enfants prodigues, elles gaspillent sans remords.

Le Temps est le collaborateur indispensable qui aide le genre humain à accomplir des prodiges ; il est la mine précieuse où l’art puise le plus important de ses matériaux pour créer des chefs-d’œuvres — il est pour le savant, pour le philosophe et l’homme de lettres le trésor ménagé avec un soin et une dévotion d’avare.

Si la Providence daignait matérialiser sous nos yeux tout le bien qui aurait pu tenir dans nos instants perdus et les œuvres innombrables que certaine période vide et stérile de notre vie eut produites si nous l’avions voulu, la frayeur et les remords envahiraient notre conscience.

Combien de fois une mère de famille accablée de travail, des enfants dénués de tout, un petit vagabond croupissant dans l’ignorance, un pauvre malade abandonné, un talent maintenu sous le boisseau faute d’un secours intelligent et généreux se sont-ils offerts à notre attention sans que nos mains et notre esprit oisifs aient secoué leur torpeur pour venir en aide à notre semblable infortune ?

Il est curieux de constater qu’en ce pays, où le travail et le mérite sont pour ainsi dire les seuls moyens d’arriver à quelque chose, la jeunesse soit aussi indolente et peu cultivée.

C’est au moment précis où les enfants, au sortir des couvents et des collèges dans lesquels ils ont appris les rudiments des principales sciences, pourraient commencer à étudier avec plus de profit, qu’ils se mettent — les garçons, à vivre en rentiers aux dépens des parents, tout en traversant vaille que vaille les phases d’une cléricature menée haut la main — les filles, à traîner les salons, à la recherche ou dans l’attente inavouée d’un mari.

Peu de jeunes filles en général se doutent qu’il y a une autre manière d’attendre et de gagner cet important chaland, que le fastidieux postulat des salons. Qu’on approfondisse un peu le proverbe : « C’est quand nos filles sont mariées qu’on trouve des gendres ».

Pourquoi le gibier se présente-il alors qu’on n’en a plus besoin ? C’est qu’on ne le cherche pas. La vie offre souvent de ces bizarreries. La certitude d’être accueilli avec enthousiasme éteint du coup l’ardeur d’un soupirant.

Voici ce que, pour ma part, je conseillerais à mes filles : ne perdez pas votre temps dans une chasse décevante sinon stérile. Organisez tout de suite votre vie comme si vous n’attendiez que de vous seules votre indépendance et votre bonheur. Faites-vous des occupations sérieuses, adoptez quelqu’étude conforme à votre goût, que ce soit celle de la musique, de la peinture, de l’histoire, des langues étrangères, peu importe pourvu que vous vous y intéressiez ; voyagez si vous le pouvez, procurez-vous surtout des distractions intellectuelles ; adoptez une œuvre de bienfaisance.

Votre détachement à l’endroit des épouseurs, la facilité de s’en passer que vous aurez acquise auront pour effet de vous rendre plus experte, partant plus difficile dans le choix à faire et elle multipliera les occasions de choisir.

Car, en effet, votre mérite, la culture de votre esprit, l’agrément de votre conversation, joignant leur charme au prestige de votre indifférence, feront trouver à vos parents les gendres qui abonderont d’autant plus qu’ils seront moins désirés.

Que, par le fait des circonstances exceptionnelles, les partis ne viennent cependant pas, il vous reste au moins avec la satisfaction de n’avoir perdu ni votre temps ni vos peines, cette incomparable joie d’une indépendance qui se suffit à elle-même et fait trouver en dehors de la vie conjugale, des objets — bonnes œuvres, études ou voyages — capables d’intéresser l’esprit et le cœur.

Si vous êtes déshéritées de la fortune et que les maris n’accourent toujours pas, vous avez encore, dans les études qui auront charmé vos loisirs, trouvé les moyens de pourvoir à votre propre subsistance.

Car les filles pauvres doivent être pénétrées de cette vérité : On trouve plus de paix, plus de satisfaction, mille fois moins d’amertume à gagner soi-même son pain, qu’à le partager dans une union mal assortie avec un conjoint qu’on ne saurait ni aimer ni estimer. Il n’est pas rare de rencontrer le bonheur au foyer de celle qui travaille pour vivre, tandis que tous les maux inventés par la discorde, joints souvent, à ceux qu’engendre la misère, sont le partage des femmes mal mariées.

C’est que — voilà encore une chose que nos désœuvrées ne soupçonnent pas, — le travail, le saint travail, porte avec lui sa récompense. Il arrose de ses sueurs fécondes le sillon d’où germent les plus parfaites consolations, les meilleures joies humaines.

Un peintre célèbre, Delacroix, vante l’allégresse qui est l’accompagnement du travail, « C’est, dit-il, la plus grande récréation que je puisse me donner. J’oublie à mon chevalet les ennuis et les soucis qui sont le lot de tout le monde. » Un grand écrivain du dix-huitième siècle, Diderot, rend aussi témoignage à cette volupté, fruit de tout labeur consciencieux : « Travaillons, dit-il, quand cela ne servirait qu’à faire oublier la vie. »

Pourquoi les désœuvrées qui promènent leur ennui dans le monde n’essaieraient-elles pas la recette ?

Á mon tour je me permettrai de dire à ces inutiles : Travaillez, et ce pessimisme aigri et cette rancune injuste envers la Fortune, de laquelle vous attendez tout sans faire la moindre avance, fera place dans votre esprit à une heureuse philosophie, à une entente moins amère et plus raisonnable de la vie.

Travaillez, et le diapason intellectuel de notre société s’élèvera rapidement. Les jeunes gens, dans la crainte de se voir dépasser, se mettront peut-être aussi à l’étude, alors la conversation des salons sera autre qu’un tissu de banalités, de frivolités et de médisances.

Travaillez, et vous serez meilleures. La bonté paternelle de Dieu a mis son empreinte jusque dans l’anathème qui condamne la créature à gagner son pain à la sueur de son front.

Au fond de la coupe maudite se trouve la pure ivresse — incomparable pour qui l’a ressentie déjà — du devoir accompli.