Nord contre sud/Première partie/12

J. Hetzel (p. 151-167).

XII

les six jours qui suivent



Lorsque Mme Burbank et miss Alice s’étaient engagées dans le tunnel qui conduit à la petite crique Marino sur la rive du Saint-John, Zermah les précédait. Celle-ci tenait la petite fille d’une main, de l’autre, elle portait une lanterne, dont la faible lueur éclairait leur marche. Arrivée à l’extrémité du tunnel, Zermah avait prié Mme Burbank de l’attendre. Elle voulait s’assurer que l’embarcation et les deux noirs, qui devaient la conduire au Roc-des-Cèdres, se trouvaient à leur poste. Après avoir ouvert la porte qui fermait l’extrémité du tunnel, elle s’était avancée vers le fleuve.

Depuis une minute — rien qu’une minute — Mme Burbank et miss Alice guettaient le retour de Zermah, lorsque la jeune fille remarqua que la petite Dy n’était plus là.

« Dy ?… Dy ?… » cria Mme Burbank, au risque de trahir sa présence en cet endroit.

L’enfant ne répondit pas. Habituée à toujours suivre Zermah, elle l’avait accompagnée en dehors du tunnel, du côté de la crique, sans que sa mère s’en fût aperçue.

Soudain, des gémissements se firent entendre. Pressentant quelque nouveau danger, ne songeant même pas à se demander s’il ne les menaçait pas elles-mêmes, Mme Burbank et miss Alice s’élancèrent au-dehors, coururent vers la rive du fleuve, et n’arrivèrent sur la berge que pour voir une embarcation s’éloigner dans l’ombre.

« À moi… À moi !… C’est Texar !… criait Zermah.

— Texar !… Texar !… » s’écria miss Alice à son tour.

Et, de la main, elle montrait l’Espagnol, éclairé par le reflet des incendies de Camdless-Bay, debout à l’arrière de l’embarcation, laquelle ne tarda pas à disparaître.

Puis tout se tut.

Les deux noirs, égorgés, gisaient sur le sol.

Alors Mme Burbank, affolée, suivie d’Alice qui n’avait pu la retenir, se précipita vers la rive, appelant sa petite fille. Aucun cri ne répondit aux siens. L’embarcation était devenue invisible, soit que l’ombre la dérobât aux regards, soit qu’elle traversât le fleuve pour accoster en quelque point de la rive gauche.

Cette recherche se poursuivit inutilement pendant une heure. Enfin, Mme Burbank, à bout de force, tomba sur la berge. Miss Alice, déployant alors une énergie extraordinaire, parvint à relever la malheureuse mère, à la soutenir, presque à la porter. Au loin, dans la direction de Castle-House, éclataient les détonations des armes à feu, et parfois les effroyables hurlements de la bande assiégeante. Il fallait revenir de ce côté, pourtant ! Il fallait essayer de rentrer dans l’habitation par le tunnel, de s’en faire ouvrir la porte qui communiquait avec l’escalier du sous-sol. Une fois là, Miss Alice parviendrait-elle à se faire entendre ?

La jeune fille entraîna Mme Burbank, qui n’avait plus conscience de ce qu’elle faisait. En revenant le long de la rive, il fallut vingt fois s’arrêter. Toutes deux pouvaient à chaque instant tomber dans une de ces bandes qui dévastaient la plantation. Peut-être eût-il mieux valu attendre le jour ? Mais, sur cette berge, comment donner à Mme Burbank les soins qu’exigeait son état ? Aussi miss Alice résolut-elle, coûte que coûte, de regagner Castle-House. Toutefois, comme de suivre les courbes du fleuve allongeait son chemin, elle pensa qu’il valait mieux aller plus directement à travers les prairies, en se guidant sur la lueur des baracons en flammes. C’est ce qu’elle fit, et c’est ainsi qu’elle arriva aux abords de l’habitation.

Là, Mme Burbank resta sans mouvement, près de miss Alice, qui ne pouvait plus se soutenir elle-même.


Miss Alice éprouva une suprême angoisse.

À ce moment, le détachement de la milice, suivie de la horde des pillards, après avoir abandonné l’assaut, était loin déjà de l’enceinte. On n’entendait plus aucun cri, ni à l’extérieur, ni à l’intérieur. Miss Alice put croire que les assaillants, après s’être emparés de Castle-House, l’avaient quitté, sans y avoir laissé un seul de ses défenseurs. Alors elle éprouva une suprême angoisse, et tomba à son tour épuisée, pendant qu’un dernier gémissement lui échappait, un dernier appel. Il avait été entendu. James Burbank et ses amis s’étaient jetés au-dehors. Maintenant, ils savaient tout ce qui s’était passé à la crique Marino. Qu’importait que ces bandits se fussent éloignés d’eux ? Qu’importait qu’ils n’eussent plus à craindre de se voir entre leurs mains ? Un effroyable malheur venait de les frapper. La petite Dy était au pouvoir de Texar !

Voilà ce que miss Alice raconta en phrases entrecoupées de sanglots. Voilà ce qu’entendit Mme Burbank, revenue à elle, et noyée dans ses larmes. Voilà ce qu’apprirent James Burbank, Stannard, Carrol, Perry, et leurs quelques compagnons. Cette pauvre enfant enlevée, entraînée on ne savait où, entre les mains du plus cruel ennemi de son père !… Que pouvait-il y avoir au delà, et était-il possible que l’avenir réservât de plus grandes douleurs à cette famille ?

Tous furent accablés de ce dernier coup. Après que Mme Burbank eut été transportée dans sa chambre et déposée sur son lit, miss Alice était restée près d’elle.

En bas, dans le hall, James Burbank et ses amis cherchaient à se concerter sur ce qu’il y aurait à faire pour retrouver Dy, pour l’arracher avec Zermah aux mains de Texar. Oui, sans doute, la dévouée métisse essayerait de défendre l’enfant jusqu’à la mort ! Mais, prisonnière d’un misérable animé d’une haine personnelle, n’allait-elle pas payer de sa vie les dénonciations qu’elle avait portées contre lui ?

Alors, James Burbank s’accusait d’avoir obligé sa femme à quitter Castle-House, de lui avoir préparé un moyen d’évasion qui avait tourné si mal. Était-ce donc le hasard seul auquel il fallait attribuer la présence de Texar à la crique Marino ? Non, évidemment. Texar, d’une façon ou d’une autre, connaissait l’existence du tunnel. Il s’était dit que les défenseurs de Camdless-Bay tenteraient peut-être de s’échapper par là, lorsqu’ils ne pourraient plus tenir dans l’habitation. Et, après avoir conduit sa troupe sur la rive droite du fleuve, après en avoir forcé les palissades de l’enceinte, après avoir obligé James Burbank et les siens à se réfugier derrière les murs de Castle-House, nul doute qu’il ne fût venu se poster avec quelques-uns de ses complices près de la crique Marino. Là, il avait inopinément surpris les deux noirs qui gardaient l’embarcation, il avait fait égorger ces malheureux dont les cris ne purent être entendus au milieu du tumulte des assaillants. Puis l’Espagnol avait attendu que Zermah se montrât, et la petite Dy un peu après elle. Les voyant seules, il dut penser que ni Mme Burbank ni son mari, ni ses amis, ne s’étaient encore décidés à fuir Castle-House. Donc, il fallait se contenter de cette proie, et il avait enlevé l’enfant et la métisse pour les conduire en quelque retraite inconnue où il serait impossible de les retrouver !

Et de quel coup plus terrible le misérable aurait-il pu frapper la famille Burbank ? Ce père, cette mère, les eût-il fait souffrir davantage, s’il leur eût arraché le cœur !

Ce fut une horrible nuit que passèrent les survivants de Camdless-Bay. Ne devaient-ils pas craindre, en outre, que les assaillants songeassent, à revenir, plus nombreux ou mieux armés, afin d’obliger les derniers défenseurs de Castle-House à se rendre ? Cela n’arriva pas, heureusement. Le jour reparut sans que James Burbank et ses compagnons eussent été mis en alerte par une nouvelle attaque.

Combien il aurait été utile, cependant, de savoir à quel propos ces trois coups de canon avaient été tirés la veille, et pourquoi les assaillants s’étaient repliés, alors qu’un dernier effort, — un effort d’une heure à peine, — leur eût livré l’habitation ! Devait-on croire que ce rappel était motivé par quelque démonstration des fédéraux qui aurait eu lieu à l’embouchure du Saint-John ? Les navires du commodore Dupont étaient-ils maîtres de Jacksonville ? Rien n’eût été plus désirable dans l’intérêt de James Burbank et des siens. Ils auraient pu commencer en toute sécurité les plus actives recherches pour retrouver Dy et Zermah, s’attaquer directement à Texar, si l’Espagnol n’avait pas battu en retraite avec ses partisans, le poursuivre comme le promoteur des dévastations de Camdless-Bay, et surtout comme l’auteur du double rapt de la métisse et de l’enfant.

Cette fois, il n’y aurait pas d’alibi possible et de la nature de celui que l’Espagnol avait invoqué au début de cette histoire, quand il avait comparu, devant le magistrat de Saint-Augustine. Si Texar n’était pas à la tête de cette bande de malfaiteurs qui avait envahi Camdless-Bay — ce que le messager de M. Harvey n’avait pu dire à James Burbank — le dernier cri de Zermah n’avait-il pas clairement révélé quelle part directe il avait prise au rapt. Et d’ailleurs, miss Alice ne l’avait-elle pas reconnu au moment où son embarcation s’éloignait ?

Oui ! la justice fédérale saurait bien faire avouer à ce misérable en quel lieu il avait entraîné ses victimes, et le punir de crimes qu’il ne pourrait plus nier.

Malheureusement, rien ne vint confirmer les hypothèses de James Burbank relativement à l’arrivée de la flottille nordiste dans les eaux du Saint-John. À cette date du 3 mars, aucun navire n’avait encore quitté la baie de Saint-Mary. Cela fut amplement démontré par des nouvelles que l’un des régisseurs alla chercher le jour même sur l’autre rive du fleuve. Nul bâtiment n’avait encore paru à la hauteur du phare de Pablo. Tout se bornait à l’occupation de Fernandina et du fort Clinch. Il semblait que le commodore Dupont ne voulût s’avancer qu’avec une extrême circonspection jusqu’au centre de la Floride. Quant à Jacksonville, le parti de l’émeute y dominait toujours. Après l’expédition de Camdless-Bay, l’Espagnol avait reparu dans la ville. Il y organisait la résistance pour le cas où les canonnières de Stevens tenteraient de franchir la barre du fleuve. Sans doute, quelque fausse alerte l’avait rappelé la veille avec sa bande de pillards. Après tout, l’œuvre de vengeance de Texar n’était-elle pas suffisante, maintenant que la plantation était dévastée, les chantiers détruits par l’incendie, les nègres dispersés dans les forêts du comté et auxquels il ne restait plus rien de leurs baracons en ruine, enfin la petite Dy enlevée à son père, à sa mère, sans qu’on pût retrouver trace de l’enlèvement.

James Burbank n’en fut que trop certain, quand, pendant la matinée, Walter Stannard et lui eurent remonté la rive droite du fleuve. En vain avaient-ils exploré les moindres anses, cherché quelque indice qui leur aurait indiqué la direction suivie par l’embarcation. Toutefois, cette recherche n’avait pu être que bien incomplète, et il faudrait également visiter la rive gauche.

Mais, en ce moment, était-ce possible ? Ne fallait-il pas attendre que Texar et ses partisans fussent réduits à l’impuissance par l’arrivée des fédéraux ? Mme Burbank, dans l’état où elle se trouvait, miss Alice, qui ne pouvait plus la quitter, Edward Carrol, alité pour quelques jours, n’eût-il pas été imprudent de les laisser seuls à Castle-House, lorsqu’un retour des assaillants était toujours à redouter ?

Et, ce qui était plus désespérant encore, c’est que James Burbank ne pouvait même songer à porter plainte contre Texar, ni pour la dévastation de son domaine, ni pour l’enlèvement de Zermah et de la petite fille. Le seul magistrat auquel il aurait eu à s’adresser, c’était l’auteur même de ces crimes. Il fallait donc attendre que la justice régulière eût repris son cours à Jacksonville.

« James, dit M. Stannard, si les dangers qui menacent votre enfant sont terribles, du moins Zermah est avec elle, et vous pouvez compter sur son dévouement qui ira…

— Jusqu’à la mort… soit ! répondit James Burbank. Et quand Zermah sera morte ?…

— Écoutez-moi, mon cher James, répondit M. Stannard. En y réfléchissant, ce n’est pas l’intérêt de Texar d’en venir à cette extrémité. Il n’a pas encore quitté Jacksonville, et, tant qu’il y sera, je pense que ses victimes n’ont aucun acte de violence à craindre de sa part. Votre enfant ne peut-elle être une garantie, un otage contre les représailles qu’il doit redouter, non seulement de vous, mais aussi de la justice fédérale, pour avoir renversé les autorités régulières de Jacksonville et dévasté la plantation d’un nordiste ? Évidemment. Aussi son intérêt est-il de les épargner, et mieux vaut attendre que Dupont et Sherman soient les maîtres du territoire pour agir contre lui !

— Et quand le seront-ils ?… s’écria James Burbank.

— Demain… aujourd’hui, peut-être ! Je vous le répète, Dy est la sauvegarde de Texar. C’est pour cela qu’il a saisi l’occasion de l’enlever, sachant bien aussi qu’il vous briserait le cœur, mon pauvre James, et le misérable y a cruellement réussi ! »

Ainsi raisonnait M. Stannard, et il y avait de sérieux motifs pour que son raisonnement fût juste. Parvint-il à convaincre James Burbank ? Non, sans doute. Lui rendit-il un peu d’espoir ? Pas davantage. C’était impossible. Mais James Burbank comprit que, lui aussi, il devrait s’astreindre à parler devant sa femme comme Walter Stannard venait de parler devant lui. Autrement, Mme Burbank n’eût pas survécu à ce dernier coup. Et, lorsqu’il fut de retour à l’habitation, il fit valoir avec force ces arguments auxquels lui-même ne pouvait se rendre.

Pendant ce temps, Perry et les sous-régisseurs visitaient Camdless-Bay. C’était un spectacle navrant. Cela parut même faire une grande impression sur Pygmalion qui les accompagnait. Cet « homme libre » n’avait point cru devoir suivre les esclaves affranchis, dispersés par Texar. Cette liberté d’aller coucher dans les bois, d’y souffrir du froid et de la faim, lui paraissait excessive. Aussi avait-il préféré rester à Castle-House, dût-il, comme Zermah, déchirer son acte d’affranchissement pour conquérir le droit d’y demeurer.

« Tu le vois, Pyg ! lui répétait M. Perry. La plantation est dévastée, nos ateliers sont en ruine. Voilà ce que nous a coûté la liberté donnée à des gens de ta couleur !

— Monsieur Perry, répondait Pygmalion, ce n’est pas ma faute…

— C’est ta faute, au contraire ! Si tes pareils et toi, vous n’aviez pas applaudi tous ces déclamateurs qui tonnaient contre l’esclavage, si vous aviez protesté contre les idées du Nord, si vous aviez pris les armes pour repousser les troupes fédérales, jamais monsieur Burbank n’aurait eu cette pensée de vous affranchir, et le désastre ne se serait pas abattu sur Camdless-Bay !

— Que puis-je y faire, maintenant, reprenait le désolé Pyg, que puis-je y faire, monsieur Perry ?

— Je vais te le dire, Pyg, et c’est ce que tu ferais, s’il y avait en toi le moindre sentiment de justice ! — Tu es libre, n’est-ce pas ?

— Il paraît !

— Par conséquent, tu t’appartiens ?

— Sans doute !

— Et, si tu t’appartiens, rien ne t’empêche de disposer de toi comme il te plaît ?

— Rien, monsieur Perry.

— Eh bien, à ta place, Pyg, je n’hésiterais pas. J’irais me proposer à la plantation voisine, je m’y revendrais comme esclave, et le prix de ma vente, je l’apporterais à mon ancien maître pour l’indemniser du tort que je lui ai fait en me laissant affranchir ! »

Le régisseur parlait-il sérieusement ? on ne saurait le dire, tant le digne homme était capable de déraisonner, lorsqu’il enfourchait son habituel dada. En tout cas, le piteux Pygmalion, déconcerté, irrésolu, abasourdi, ne sut rien répondre.

Toutefois, il n’y avait pas à cela le moindre doute, l’acte de générosité, accompli par James Burbank, venait d’attirer le malheur et la ruine sur la plantation. Le désastre matériel, c’était assez visible, devait se chiffrer par une somme considérable. Il ne restait plus rien des baracons, détruits après avoir été préalablement saccagés par les pillards. Des scieries, des ateliers, on ne voyait plus qu’un morceau de cendres, restes de l’incendie, d’où s’échappaient encore des fumerolles de vapeur grisâtre. À la place des chantiers, qui servaient à l’emmagasinage des bois déjà débités, à la place des fabriques, où se trouvaient les appareils pour « sérancer » le coton, les presses hydrauliques pour le mettre en balles, les machines pour la manipulation de la canne à sucre, il n’y avait que des murs noircis, prêts à s’écrouler, des tas de briques rougies par le feu à l’endroit où s’élevait la cheminée des usines. Puis, à la surface des champs de caféiers, des rizières, des potagers, des enclos réservés aux animaux domestiques, la dévastation était complète, comme si une troupe de fauves eût ravagé le riche domaine pendant de longues heures ! En présence de ce lamentable spectacle, l’indignation de M. Perry ne pouvait se contenir. Sa colère s’échappait en paroles menaçantes. Pygmalion n’était rien moins que rassuré à voir les farouches regards que le régisseur lançait sur lui. Aussi finit-il par le quitter pour regagner Castle-House, afin, dit-il, « de réfléchir plus à son aise à la proposition de se vendre que le régisseur venait de lui faire. » Et, sans doute, la journée ne put suffire à ses réflexions,
Texar avait fait égorger ces malheureux.
car, le soir venu, il n’avait encore pris aucune décision à cet égard.

Cependant, ce jour même, quelques-uns des anciens esclaves étaient rentrés secrètement à Camdless-Bay. On imagine ce que dut être leur désolation, lorsqu’ils ne trouvèrent pas une seule case qui n’eût été détruite. James Burbank donna aussitôt des ordres pour que l’on subvînt à leurs besoins du mieux possible. Un certain nombre de ces noirs put être logé à l’intérieur de l’enceinte, dans la partie des communs respectée par l’incendie. On les employa
James Burbank et Edward Carrol avaient fouillé l’îlot.
tout d’abord à enterrer ceux de leurs compagnons morts en défendant Castle-House, et aussi les cadavres des assaillants qui avaient été tués dans l’attaque, — les blessés ayant été emmenés par leurs camarades. Il en fut pareillement des deux malheureux nègres, égorgés au moment où Texar et ses complices les surprenaient à leur poste, près de la petite crique Marino.

Ces soins pris, James Burbank ne pouvait songer encore à la réorganisation de son domaine. Il fallait attendre que la question fût décidée entre le Sud et le Nord dans l’État de Floride. D’autres soucis, bien autrement graves, l’absorbaient jour et nuit. Tout ce qu’il était en son pouvoir de faire pour retrouver les traces de sa petite fille, il le faisait. En outre, la santé de Mme Burbank était très compromise. Bien que miss Alice ne la quittât pas d’un instant et la soignât avec une sollicitude filiale, il importait qu’un médecin fût appelé près d’elle.

Il y en avait un, à Jacksonville, qui possédait toute la confiance de la famille Burbank. Ce médecin n’hésita pas à venir à Camdless-Bay, dès qu’il y fut mandé. Il prescrivit quelques remèdes. Mais pourraient-ils être efficaces tant que la petite Dy ne serait pas rendue à sa mère ? Aussi, laissant Edward Carrol, qui devait être retenu quelque temps à la chambre, James Burbank et Walter Stannard allaient-ils chaque jour explorer les deux rives du fleuve. Ils fouillaient les îlots du Saint-John ; ils interrogeaient les gens du pays ; ils s’informaient jusque dans les moindres hameaux du comté ; ils promettaient de l’argent, et beaucoup, à qui leur apporterait un indice quelconque… Leurs efforts demeuraient infructueux. Comment aurait-on pu leur apprendre que c’était au fond de la Crique-Noire que se cachait l’Espagnol ? Personne ne le savait. Et d’ailleurs, pour mieux soustraire ses victimes à toutes les recherches, Texar n’avait-il pas dû les entraîner vers le haut cours du fleuve ? Le territoire n’était-il pas assez grand, n’y avait-il pas assez de retraites dans les vastes forêts du centre, au milieu des immenses marais du sud de la Floride, dans la région de ces inaccessibles Everglades, pour que Texar pût si bien y cacher ses deux victimes qu’on ne parviendrait pas à arriver jusqu’à elles ?

En même temps, par ce médecin, qui venait à Camdless-Bay, James Burbank fut chaque jour tenu au courant de ce qui se passait à Jacksonville et dans le nord du comté de Duval.

Les fédéraux n’avaient encore fait aucune démonstration nouvelle sur le territoire floridien, cela n’était pas douteux. Des instructions spéciales, venues de Washington, leur commandaient-elles donc de s’arrêter sur la frontière sans chercher à la franchir ? Une pareille attitude eût été désastreuse pour les intérêts des unionistes, établis sur les territoires du Sud, et plus particulièrement pour James Burbank, si compromis par ses derniers actes vis-à-vis des confédérés. Quoi qu’il en soit, l’escadre du commodore Dupont se trouvait encore dans l’estuaire de Saint-Mary, et, si les gens de Texar avaient été rappelés par ces trois coups de canon, le soir du 2 mars, c’est que les autorités de Jacksonville s’étaient laissé prendre à une fausse alerte — erreur à laquelle Castle-House devait d’avoir échappé au pillage et à la ruine.

Quant à l’Espagnol, ne songeait-il pas à recommencer une expédition qu’il pouvait considérer comme incomplète, puisque James Burbank n’était pas en son pouvoir ? Hypothèse peu probable. En ce moment, sans doute, l’attaque de Castle-House, l’enlèvement de Dy et de Zermah, suffisaient à ses vues. D’ailleurs, quelques bons citoyens n’avaient pas craint de manifester leur désapprobation pour l’affaire de Camdless-Bay et leur dégoût à l’égard du chef des émeutiers de Jacksonville, bien que leur opinion ne fût pas pour préoccuper Texar. L’Espagnol dominait plus que jamais dans le comté de Duval avec son parti de forcenés. Ces gens, sans aveu, ces aventuriers, sans scrupules, en prenaient à leur aise. Chaque jour, ils s’abandonnaient à des plaisirs de toutes sortes, qui dégénéraient en orgies. Le bruit en arrivait jusqu’à la plantation, et le ciel réverbérait l’éclat des illuminations publiques que l’on pouvait prendre pour la lueur de quelque nouvel incendie. Les gens modérés, réduits à se taire, durent subir le joug de cette faction, soutenue par la populace du comté.

En somme, l’inaction momentanée de l’armée fédérale venait singulièrement en aide aux nouvelles autorités du pays. Elles en profitaient pour faire courir le bruit que les nordistes ne passeraient pas la frontière, qu’ils avaient ordre de reculer en Géorgie et dans les Carolines, que la péninsule floridienne ne subirait pas l’invasion des troupes anti-esclavagistes, que sa qualité d’ancienne colonie espagnole la mettait en dehors de la question dont les États-Unis cherchaient à régler le sort par les armes, etc. Aussi, dans tous les comtés, se produisait-il donc un certain courant plus favorable que contraire aux idées dont les partisans de la violence se faisaient les représentants. On le vit bien, en maint endroit, mais plutôt sur la portion septentrionale de la Floride, du côté de la frontière géorgienne, où les propriétaires de plantations, surtout les gens du Nord, furent très maltraités, leurs esclaves mis en fuite, leurs scieries et chantiers détruits par l’incendie, leurs établissements dévastés par les troupes des confédérés, comme Camdless-Bay venait de l’être par la populace de Jacksonville.

Cependant, il ne semblait pas — maintenant du moins — que la plantation eût lieu de craindre un nouvel envahissement, ni Castle-House, une nouvelle agression. Toutefois, combien il tardait à James Burbank que les fédéraux fussent maîtres du territoire ! Dans l’état actuel des choses, on ne pouvait rien tenter directement contre Texar, ni le poursuivre devant la justice pour des faits qui ne sauraient être démentis, cette fois, ni obliger à révéler en quel lieu il retenait Dy et Zermah.

Par quelle série d’angoisses passèrent James Burbank et les siens en présence de ces retards si prolongés ! Ils ne pouvaient croire, cependant, que les fédéraux songeassent à s’immobiliser sur la frontière. La dernière lettre de Gilbert disait formellement que l’expédition du commodore Dupont et de Sherman avait la Floride pour objectif. Depuis cette lettre, le gouvernement fédéral avait-il donc envoyé des ordres contraires à la baie d’Edisto où l’escadre attendait avant de reprendre la mer ? Un succès des troupes confédérées, survenu en Virginie ou dans les Carolines, obligeait-il l’armée de l’Union à s’arrêter dans sa marche vers le Sud ? Quelle série d’inquiétudes permanentes pour cette famille si éprouvée depuis le commencement de la guerre ! À combien de catastrophes ne devait-elle pas s’attendre encore !

Ainsi s’écoulèrent les cinq jours qui suivirent l’envahissement de Camdless-Bay. Nulle nouvelle des dispositions prises par les fédéraux. Nulle nouvelle de Dy ni de Zermah, bien que James Burbank eût tout fait pour retrouver leurs traces, bien que pas une seule journée se fût écoulée, sans avoir été marquée par un nouvel effort !

On arriva au 9 mars. Edward Carrol était complètement guéri. Il allait pouvoir se joindre aux démarches qui seraient faites par ses amis. Mme Burbank se trouvait toujours dans un état de faiblesse extrême. Il semblait que sa vie menaçait de s’en aller avec ses larmes. Dans son délire, elle appelait sa petite fille d’une voix déchirante, elle voulait courir à sa recherche. Ces crises étaient suivies de syncopes qui mettaient son existence en danger. Que de fois miss Alice put craindre que cette mère infortunée mourût entre ses bras !

Un seul bruit de la guerre arriva à Jacksonville dans la matinée du 9 mars. Malheureusement, il était de nature à donner une nouvelle force aux partisans de l’idée séparatiste.

D’après ce bruit, le général confédéré Van Dorn aurait repoussé les soldats de Curtis, le 6 mars, au combat de Bentonville, dans l’Arkansas, puis obligé les fédéraux à battre en retraite. En réalité, il n’y avait eu qu’un simple engagement avec l’arrière-garde d’un petit corps nordiste, et ce succès allait être bien autrement compensé, quelques jours après, par la victoire de Pea-Ridge. Cela suffit, cependant, à provoquer parmi les sudistes un redoublement d’insolence. Et, à Jacksonville, ils célébrèrent cette action sans importance comme un complet échec de l’armée fédérale. De là, de nouvelles fêtes et de nouvelles orgies, dont le bruit retentit douloureusement à Camdless-Bay.

Tels sont les faits qu’apprit James Burbank, vers six heures du soir, quand il revint après exploration sur la rive gauche du fleuve.

Un habitant du comté de Putnam croyait avoir trouvé des traces de l’enlèvement à l’intérieur d’un îlot du Saint-John, quelques milles au-dessus de la Crique-Noire. Pendant la nuit précédente, cet homme croyait avoir entendu comme un appel désespéré, et il était venu rapporter le fait à James Burbank. En outre, l’Indien Squambô, le confident de Texar, avait été vu, dans ces parages avec son squif. Qu’on eût aperçu l’Indien, rien de moins douteux, et ce détail fut même confirmé par un passager du Shannon, qui, revenant de Saint-Augustine, avait débarqué ce jour-là au pier de Camdless-Bay.

Il n’en fallait pas davantage pour que James Burbank voulût s’élancer sur cette piste. Edward Carrol et lui, accompagnés de deux noirs, s’étant jetés dans une embarcation, avaient remonté le fleuve. Après s’être rapidement portés vers l’îlot indiqué, ils l’avaient fouillé avec soin, avaient visité quelques cabanes de pêcheurs, qui ne leur semblèrent même pas avoir été récemment occupées. Sous les taillis presque impénétrables de l’intérieur, pas un seul vestige d’êtres humains. Rien sur les berges qui indiquât qu’une embarcation y eût accosté. Squambô ne fut aperçu nulle part ; s’il était venu rôder autour de cet îlot, très probablement il n’y avait pas débarqué.

Cette expédition demeura donc sans résultat, comme tant d’autres. Il fallut revenir à la plantation, avec la certitude d’avoir, cette fois encore, suivi une fausse piste.

Or, ce soir là, James Burbank, Walter Stannard et Edward Carrol causaient de cette inutile recherche, au moment où ils étaient réunis dans le hall. Vers neuf heures après avoir laissé Mme Burbank assoupie plutôt qu’endormie dans sa chambre, miss Alice vint les rejoindre, et apprit que cette dernière tentative n’avait donné aucun résultat.

Cette nuit allait être assez obscure. La lune, dans son premier quartier, avait déjà disparu sous l’horizon. Un profond silence enveloppait Castle-House, la plantation, tout le lit du fleuve. Les quelques noirs, retirés dans les communs, commençaient à s’endormir. Lorsque le silence était troublé, c’est que des clameurs lointaines, des détonations de pièces d’artifice, venaient de Jacksonville, où l’on célébrait à grand fracas le succès des confédérés.

Chaque fois que ces bruits arrivaient jusque dans le hall, c’était un nouveau coup porté à la famille Burbank.

« Il faudrait pourtant savoir ce qui en est, dit Edward Carrol, et s’assurer si les fédéraux ont renoncé à leurs projets sur la Floride !

— Oui ! il le faut ! répondit M. Stannard. Nous ne pouvons vivre dans cette incertitude !…

— Eh bien, dit James Burbank, j’irai à Fernandina, dès demain… et là, je m’informerai… »

En ce moment, on frappa légèrement à la porte principale de Castle-House, du côté de l’avenue qui conduisait à la rive du Saint-John.

Un cri échappa à miss Alice, qui s’élança vers cette porte. James Burbank voulut en vain retenir la jeune fille. Et, comme on n’avait pas encore répondu, un nouveau coup fut frappé plus distinctement.