Nord contre sud/Première partie/11

J. Hetzel (p. 138-150).

XI

la soirée du 2 mars


James Burbank, ses compagnons, le plus grand nombre des noirs étaient prêts pour le combat. Ils n’avaient plus qu’à attendre l’attaque. Les dispositions étaient prises, pour résister d’abord derrière les palanques de l’enceinte, qui défendaient le parc particulier, ensuite à l’abri des murailles de Castle-House, dans le cas où, le parc étant envahi, il faudrait y chercher refuge.

Vers cinq heures, des clameurs, assez distinctes déjà, indiquaient que les assaillants n’étaient plus éloignés. À défaut de leurs cris, il n’eût été que trop facile de reconnaître qu’ils occupaient maintenant toute la partie nord du domaine. En maint endroit, d’épaisses fumées tourbillonnaient au-dessus des forêts qui fermaient l’horizon de ce côté. Les scieries avaient été livrées aux flammes, les baracons des noirs, dévorés par l’incendie, après avoir été pillés. Ces pauvres gens n’avaient pas eu le temps de mettre en sûreté les quelques objets abandonnés dans leurs cases, dont l’acte d’affranchissement leur assurait la propriété depuis la veille. Aussi, quels cris de désespoir répondirent aux hurlements de la bande, et quels cris de colère ! C’était leur bien que ces malfaiteurs venaient de détruire, après avoir envahi Camdless-Bay.

Cependant les clameurs se rapprochaient peu à peu de Castle-House. De sinistres lueurs éclairaient l’horizon du nord, comme si le soleil se fût couché dans cette direction. Parfois, de chaudes fumées se rabattaient jusqu’au château. Il se faisait des détonations violentes, produites par les bois secs entassés sur les chantiers de la plantation. Bientôt une explosion plus intense indiqua qu’une chaudière des scieries venait de sauter. La dévastation s’annonçait dans toute son horreur.

En ce moment, James Burbank, MM. Carrol et Stannard se trouvaient devant la poterne de l’enceinte. Là, ils recevaient et disposaient les derniers détachements de noirs, qui venaient de se replier peu à peu. On devait s’attendre à voir les assaillants apparaître d’un instant à l’autre. Sans doute, une fusillade plus nourrie indiquerait le moment où ils ne seraient qu’à une faible distance de la palissade. Ils pourraient l’assaillir d’autant plus facilement, que les premiers arbres se groupaient à cinquante yards au plus des palanques, qu’il était donc possible de s’en approcher presque à couvert, et que les balles arriveraient avant que les fusils n’eussent été aperçus.

Après avoir tenu conseil, James Burbank et ses amis jugèrent à propos de mettre leur personnel à l’abri de la palissade. Là, ceux des noirs qui étaient armés, seraient moins exposés en faisant feu par l’angle que les bouts pointus des palanques formaient à leur partie supérieure. Puis, lorsque les assaillants essayeraient de franchir le rio afin d’emporter l’enceinte de vive force, on parviendrait peut-être à les repousser.

L’ordre fut exécuté. Les noirs rentrèrent en dedans, et la poterne allait être fermée, lorsque James Burbank, jetant un dernier coup d’œil au-dehors, aperçut un homme qui courait à toutes jambes, comme s’il eût voulu se réfugier au milieu des défenseurs de Castle-House.

Cet homme le voulait, et quelques coups de feu, tirés du bois voisin, lui furent envoyés, sans l’atteindre. D’un bond il se précipita, vers le ponceau, et se trouva bientôt en sûreté dans l’enceinte, dont la porte aussitôt refermée, fut assujettie solidement.

« Qui êtes-vous ? lui demanda James Burbank.

— Un des employés de M. Harvey, votre correspondant à Jacksonville, répondit-il. — C’est monsieur Harvey qui vous a dépêché à Castle-House pour une communication ?

— Oui, et comme le fleuve était surveillé, je n’ai pu venir directement par le Saint-John.

— Et vous avez pu vous joindre à cette milice, à ces assaillants, sans éveiller leurs soupçons ?

— Oui. Ils sont suivis de toute une troupe de pillards. Je me suis mêlé à eux, et, dès que j’ai été à portée de m’enfuir, je l’ai fait, au risque de quelques coups de fusils.

— Bien, mon ami ! Merci ! — Vous avez, sans doute, un mot d’Harvey pour moi ?

— Oui, monsieur Burbank. Le voici ! »

James Burbank prit le billet et le lut. M. Harvey lui disait qu’il pouvait avoir toute confiance dans son messager, John Bruce, dont le dévouement lui était assuré. Après l’avoir entendu, M. Burbank verrait ce qu’il aurait à faire pour la sécurité de ses compagnons.

En ce moment, une douzaine de coups de feu éclatèrent au-dehors. Il n’y avait pas un instant à perdre.

« Que me fait savoir monsieur Harvey par votre entremise ? demanda James Burbank.

— Ceci, d’abord, répondit John Bruce. C’est que la troupe armée, qui a passé le fleuve pour se porter sur Camdless-Bay, compte de quatorze à quinze cents hommes.

— Je ne l’avais pas évaluée à moins. Après ? Est-ce Texar qui s’est mis à sa tête ?

— Il a été impossible à M. Harvey de le savoir, reprit John Bruce. Ce qui est certain, c’est que Texar n’est plus à Jacksonville depuis vingt-quatre heures !

— Cela doit cacher quelque nouvelle machination de ce misérable, dit James Burbank.

— Oui, répondit John Bruce, c’est l’avis de monsieur Harvey. D’ailleurs, Texar n’a pas besoin d’être là pour faire exécuter l’ordre relatif à la dispersion des esclaves affranchis…

— Les disperser… s’écria James Burbank, les disperser en s’aidant de l’incendie et du pillage !…

— Aussi, monsieur Harvey pense-t-il, puisqu’il en est temps encore, que vous feriez bien de mettre votre famille en sûreté en lui faisant quitter immédiatement Castle-House ?

— Castle-House est en état de résister, répondit James Burbank, et nous ne le quitterons que si la situation devient intenable. — Il n’y a rien de nouveau à Jacksonville ?

— Rien, monsieur Burbank.

— Et les troupes fédérales n’ont encore fait aucun mouvement vers la Floride ?

— Aucun depuis qu’elles ont occupé Fernandina et la baie de Saint-Mary.

— Ainsi, le but de votre mission ?…

— C’était d’abord de vous apprendre que la dispersion des esclaves n’est qu’un prétexte, imaginé par Texar, pour dévaster la plantation et s’emparer de votre personne !

— Vous ne savez pas, répondit James Burbank en insistant, si Texar est à la tête de ces malfaiteurs ?

— Non, monsieur Burbank. M. Harvey a vainement cherché à le savoir. Moi-même, depuis que nous avons quitté Jacksonville, je n’ai pu me renseigner à cet égard.

— Est-ce que les hommes de la milice, qui se sont joints à cette bande d’assaillants, sont nombreux ?

— Une centaine au plus, répondit John Bruce. Mais cette populace qu’ils entraînent à leur suite est composée des pires malfaiteurs. Texar les fait armer, et il est à craindre qu’ils ne se livrent à tous les excès. Je vous le répète, monsieur Burbank, l’opinion de M. Harvey est que vous feriez bien d’abandonner immédiatement Castle-House. Aussi, m’a-t-il chargé de vous dire qu’il mettait son cottage de Hampton-Red à votre disposition. Ce cottage est situé à une dizaine de milles en amont, sur la rive droite du fleuve. Là, on peut être en sûreté pendant quelques jours…

— Oui… Je sais !…

— Je pourrais secrètement y conduire votre famille et vous-même, à la condition de quitter Castle-House à l’instant même, avant que toute retraite fût devenue impossible…

— Je remercie monsieur Harvey, et vous aussi, mon ami, dit James Burbank. Nous n’en sommes pas encore là.

— Comme vous voudrez, monsieur Burbank, répondit John Bruce. Je n’en reste pas moins à votre disposition pour le cas où vous auriez besoin de mes services. »

L’attaque qui commençait en ce moment nécessita toute l’attention de James Burbank.

Une violente fusillade venait d’éclater soudain, sans que l’on pût encore apercevoir les assaillants, qui se tenaient à l’abri des premiers arbres. Les balles pleuvaient sur la palissade, sans lui causer grand dommage, il est vrai. Malheureusement, James Burbank et ses compagnons ne pouvaient que faiblement riposter, ayant à peine une quarantaine de fusils à leur disposition. Cependant, placés dans de meilleures conditions pour tirer, leurs coups étaient plus assurés que ceux des miliciens, mis en tête de la colonne. Aussi, un certain nombre d’entre eux furent-ils atteints sur la lisière des bois.

Ce combat à distance dura une demi-heure environ, plutôt à l’avantage du personnel de Camdless-Bay. Puis les assaillants se ruèrent sur l’enceinte pour l’emporter d’assaut. Comme ils voulaient l’attaquer sur plusieurs points à la fois, ils s’étaient munis de planches et de madriers qu’ils avaient pris dans les chantiers de la plantation, maintenant livrés aux flammes. En vingt endroits, ces madriers, jetés en travers du rio, permirent aux gens de l’Espagnol d’atteindre le pied des palanques, non sans avoir éprouvé de sérieuses pertes en morts et en blessés. Et alors, ils s’accrochèrent aux pieux, ils se hissèrent les uns sur les autres, mais ils ne réussirent point à passer. Les noirs, exaspérés contre ces incendiaires, les repoussaient avec un grand courage. Toutefois, il était manifeste que les défenseurs de Camdless-Bay ne pouvaient se porter sur tous les points menacés par un trop grand nombre d’ennemis. Jusqu’à la nuit tombante, néanmoins, ils purent leur tenir tête, tout en n’ayant encore reçu que des blessures peu graves. James Burbank et Walter Stannard, bien qu’ils ne se fussent point épargnés, n’avaient pas même été touchés. Seul, Edward Carrol, frappé d’une balle qui lui déchira l’épaule, dut rentrer dans le hall de l’habitation, où Mme Burbank, Alice et Zermah lui donnèrent tous leurs soins.

Cependant, la nuit allait venir en aide aux assaillants. À la faveur des ténèbres, une cinquantaine des plus déterminés s’approchèrent de la poterne et ils l’attaquèrent à coups de hache. Elle résista. Sans doute, ils n’auraient pu l’enfoncer pour pénétrer dans l’enceinte, si une brèche ne leur eût été ouverte par un coup d’audace.

En effet, une partie des communs prit feu tout à coup, et les flammes, dévorant ce bois très sec, rongèrent la partie des palanques contre laquelle ils étaient appuyés.

James Burbank se précipita vers la partie incendiée de l’enceinte, sinon pour l’éteindre, du moins pour la défendre…

Alors, à la lueur des flammes, on put voir un homme bondir à travers la fumée, se précipiter au-dehors, franchir le rio sur les madriers entassés à sa surface.

C’était un des assaillants qui avait pu pénétrer dans le parc, du côté du Saint-John, en se glissant à travers les roseaux de la rive. Puis, sans avoir été vu, il s’était introduit dans une des écuries. Là, au risque de périr dans les flammes, il avait mis le feu à quelques bottes de paille pour détruire cette portion des palanques.

Une brèche était donc ouverte. En vain, James Burbank et ses compagnons essayèrent-ils de barrer le passage. Une masse d’assaillants se précipita au travers, et le parc fut aussitôt envahi par quelques centaines d’hommes.

Beaucoup tombèrent de part et d’autre, car on se battait corps à corps. Les coups de feu éclataient en toutes directions. Bientôt Castle-House fut entièrement cerné, tandis que les noirs, accablés par le nombre, rejetés hors du parc, étaient forcés de prendre la fuite au milieu des bois de
« Partez ! » s’écria James Burbank.
Camdless-Bay. Ils avaient lutté tant qu’ils avaient pu, avec dévouement, avec courage ; mais, à résister plus longtemps dans ces conditions inégales, ils eussent été massacrés jusqu’au dernier.

James Burbank, Walter Stannard, Perry, les sous-régisseurs, John Bruce qui, lui aussi, s’était bravement battu, quelques noirs enfin, avaient dû chercher refuge derrière les murailles de Castle-House.

Il était alors près de huit heures du soir. La nuit était sombre à l’ouest.
La porte fut alors attaquée plus violemment.
Vers le nord, le ciel s’éclairait encore du reflet des incendies, allumés à la surface du domaine.

James Burbank et Walter Stannard rentrèrent précipitamment.

« Il vous faut fuir, dit James Burbank, fuir à l’instant ! Soit que ces bandits pénètrent ici de vive force, soit qu’ils attendent au pied de Castle-House jusqu’à l’instant où nous serons obligés de nous rendre, il y a péril à rester ! L’embarcation est prête ! Il est temps de partir ! Ma femme, Alice, je vous en supplie, suivez Zermah avec Dy au Roc-des-Cèdres ! Là, vous serez en sûreté, et, si nous sommes forcés de fuir à notre tour, nous vous retrouverons, nous vous rejoindrons…

— Mon père, dit miss Alice, venez avec nous… et vous aussi, monsieur Burbank !…

— Oui !… James, oui !… viens !… s’écria Mme Burbank.

— Moi ! répondit James Burbank. Abandonner Castle-House à ces misérables. Jamais, tant que la résistance sera possible !… Nous pouvons tenir contre eux longtemps encore !… Et, lorsque nous vous saurons en sûreté, nous n’en serons que plus forts pour nous défendre !

— James !…

— Il le faut ! »

Des hurlements plus terribles retentirent. La porte retentissait des coups que lui assénaient les assaillants, en attaquant la façade principale de Castle-House, du côté du fleuve.

« Partez ! s’écria James Burbank. La nuit est déjà obscure !… On ne vous verra pas dans l’ombre ! Partez !… Vous nous paralysez en restant ici !… Pour Dieu, partez ! »

Zermah avait pris les devants, tenant la petite Dy par la main. Mme Burbank dut s’arracher aux bras de son mari, Alice à ceux de son père. Toutes deux disparurent par l’escalier qui s’engageait dans le sous-sol pour descendre au tunnel de la crique Marino.

« Et maintenant, mes amis, dit James Burbank, en s’adressant à Perry, aux sous-régisseurs, aux quelques noirs qui ne l’avaient pas quitté, défendons-nous jusqu’à la mort ! »

Tous, à sa suite, gravirent le grand escalier du hall et allèrent se poster aux fenêtres du premier étage. De là, aux centaines de coups de feu qui criblaient de balles la façade de Castle-House, ils répondirent par des coups de fusil plus rares, mais plus sûrs, puisqu’ils portaient dans la masse des assaillants. Il faudrait donc que ceux-ci en arrivassent à forcer la porte principale, soit par la hache soit par le feu. Cette fois, personne ne leur ouvrirait une brèche pour les introduire dans l’habitation. Ce qui avait été tenté au-dehors contre une palissade de bois ne pouvait plus l’être au dedans contre des murs de pierre.

Cependant, en se défilant du mieux possible, au milieu de l’obscurité déjà profonde, une vingtaine d’hommes résolus s’approchèrent du perron. La porte fut alors attaquée plus violemment. Il fallait qu’elle fût solide pour résister aux coups de haches et de pics. Cette tentative coûta la vie à plusieurs des assaillants, car la disposition des meurtrières permettait de croiser les feux sur ce point.

En même temps, une circonstance vint aggraver la situation. Les munitions menaçaient de manquer. James Burbank, ses amis, ses régisseurs, les noirs qui avaient été armés de fusils, en avaient consommé la plus grande part, depuis trois heures que durait cet assaut. S’il fallait résister pendant quelque temps encore, comment le pourrait-on, puisque les dernières cartouches allaient être brûlées ? Faudrait-il abandonner Castle-House à ces forcenés, qui n’en laisseraient que des ruines ?

Et pourtant, il n’y aurait que ce parti à prendre, si les assaillants parvenaient à forcer la porte, qui s’ébranlait déjà. James Burbank le sentait bien, mais il voulait attendre. Une diversion ne pouvait-elle à chaque instant se produire ? Maintenant, il n’y avait plus à craindre ni pour Mme Burbank, ni pour sa fille, ni pour Alice Stannard. Et des hommes se devaient à eux-mêmes de lutter jusqu’au bout contre ce ramas de meurtriers, d’incendiaires et de pillards.

« Nous avons encore des munitions pour une heure ! s’écria James Burbank. Épuisons-les, mes amis, et ne livrons pas notre Castle-House ! »

James Burbank n’avait pas achevé sa phrase, qu’une sourde détonation retentit au loin.

« Un coup de canon ! » s’écria-t-il.

Une autre détonation se fit entendre encore dans la direction de l’ouest, de l’autre côté du fleuve.

« Un second coup ! dit M. Stannard.

— Écoutons ! » répondit James Burbank.

Troisième détonation qu’une poussée du vent apporta plus distinctement jusqu’à Castle-House.

« Est-ce un signal pour rappeler les assaillants sur la rive droite ? dit Walter Stannard.

— Peut-être ! répondit John Bruce. Il est possible qu’il y ait une alerte là-bas.

— Oui, et, si ces trois coups de canon n’ont pas été tirés de Jacksonville… dit le régisseur.

— C’est qu’ils ont été tirés des navires fédéraux ! s’écria James Burbank. La flottille aurait-elle enfin forcé l’entrée du Saint-John et remonté le fleuve ? »

En somme, il n’était pas impossible à ce que le commodore Dupont fût devenu maître du fleuve, au moins dans la partie inférieure de son cours.

Il n’en était rien. Ces trois coups de canon avaient été tirés de la batterie de Jacksonville. Cela ne fut bientôt que trop évident, car ils ne se renouvelèrent pas. Il n’y avait donc aucun engagement entre les navires nordistes et les troupes confédérées, soit sur le Saint-John, soit sur les plaines du comté de Duval.

Et, il n’y eut plus à douter que ce fut un signal de rappel, adressé aux chefs du détachement de la milice, lorsque Perry, qui s’était porté à l’une des meurtrières latérales, s’écria :

« Ils se retirent !… Ils se retirent ! »

James Burbank et ses compagnons se dirigèrent aussitôt vers la fenêtre du centre, qui fut entrouverte.

Les coups de hache ne retentissaient plus sur la porte. Les coups de feu avaient cessé. On n’entrevoyait plus un seul des assaillants. Si leurs cris, leurs derniers hurlements, passaient encore dans l’air, ils s’éloignaient manifestement.

Ainsi donc, un incident quelconque avait obligé les autorités de Jacksonville à rappeler toute cette troupe sur l’autre rive du Saint-John. Sans doute, il avait été convenu que trois coups de canon seraient tirés pour le cas où quelque mouvement de l’escadre menacerait les positions des confédérés. Aussi les assaillants avaient-ils brusquement suspendu leur dernier assaut. Maintenant, à travers les champs dévastés du domaine, ils suivaient cette route encore éclairée des lueurs de l’incendie, et, une heure plus tard, ils repassaient le fleuve à l’endroit où les attendaient leurs embarcations, deux milles au-dessous de Camdless-Bay.

Bientôt les cris se furent éteints dans l’éloignement. Aux bruyantes détonations succéda un silence absolu. C’était comme un silence de mort sur la plantation.

Il était alors neuf heures et demie du soir. James Burbank et ses compagnons redescendirent au rez-de-chaussée dans le hall. Là se trouvait Edward Carrol, étendu sur un divan, légèrement blessé, plutôt affaibli par la perte de son sang.

On lui apprit ce qui s’était passé à la suite du signal envoyé de Jacksonville. Castle-House, en ce moment, du moins, n’avait plus rien à craindre de la bande de Texar.

« Oui, sans doute, dit James Burbank, mais force est restée à la violence, à l’arbitraire ! Ce misérable a voulu disperser mes noirs affranchis, et ils sont dispersés ! Il a voulu dévaster la plantation par vengeance, et il n’y reste plus que des ruines !

— James, dit Walter Stannard, il pouvait nous arriver de plus grands malheurs encore. Aucun de nous n’a succombé en défendant Castle-House. Votre femme, votre fille, la mienne, auraient pu tomber entre les mains de ces malfaiteurs, et elles sont en sûreté.

— Vous avez raison, Stannard, et Dieu en soit loué ! Ce qui a été fait par ordre de Texar ne restera pas impuni, et je saurai faire justice du sang versé !…

— Peut-être, dit alors Edward Carrol, est-il regrettable que madame Burbank, Alice, Dy et Zermah aient quitté Castle-House ! Je sais bien que nous étions très menacés alors !… Cependant, j’aimerais mieux à présent les savoir ici !…

— Avant le jour, j’irai les rejoindre, répondit James Burbank. Elles doivent être dans une inquiétude mortelle, et il faut les rassurer. Je verrai alors s’il y a lieu de les ramener à Camdless-Bay ou de les laisser pendant quelques jours au Roc-des-Cèdres !

— Oui, répondit M. Stannard, il ne faut rien précipiter. Tout n’est peut-être pas fini… et, tant que Jacksonville sera sous la domination de Texar, nous aurons lieu de craindre…

— C’est pourquoi j’agirai prudemment, répondit James Burbank. — Perry, vous veillerez à ce qu’une embarcation soit prête un peu avant le jour. Il me suffira d’un homme pour remonter… »

Un cri douloureux, un appel désespéré, interrompit soudain James Burbank.

Ce cri venait de la partie du parc dont les pelouses s’étendaient devant l’habitation. Il fut bientôt suivi de ces mots :

« Mon père !… Mon père !…

— La voix de ma fille ! s’écria M. Stannard.

— Ah ! quelque nouveau malheur !… » répondit James Burbank.

Et tous, ouvrant la porte, se précipitèrent au-dehors.

Miss Alice se tenait là, à quelques pas, près de Mme Burbank, qui était étendue sur le sol.

Dy ni Zermah ne se trouvaient avec elles.

« Mon enfant ?… » s’écria James Burbank.

À sa voix, Mme Burbank se releva. Elle ne pouvait parler… Elle tendit le bras vers le fleuve.

« Enlevées !… Enlevées !…

— Oui !… par Texar !… » répondit Alice.

Puis elle s’affaissa près de Mme Burbank.