Nos travers/La conversation

C.O. Beauchemin & Fils (p. 15-18).

LA CONVERSATION

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Au milieu d’un monde insignifiant, occupé de cancans et de niaiseries, l’homme ou la femme dont l’esprit a été formé par des entretiens instructifs sur des sujets plus élevés que les ridicules du prochain ou les potins de salons, dominent aisément. Cette éducation intime par la simple conversation de famille est le secret d’un grand nombre de ces fortunes singulières dans notre monde politique ou social.

Les parents l’oublient trop souvent : Ce qui se dit à la table paternelle et autour de la lampe dans les veillées en commun, voilà la semence qui, plus que les leçons de l’école, germe dans l’esprit des enfants et porte des fruits.

Pourquoi les fils et les filles d’hommes intelligents et eux-mêmes sujets brillants à l’école, oublient-ils tout ce qu’ils ont appris et sont-ils souvent empêchés de faire leur chemin dans le monde aussi bien que d’autres ?

C’est que l’atmosphère de la famille en est une d’abrutissement pour eux ; c’est qu’en dehors des études théoriques de la classe, rien d’intellectuel ne tient leurs facultés en éveil.

Il y a des hommes instruits, occupés tout le jour de questions intéressantes et qui semblent accrocher leur esprit en entrant chez eux au même clou que leur chapeau, pour le reprendre en sortant. Ils subissent autour d’eux des discours puérils, vulgaires et médisants ; ils en souffrent peut-être en silence sans songer un instant que c’est à eux de changer le ton de la conversation et de la diriger d’une façon plus raisonnable.

Le tact délicat de la mère de famille doit s’exercer à élever ces entretiens familiers au-dessus de la médisance ou même de l’inutilité. Quand son infériorité la rend indigne ou incapable de ce rôle, je ne comprends pas les maris qui laissent rétrécir les idées de leurs enfants à la mesure de son petit cerveau. Il serait si aisé de les faire causer de leurs études ; de former leur jugement en provoquant des opinions sur les questions du jour ; de cacher dans l’énonciation d’un fait ou le récit d’un événement, un principe de probité, un conseil salutaire. Le mot « élever ses enfants » n’a pas d’autres sens que celui-là.

Si l’on pouvait mettre ses griefs, ses ressentiments contre le prochain ou ses petites querelles de côté dans la vie commune on verrait combien l’on y gagne.

On ne saurait trop le répéter : le ton de la conversation de famille est le principal facteur dans la formation du caractère.

J’imagine que l’élégant et profond auteur des « avis spirituels aux femmes du monde » est de vos connaissances. Vous avez peut-être lu le chapitre où il enseigne « ce que doit être la conversation. »

Vous savez alors avec quel sens élevé il traite des rapports mondains et avec quelle largeur de vues il sait allier toutes les grâces à l’esprit religieux dans ce qu’il appelle, non pas les plaisirs, mais les devoirs d’une femme du monde.

Voici donc le petit conseil qu’il donne à propos des entretiens féminins : « Donnez la préférence aux conversations sérieuses… Relevez-les sans pédanterie si on les laisse promptement tomber. Il est assez ordinaire aux jeunes femmes de trouver « triste » une conversation sérieuse ; c’est que les esprits frivoles confondent la raison avec la mauvaise humeur, ou s’ennuient, d’être forcés de penser. ».

Si la jeune fille était plus sérieuse, si elle mettait dans sa vie une préoccupation, un but, n’importe lesquels, si elle se donnait une mission qui rendit à son intelligence un peu d’activité, la frivolité n’imprimerait pas à sa personne comme à son esprit un cachet de banalité.

Dans d’autres pays les femmes ont au moins, un prétexte pour mener une vie futile. Tant d’objets intéressants, un si grand nombre d’occasions sollicitent leur curiosité et les entraînent dans des habitudes de joyeuse dissipation.

Mais en ce coin de terre, étranger aux brillantes séductions des grandes villes et où les distractions sont rares, la frivolité n’est qu’un violent effort pour s’étourdir, un petit tourbillon factice qui dissimule mal le profond ennui, le vide d’une existence inutile.

Le Canada est peut-être un des rares pays où les femmes d’une certaine classe soient si absolument inactives et adoptent volontairement un mode d’existence si complètement nul.

Au sortir du couvent elles commencent à traîner leurs journées paresseuses et à s’évertuer à tuer le temps ; elles vont ainsi s’ennuyant de plus en plus et attrapant, dans la tristesse de cette végétation, une sorte de jaunisse morale, un pessimisme qui les fait se trouver à charge à elles-mêmes.

Or, qu’arrive-t-il ? C’est que leur conversation se ressent de la stérilité de leur esprit.

Dans combien de salons « cause-t-on » aujourd’hui ? Je dis « causer » et non pas papoter, potiner ou, pis encore, user de ces propos équivoques — grossiers substituts de l’esprit qu’on n’a pas — pour susciter le rire et la gaieté.

Toutes les soirées mondaines — à peu d’exceptions près — se ressemblent d’une façon désolante. On n’en comble le vide moral qu’avec du bruit, du mouvement, de la danse, du piano, les cartes.

Et s’il vient un moment vous vous lassez du bruit et du mouvement, que reste-t-il à ces réunions sociales ?

Une banalité écœurante, un lourd ennui.

Quelques idées circulant dans cette atmosphère épaisse, une discussion, seraient comme un souffle vivifiant qui ranimerait les esprits paralysés.

Bien sûr, que parmi tous les figurants d’une fête mondaine il ne manque pas de gens ayant de l’esprit, mais voilà, les salons sont justement l’endroit où ils ne s’en servent pas. Il faut se conformer au ton général d’insignifiance et de médiocrité.

Il ne tient qu’à la femme pourtant de changer tout cela et de remettre en honneur le commerce de galanterie honnête et spirituelle de la société d’autrefois.

Mais comment voulez-vous, vraiment, que les adorateurs, nés du beau sexe ne perdent malgré eux l’intérêt et la vénération craintive qu’inspire toute énigme devant la poupée mondaine sans une idée dans la tête, sans un secret dans son cœur. Rien d’idéal, rien de mystérieux chez elle ne provoque la curiosité et n’impose le respect.

C’est cette curiosité sympathique c’est ce respect plein d’égards cependant, qui font tout le charme des relations sociales et les empêchent de devenir les fonctions insipides, la corvée qu’elles sont de nos jours le plus souvent.